Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1856

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Chronique no 590
14 novembre 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 novembre 1856.

Il est des instans véritablement curieux dans la vie des nations. La politique se remplit d’indécisions et d’obscurités au sein desquelles les esprits flottent sans savoir exactement où ils vont arriver. Cherche-t-on à surmonter les impressions mauvaises pour croire absolument à l’invariable durée de la paix ? Aussitôt on aperçoit partout des luttes, des mésintelligences, des froissemens, qui dénotent des troubles étranges et une tension extrême dans tous les rapports. Admet-on plutôt la possibilité de la guerre comme le triste résultat de ces dissonances qui éclatent partout ? Alors on pèse dans la même balance les périls d’une rupture violente et les difficultés relativement fort secondaires qui inspirent ces doutes, on rapproche l’effet de la cause, et on se dit que des peuples sensés, que des gouvernemens éclairés et alliés ne peuvent se laisser aller à une telle extrémité pour quelques divergences d’opinion ou de conduite. Il y a trois ans, au commencement de la crise orientale, on disait un jour que la guerre était inévitable et qu’elle était impossible. Elle était inévitable en effet, parce que la marche des choses conduisait fatalement, et depuis de longues années, à un choc décisif. Elle paraissait impossible, parce que tous les intérêts matériels conspiraient à l’écarter, parce que, depuis près d’un demi-siècle, on semblait avoir perdu l’habitude des grandes luttes militaires, parce qu’enfin les gouvernemens, à peine convalescens de leurs commotions, auraient pu avoir assez de leurs affaires intérieures. Le temps s’est chargé de concilier ces contradictions. Il faudrait dire aujourd’hui que la guerre n’est ni inévitable, ni surtout impossible, et c’est à cause de cela sans doute qu’elle ne naîtra pas de dissidences passagères.

Il n’est pas moins vrai que quinze jours viennent de s’écouler, et que toutes ces questions qui tiennent l’Europe dans une si singulière perplexité depuis quelque temps sont encore très loin d’être résolues. Ce sont quinze jours de plus passés en discussions stériles sur les affaires de Naples, sur l’occupation des principautés danubiennes et de la Mer-Noire, sur la situation de Bolgrad, sur le traité de Paris, sur l’alliance de la France et de l’Angleterre, et sur la crise ministérielle qui s’est enfin dénouée à Constantinople par l’avénement de Rechid-Pacha, Ces diverses questions qui se mêlent et sont les élémens de cette grande énigme qu’on appelle la politique européenne n’ont pas à tous les instans une égale importance. On ne peut dire assurément aujourd’hui que les affaires de Naples soient réglées, ni même près d’être réglées. Par une singulière coïncidence cependant, au moment où les journaux anglais pressent les cabinets de Londres et de Paris d’envoyer leurs passeports aux ministres du roi des Deux-Siciles, en présentant le fait comme accompli à l’égard du prince Carini, il se trouve que la question napolitaine semble perdre de sa gravité. Le roi Ferdinand a mis une certaine habileté à choisir son heure pour placer sous une protection spéciale les intérêts français et anglais pendant l’absence de nos légations. Si c’était là le prélude d’actes intelligens, de réformes intérieures, en un mot d’une politique plus conforme aux suggestions de l’Europe, ce serait évidemment le pas le plus décisif vers une solution, et c’est peut-être l’attente d’une solution de ce genre qui fait que la question napolitaine s’efface un peu momentanément.

L’intérêt se concentre donc plus particulièrement aujourd’hui dans les affaires d’Orient et dans tous ces litiges obscurs qu’a fait naître l’application du traité de Paris. Rigoureusement, matériellement, il n’est point douteux que la Russie, dans les difficultés qu’elle soulève au sujet de la délimitation de la Bessarabie, a pour elle le texte formel du traité du 30 mars, tandis que l’esprit de cette convention solennelle détruit ses prétentions. Or la Russie se réfugie dans le texte, et elle persiste d’autant plus dans son interprétation, que, même en admettant la démarcation à laquelle elle se rattache, et qui lui laisse Bolgrad, le grand objet de la querelle, elle perd quarante et une colonies bulgares sur un nombre total de quatre-vingt-deux, fondées par elle dans ces contrées. L’Autriche et l’Angleterre s’arment au contraire de l’esprit du traité pour refuser à la Russie la position de Bolgrad, comme pouvant donner accès sur le Danube, et tant que le traité n’aura point reçu, sous ce rapport, une exécution conforme à leurs vues, elles refusent de quitter l’une les principautés, l’autre la Mer-Noire.

Il y a là évidemment un ensemble de faits irréguliers dont la durée indéfinie suspendrait une menace permanente sur la paix de l’Europe. Qui réglera ces différends ? À quel titre les puissances alliées pendant la guerre peuvent-elles agir aujourd’hui ? On a tout d’abord fait appel à bien des considérations pour légitimer l’occupation des principautés par l’Autriche et la présence des vaisseaux anglais dans l’Euxin. Depuis quelque temps, on invoque le traité particulier signé le 15 avril 1856 entre la France, l’Angleterre et l’Autriche. Or que dit ce traité ? Il stipule de la part des trois puissances une garantie plus étroite et solidaire des conventions du 30 mars et de l’intégrité de l’empire ottoman. La France, l’Angleterre et l’Autriche s’engagent à considérer comme un cas de guerre toute infraction au traité général. Il découle de là une question essentielle, celle de savoir avant tout s’il y a réellement une violation du traité ; dans ce cas seulement, la garantie solidaire devient effective, et alors les trois puissances s’engagent à concerter leur action, à s’entendre avec la Sublime-Porte sur les mesures devenues nécessaires. Prétendre, comme on l’a fait, que chacune des puissances signataires peut engager les autres par son interprétation, ou exercer sa garantie individuelle, est tout simplement une diplomatie de fantaisie. Le traité du 30 mars est violé, dit-on, par la résistance de la Russie. C’est là justement la question. Le cabinet de Pétersbourg affirme au contraire qu’il n’a nul dessein de se soustraire à ses obligations, qu’il se borne à interpréter un texte. La France, sans soutenir les prétentions de la Russie, et sans vouloir participer aux actes d’occupation de l’Autriche et de l’Angleterre, voit simplement une obscurité à éclaircir, une contradiction à effacer. De là la politique des diverses puissances. La Russie persiste jusqu’à ce moment dans son refus d’abandonner Bolgrad ; l’Autriche et l’Angleterre persistent à rester dans les principautés et dans la Mer-Noire ; la France demande que tout le monde observe le droit, que les puissances fixent diplomatiquement le sens du traité qu’elles ont signé, et que l’occupation étrangère cesse de peser sur la Turquie.

C’est dans cet intervalle qu’une crise ministérielle est survenue à Constantinople, c’est-à-dire dans le pays le plus intéressé à voir disparaître ce dernier vestige de la guerre, l’occupation. On connaît les péripéties de cette crise, qui a commencé par la démission du grand-vizir, Aali-Pacha, et du ministre des affaires étrangères, Fuad-Pacha, qui s’est apaisée un moment, pour se réveiller bientôt et se terminer en définitive par l’avènement de Rechid-Pacha. Le nœud de la crise ministérielle de Constantinople est visiblement dans les rivalités qui ont un instant mis aux prises la diplomatie française, représentée par M. Thouvenel, et la diplomatie anglaise ou autrichienne, et dans les efforts tentés récemment pour amener la Turquie à prendre un parti au sujet de l’occupation prolongée de son territoire. L’explication plausible de la retraite définitive d’Aali-Pacha, c’est que le grand-vizir s’est senti embarrassé entre des avis contraires et également pressans. En apparence, ce revirement semblerait indiquer que la diplomatie française a dû céder à l’influence de lord Stratford de RedclifTe, qui favorisait l’avénement de Rechid-Pacha. Le fait est pourtant plus apparent que réel, et il ne faudrait pas en exagérer l’importance pour plusieurs motifs. D’abord la France soutenait à Constantinople, non un ministère, mais une politique, et il n’est nullement prouvé que le nouveau grand-vizir soit hostile à cette politique, qu’il soit disposé à accepter le cachet par trop britannique que lord Redcliffe veut lui imposer. Rechid-Pacha, dont la situation semble d’ailleurs assez difficile, n’est point un ennemi de la France. Sa politique consistera sans doute moins à subir de compromettantes solidarités qu’à temporiser, à éviter les froisseinens et à se ménager tous les appuis. En outre, les affaires de la France à Constantinople sont entre des mains assez intelligentes et assez fermes pour être toujours maintenues au-dessus des oscillations ministérielles qui peuvent se succéder en Turquie. Considérée en elle-même, la crise qui vient d’avoir lieu à Constantinople ne modifie donc nullement la situation des choses. Cette situation reste ce qu’elle était, avec Rechid-Pacha de plus et des différends diplomatiques qui subsistent sans s’aggraver et sans se dénouer. Mais il faut aller au cœur de ces affaires, en les dépouillant de ce qu’elles ont de local et d’oriental. Les difficultés actuelles, les inquiétudes qui traversent par moment les esprits, ne naissent point, on en conviendra aisément, de l’importance qu’il peut y avoir à donner quelques lieues de territoire contesté à la Russie ou à la Moldavie. Elles tiennent uniquement à ce fait, que la France, l’Angleterre et l’Autriche se sont trouvées en désaccord sur la manière d’entendre, d’assurer l’exécution d’un des articles du traité de paix, et que ces divergences de vues, en se prolongeant, risquent de dégénérer en antagonismes de politiques et de situations propres à affaiblir les alliances qui existent, à modifier par conséquent les conditions de la politique générale. Là est le nœud véritable de la question. Or, en observant ces situations et ces politiques, qui se sont dessinées sous des aspects divers depuis la paix, en consultant les intérêts, les convenances, de l’Autriche, de la France et de l’Angleterre, il est permis de se demander si, dans ces dissonances de conduite qu’on remarque, il y a les élémens d’une rupture possible, et si en définitive la difficulté qui a été le point de départ de cette crise vaut les embarras qu’elle cause. Est-ce l’Autriche, qui, pour faire prévaloir une interprétation particulière d’un traité collectif, peut pousser les choses jusqu’à un éclat dangereux ? Le cabinet de Vienne a sans nul doute des intérêts considérables sur le Danube ; il les défend avec une énergie patiente et souple. Tout ce qu’il pourra faire pour réaliser ses vues sur le Danube, il le fera ; mais l’Autriche a plus d’un intérêt, le vaste corps de l’empire allemand a aussi plus d’une plaie douloureuse, et l’Italie est de ce nombre. Si donc l’Autriche multiplie ses efforts et saisit toutes les occasions pour asseoir sa prépondérance sur le Bas-Danube, elle n’ira pas cependant jusqu’au point où elle serait entièrement séparée de la France, où elle se trouverait placée entre notre pays, dont elle n’aurait rien à attendre en Italie, et la Russie, dont elle aurait tout à redouter. C’est son intérêt qui la rattache à l’Occident et à la paix. D’ailleurs est-il bien certain que l’Autriche, par une rupture, ne servît pas les secrets désirs de la Russie, en offrant au Cabinet de Pétersbourg une occasion d’exercer des représailles et de chercher à regagner un ascendant militaire qui a été quelque peu diminué ? C’est ce qui doit faire douter que l’Autriche ait réellement l’intention de dépasser certaines limites dans sa politique en Orient, et s’il en est ainsi, on ne voit pas d’où peut venir la menace d’un conflit continental, la France et l’Autriche ayant d’ailleurs la même pensée et le même objet, qui est d’assurer l’exécution des conventions de paix. Il y a simplement cette différence, que l’Autriche s’est engagée dans une voie qui pourrait la conduire là où elle ne voudrait point aller, tandis que la France s’est placée dès l’abord sur le terrain diplomatique, où toutes les questions aujourd’hui pendantes doivent être résolues.

Reste l’alliance de la France et de l’Angleterre, dont les dernières crises diplomatiques sont l’épreuve. Est-ce néanmoins dans cet obscur défilé qu’ira échouer cette grande alliance ? Sans doute, depuis que la paix a été signée, on a pu noter dans la conduite des deux pays certaines discordances, des alternatives d’intimité ou de refroidissement, en un mot mille nuances, tenant à des considérations propres, à des circonstances passagères, quelquefois aussi à des intérêts étrangers à la diplomatie. L’Angleterre, on ne l’ignore pas, n’a point été complètement satisfaite dans son orgueil par le traité qui a mis fin à la guerre. Au moment où la paix est venue, elle comptait sur des succès éclatans, et en se résignant à déposer les armes, elle a tenu d’autant plus à tirer tout le parti possible de la situation nouvelle qui était créée. Depuis ce moment, d’où sont venues les divergences avec la France ? L’Angleterre a pu désirer parfois donner à ses interventions un caractère plus décidé et moins retenu, notamment en Italie. Alliée de la France, elle n’a point vu peut-être sans une certaine humeur quelques apparences de rapprochement entre le gouvernement français et la Russie. Il est évident que le cabinet anglais ne s’est point départi d’une rigueur qui était dans son droit, tandis que la France, ainsi que le disait récemment l’empereur en recevant M. de Kissélef, s’est préoccupée « d’adoucir par de bons procédés tout ce que la stricte exécution de certaines conditions pouvait avoir de rigoureux. » L’humeur britannique ne s’est point sans doute adoucie, lorsqu’on a su à Londres qu’un traité de commerce était négocié entre la France et la Russie. Enfin, comme un intérêt mercantile se mêle à tout au-delà du détroit, si l’Angleterre avait espéré que le retour de la paix permettrait à la France d’entrer dans la voie de la liberté commerciale, elle a été détrompée par l’ajournement du projet qui prononçait la levée des prohibitions.

L’impression laissée par quelques-uns de ces faits a pu n’être point étrangère aux déterminations qui sont survenues. Toujours est-il que pendant ce temps l’Angleterre se tournait vers l’Autriche et appuyait sa politique en Orient. Elle insistait pour la plus rigoureuse interprétation du traité de paix relativement à la délimitation de la Bessarabie ; elle maintenait ses vaisseaux dans la Mer-Noire. Dans tout cela, on voit bien des différences d’opinion et de conduite, comme nous le disions, on aperçoit des momens d’épreuve dans la pratique de l’alliance ; mais où remarque-t-on les signes d’une incompatibilité d’intérêts entre les deux pays ? L’Angleterre, à coup sûr, n’est pas plus portée que la France à provoquer la guerre, et la France autant que l’Angleterre désire l’exécution des stipulations inscrites dans le traité de Paris. Lord Palmerston, dans un discours qu’il a prononcé récemment à Manchester, n’allait point au-delà de cette exécution stricte des conventions de paix. Il en résulte que si des inquiétudes ou des froissemens passagers peuvent parfois jeter quelque froideur entre les deux pays et diviser leur action, les intérêts fondamentaux les rapprochent. Au moment où la crise semble s’aggraver, ou sent le besoin de faire un effort pour rétablir la communauté de vues et de politique. Par malheur, lorsque cet effort est tenté par les gouvernemens, il survient tout à coup un maladroit discoureur qui pense sans doute devancer l’avenir en faisant quelque sortie contre l’Angleterre. Le procès du gouvernement anglais est dressé en bonne forme, le réquisitoire produit de l’effet, et se répand en Europe. Seulement le gouvernement est réduit le lendemain à reconnaître qu’il peut avoir des auxiliaires plus compromettans qu’habiles, et à rappeler qu’envenimer les querelles, ce n’est point aider à les résoudre. C’est là le fait à constater depuis quelque temps : un travail évident s’accomplit pour rétablir dans l’action des gouvernemens une solidarité qui eût empêché les difficultés actuelles de naître, si elle eût toujours existé complètement. Les symptômes de ce travail sont partout, principalement dans les manifestations les plus récentes des gouvernemens, et ces symptômes sont autant de garanties de la durée de la paix.

Parmi les nuages qui passent sur l’Europe, au milieu de toutes ces affaires qui se déroulent, changent souvent d’aspect et laissent leur trace dans la politique générale, ne faut-il pas compter ces difficultés qui se rattachent incessamment à l’existence de Neuchâtel ? C’est un débat qui attend depuis longtemps une solution ; il est un exemple de plus des contradictions qui peuvent éclater parfois entre le droit public ancien et les faits nouveaux. On connaît cette histoire d’un petit pays qui se trouve être à la fois une principauté prussienne et un canton helvétique. Ce sont les traités de 1813 qui consacraient les droits de souveraineté du roi de Prusse ; une révolution en 1848 détruisait l’œuvre du congrès de Vienne, et brisait le dernier lien entre Neuchâtel et la Prusse, en rattachant définitivement et exclusivement la principauté à la confédération helvétique. Depuis cette époque, le gouvernement prussien n’a cessé de protester, et la Suisse n’a cessé de repousser les protestations venues de Potsdam. Les faits ont suivi leur cours, tandis que le cabinet de Berlin avait le soin de placer ses titres de souveraineté sous la sauvegarde diplomatique des cinq grandes puissances, qui ne pouvaient s’empêcher de reconnaître les droits de la Prusse dans un protocole signé à Londres en 1832. Tel était encore l’état des choses, lorsque la dernière échauffourée tentée par le parti royaliste à Neuchâtel est venue faire revivre la question et lui donner une certaine importance. La Prusse a protesté de nouveau contre les changemens opérés dans la constitution de Neuchâtel, et le gouvernement de la confédération helvétique a refusé une fois de plus d’admettre ces protestations ; mais le cabinet de Berlin ne s’est point arrêté là : il s’est adressé de nouveau aux grandes puissances, comme il l’avait fait déjà en 1852, et en même temps il a soumis la question à la diète de Francfort. La diète a répondu en reconnaissant d’abord les droits du roi de Prusse et en adhérant à la proposition d’une démarche diplomatique auprès du gouvernement suisse, pour obtenir la mise en liberté des insurgés royalistes qui sont sous le coup d’une instruction judiciaire. C’est là d’ailleurs une démarche dans laquelle la Prusse semble devoir être appuyée par les autres cabinets, et elle devra avoir d’autant plus de poids auprès de la confédération. Qu’on le remarque bien, ce n’est point précisément un acte de clémence, une grâce, qu’on réclame de la Suisse ; c’est en quelque sorte un préliminaire nécessaire de toute négociation. Or la Suisse, qui a déjà protesté contre la nécessité d’un accord quelconque avec la Prusse au sujet de Neuchâtel, admettra-t-elle une proposition qui semblerait reconnaître jusqu’à un certain point les droits revendiqués par le cabinet de Berlin ? D’un autre côté, la Prusse elle-même, en reprenant en main cette affaire, veut-elle en venir réellement et simplement à une transaction honorable ? C’est là évidemment une de ces questions compliquées qui ne peuvent se résoudre que dans un sentiment mutuel d’équité et de conciliation. En définitive, au point de vue international, Neuchâtel conserve toujours le double caractère d’une principauté prussienne et d’un canton suisse ; ces deux caractères se confondent et se limitent alternativement. C’est là le droit ; mais en même temps est survenu un fait nouveau passé dans les habitudes, consacré par des votes publics, reconnu en quelque façon par tout le monde, c’est l’assimilation complète de la principauté à la confédération helvétique. Entre la suzeraineté de la Prusse tombée en désuétude et le fait nouveau doit intervenir une transaction à laquelle les deux pays se prêteront sans doute, et que les cabinets ne peuvent que favoriser. Si la Suisse se refusait à un accord, ou si la Prusse prétendait pousser jusqu’au bout la revendication d’un droit qu’on reconnaît plus volontiers en théorie qu’en fait, on ne peut se dissimuler que la question de Neuchâtel, sortant tout à coup de la demi-obscurité où elle est restée jusqu’ici, pourrait devenir un élément sérieux de complication dans la politique générale.

Les affaires d’Espagne n’ont qu’un rapport bien indirect avec les perplexités actuelles de l’Europe ; elles ne s’y rattachent que comme un épisode de cette histoire éternelle des révolutions, — histoire assez éloquente par elle-même, puisque dans cette voie des révolutions un pays peut finir par s’égarer et ne plus savoir exactement où il va. La Péninsule en est là pour l’instant, ce nous semble. Elle est arrivée à ce point où elle se sent obsédée des souvenirs maussades d’une révolution, où elle s’inquiète des menaces d’une réaction immodérée, et où elle éprouve une peine extrême à retrouver sa vraie roule, la route largement et franchement constitutionnelle. Il y a trois ans, un ministère présidé par le général Narvaez aurait eu sans doute un grand ascendant ; il eût été considéré comme une garantie pour la royauté et pour les opinions sagement libérales. Ce ministère a fini par venir au monde après deux années d’évolutions fort imprévues ; malheureusement la situation de la Péninsule reste pleine de mystères, l’existence même du cabinet est exposée à mille hasards. On ne peut se le dissimuler, le ministère espagnol a pour le moment à lutter contre toute sorte de difficultés qui tiennent principalement à l’incohérence des partis, au fractionnement des opinions et à ces jeux d’influences qui compliquent les situations au-delà des Pyrénées encore plus que partout ailleurs. Avec l’apparence de la force, c’est-à-dire avec le pouvoir extérieur de tout faire, le ministère est faible pourtant, parce qu’il manque de point d’appui.

Les partisans du dernier cabinet et du général O’Donnell, qui ne sont point sans avoir rendu quelques services, ne peuvent pardonner au général Narvaez le large système de révocation et d’exclusion qu’il pratique à leur égard, qu’il a pratiqué surtout à l’égard des chefs militaires dits vicalvaristes, dont pas un n’est resté debout ; un nouveau journal vient même de paraître à Madrid pour recommencer la guerre et harceler le gouvernement au nom de cette fraction, qui représente certaines influences militaires et un libéralisme mitigé. D’un autre côté, en abolissant à peu près tout ce qui s’est fait depuis deux ans, en rendant à la royauté et au clergé leurs prérogatives, en suspendant d’une façon absolue la loi de désamortissement, le ministère a pu satisfaire les hommes de la nuance conservatrice la plus prononcée ; il n’a ni leur concours actif ni leurs sympathies secrètes. M. Bravo Murillo s’est borné jusqu’ici à ne vouloir opposer aucun obstacle au gouvernement, sans faire cause commune avec le cabinet. Le général Pezuela, qui a déjà refusé une des hautes charges de l’armée, et dont le nom a été mêlé à beaucoup de bruits depuis quelque temps, vient de publier une lettre qui a eu un certain retentissement à Madrid, et qui ressemble en effet à un manifeste. Le général Pezuela, qui est, comme on sait, le frère du marquis de Viluma, a senti le besoin de décliner toute solidarité avec les opinions purement absolutistes ; il se prononce pour ce qu’il appelle un système vraiment représentatif. Seulement quel est ce système ? Selon les vues de ce parti, qui n’est point sans influence aujourd’hui, la représentation nationale devrait être prise dans la noblesse, dans le clergé, dans le haut commerce, parmi les grands propriétaires et les hommes notables par leur intelligence ou leur industrie ; elle se composerait de deux chambres, dont l’une serait élue par le pays : ce serait à peu près un retour vers les réformes projetées en 1852. Dans tous les cas, il y a là un élément d’opposition contre le gouvernement actuel.

Il résulte de ces divers faits une situation politique des plus confuses et assez critique, aggravée encore par la pénurie des finances et par la question des subsistances, qui s’offre au gouvernement sous un aspect presque redoutable. Quel eût été le moyen le plus efficace pour se mettre au-dessus de ces dangers et dissiper toutes ces incertitudes ? C’eût été sans contredit la réunion des cortès ; mais c’est là encore une des difficultés du moment. Le général Narvaez, bien que d’accord avec M. Pidal, avec M. Seijas Lozano, pour ne plus ajourner la convocation des chambres, a rencontré la résistance de ses autres collègues, d’autant plus portés à éloigner cette mesure qu’ils ont cru peut-être flatter un penchant de la reine. Tout est donc provisoire encore au-delà des Pyrénées, malgré les actes en apparence si décisifs qui se sont succédé depuis un mois. Il y a au pouvoir un chef énergique, obligé de faire face à tous les périls et à tous les pièges ; il n’y a point jusqu’ici de régime régulier en Espagne, même après la résurrection complète de la législation politique de 1845, à laquelle on vient d’ajouter le rétablissement des anciennes lois sur la presse. Cette situation est grave assurément pour la Péninsule, pour le ministère formé il y a un mois, et elle ne l’est pas moins pour la royauté elle-même, placée aujourd’hui dans des conditions exceptionnelles. La reine Isabelle, à ce qu’on rapporte, a plusieurs fois saisi l’occasion, depuis quelque temps, d’ouvrir ses pensées : elle disait que jusqu’ici elle n’avait pu se faire connaître, qu’elle avait toujours obéi à quelque influence, mais que dès ce moment elle voulait suivre ses inspirations et ne gouverner que par elle-même. Elle peut beaucoup effectivement aujourd’hui. Si on cherche le sens des dernières commotions de l’Espagne, il est là. Les événemens n’ont point tourné au profit d’un parti, d’un homme, comme le général O’Donnell ou le général Narvaez ; ils ont tourné au profit de la reine. C’est le résultat d’une révolution qui a prétendu faire vivre la royauté d’humiliations dans un pays essentiellement monarchique. On s’explique aujourd’hui comment on a pu si aisément supprimer tout ce qui s’est fait depuis deux ans et rétablir tout ce qui existait avant 1854. Le pouvoir royal est resté provisoirement le seul maître ; mais si la révolution a fatigué le peuple espagnol par son impuissance et sa turbulence, ce serait, d’un autre côté, une étrange erreur, d’oublier les causes qui l’ont produite, qui l’ont facilitée.

Au fond, le pays ne veut ni des excès de la révolution ni des abus et des perturbations d’un autre genre qui ont conduit à la crise de 1854. Si la souveraine de l’Espagne a pu s’y méprendre et se laisser aller parfois au plaisir de se sentir reine, c’est-à-dire de jouer avec le feu, elle ne peut plus s’y tromper désormais. C’est dans le régime constitutionnel qu’est sa sécurité, c’est par lui qu’elle peut vaincre sans efforts les petites intrigues qui se sont agitées récemment non loin d’elle, et qui ne tendaient à rien moins qu’à la dépouiller de la couronne au moyen d’un mariage entre la princesse des Asturies, qui a cinq ans à peine, et un fils de l’infant don Juan, frère du comte de Montemolin. Toutes les fois qu’on aura l’air d’incliner vers l’absolutisme à Madrid, ces projets ou d’autres du même genre renaîtront inévitablement ; dès qu’on se rapprochera du système constitutionnel, ils disparaîtront au grand jour. L’intérêt de l’Espagne et l’intérêt de la reine elle-même exigent donc également que la vie constitutionnelle reprenne son cours, et se substitue à ces petites combinaisons qui se croisent dans l’ombre, n’ayant d’autre effet que d’affaiblir tous les pouvoirs, de propager l’incertitude et de décourager le pays. Quant au parti conservateur espagnol, il doit songer qu’il donne aujourd’hui la mesure de sa virilité et de sa consistance. Qu’on remarque bien que rien n’est fait encore à Madrid, que tout est en suspens, c’est-à-dire que rien n’est définitif, et c’est en face de cette situation, lorsqu’une faveur de la fortune lui jette le pouvoir entre les mains, que le parti modéré se présente morcelé, subdivisé en mille nuances ! Deux choses sont essentielles au-delà des Pyrénées : la première, c’est que le pouvoir ministériel sorte des conditions précaires où il est encore aujourd’hui, qu’il se recompose si cela est nécessaire, qu’il réunisse les hommes les plus capables, les plus intelligens, ou qu’il puisse du moins compter sur leur appui ; la seconde, c’est que les cortès soient prochainement convoquées. Jusque-là, la crise politique continuera en Espagne, et l’existence du pays sera à la merci d’un incident imprévu.

Ch. de Mazade.


POÉSIES
TRADUITES DE HENRI HEINE.


Le Livre des Chants est une des œuvres de Henri Heine que la France connaît le moins. Dans les traductions qu’on va lire, on s’est essayé à reproduire quelques-uns des plus gracieux motifs de ce premier recueil du poète. Cette tentative nous a paru se recommander par un sentiment vrai des qualités de l’original allemand. On ne s’étonnera point de voir quelques chants de jeunesse d’Henri Heine publiés dans un recueil à qui l’auteur d’Atta Troll a tant de fois communiqué les œuvres de sa maturité.

I.


A MA MERE.


Je porte haut le front, je suis fier, orgueilleux,
Et devant les plus grands je montre de l’audace,
À ce point que le roi, me regardant en face,
Ne pourrait me contraindre à détourner les yeux.

Mais, je veux te le dire, un sentiment pieux
Domine ma superbe, ô mère, et me terrasse
En ta sainte présence; il ne reste plus trace
De ce ressort qui fait escalader les cieux.

Suis-je alors accablé, sans bien m’en rendre compte.
Par ton puissant esprit qui tout pénètre, et monte
Et se perd dans le sein du Dieu qui l’a formé?

Ou n’est-ce pas plutôt la triste souvenance
D’avoir blessé ton cœur en mainte circonstance,
Ton cœur inépuisable et qui m’a tant aimé?


II.


LA TRESSE BLONDE.


A l’heure amollissante où l’âme poétique
Remue en soupirant les cendres du passé,
Le soir, un souvenir vainement repoussé
Redouble autour de moi l’ombre mélancolique.

Je revois comme au fond d’un miroir fantastique
Ma maîtresse aux yeux bleus. Son beau sein oppressé
Soulève un corset rose étroitement lacé :
Elle est silencieuse; elle coud et s’applique.

Mais, se levant soudain, de ses longs cheveux d’or
Elle coupe une tresse, — admirable trésor, —
Me le donne et me dit : Que ce soit notre chaîne!

Mon bonheur m’effraya ! — Méphisto l’a troublé :
Il m’a mis cette tresse au cou, s’est attelé
À ce char de triomphe, et depuis il me traîne.


III.


NI HAINE NI AMOUR.


J’ai connu plus d’une inhumaine
Parmi les filles d’alentour;
J’ai beaucoup souffert de leur haine
Et plus encor de leur amour.

Elles ont dans ma coupe pleine
Versé du poison chaque jour ;
C’était tantôt poison de haine.
C’était tantôt poison d’amour.

Mais celle qui m’a fait la peine
La plus déchirante, à son tour,
N’a jamais eu pour moi de haine.
N’a jamais eu pour moi d’amour.


IV.


LE MESSAGE.


Allons, mon écuyer, en selle !
Plus rapide que l’ouragan,
Cours au château du roi Duncan
Pour me quérir une nouvelle !

Parmi les chevaux glisse-toi.
Et dis au valet d’écurie :
« Quelle est celle qui se marie.
Des deux filles de votre roi ? »

Et s’il te répond : « C’est la brune, »
Viens vite, et me le fais savoir ;
Si : « La blonde, » reviens ce soir.
Au pas, en regardant la lune.

Entre en passant chez le cordier.
Prends une corde et me l’apporte ;
Ouvre bien doucement la porte,
Et ne dis rien, mon écuyer !


V.


LE SOUHAIT.


Jeune fille aux lèvres roses.
Au regard limpide et doux,
Toujours, plus qu’à toutes choses,
Mon enfant, je pense à vous.

En ces longs soirs de décembre.
Je voudrais me reposer
Dans votre petite chambre.
Auprès de vous, et causer.

Saintement je voudrais prendre
Votre main chère aux douleurs,
La baiser et vous la rendre
Tout humide de mes pleurs.

VI.


UN SECRET.


Les gens graves l’ont pris très haut.
Ils m’ont traité de fou, d’infâme,
Mais ils n’ont point dit un seul mot
De ce qui me déchire l’âme.

Ils ont fait bien des embarras.
Ils ont gémi, sur ma parole;
Je suis un misérable, hélas!
Et tu les crois, petite folle!

Mais ils n’ont pas su, par bonheur,
La pire chose et la plus bête :
Celle-là, je l’ai dans mon cœur.
Et je la garde bien secrète.


VII.


LE FOND DU CŒUR.


Ainsi que dans la mer, dans les flots en courroux
De la lune tremble l’image.
Tandis qu’au firmament l’astre paisible et doux,
Suivant sa loi, fait son voyage,

Ainsi, tandis que toi tu vas sur la hauteur
Calme et tendant au but suprême,
Ta douce image, enfant, tremble au fond de mon cœur :
C’est que mon cœur tremble lui-même !


VIII.


LE REVE.


J’ai vu ma bien-aimée en rêve :
Une épouvantable douleur
Avait arrêté toute sève.
Avait desséché toute fleur.

Elle avait un enfant débile
Sur le bras, un autre à la main;
Son regard, sa marche inhabile.
Criaient la misère et la faim.

Comme elle traversait la place,
J’accourus, la tristesse au cœur
(La pitié fit fondre la glace).
Et je lui dis avec douceur :

« Tu souffres, ta vie est amère.
Viens dans ma maison, prends ma main;
Mon labeur suffira, j’espère,
A te donner un peu de pain.

« J’aimerai d’un amour extrême
Ces petits enfans, mais pourtant
Plus que toutes choses toi-même,
Ma chère et malheureuse enfant!

« Je garderai bien enfermée
Ma faiblesse ; mais si tu meurs,
J’irai, ma douce bien-aimée,
Sur ta tombe verser des pleurs. »


IX.


DEPART.


Je regardais, l’âme attendrie.
Notre sillon dans le flot bleu.
« Adieu, disais-je, ô ma patrie !
Mon navire est rapide, adieu ! »

La maison de ma bien-aimée
Se trouvait sur notre chemin;
J’espérais!... vaine fumée!
Pas même un signe de la main!

Cessez de couler, ô mes larmes!
Séchez-vous, que je puisse y voir;
Et toi, mon cœur, cherche des armes
Contre l’immense désespoir!


X.


LE CERCUEIL.


Vieilles chansons et rêves creux,
Tout ce fatras jaune et poudreux
(Triste et stérile offrande!),
Mes amis, je lui veux ouvrir
Une tombe; allez me quérir
La bière la plus grande.

Car je ne dois point mettre seul
Mon pauvre esprit dans le linceul;
J’ai le dessein d’y coudre
Autre chose encore, et partant
Il me faut un cercueil plus grand
Que d’Heidelberg le foudre.

A me procurer un brancard
Employez, amis, tout votre art.
Toute votre science :
Il me faut un brancard plus long
Et plus solide que le pont.
Que le pont de Mayence.

Puis faites-moi venir céans
Douze porteurs, douze géans.
N’épargnez point l’étoffe !
Il me les faut plus vigoureux
Qu’à Cologne le bienheureux,
Bienheureux saint Christophe.

C’est pour emporter le cercueil,
Et le jeter, énorme écueil.
Dans la mer; qu’il y tombe !
Ce lieu n’est pas indifférent.
Car il faut qu’un cercueil si grand
Ait une vaste tombe.

Or savez-vous pourquoi je veux
Un cercueil aussi spacieux?
Dites, que vous en semble ? —
C’est que je projette en ce jour
D’y placer aussi mon amour
Et ma douleur ensemble.

P. VRIGNAULT.



LA LITTERATURE FRANCAISE DEPUIS LA RESTAURATION, exposé critique et historique, par M. Edouard Schmidt-Weissenfels[1]. — M. Schmidt-Weissenfels a Habité Paris, il aime la France et s’intéresse à ses destinées. Après y avoir assisté en spectateur intelligent aux derniers mouvemens de l’esprit public, il a eu le désir de compléter ses impressions par l’étude de la période antérieure, et il a été amené à écrire une histoire de notre littérature depuis la restauration jusqu’en 1856. De là deux parties très distinctes dans l’ouvrage de M. Schmidt-Weissenfels : tant qu’il parle de ce qu’il a vu, il est souvent exact, et ses jugemens, dictés par une conscience droite, sont exprimés d’une façon piquante; lorsqu’il parle de la restauration et des premières années du règne de Louis-Philippe, il tombe dans les plus singulières méprises. Ce que je dis là s’applique à ses appréciations générales; quant aux détails, aux portraits, aux rapports des écrivains entre eux, le livre, d’un bout à l’autre, fourmille d’erreurs.

Écrire l’histoire contemporaine n’est pas une tâche facile. Lessing disait que le seul historien vraiment digne de ce nom était celui qui s’attaquait hardiment à l’histoire de son siècle. L’étymologie (ἴστωρ, témoin) donne raison à Lessing, et l’exemple des grands historiens de l’antiquité confirme sa théorie; Hérodote et Thucydide, Xénophon et Polybe, Salluste et Tacite ont raconté leur époque. Si le titre d’historien doit être réserve de préférence non pas aux investigateurs du passé, mais aux écrivains qui furent les témoins et les juges de leur temps, combien de qualités sont nécessaires à celui qui brigue une telle place! Quelle élévation de pensées pour dominer l’ensemble des faits! quelle sûreté de jugement pour garder les proportions exactes et mettre chaque chose en son lieu ! Il faut surtout savoir choisir; tel événement doit être mis en lumière, tel autre rejeté dans l’ombre. Accorder la même importance à tous les épisodes, c’est rédiger un catalogue, ce n’est pas composer un tableau. M. Schmidt-Weissenfels a-t-il bien réfléchi à toutes ces conditions de son sujet? Je ne le pense pas. Il est plein de bonne volonté, il est animé des intentions les plus honnêtes, il a du savoir et de l’esprit, mais son œuvre n’est pas suffisamment méditée. Il confond les écoles, il brouille les rangs, ou bien il établit des rapprochemens impossibles. Les noms les plus dissemblables sont associés de vive force, des parallèles inattendus produisent une confusion inouie.

Mortua quin etiam jungebat corpora vivis.

Le tableau de la poésie lyrique serait un des meilleurs de l’ouvrage, si l’auteur n’avait trop multiplié les noms propres; à côté de MM. de Lamartine, Victor Hugo et Alfred de Musset, on est tout surpris de rencontrer des noms parfaitement inconnus de ce côté-ci du Rhin. Le second volume, qui traite de l’histoire, de la philosophie et de la presse, est bien préférable au premier. J’aurais encore à y relever d’étranges bévues; je pourrais demander à l’auteur quels rapports il aperçoit entre les doctrinaires de la restauration et les socialistes de 1848; j’aurais bien des jugemens à redresser, mais il faudrait, pour être juste, signaler des aperçus ingénieux, des portraits dessinés avec soin, et surtout une inspiration généreuse qui réjouit l’âme du lecteur. M. Schmidt-Weissenfels est digne d’entendre des conseils sincères. Nous aurions mal répondu aux éloges qu’il nous donne, si nous lui avions déguisé la vérité. Cet ouvrage, qui est, si je ne me trompe, le début de l’écrivain, atteste une juvénile exaltation; M. Schmidt a foi dans les destinées du XIXe siècle, il aime son époque et voudrait la diriger vers le bien. Qu’il se défie donc des à-peu-près, qu’il s’accoutume à voir les choses avec netteté; il refera un jour ce livre, et saura en tirer des enseignemens salutaires. Je me fie pour cela à l’écrivain qui prononce en terminant ces ardentes paroles sur les devoirs de la presse : « Si nous voulons le triomphe de la dignité humaine, n’oublions pas que la presse est le temple d’où sortira un jour la royauté de l’esprit. Purifions-le donc, chassons-en les vendeurs, les trafiquans, les âmes basses et vulgaires. Qu’elle soit la citadelle de notre foi, une cathédrale de marbre et d’or, un autel d’où retentiront les paroles saintes, et que serviront des gens de cœur ! » C’est à nous que s’adressent ces exhortations; ne sont-elles pas un éloquent témoignage de la sympathie cordiale avec laquelle l’Allemagne suit le développement de la France?


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.

  1. Frankreich’s moderne Literatur seit der Restauration historisch und critisch dargestellt, von Eduard Schmidt-Weissenfels; 2 vol. Berlin 1856.