Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1866

La bibliothèque libre.

Chronique no 830
14 novembre 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 novembre 1866.

Nous touchons à la réalisation de la convention du 15 septembre ; liée par un engagement prémédité et arrêté longtemps d’avance, la France va retirer le concours de ses soldats à la puissance temporelle du pape. Dans un mois, le sol italien sera enfin libre de ces interventions étrangères qui l’ont foulé durant tant de siècles. Le chef du catholicisme et le peuple italien vont se trouver seuls en face l’un de l’autre. Entre le jeune état italien et le vieillard auguste qui représente l’autorité centrale de la catholicité va se débattre la question de savoir si l’indépendance religieuse de la plus nombreuse des communions chrétiennes peut se concilier avec l’indépendance de la nation au milieu de laquelle cette autorité avait fixé depuis si longtemps sa résidence terrestre. Nous sommes au commencement d’une des plus grandes épreuves que la civilisation européenne ait traversées. C’est un moment unique dans l’histoire. Le court intervalle qui va s’écouler jusqu’à la sortie de Rome des soldats de la France forme la veillée obscure d’un événement qui doit inaugurer une ère religieuse et politique nouvelle. Dans cette attente, il est naturel que les perplexités des consciences s’accroissent ; mais il est nécessaire aussi que la raison de ceux qui, comme acteurs ou spectateurs influens, ont à jouer un rôle dans cette grave transition, s’élève, s’épure et s’affermisse.

Il faut que la convention du 15 septembre soit fidèlement exécutée par la France, et que les conditions en soient strictement respectées par l’Italie. Le doute sur l’accomplissement exact et complet des engagemens contractés par les deux états donne lieu en ce moment à une agitation de préoccupations, de soucis, de menées d’un ordre secondaire, qui cependant, si on ne savait point la dominer, pourrait produire de fausses mesures et des déviations fâcheuses. On éveille des paniques puériles à propos des périls personnels dont le pape serait menacé le jour où le pouvoir temporel n’aurait plus l’appui de nos troupes. Dans les cours où, comme en Espagne, règnent les influences féminines, l’on devine les inspirations fantasques qu’ont pu exciter de telles alarmes. Des cours semblables ont heureusement, à notre époque, plus de zèle que de force. Toutefois, si l’on songe que dans cette circonstance, d’une part des sollicitudes honnêtes et généreuses peuvent être plus facilement inquiétées que jamais, si l’on réfléchit d’un autre côté aux moyens d’action que possèdent et savent employer dans la mêlée de la vie sociale les intérêts remuans qui détestent l’œuvre accomplie en Italie, et qui se croient ou se sentent liés à la perpétuité du pouvoir temporel, on ne sera point surpris que des efforts ardens soient tentés au moment suprême pour peser sur les résolutions finales. Qu’on appelle cela comme on voudra, intrigues, cabales ou entraînemens d’un zèle pieux, on devait s’attendre à ces frissons et à cette fièvre de la dernière heure. L’inconvénient et le danger, si l’on ne savait dominer cette émotion, seraient de provoquer les difficultés que l’on redoute, de prolonger et d’irriter le malaise qu’on a hâte d’apaiser. On risquerait de s’égarer dans de fausses mesures et dans des précautions qui auraient un air maladroit de défiance mesquine. Nous expliquerons plus clairement notre pensée par un exemple. L’idée d’où est sortie l’organisation de la légion pontificale recrutée en France est une de ces inspirations intempestives de fausse prudence contre lesquelles le gouvernement français ne saurait trop, suivant nous, se mettre en garde. Cette légion ne peut servir à rien, et ne saurait être pour le pape et pour nous qu’une cause d’embarras. Dès le début, le gouvernement pontifical s’abstient de l’employer à Rome. Nous ne croyons point à l’entière exactitude de la correspondance publiée par un journal français sur les signes de mécontentement qu’aurait donnés la légion lorsqu’elle a reçu les couleurs pontificales. Les avocats officieux du pouvoir temporel tirent cependant de ce fait le prétexte de réclamations gênantes. Alléguant l’esprit douteux de la légion, ils se plaignent que le pape n’ait point reçu le secours effectif sur lequel on lui avait donné le droit de compter. On eût évité ces tracasseries, si, averti par la difficulté du recrutement, on eût renoncé à l’organisation de cette légion. On ne songea d’abord à la former que d’anciens soldats libérés : le nombre de ceux qui se présentèrent fut petit. On eut recours alors à un expédient qui, s’il eût été connu, n’eût point obtenu l’assentiment de l’opinion publique : on demanda dans les corps de l’armée le nombre d’hommes de bonne volonté qui était nécessaire ; on devait les choisir parmi les jeunes soldats devant trois mois de service encore et notés comme bons sujets. C’était, dira-t-on, faire un emploi fort nouveau et fort étrange d’une partie de notre contingent. Il eût été heureux qu’on eût été arrêté par quelque prescription ou par quelque scrupule de légalité littérale dans cette opération insolite d’un recrutement tenté parmi nos soldats au profit d’une puissance étrangère. On n’eût point fait alors la légion pontificale, et on se fût épargné les stériles ennuis auxquels elle nous expose. Que cette petite leçon nous serve du moins à quelque chose, qu’elle nous apprenne à éviter de compromettre par des démarches inconsidérées et par de petits expédiens imaginés à l’étourdie, dans l’ordre diplomatique, militaire ou financier, le grand acte qui va s’accomplir.

Pour le succès de l’innovation qui va être inaugurée, la France n’a rien de mieux à faire que de laisser entièrement et absolument le gouvernement italien et le gouvernement pontifical à leurs propres responsabilités. Ne fournissons à aucun prix ni à l’un ni à l’autre le prétexte d’attribuer à une pression ou à une immixtion française la cause d’un échec. Respecter strictement les libres résolutions de l’Italie et de la papauté, c’est le meilleur moyen de se montrer généreux envers elles et de leur réserver la plénitude de leur propre mérite dans le succès d’une réconciliation. Le gouvernement de Florence et la cour de Rome, livrés à eux-mêmes, sont placés sous le jugement du monde, et vont affronter des responsabilités dont le sentiment ne doit point être faussé par des diversions et des préoccupations étrangères. L’occasion est une de celles qui conviennent le mieux aux qualités des hommes d’état italiens : les Italiens sont encore très imparfaits dans l’organisation militaire, ils ne sont point imbus encore des principes de l’ordre financier, ils sont novices dans l’administration ; mais, personne ne le niera, comme gouvernement et comme peuple, ils excellent par l’esprit politique. Ils ont l’esprit politique trop pénétrant et trop juste pour qu’il soit permis de craindre qu’ils s’exposent gratuitement, sous les regards du monde, au reproche d’avoir rendu impossible, au point de vue de l’indépendance de la conscience catholique, la continuation de la présence du pape à Rome. C’est ici au contraire qu’ils peuvent, par la sérénité de leur esprit, par la générosité libérale à laquelle ils doivent leur émancipation, par leur prudente patience, remporter une victoire d’un éclat et d’un profit immortels. Les joies de l’heure présente s’unissent pour leur rendre cette tâche facile et les incliner aux conseils de la grande politique. Les Italiens n’ont plus, comme nation, de causes d’irritation ou de mauvaise humeur ; l’Italien sombre, l’Italien souffrant, l’Italien conspirateur que nous avons connu si longtemps n’a plus de raison d’être ; il disparaît tout à fait aujourd’hui dans les fêtes joyeuses de Venise affranchie. Les aimables gaîtés vénitiennes, complète et charmante expression du bien-être d’âme avec lequel l’Italie goûte l’achèvement véritable de son indépendance, ne peuvent avoir pour lendemain des scènes lugubres et désolées à Rome le jour où le dernier intervenant étranger, l’allié et l’ami celui-là, l’hôte sympathique et désintéressé, quittera le territoire pontifical. Par le calme, par le bon sens, par la mansuétude qu’elle est appelée à montrer dans le changement de condition militaire de Rome, l’Italie peut acquérir des titres impérissables à l’admiration et à la reconnaissance de l’humanité. Elle ne fera point défaut à la grande mission que lui impose la destinée, devenue enfin clémente et souriante pour elle.

La crise sera-t-elle précipitée par la cour de Rome ? Nous ne le pensons point davantage. Nous n’ignorons pas que le pape est en butte aux conseils les plus désespérés, que de tous côtés les esprits chagrins et violens s’efforcent de le pousser au parti le plus extrême. On voudrait que le pape quittât Rome quand les soldats français auront cessé de le protéger. On voudrait voir commencer pour la papauté exilée et errante un exode rempli de luttes et d’incertitudes. Nous ne pensons point que ces excitations parviennent à ébranler la nature tendre et enjouée de Pie IX et la prudence ordinaire de la curie romaine. Il ne faut redouter de la part de la papauté aucune résolution intempestive, aucune démarche précipitée et hasardeuse. Un acte seul de brutalité matérielle pourrait faire prendre au pape la résolution de l’exil. L’opposition passive et respectueuse de ses sujets ne suffirait point pour justifier dans la conscience du pasteur des âmes l’abandon du siège apostolique. On doit reconnaître qu’il existe entre Rome et l’Italie deux causes de difficultés fort graves, quoique d’ordre différent. Une de ces difficultés est religieuse et dogmatique, l’autre est gouvernementale et pratique. La difficulté dogmatique porte sur les différends et les conflits qui existent entre certaines lois de l’église et quelques-uns des principes régulateurs des constitutions politiques et civiles des sociétés modernes. L’église, par exemple, professe que les liens de la famille ne peuvent être légitimement formés que sous la consécration de l’autorité religieuse, et l’église ne reconnaît point la justice des intérêts au nom desquels les gouvernemens et les peuples modernes l’ont privée de ses possessions matérielles et de son domaine temporel. Les idées de la papauté sur ce point, ayant la consistance d’une foi dogmatique, sont immuables. Il serait puéril d’espérer que l’on pût obtenir des papes ou de l’église aucune concession de principe ou de langage à cet égard. Le souverain pontife anathématisera en tout temps des actes qu’il ne peut considérer que comme des empiétemens impies du pouvoir civil sur le pouvoir religieux. De là ces encycliques et ces discours consistoriaux qui dénoncent et condamnent, au grand scandale de la société laïque, la sécularisation de biens ou de gouvernemens ecclésiastiques, les règles du droit civil émancipé du droit canonique, les principes de souveraineté nationale introduits dans le droit public ; mais il serait absurde, l’expérience l’a depuis longtemps démontré, de regarder l’existence de l’église romaine et de la hiérarchie catholique comme incompatible avec celle des nations qui ont émancipé leur droit civil et politique, sous le prétexte de cet antagonisme de principes et de dogmes. Quand on assiste à ces protestations du pouvoir religieux qui nient et offensent les conditions d’existence des sociétés modernes, au lieu de se laisser étourdir par cette contradiction absolue, les esprits réfléchis doivent avoir toujours présente une considération pratique qui atténue tout à fait l’absolutisme du dogme. Les impérieuses prétentions de l’église en ces matières contestées ne s’adressent qu’aux consciences ; dans les pays où les consciences y sont rebelles, l’église se contente de la proclamation et de la revendication verbale de ses inflexibles lois ; elle sait s’arranger pour vivre au milieu de sociétés qui repoussent cette partie de ses enseignemens. L’état en France s’est approprié les biens du clergé, et il a établi le mariage civil ; l’Allemagne a fait disparaître ses électorats ecclésiastiques, dont les titres étaient aussi respectables par l’antiquité que ceux du principat romain ; nous ne parlons point des grandes émancipations religieuses et politiques accomplies par la révolution protestante du XVIe siècle : eh bien ! l’église catholique, sans désavouer aucune de ses prétentions, mais subissant la nécessité des faits accomplis, n’a renoncé ni à vivre, ni à prospérer en France, en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. La même chose doit arriver pour les rapports de Rome avec l’Italie. Que le pape s’élève dans ses consistoires contre l’appropriation des biens d’église, la suppression des couvens, le mariage civil, les actes révolutionnaires, inspirés du principe de la souveraineté du peuple, qui lui ont fait perdre ses plus belles provinces, il n’y a rien là qui doive surprendre : le pape est dans son rôle et dans sa tradition, dans ce qu’il considère comme le droit et le devoir de sa conscience s’adressant aux consciences catholiques ; mais, ces protestations et ces revendications ne devant plus avoir jamais aucune puissance sur les faits, il n’y a pas de raison pour que l’église ne supporte point aussi paisiblement en Italie qu’ailleurs une réalité qui l’étonne et l’afflige, et qui cependant la laisse entièrement libre dans la région la plus haute et la plus vaste de ses attributions religieuses.

L’antagonisme dogmatique n’est donc point pour la papauté un motif de fuir Rome dégagée de l’immixtion militaire étrangère et abandonnée aux lois naturelles de sa situation italienne. Restent les difficultés inhérentes au gouvernement du domaine temporel étroitement réduit de l’église. Ces difficultés sont d’un ordre inférieur, et ne doivent point rebuter les papes tant qu’ils regarderont la possession d’une petite souveraineté temporelle comme une garantie nécessaire de leur indépendance religieuse. Nous sommes persuadés que la puissance qui est aujourd’hui la plus intéressée à laisser s’accomplir en toute liberté la nouvelle expérience romaine est l’Italie ; nous sommes donc également convaincus qu’aucun embarras extérieur ne sera suscité au pape par le gouvernement italien, et que l’influence de ce gouvernement sur les populations romaines sera exercée au profit de l’autorité pontificale. Dans cet ordre de faits, le pape, comme souverain temporel, est soumis aux conditions de justice, de prévoyance et d’habileté auxquelles est attachée la conservation de toutes les souverainetés. Avec des dispositions franchement conciliantes, on surmonte bien des obstacles. Qu’une réciprocité de bon vouloir s’établisse entre la cour de Rome et l’Italie, et il sera facile d’arranger bien des choses. La question financière ne saurait être un souci : la charge des dettes afférentes aux provinces détachées des états pontificaux va passer à l’Italie en même temps que cessera l’occupation française. Si, malgré ce soulagement, les revenus de.l’église étaient insuffisans, ni l’Italie ni les états catholiques n’hésiteraient à prendre des mesures pour mettre le pape à l’abri d’une pénible détresse. Le point important serait que la cour de Rome déchargeât son administration des soucis peu nobles de la gestion des affaires locales et de la police : ce genre d’affaires est peut-être celui où un gouvernement sacerdotal est le moins habile et où sa dignité a le plus à souffrir. Le pape pourrait faire en ce moment l’application très opportune de ce conseil municipal dont le projet avait été étudié en 1855, et qu’on a oublié depuis dans le grand tourbillon des événemens Italiens ; c’est de ce côté qu’il faudrait travailler, en espérant beaucoup de l’émulation que les dispositions conciliantes du saint-père ne manqueraient pas d’exciter parmi la population romaine. En entrant dans cette voie, on serait bientôt éclairé par les expériences, et peu à peu, par le développement spontané des bonnes intentions des personnes et de la nature des choses, on arriverait à la solution pratique du problème imposé aujourd’hui à l’Italie et à Rome : problème qui exige que les populations romaines soient fraternellement admises au partage des droits et des avantages de la nouvelle cité italienne, et qui veut que cette union se puisse accomplir en respectant les garanties de l’indépendance du gouvernement de l’église dans le domaine des consciences.

La France observera sans doute avec un intérêt profond ce qui va se passer entre Rome et l’Italie ; mais, quoi qu’il puisse arriver, sa résolution doit être inébranlable. Il faut que la France renonce pour toujours à exercer une action coercitive et tyrannique dans ce grand débat où l’existence d’une nation se trouve aux prises avec de prétendues garanties matérielles invoquées au profit d’une croyance religieuse. La France ne peut plus prêter sous aucune forme et sous aucun prétexte le glaive de la puissance temporelle à une suprématie dogmatique. Nous commettrions sans doute, dans les vues ordinaires de la politique, une faute impardonnable, nous qui avons tant contribué à restituer l’Italie à elle-même, si, après que le dernier soldat autrichien a pour jamais tourné le dos à la Vénétie, nous avions la maladresse de vexer la nation italienne en prétendant exercer le contrôle d’une force étrangère sur sa vie intérieure au nom d’un intérêt religieux. Ce serait renoncer aux fruits d’une alliance chèrement gagnée. Des considérations plus hautes nous tracent nos obligations et notre devoir. Nous ne pouvons assister sans émotion à la crise qui va décider des relations nouvelles du gouvernement de l’église catholique avec les sociétés humaines. Nous gémirions, si de fatales méprises et des passions malheureuses ajournaient ou compromettaient une transformation nécessaire, nous formons les vœux les plus vifs pour que le nouvel équilibre religieux s’établisse par les moyens raisonnables et doux ; mais, quoi qu’il arrive au dernier terme de cette lutte, la France de la révolution n’a point le droit d’y continuer ou d’y introduire de nouveau l’élément de la force matérielle. C’est aux religions à se faire elles-mêmes leur place dans le monde par la vertu persuasive de leur puissance morale ; c’est aux églises a chercher et à trouver le moyen de s’accommoder pacifiquement aux conditions variables de l’existence des peuples. Ce n’est point là une œuvre d’intervention étrangère, d’expédition militaire, de main armée. L’état laïque français, sorti de la révolution française après une série d’efforts séculaires pour rompre l’alliance impie d’une église ambitieuse et d’un pouvoir tyrannique, est la négation absolue et radicale du régime qu’on voudrait nous voir perpétuer par une injuste oppression en Italie. Et à ce sujet on ne saurait trop admirer l’aveuglement des esprits étroits et emportés qui assiègent en ce moment le saint-siège de leurs exhortations violentes. Ces exaltés poussent à la rupture, à la lutte, sans savoir où les mèneront les périls qu’ils provoquent. Ils n’ont aucun plan, le déchirement actuel leur suffirait, parce qu’ils ne veulent ni étudier l’avenir, ni le comprendre, ni s’y préparer. Et cependant quelle série de conceptions grandes et fortes devrait occuper la pensée de ceux qui sont liés par une foi vive aux destinées de l’église catholique ! Quels changemens la force des choses n’apportera-t-elle point dans le mécanisme de l’organisation catholique ! Que la papauté abandonne Rome, ou qu’elle y conserve sa grande place, n’est-il pas manifeste que les élémens du gouvernement de l’église devront bientôt changer ? Ce bizarre expédient tout entaché de politique humaine qui limitait aux têtes italiennes le privilège de l’infaillibilité pourra-t-il être encore longtemps en usage ? Ce collège des cardinaux, combinaison qui devait à l’origine donner une représentation suprême de l’église universelle, qui sous l’influence corruptrice du temps a été si souvent l’objet de cupidités scandaleuses, et qui avait fini par n’être plus qu’un conseil étroit d’un petit gouvernement où les Italiens avaient pris une majorité débordante, le collège des cardinaux pourra-t-il demeurer soumis aux mêmes modes de composition ? Qui n’a été frappé, en lisant l’histoire de la papauté, de l’influence que les lentes révolutions de l’Europe ont exercée sur la nature, le caractère et l’étendue du pouvoir pontifical ? Ne voit-on pas le pape commencer par être le chef d’une sorte de république municipale, puis subir toutes les vicissitudes des agitations de l’époque féodale, devenir conquérant à la façon des capitaines d’aventure de la fin du XVe siècle et diplomate à la manière des politiques du XVIe ? La papauté, à mesure que le système des royautés despotiques s’établit en Europe, n’affuble-t-elle pas enfin le catholicisme des formes de la monarchie autocratique à la Louis XIV ? Que de services se rendirent mutuellement durant cette période, la plus rapprochée de nous, les deux omnipotences, celle du trône et celle de l’autel ! Quel contrat d’intolérance fut alors passé entre elles ! Quelles complaisances tyranniques et abominables n’échangèrent-elles point ! Toute notre histoire politique depuis deux siècles saigne et gémit des effets de cette funeste union ; les résistances de nos parlemens gallicans ne furent qu’une protestation simultanée et incessante contre l’arbitraire du despotisme royal et contre les prétentions de l’autocratie romaine. Ce qui va finir et, nous l’espérons, se transformer en Italie n’est plus, il est vrai, que le monument délabré de l’odieuse alliance des deux pouvoirs ; mais la France ne peut point s’attendrir sur ces vestiges de la double oppression qu’elle a depuis 1789 entrepris de détruire. Ceux qui sont vraiment jaloux d’apporter aux soumissions de la foi la dignité de la conscience libre n’ont rien à regretter dans ce reliquaire usé des vieilles servitudes ; ils devraient placer leurs espérances dans un avenir bien autrement sain, robuste et vivant, où les catholiques obtiendraient du droit commun des sociétés libres les garanties que l’alliance des pouvoirs n’a jamais ni pu ni voulu donner aux consciences.

La scène étant envahie par la perspective du grand changement de Rome, les complications créées par les derniers événemens européens attirent moins l’attention. Il serait d’ailleurs bien difficile de discerner les lignes précises d’une politique dirigée vers un but prochain dans la confusion que présente l’état de l’Europe. Après les secousses de la guerre et le trouble qui l’a suivie, on a partout des airs affairés et incertains, et on se consacre à des travaux d’arrangement. La Prusse a de quoi s’occuper avec ses deux parlemens, ses annexions, l’accroissement de ses forces militaires, son projet de constitution fédérale. L’Autriche semble commencer à se reconnaître ; la Hongrie est son affaire capitale, les questions relatives à ce noble pays vont être résolues conformément aux vœux des libéraux. Il y aura un ministère hongrois et le dualisme, en échange de quoi les Maggyars se montreront coulans sur les affaires communes. L’influent M. Deak demeurera en dehors du cabinet tout en secondant les combinaisons qui se préparent. La cour de Vienne fait bien de prendre un parti radical et décisif sur la question de Hongrie, et les Hongrois ont eu raison aussi de ne pas se montrer récalcitrans. La nationalité hongroise est menacée, elle aussi, d’être troublée par des questions de races ; elle enclave au milieu d’elle, et par millions d’âmes, des Roumains et des Slaves. Or le prince Charles est là, à la porte, prêt à faire valoir un jour les prétentions roumaines aussi bien contre la nation hongroise que contre l’empire d’Autriche. On en peut dire autant des races slaves, disposées à se plaindre tour à tour, suivant l’occurrence, du joug autrichien ou de la domination hongroise. L’état moral des populations slaves de l’Autriche demande à être surveillé attentivement à l’heure présente, car la propagande slave fomentée par la Russie prend une activité considérable. Les satisfactions que, par équité aussi bien que par nécessité, l’empereur François-Joseph a données et promises à ses sujets polonais en mettant M. Goluchowski à la tête de la Galicie ont causé à la Russie une réelle blessure. Les Russes et les propagandistes slaves à leur suite ne veulent voir dans la nouvelle politique suivie en Galicie qu’une menace contre les Ruthéniens qui habitent ce royaume, et qui se séparent des Polonais par des différences de race, de dialecte et de rites religieux. Les journaux des Ruthéniens ne prennent guère la peine de dissimuler leurs sympathies russes, et convoquent hardiment autour du berceau commun de la race les enfans de la petite mère Slava. les journaux des autres régions slaves ne sont point aussi franchement soumis aux influences russes, mais ils se plaisent à exprimer leur hostilité envers le gouvernement autrichien par des attaques très vives contre la France, qui ne se doute guère des colères et des inimitiés qu’elle excite si loin d’elle, chez des nations dont l’existence lui est à peu près inconnue. Au surplus, cette inquiétude des Slaves autrichiens coïncide avec les déclamations très accentuées de la presse russe. Le sort de la Galicie étant devenu un motif d’espérance pour les Polonais soumis à la Russie et à la Prusse, la mauvaise humeur des Russes est naturelle, et celle de la Prusse, qui entend incorporer le duché de Posen dans sa confédération du nord, se peut supposer sans témérité. De ces premiers et vagues conflits, il résulte que l’Autriche, rencontrant la Prusse, si elle se tourne du côté de l’Allemagne et se heurtant à la Russie et encore à la Prusse, si elle fait mine de regarder vers la Roumanie et les Slaves des bords du Danube, ne peut trouver son point d’équilibre qu’en Hongrie. Il en résulte aussi que la cour de Vienne et la nationalité hongroise ont bien réellement, selon l’expression consacrée, des affaires communes. Enfin l’opinion publique dégage de ces données une induction dont les tendances sont assez conformes à la nature des choses. Elle pressent que dans ces questions de l’Europe orientale l’étroite alliance de la Prusse et de la Russie est inévitable. Ce pressentiment paraîtra fondé à tous ceux à qui est connue l’histoire militaire et diplomatique de la Russie et de la Prusse depuis bientôt un siècle et demi. Frédéric II a fait entrer dans le sang prussien le principe de l’alliance russe, dont il s’est si utilement servi pour lui-même en Allemagne et en Pologne, et qu’il a si fidèlement servie à son tour dans les intrigues polonaises et dans sa diplomatie à Constantinople. Ces traditions, affermies par des solidarités séculaires, ont, il ne faut pas s’y méprendre, une robuste vitalité. Elles se fortifient encore des alliances souveraines, dont il n’est pas malheureusement permis de dire que l’efficacité politique soit tout à fait perdue. Nous avons sous les yeux le spectacle brillant du prestige survivant de ces parentés des couronnes dans les voyages qu’a entraînés le mariage du grand-duc héréditaire de Russie avec la princesse Dagmar. Ces noces réunissent comme proches parens et comme amis les héritiers présomptifs de trois grandes monarchies. La France, que ses origines et ses principes révolutionnaires mettent en dehors de cette coterie étroite des vieilles familles royales, la France, qui ne peut attendre ses alliances sincères et solides que des intérêts et des sympathies des peuples, devrait, à la vue de ces rapprochemens et de ces intimités dynastiques, faire un retour sur elle-même, et se rappeler qu’elle ne peut maintenir son rang qu’à la condition d’être un peuple libre et en mesure de présenter ses institutions intérieures à l’envie, à l’admiration, à l’imitation du monde.

L’influence de la France sur les négociations qui ont abouti au traité de Prague a eu deux effets visibles, le maintien du royaume de Saxe et la stipulation qui réserve la restitution de la partie septentrionale du Slesvig au Danemark, si elle est sanctionnée par le vote des populations. Le discours prononcé par le roi de Danemark à l’ouverture du parlement vient de rappeler cette promesse du traité de Prague ; mais, tant que cette promesse n’est point exécutée, la France peut-elle recevoir le remercîment que le souverain danois lui adresse ? La restitution du nord-Slesvig est une question vitale pour le Danemark. Si l’on permet à la cour de Berlin d’éluder un engagement aussi positif, la force des choses amènera l’occupation du Jutland par la Prusse, et le noble et libre petit peuple danois aura perdu l’indépendance et l’existence. Les Danois du Slesvig n’attendent pas avec une moindre impatience que le Danemark la réparation qui leur a été promise à Prague. L’ajournement prolongé de cet engagement n’a d’autre cause que le mauvais vouloir du cabinet prussien. Plus de la moitié des habitans du Slesvig, 300,000 âmes au moins, sont Danois de langue et de race. Tous les souvenirs historiques, toutes les sympathies d’une riche littérature populaire les attirent vers le Danemark. Séparés violemment de la patrie de leur esprit et de leur cœur, ils perdent toute existence nationale, et disparaissent douloureusement sous une domination étrangère. Les Allemands eux-mêmes reconnaissent que le nord du Slesvig est danois.

Les Danois du Slesvig se sont hâtés de réclamer l’exécution du traité de Prague pour ce qui les concerne. Quarante-sept notables venus de toutes les parties danoises du Slesvig se réunirent à Berlin à la fin du mois d’août pour présenter une adresse au roi de Prusse. Les signataires de l’adresse suppliaient le roi d’accomplir leurs vœux les plus chers. Ils déclaraient que le développement de leurs intérêts dans l’ordre moral et dans l’ordre matériel ne pouvait s’accomplir librement et naturellement que s’il leur était donné de se réunir au Danemark, dont leur race avait fait partie depuis les temps les plus reculés, et auquel les unissait étroitement la communauté des souvenirs de l’histoire et des institutions. C’était, déclaraient-ils, leur conviction qu’ils cesseraient d’exister comme nationalité, s’ils étaient annexés à un état avec lequel ils n’avaient aucun lien commun. Remerciant le roi de Prusse de la magnanimité avec laquelle il avait consenti à les rendre au pays qu’ils pouvaient seuls appeler leur patrie, ils exprimaient l’espoir qu’on donnerait au vote du Slesvig une telle étendue que tous ceux qui désireraient la réunion au Danemark pussent s’exprimer librement et décider eux-mêmes de leur sort. Nous avons reproduit exactement les termes de cette curieuse supplique ; l’humilité de ces honnêtes citoyens d’un petit pays à qui le charlatanisme despotique a promis l’autorité oraculaire du suffrage et l’arrêt souverain du plébiscite serait plaisante, si l’accent d’hommes qui redemandent leur patrie ne conservait pas, à travers toutes les fictions et les modes du langage politique, une vibration émouvante. Les bons Slesvigois, qui s’étaient mis en route dès le mois d’août, attendent encore une réponse du gouvernement prussien. Ils ont voulu ajouter à leur adresse les adhésions signées de leurs concitoyens. Malgré les obstacles de toute sorte opposés par les autorités prussiennes à l’expression légitime d’un vœu que l’on s’est engagé par traité à respecter, vingt mille signatures ont été recueillies en faveur de l’adresse. Cependant le cabinet de Berlin ne donne point signe de vie. Le discours du roi de Danemark lui fera-t-il rompre son long silence ? L’Autriche étant la seule puissance co-signataire du traité de Prague, est-ce à elle, par l’organe peu agréable de M. de Beust, de rendre la mémoire à M. de Bismark ? M. Benedetti à son retour à Berlin trouvera-t-il encore cette affaire indécise ? Y a-t-il en vérité de la justice, de l’habileté et du bon goût au gouvernement prussien de laisser arriver aux oreilles de la France chagrine les échos de ces pénibles réclamations ?

Le paquebot du Mexique qui arrivera demain, et qui a été retardé pendant quelques jours au point de départ, est attendu avec anxiété. Il nous apportera sans doute des informations claires sur les derniers incidens qui caractérisent la situation de ce pays, et dont on ne trouve que des aperçus confus dans les derniers journaux arrivés des États-Unis. Nous allons apprendre si Maximilien veut en effet tenter tout seul la fortune, si le rapatriement de nos troupes sera prochain, si les résolutions qui paraissent avoir été prises récemment par le président Johnson étaient déjà connues ou pressenties au Mexique. Nous avons été malheureusement victimes, dans cette fâcheuse affaire mexicaine, d’un système de lenteurs qui ont produit une série sans fin de contre-temps. Nous faisons tout trop tard. Tandis que les Américains se montrent disposés à entrer en besogne au sujet du Mexique, nous ne voyons point que les navires qui doivent aller chercher nos troupes aient déjà quitté les ports de France. Les Américains, eux, n’attendent point l’embarquement de notre armée pour faire en faveur du président Juarez des manifestations officielles qui, comme alliés de l’empereur Maximilien, nous placent dans une position fausse. Le général Sherman est parti pour le Mexique chargé d’une mission par le président Johnson. La présence de cet homme de guerre renommé sur le théâtre que nous allons quitter promet au moins des garanties d’ordre et de sécurité, pour les intérêts de nos compatriotes et de ceux de nos alliés indigènes que nous cesserons bientôt de protéger. Entre les Américains et nous, il faut espérer que l’entente s’établira aisément. Par le fait seul que leur influence succédera à la nôtre et pourra contenir les mauvaises passions, ils nous rendront un service positif, et nous avons appris à nos dépens qu’il n’y a pas lieu de leur envier l’héritage que nous leur léguerons. e. forcade.




REVUE DRAMATIQUE.

THÉÂTRE-FRANÇAIS. — Le Fils, comédie en quatre actes, par M. A. Vacquerie.
ODEON. — La Conjuration d’Amboise, drame en cinq actes et en vers, par M. L. Bouilhet.

Nous éprouvons, à vrai dire, quelque embarras d’avoir à parler des deux pièces qui se jouent en ce moment au Théâtre-Français et à l’Odéon ; nous ne savons en vérité si nous devons féliciter nos deux premières scènes françaises de succès obtenus à si bon marché, ou les plaindre d’être réduites aux applaudissemens d’un public qui semble résigné désormais à tout accepter sans discussion. A l’Odéon, notre studieuse jeunesse, qu’on ne voit jamais marchander son enthousiasme à qui la prend par les beaux sentimens et les maximes héroïques exprimées en vers sonores, a prodigué à la Conjuration d’Amboise des acclamations bruyantes qui n’ont pu dissimuler pendant trois soirées le grave défaut de cette pièce, l’ennui. Quant au Théâtre-Français, qui donc s’était avisé de dire que le Fils n’avait pas réussi ? Il est bien vrai qu’à la première représentation il s’est élevé certaines protestations, promptement étouffées par le bataillon des lansquenets du lustre, auxquels s’était jointe une vaillante troupe de volontaires ; mais après cette démonstration hardie le public est revenu dès le second soir à cette sagesse pratique, je veux dire à cet imperturbable respect de la médiocrité, dont tout aujourd’hui conspire à lui faire prendre l’habitude. On ne peut nier que la pièce de M. Vacquerie n’inflige au bon sens de sévères épreuves ; malheureusement tant d’auteurs ont pris soin, depuis quelques années, de l’aguerrir contre l’absurde, qu’il est maintenant à peu près invulnérable aux surprises des inventions les plus puériles, et qu’il est de moins en moins porté à se révolter ou même à s’étonner de quelque chose. Il ne nous appartient pas de contester au public le droit de s’amuser où il veut, et nous n’aurions garde d’appeler de la souveraineté de ces décisions, si nous ne savions qu’il y a public et public. Nous n’ignorons pas d’ailleurs qu’il entre parfois dans ces applaudissemens faciles plus de fatigue que d’illusion, et que l’indulgence dont nous nous plaignons procède chez plusieurs d’une attente découragée.

Le talent convaincu de M. L. Bouilhet est de ceux dont nous faisons cas. Aussi étions-nous fort disposé à lui savoir gré de nous dépayser un peu en nous dérobant aux prétendues peintures des mœurs contemporaines, qui, Dieu merci, nous sont assez connues. Il y a quelque courage à oser, par ce temps d’infatuation, revenir aux grandes journées de notre histoire, les seules qui comportent une certaine poésie. De plus M. Bouilhet s’obstine noblement, sous l’empire croissant de la prose, à parler cette langue des vers qui garde, comme un élixir magique, la pensée de se vulgariser et de vieillir. Ce sont là des titres sérieux dont il convenait de lui tenir compte ; mais comment se défendre d’une déception pénible en retrouvant toujours chez M. Bouilhet cet art de seconde main dont nous commençons à craindre qu’il ne se débarrasse jamais ? Comment ne pas regretter que sous ces vers retentissans, frappés à une effigie d’emprunt, ne perce encore nulle qualité forte qui rachète les inconvéniens d’une imitation écolière ? Si des sentimens irréprochables, une action généralement conforme aux données de l’histoire et des personnages qui conservent leur physionomie traditionnelle, suffisaient, avec l’éclat continu d’une forme trop habile, à faire une bonne pièce, il n’y aurait rien à dire ; mais il n’en est pas ainsi, et le drame de M. Bouilhet est difficile à suivre, embrouillé, monotone, ce qui tient à la fois au coloris artificiel du style, à l’insuffisance de la conception dramatique et à la nullité des caractères.

Il semble que la sinistre histoire de l’époque à laquelle il a emprunté son sujet aurait dû l’avertir que l’abus de certains ornemens de style, déjà signalé dans ses pièces précédentes, était moins de saison que jamais. Il n’y a rien de plus tragique dans toutes nos annales que cette heure de sourde fermentation qui précède de si près l’explosion des passions religieuses. Les fureurs des sectes mêlées à toutes les passions humaines grondent tumultueusement dans les cœurs. Les supplices ont commencé depuis longtemps, mais épars et voilés encore de formes légales, comme un prélude timide où s’essaie le fanatisme hésitant. Cependant les colères s’amassent, les partis fourbissent leurs armes et se tendent de mutuelles embûches ; le temps approche des exécutions en plein soleil, des massacres en masse, des guerres sans pitié, des assassinats vengés par l’assassinat, et les personnages marqués pour en être les premières victimes sont précisément ceux que M. Bouilhet met aux prises dans son drame. Un tel drame devait respirer la haine et le sang : l’auteur a jugé bon d’y répandre les coquetteries du style le plus paré ; il a semé des pâquerettes de l’idylle ce champ de carnage. Là où l’on ne devrait entendre qu’une langue virile et sombre comme les passions qui se combattent, que les accens d’une voix d’airain comme celle d’un d’Aubigné, nous entendons une langue surchargée d’un lyrisme parasite qui se joue à tout propos dans les fantaisies de la métaphore, sauf à retomber, assez lourdement parfois, dans un l’on voisin de la prose. Ce sont pourtant, il faut bien le dire, ces beautés poétiques, tout aussi fausses que celles dont Pascal faisait justice de son temps, qui dans cette pièce, comme dans Mme de Montarcy et dans Hélène Peyron, ont été le plus applaudies. Aussi l’auteur les prodigue-t-il sans choix et ne s’aperçoit pas qu’elles faussent à la fois le ton général et les caractères.

Ce style de madrigal, ces gentillesses d’un goût douteux, dont il aurait dû se défaire depuis longtemps, ne sont pas le langage des passions, ni par conséquent celui qui convient à la scène, et nous craignons qu’il n’indique chez M. Bouilhet une médiocre aptitude pour le théâtre. Nous voudrions nous tromper, mais l’action n’est pas chez lui d’une vigueur et d’une rapidité à nous faire changer d’avis. Elle est au contraire indécise et faiblement nouée. Sous le nom de ce pauvre prince hébété qui a nom François II, les Guises, ses oncles, gouvernent et oppriment la France ; ils n’ont d’autres rivaux à craindre que la reine-mère, Catherine de Médicis, et les princes de la maison de Bourbon, le roi de Navarre et Condé, que les protestans reconnaissent un peu malgré lui pour leur chef. C’est entre ces divers personnages que se joue la partie dont l’enjeu est la possession de l’idole royale, c’est-à-dire de l’autorité souveraine attachée à son nom. Voilà tout le sujet, qui n’a, comme on voit, rien par lui-même d’éminemment dramatique. Aussi l’auteur y a-t-il mêlé la conjuration d’Amboise, qui lui fournit son point de départ et son titre, puis une histoire d’amour fort romanesque, entièrement étrangère à l’action principale, qui lui procure une apparence de dénoûment. On ne s’explique pas comment il a pu prendre la conjuration d’Amboise pour un de ces faits qui peuvent servir de simple épisode et se perdre dans des intrigues de palais. Cet événement n’est pas un complot vulgaire tramé dans l’ombre par quelques individus isolés, qui sacrifient leur nom à la sainteté du but et bravent au péril de leur honneur et de leur vie la réprobation publique. Ce n’est rien moins que la conspiration à peu près spontanée d’un grand parti qui s’émeut en même temps sur tous les points du pays pour apporter au roi ses justes réclamations, percer les murailles de ténèbres dont on entoure le trône, le rendre à l’indépendance et à la lumière. La grandeur d’un tel sujet a de quoi, j’en conviens, intimider une imagination débile ; le plus sage en ce cas eût été de ne point l’aborder. Les conjurés, je veux dire ceux qui se jettent les premiers dans le péril, héroïque avant-garde d’une nation suppliante, ne sont pas gens non plus qu’il soit permis, comme le fait M. Bouilhet, de réduire au rôle de comparses. Ils avaient droit à plus de justice, et derrière eux il fallait montrer l’agitation de tout un peuple réduit au désespoir, prêt à passer de la supplication à la menace ; il fallait faire entendre, ne fût-ce que de loin, le murmure grossissant des opprimés, les voix des grandes eaux qui s’enflent par intervalles et annoncent les catastrophes prochaines. Il fallait en un mot tout à la fois animer la masse populaire et en détacher avec vigueur des figures dignes d’exprimer ses passions et de parler en son nom. Enfin, si le poète voulait jeter dans une telle tragédie quelque histoire d’amour, il ne fallait pas que ce fût une froide galanterie, sans intérêt, incapable de modifier en rien la marche des événemens. M. L. Bouilhet ne nous paraît pas avoir compris les conditions élémentaires du sujet choisi par lui. Le personnage collectif, le plus difficile à manier, mais aussi le plus indispensable de tous dans ces grandes crises nationales, la foule, est complètement absente de son drame, et rien n’en fait soupçonner l’existence. Tout se passe entre quelques personnages de cour, tout s’épuise en allées et venues le plus souvent dénuées de motif raisonnable, dans une sphère abstraite et solennelle comme celle de l’ancienne tragédie, dont le vide du moins était rempli par des passions énergiques et contagieuses.

Aussi une obscurité glaciale enveloppe d’un bout à l’autre la partie d’échecs politique dont M. Bouilhet nous déroule le languissant tableau. On tâtonne avec ennui dans les détours confus d’une action qui ne procède pas de mobiles suffisamment intelligibles. On ne saurait donner d’une manière plus naïve et plus complète dans le piège que l’histoire tend nécessairement à ceux qui veulent y découper des drames tout faits. L’auteur s’est flatté d’être assez clair, parce que, à part cette fiction d’amour dont nous ne prétendons pas lui demander compte, il a suivi pied à pied l’histoire et recueilli consciencieusement force menus faits, détails anecdotiques, mots traditionnels, qu’il introduit tant bien que mal dans son drame. Il aurait dû savoir que l’histoire n’est pas tenue d’être plus claire que les faits qu’elle rapporte. Réduite souvent à enregistrer des actes équivoques, parce que les mobiles en sont cachés dans les profondeurs de l’âme humaine, elle est et doit à jamais rester pleine d’énigmes. Comme il ne lui est permis de rien inventer, elle est obligée de se payer des raisons, la plupart du temps insuffisantes, qui lui sont accessibles. Nos actions, a dit un moraliste, sont comme les bouts-rimés que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plait. Ce mot s’applique éminemment aux actions historiques ; mais le poète a pleine liberté de les commenter, et, si dans l’histoire tout est discutable parce que tout est incomplet, il faut que chez lui tout se simplifie et s’illumine, parce qu’il lui appartient d’allumer le grand flambeau placé dans le cœur de l’homme, et d’où émane toute lumière ; il lui appartient d’expliquer par les raisons les plus irréfragables les événemens dont les causes vraies se dérobent à l’histoire, que dis-je ? d’en mettre au jour, dans les ressorts secrets du caractère, l’irrésistible nécessité. De rapides allusions, subtilement glissées dans l’exposition pour nous remettre en mémoire ce qui est nécessaire à l’intelligence de la situation, ne suffisent pas, comme M. Bouilhet semble le croire, pour que nous le tenions quitte avec nous. Ces réminiscences ne lui sont d’aucun secours. Nous déclarons avoir évoqué de la meilleure foi du monde le souvenir de tout ce que nous avions lu sur cette époque, pour suppléer aux lacunes du drame et nous y reconnaître un peu ; rien n’y a fait, il n’en est pas devenu plus clair. Il nous a paru, en regardant autour de nous, que la plupart de nos voisins n’étaient pas plus à leur aise. Nous avons lu clairement dans leurs yeux la pénible application de gens qui tachent de comprendre sans y réussir, et qui de guerre lasse s’abandonnent après d’infructueux efforts à cette quiétude morne qui n’est pas celle d’une intelligence satisfaite, mais annonce simplement les approches du sommeil, qu’on voyait en effet descendre peu à peu sur les fronts résignés. Que M. Bouilhet le sache bien, le drame, et le drame historique comme tout autre, ne s’édifie pas laborieusement pièce à pièce sur des fondemens empruntés ; c’est un monde clos et complet qui ne s’appuie que sur lui-même, qui porte en lui sa propre explication, et duquel on peut dire, comme du monde fantastique de Virgile, qu’il a son soleil et sa lumière.

Du reste, si le drame de M. Bouilhet ne s’écarte pas d’une certaine conformité matérielle aux données de l’histoire, il n’en est pas pour cela plus fidèle à la vérité morale. Nous n’apercevons rien chez ses personnages de ces mâles vertus ni de ces vices robustes qui font le XVIe siècle si terrible et si grand. Toutes les figures sont effacées et neutres. Une seule, Poltrot de Méré, un des conjurés d’Amboise, que l’indécision et la folie des chefs du parti poussent par degrés dans la voie solitaire de l’assassinat, est esquissée avec une certaine énergie ; mais elle ne fait que passer, sans être mêlée directement à l’action. Quant à Condé, ce n’est pas certes un grand chef de parti, ni un conspirateur exemplaire ; intrépide, mais léger et compromettant par les bravades qu’il croit devoir à l’honneur de son nom, capable d’une témérité, mais non d’une haute résolution, il parait comme égaré parmi les protestans. Cependant cette élégance et cette bravoure, cet héroïsme joint à cette étourderie, en feraient un personnage intéressant, si M. Bouilhet avait su fondre ces traits disparates. Il n’a su que recommencer une fois de plus la vieille fiction cornélienne de la vertu princière, composée de jactance et de faiblesse. Condé a beau se redresser, mettre la main sur la hanche, enfler son langage lorsqu’il défie ses adversaires de le convaincre de complot ; il nous touche peu, car il ment, et nous ne pouvons nous défendre de pitié pour ce capitaine muet qui s’est réduit follement à désavouer ses amis et qu’on force d’assister frémissant à leur agonie. L’amoureux en lui n’est guère plus chevaleresque que le chef de parti. Trop prompt à accuser sans preuve celle qu’il aime de la plus odieuse trahison, non moins prompt à se laisser convaincre de son innocence, il a tour à tour dans son langage des fadeurs à la Dorat et les désespoirs ténébreux d’un Didier ou d’un Antony. Cette jeune femme, la comtesse de Brisson, est le personnage le plus gracieux et le plus touchant de la pièce ; mais nous la connaissons depuis longtemps : c’est la sœur jumelle de Mme de Montarcy, pure et tendre comme elle, dévouée comme elle, comme elle aussi victime de son dévouement et en butte à d’injustes soupçons. M. Bouilhet s’est vraiment montré bien cruel pour cette pauvre femme en la tuant sans raison et sans nécessité ; mais il fallait bien une mort au dénoûment. Il n’y a rien à dire des autres caractères : celui de François de Guise n’existe pas. Le petit roi François II, jouet de tout ce qui l’entoure, larve impuissante qui se débat vainement entre l’hallucination et la terreur, en proie à cette dévorante sirène, Marie Stuart, placée à côté de lui pour le conduire où l’on veut, nous est montré dans une scène qui ne serait pas sans effet, s’il ne nous faisait douter de ses misères à force de les décrire avec trop d’éloquence.

Pendant cette représentation, tandis que nous suivions avec une curiosité attristée les efforts avortés d’un écrivain de bonne volonté, auquel on ne refusera pas le mérite assez rare d’exprimer noblement des idées élevées et des sentimens honnêtes, nous nous demandions s’il n’y avait pas quelque fibre brisée ou relâchée dans cette génération littéraire. A voir l’imagination énervée fléchir dès qu’elle veut ranimer les caractères d’une époque vivante et passionnée, à la voir simuler faiblement le dehors des passions sans les ressentir, et se perdre bien vite dans les molles fantaisies du style, qui sont aujourd’hui son refuge habituel, comment ne pas faire un retour sur la dureté des temps et sur la condition faite de nos jours à l’esprit ? L’imagination ne vit pas, comme on dit, de l’air du temps ; elle s’alimente des sentimens, des croyances, des énergies morales qui sont dans les cœurs. Et que devient tout cela quand des causes si nombreuses concourent à déshabituer l’esprit littéraire des plus hauts et des plus réels intérêts ? L’imagination peut se développer, originale et créatrice, jusque sous le joug d’un régime sévère comme celui d’Elisabeth et de Louis XIV, à la condition que la vitalité morale subsiste dans son intégrité ; mais quand cette vitalité est amortie, on sait mal faire parler des passions qu’on ne connaît que par ouï-dire, et l’on ne peut produire sur la scène les plus grandes figures d’un siècle où la force exubérante a plus d’une fois éclaté en violences sans leur communiquer quelque chose de la langueur dont le nôtre est atteint.

Ce qu’il y a de grave, c’est que M. Bouilhet relève, comme M. Vacquerie, d’une école qui se piquait naguère de force avant tout, et qui s’engageait, à remuer les gens bon gré mal gré, pourvu qu’on ne la chicanât point sur ses moyens d’effet. Le public est de longue date accoutumé à se montrer avec elle de bonne composition, et pour notre part nous serions prêt aux concessions les plus larges. Nous demanderions en revanche qu’elle nous prît un peu à la gorge, comme elle nous le promet. Elle n’a aucune raison d’être dès qu’elle n’y réussit plus. La pièce du Théâtre-Français nous a laissé aussi froid que celle de l’Odéon. Nous avons eu beau y chercher quelque chose, ce n’est pas notre faute si nous n’y avons rien trouvé, si ce n’est une comédie sans le plus petit mot pour rire, un drame qui n’est pas pathétique, un sermon qui n’est pas édifiant, une dissertation sur une thèse morale des plus contestables.

La pièce de M. Vacquerie est intitulée le Fils ; elle devrait s’appeler le « cas de conscience, » cas difficile, vous pouvez le croire, car l’auteur a mis tout ce qu’il a d’esprit à le rendre inextricable. Les casuistes de Pascal, qui avaient réponse à tout, s’y fussent repris à deux trois avant d’en donner une solution catégorique. C’est vous dire que la plupart des spectateurs, bonnes gens qui prennent les choses plus rondement, y perdraient leur latin, si l’auteur ne les tirait d’affaire par une de ces décisions tranchantes qui coupent court aux objections, et n’étranglait le bon sens entre deux nécessités bien dures, celles d’embrasser l’héroïsme ou de souscrire à l’infamie.

On comprendra sans peine que nous ne nous hasardions qu’en tremblant à élever quelques doutes sur l’intérêt dramatique du problème et sur la justesse de la solution. Le moyen de dire, sans nous faire jeter, la pierre, que nous regardons comme un sot l’honnête jeune homme qui est le héros de M. Vacquerie ? Il y a la de quoi nous attirer la réprobation des amis de l’auteur et de tous ceux qui apprennent la morale à son école. Cependant nous avons notre conscience aussi, et puisqu’il n’est, selon le mot de Tacite, pire abus que celui des bonnes choses, rien ne nous empêchera de déclarer qu’à notre avis c’est abuser par trop de la morale que de faire servir le respect qui lui est dû à ennuyer le public impunément, et de vouloir lier si bien la cause de la conscience à celle d’une mauvaise pièce, qu’on ne puisse siffler celle-ci sans avoir l’air de siffler en même temps la délicatesse et l’honneur.

M. Louis Berteau est un jeune homme d’une probité farouche, avocat plein d’avenir, quoiqu’il ne plaide que de bonnes causes, et qui du chef paternel est déjà possesseur d’une jolie fortune. Il vient à découvrir que sa naissance est le fruit d’une faute, que l’homme dont il porte le nom n’était pas son père ; aussitôt sa conscience s’alarme, il se demande s’il peut détenir plus longtemps une fortune qui est une spoliation, et garder l’héritage de celui pour qui sa naissance fut un outrage ; après un mûr examen, Il finit par donner tort à la loi, et se dépouille. C’est encore, comme on voit, d’une question d’argent qu’il s’agit ; à considérer la place que tient cette question dans les pièces d’aujourd’hui, on croirait vraiment qu’au XIXe siècle le comble de l’héroïsme est de savoir se passer d’argent, comme le comble du génie est de savoir en gagner. Le sacrifice de M. Berteau est rare et difficile assurément, mais il n’est pas après tout au-dessus de la vertu possible, même de nos jours, et n’aurait pas de quoi beaucoup émouvoir le spectateur, si, pour le rendre plus méritoire, l’auteur n’y attachait un sacrifice d’un autre ordre. C’est le matin même de son mariage avec une jeune fille qu’il aime, dont il est aimé, que M. Berteau fait cette fâcheuse découverte. Le dépouillement qu’il s’impose, c’est la rupture d’une union de laquelle dépend le bonheur de sa vie, c’est aussi le désespoir de sa fiancée : voilà deux existences brisées à la fois par. cette vertueuse résolution. Dès lors elle est digne de nous intéresser, — à la condition qu’elle soit inévitable, à la condition qu’elle soit permise.

Avez-vous entendu parler d’un état singulier qui s’appelle l’hypnotisme ? Pour vous y plonger, on vous suspend au-dessus du nez, entre les deux yeux, une aiguille, une perle d’acier, une petite pièce d’argent, quelque objet brillant qu’on vous prie de regarder fixement. Au bout d’un instant, par l’effet de cette tension prolongée du nerf optique, les sensations se confondent, les yeux ouverts cessent de voir, les autres sens se ferment doucement l’un après l’autre, et vous tombez dans un état d’insensibilité qui n’est plus la veille, qui n’est pas le sommeil, qui ressemble plutôt à l’extase idiote d’un cataleptique. Cette pointe d’aiguille, M. Vacquerie, avec son cas de conscience, l’a fait briller pendant quatre longs actes devant nos yeux, et nous nous sentions tomber par degrés dans l’état d’hypnotisme, si, pour nous dérober à cette irritante obsession, nous ne nous étions hâté de trouver à sa question quelque réponse. Nous n’avons pas eu à chercher longtemps. Sans faire si grand étalage de sa probité aux dépens des autres comme aux siens, pourquoi M. Louis Berteau ne garde-t-il pas cette fortune, sauf à s’en considérer comme simplement dépositaire et à la restituer par voie indirecte aux légitimes héritiers, s’il en est ? Il en existe en effet ; c’est une sœur de l’époux outragé, vieille fille hypocrite, méchante, envieuse, calomniatrice, qui vit d’une pension que lui fait sa belle-sœur. Que M. Berteau double et triple la pension de cette intéressante personne, qu’en neveu généreux il accable sa tante de ses munificences, nous n’y verrons pas à redire. Si ca n’est pas assez pour calmer ses scrupules, une autre voie lui est toute grande ouverte pour s’acquitter envers son père et envers l’honneur, la philanthropie : qu’il dote des écoles et des académies, et s’il craint, en faisant largesse de la fortune d’autrui, d’usurper une considération qui ne lui coûte rien, la bienfaisance secrète, la défense gratuite des plaideurs pauvres, toute une vie de travail désintéressé sera peut-être une réparation suffisante, sans qu’il aille jeter le trouble dans deux familles et le désespoir dans tant de cœurs, y compris le sien.

Nous n’avons pas la présomption de proposer à M. Vacquerie l’humble moyen par lequel nous aurions voulu voir son héros se tirer d’affaire. Il faut des solutions plus idéales et plus belles à nos moralistes de théâtre : ils sont sans pitié aucune pour de pauvres personnages qui ne demanderaient pas mieux que de se conduire comme tout le monde et d’être honnêtes sans tout casser. Notre temps sans doute a lieu de s’enorgueillir d’avoir des moralistes si raffinés, qui ne se contentent pas à moins d’une immolation sans réserve, et dont la sévérité farouche n’admet pas les voies adoucies. Nous sera-t-il toutefois permis de le dire ? ces difficultés subtiles ne nous plaisent pas, ces principes absolus et hautains ne nous rassurent qu’à demi. L’écart est trop grand entre ce que vous demandez et ce qui est possible à notre faiblesse ; soyez moins rudes, si vous voulez qu’on prenne vos arrêts au sérieux ; ayez des ménagemens, si la question que vous agitez devant nous est autre chose qu’un thème de théâtre. Jansénisme moral, jésuitisme moral, ce sont des indices qui nous inquiètent également ; l’un est le pendant et la contre-partie de l’autre, et nous les confondrions en vérité, si l’on n’apercevait entre eux une différence très réelle : c’est que le premier se renferme dans la théorie et s’en va tout en phrases, tandis que le second préside souverainement à la pratique. Qui sait ? ils ne sont peut-être pas si séparés qu’on le croit : le coup de génie du jésuitisme ne serait-il pas, en restant ce qu’il est, d’avoir adopté le langage de son adversaire ?

Disons-le tout net, cette morale est profondément immorale ; le héros de M. Vacquerie n’est pas seulement un niais, c’est un esprit faux et un fils imprudent. Nous soutenons que cette fortune que la loi lui attribue, il doit la garder au lieu d’aller s’enquérir si curieusement de son droit, car il ne peut faire cette enquête sans se rendre coupable envers sa mère d’un odieux outrage. Si quelque inquiétude assiège son esprit, son devoir est de la refouler, non de s’attacher à la piste que lui offre le hasard et qui ne peut le conduire à rien de bon. Cet avocat si superstitieux à l’endroit des lois sur l’héritage devrait se souvenir que si l’axiome, is pater est… doit être au-dessus de l’examen, c’est surtout pour le fils, car il ne peut le révoquer en doute sans porter atteinte à l’honneur maternel. Le Télémaque d’Homère est plus sage : il se croit le fils d’Ulysse parce que sa mère le lui a dit, il n’en veut pas savoir plus long ; voilà le bon sens et voilà le devoir. Si la foi en cette matière est de prudence pour le père, elle est de stricte obligation pour le fils.

Les circonstances qui amènent Louis Berteau à se livrer à cette étrange recherche sont combinées du reste avec un merveilleux respect de la vraisemblance. Vous pouvez en juger. Un homme est mort dans la dernière misère chez un usurier dont il était le locataire. Il a laissé en mourant à cet usurier, espèce de fripon féroce et sans vergogne, qui prend soin de nous étaler sa théorie en matière de charité, il lui a laissé tout ce qu’il avait de précieux, son portrait et un sachet. Un jour, quelque vingt ans plus tard, une dame vient accompagnée de son fils pour acheter ce portrait, dont le hasard lui a révélé l’existence. Elle profite de l’occasion pour s’informer du mystérieux sachet ; elle ne cache pas le prix qu’elle y attache, et met à se le faire donner une insistance assurément fort adroite, car elle en révèle ainsi la valeur au fripon. Celui-ci finit cependant par lâcher le sachet, mais après en avoir soustrait une lettre qui va bouleverser dans un instant la destinée de tout le monde. Le ressort est neuf autant qu’ingénieux. Vous ne manquerez pas d’admirer la sagesse de ce mourant qui remet aux mains d’un coquin, qu’il connaît pour tel, de quoi s’approprier, s’il veut, un secret de la plus haute importance, et vous rendrez justice à la rare prudence de cette dame qui reste vingt ans sans s’en informer. Ce n’est pas ; il est vrai, de cette façon qu’on se gouverne ordinairement dans le monde ; mais les personnages dramatiques ont des privilèges de bêtise notablement accrus de nos jours par la libéralité de beaucoup d’auteurs dramatiques, et auxquels M. Vacquerie a trouvé moyen d’ajouter encore.

Cet usurier est la cheville ouvrière de l’action. L’auteur s’est plu à le doter de tout ce qui constitue, dans l’argot créé par nos romanciers, un homme fort. Repris de justice, père dénaturé, prêteur sur gages, escompteur d’héritages problématiques, brocanteur de vieilleries qu’il entasse dans son capharnaüm, faiseur de mariages à l’occasion, d’ailleurs le plus obligeant du monde, il joint à cela une indépendance d’esprit, une connaissance des hommes, un art de les manier digne d’un profond poétique. Voilà bien des qualités ; mais ce que j’admire le plus en lui, c’est un mérite que les anciens appréciaient fort, — il est heureux. Par une chance unique, il ne trouve sur son chemin que des gens d’une sottise à souhait pour la réussite de ses desseins : il fait de ces révélations qui se paient d’ordinaire à coups de bâton, et on les accueille ; il donne des conseils d’honneur, et il est écouté ; il pénètre les jours de noces dans des maisons qu’il ne connaît pas, et on le laisse passer ; il apporte à des personnes qu’il n’a jamais vues des renseignemens qu’on ne lui demande point, et il échappe au sort inévitable de ces officieux de bas étage, qui est pour le moins d’être jetés à la porte. Cet honnête homme fait tout, il mène par le nez un monde d’imbéciles, et si en fin de compte il perd la partie, c’est par la providence toute gratuite de l’auteur, qui a voulu nous épargner un dernier crève-cœur. Nous croyions ce genre de personnage tombé depuis longtemps en désuétude ; nous pensions que l’usurier du beau monde avait aujourd’hui hôtel et voiture, traitait de prince à prince avec ses cliens, et que, si d’aventure il devait les livrer aux recors, c’était du moins sans manquer jamais aux bonnes manières. Nous étions dans l’erreur ; il restait encore dans le garde-meuble du vieux drame un de ces Shylock graisseux, redoutables et profonds, hommes de génie et goujats, qui reçoivent chez eux, rue Mouffetard, toute une clientèle de gentilshommes et de dames comme il faut. Celui-ci, créancier sur un viveur du grand monde, le comte Armand de Bray, d’une somme importante, n’a chance de rentrer dans ses fonds que par le mariage de son débiteur avec quelque riche héritière. Il en avait une sous la main, la cousine même de M. le comte, qui maladroitement n’a pas su se faire agréer, et cette jeune fille est sur le point d’épouser l’avocat Berteau. C’est au moment où il désespère que notre usurier se trouve possesseur de la lettre, irrésistible talisman qui le sauve, car à l’aide de cette lettre il va troubler la conscience du scrupuleux jeune homme, qui, bien entendu, se laissera faire ; il l’obligera de renoncer à sa fortune, de rompre son mariage au moment d’être consommé, et l’héritière une fois séparée de l’homme qu’elle aime, rien ne sera plus facile, comme cela s’entend de reste, que de lui faire épouser sans délai celui qu’elle a déjà éconduit une fois.

Il faut convenir du moins que dans la pièce de M. Vacquerie les caractères sont remplis d’imprévu ; leur manière d’agir déconcerte à chaque pas toutes les prévisions. Vous êtes plus heureux que nous, si vous avez eu l’heur de rencontrer jamais rien qui ressemble à ce viveur endetté qui est l’homme spirituel et gai de la pièce. M. Vacquerie ne le donne pas pour un type de vertu, encore moins pour un gredin ; il prétend en faire un galant homme, discret et beau joueur. Et comment se conduit ce galant homme ? L’usurier que vous savez et qu’il vient d’accabler de son mépris, voilà l’homme qu’il charge de négocier et de mener à bien l’importante affaire de son mariage avec sa cousine. Vous pensez qu’au moins il s’informera des moyens qu’un tel négociateur compte employer, et qu’il prendra contre lui des garanties. Il voudra savoir ce que contient la lettre qu’il vient de voir entre ses mains, et s’assurer qu’elle ne doit servir d’arme contre personne. La prudence, à défaut de l’honneur, commande ces précautions avec un pareil coquin. Pas le moins du monde. Il se contente de défendre fièrement à l’usurier de porter atteinte à l’honneur d’une femme ; cela dit, voilà sa gentilhommerie satisfaite, et dès ce moment il se prête à tout,. protège le drôle de sa présence, l’aide dans ses manœuvres, se fait son introducteur et son garant ; puis, quand le coup est manqué, il s’étonne qu’on ait fait de lui le complice d’une mauvaise action.

Nous renonçons aux objections par respect pour le lecteur ; mais il faut qu’il épuise avec nous le calice des inventions de M. Vacquerie. Il se demande apparemment comment après tout un jeune homme bien né, loyal, distingué dans une profession qui conduit souvent à la richesse, ne peut épouser une jeune fille qui l’aime, et cela uniquement à cause d’une perte de fortune que mille accidens peuvent expliquer d’une manière plausible. Notez que celui dont il doit épouser la fille est le plus tendre des pères et le plus désintéressé des hommes. Voici le mystère. Le colonel Torelly a perdu sa femme au moment où elle donnait le jour à une fille sur laquelle il a concentré dès lors toutes ses affections ; il retrouve en elle l’image d’une compagne trop aimée, il en fait son unique bien ; parvenu à l’opulence, il ne nourrit qu’un rêve, le bonheur de sa fille. Eh bien ! cet excellent père profite des quelques instans qui précèdent le mariage pour déclarer à son gendre, M. Berteau, qu’il peut s’estimer bien heureux de réunir tout ce qui fait un époux accompli, d’être honnête, intelligent, aimé, mais surtout d’être riche, car sans cette condition il n’eût jamais consenti à un mariage qui le prive de sa fille, et qu’il était résolu de rompre au premier prétexte. Que pensez-vous de cette manière d’aimer ? Vouer aux larmes et au désespoir une fille qu’on aime, la sacrifier aux bizarres exigences d’une affection maniaque, cela vous paraît une tendresse brutale et égoïste, l’indifférence vaudrait mieux. M. Vacquerie n’est pas de cet avis sans doute, et il a pour cela ses raisons, car vous remarquerez que cette paternité agaçante et tyrannique est absolument nécessaire pour que cette malheureuse fortune exigée par le père, convoitée par l’usurier et son complice, détenue sans droit par le fils, ne puisse être abandonnée purement et simplement, auquel cas tout finirait sans avoir commencé.

Vous demandez encore de quelle heureuse planète est descendue cette collection de dupes et de faquins, et vous dites : Ce n’est pas ainsi que les pères aiment, que les amans raisonnent, que les honnêtes gens agissent, que les usuriers sont reçus dans le monde ; mais c’est en prendre bien à votre aise. S’ils ne parlaient et ne se démenaient dans la pièce tout juste au rebours de ce que nous devrions attendre d’eux sur le peu d’expérience que nous avons des sentimens humains, il n’y aurait pas de comédie du tout. Celle-ci satisfait pourtant, reconnaissons-le, à l’une des lois les plus essentielles du théâtre, la loi de progression. Engagés dans la voie de l’absurde, nous nous y embourbons à chaque pas davantage ; il faut à la fin un dieu pour nous en tirer. Une fois résolu à se dépouiller de sa fortune, le jeune Berteau quitte la maison, emportant pour tout bien sous son bras le cher portrait de son vrai père ; il s’en va la conscience satisfaite, — il a vu rougir sa mère devant lui. Mais le mariage rompu à ce moment suprême est un scandale dont tout le monde cherche vainement l’explication. On ne la trouverait pas, si l’usurier ne venait fort à propos informer le père qu’une lettre est cause de toute l’affaire, et lui insinuer adroitement qu’elle pourrait bien être compromettante pour sa fille. Dès lors le père se croit le droit de vouloir aller au fond des choses, il faut que M. Berteau s’explique ; sommé par le père, par la fille, parle cousin, il faut qu’il choisisse entre l’honneur de sa fiancée et celui de sa mère. Vous auriez dans cette scène quelque chose comme le cinquième acte de Rodogune, si ce n’était ici du Corneille corrigé par M. Vacquerie. Amenée à ce point, la situation ne vous paraît plus avoir d’issue possible : elle n’en aurait pas en effet, si l’auteur ne s’était ménagé une dernière ressource, et quelle ressource ! On voit la mère de l’avocat, une femme qui a racheté par vingt années d’une vie sans reproche et de larmes versées en secret une faiblesse d’un instant, on la voit venir faire, en présence de son fils, la confession publique de sa honte, et l’on voit ce fils, qui tout à l’heure frémissait à l’idée de retenir une fortune dont le bon sens et la loi le déclarent possesseur légitime, assister à l’humiliation de sa mère sans frémir, sans lui fermer la bouche de la main, et accepter le bénéfice de ce dévouement.

Le public, jusque-là si bénin, a trouvé que cette fois M. Vacquerie lui demandait un peu trop, et il a été sur le point de se fâcher. Quant à nous, il y avait longtemps que nous en avions plus qu’assez. Traîner les gens durant quatre actes à travers des situations intolérables, c’est être bien dur-, mais prolonger chaque scène sans mesure, les épuiser à fond l’une après l’autre sans nous faire grâce d’un mot, d’un détail, d’une péripétie, d’une difficulté, d’une objection, c’est un martyre que M. Vacquerie aurait bien fait d’abréger par politesse sinon par humanité. Scènes d’amour, scènes d’angoisse et de terreur, monologues, discussions d’affaires, interrogatoires, tout est développé avec un soin de ne rien laisser à deviner qui est véritablement outrageant. M. Vacquerie pratique, sous les auspices d’un grand maître, un système dont la règle est, quand on a tout dit, d’amplifier encore, de se défier sans cesse de l’intelligence du public, de ne se contenter jamais d’indications et de sous-entendus, de tout accentuer comme si l’on parlait à des sourds. Cela ne donne pas beaucoup de légèreté ni de finesse au dialogue ; mais de cette façon rien ne se perd, et l’auteur n’a pas à craindre que la délicatesse de ses intentions vous échappe ou qu’une seule scène reste sans effet. Il n’a que trop raison. Il y a de ces représentations dont on se souvient longtemps.

Comment de telles œuvres peuvent-elles se soutenir, ne fût-ce que deux jours, au Théâtre-Français, devant un public qui ne saurait avoir perdu toute espèce de discernement littéraire ? Nous ne craignons pas d’attribuer à la grande habileté des artistes l’honneur et la responsabilité de ces succès de mauvais aloi, et c’est une grave question de savoir si cette habileté ne devient pas à la longue plus funeste qu’utile à l’art dramatique. Lorsqu’il s’agissait d’œuvres à la fois fortes et vraies, tout l’effort de l’acteur, sa plus haute ambition, son art le plus accompli était de rendre ce qui était contenu dans l’œuvre, l’idée dans toute sa vigueur, le sentiment avec toutes ses nuances et dans toute sa force. Heureux quand la parole du poète ne dépassait pas toutes les ressources de réalisation possible, et quand l’imagination insatiable n’était pas forcée de combler elle-même la distance qui sépare l’idée de l’exécution ! L’acteur rivalisait avec le poète, et ils y gagnaient tous les deux ; aujourd’hui l’acteur n’est plus l’émule du poète, il est son correcteur. Son art s’emploie tout entier à sauver des situations impossibles ou scabreuses, à donner les dehors de la vérité et de la vie à des caractères dépourvus de vie et de vérité, à voiler à force de bonhomie ou de distinction les affectations ou les trivialités d’un style qui n’est plus d’aucune langue. Il faut que l’acteur renonce à toutes les qualités supérieures pour rendre ce suprême service à l’art dramatique expirant : service regrettable après tout, car les acteurs font accepter ainsi ce qui, vu dans sa nudité, exciterait la risée et les sifflets ; ce sont des charmeurs qui trompent le bon goût par leurs prestiges. On ne se dérangerait pas pour le Fils de M. Vacquerie ; mais on ira voir quel masque saisissant, quel mordant et quelle âpreté Got sait donner à un personnage répugnant et vieilli ; on rirait du cas de conscience de M. Vacquerie et de son vertueux avocat, mais on applaudira le jeu excellent de Delaunay, on supportera, grâce à lui, le plus interminable des monologues, et dans cette nouvelle tempête sous un crâne où notre patience ferait naufrage cent fois, on admirera ses ressources de mimique et d’intonation.

N’importe, malgré tant de talent si mal dépensé, c’est un plaisir laborieux que celui d’entendre cette pièce jusqu’à la fin ; elle n’est ni récréative ni émouvante ; elle ennuie parce qu’elle sonne creux, elle irrite parce qu’elle sonne faux. En secouant au grand air la mauvaise humeur que nous emportions de cette soirée, il nous est arrivé de dire : Qu’on nous ramène à M. Sardou. Puissent les dieux plus sages avoir fermé l’oreille à ce souhait imprudent !


p. challemel-lacour.



REVUE MUSICALE

Les chants avaient cessé, mais ils recommencent. La Patti nous est revenue, quelle joie ! elle nous reste, quelle ivresse ! En voilà pour six mois de pluies de fleurs, de bouquets d’artifice et d’enthousiasme sans rémission. Déjà l’hymne accoutumé remplit la ville, tous les violoneux sont d’accord ; vite à la besogne, prenons le la chez le voisin, il s’agit d’être dans le ton. Et d’abord une admonestation sévère, bien sentie au public de la première soirée ; on donnait la Sonnambula, tançons-le vertement ce bélître de s’être montré de glace à pareille fête, de n’avoir pas su comprendre son bonheur, ou plutôt ignorons-le, nescio vos, et tous, comme un seul homme, écrions-nous que le public, le vrai public des Italiens n’étant point encore à son poste au moment de l’ouverture, de tels mécomptes ne sauraient être pris en considération. Fort bien, mais alors que ferons-nous des ovations du lendemain ? renverrons-nous également à leurs comptoirs, à leur province, les honnêtes gens qui les prodiguent ? En quelques jours, les circonstances n’ont point varié. Il n’y a de changé et de nouveau que le rôle cette fois pleinement dans la mesure de la voix et du talent de Mlle Patti. Nous avons dit notre opinion ici même sur l’ouvrage des frères Ricci. Cet opéra de Crispino e la Comare, qui fut pour nous, l’hiver passé, une révélation, était depuis quinze ans et plus, pour l’Italie, le secret de Polichinelle. Musique agréable, courante, amusante, facile et prompte à vous donner tout ce qu’elle a sans se faire prier, on l’aima d’abord un peu pour elle-même ; aujourd’hui on en raffole pour les beaux yeux de la Patti, qui la chante haut la main, haut le pied, car elle y danse à vous ravir d’aise. Impossible d’avoir dans le gosier plus de perles à égrener sur un tissu que, somme toute, on ne risque guère à trop vouloir broder. Ces vocalises d’un goût déjà vieillot, ces variations, à la longue insupportables, dont il lui plaît d’affubler dans la Sonnambula la musique de Bellini, qui pas plus que celle de Donizetti dans la Lucia ne semble lui avoir encore livré le secret de ses tendresses et de ses larmes, tout ce fatras de points d’orgue, de staccati, d’arpèges, tous ces exercices de piano que l’adorable enfant traîne après elle dans sa course aux papillons, ce joli, ce pimpant, ce clinquant, ici dans Crispino sont à leur place. Allez la voir chanter, danser son duo du second acte avec le ciabattino. Est-elle assez bien chaussée pour une cordonnière ! quel pied mignon et quels gazouillemens de colibri ! Incominci’al saltellar ; elle chante, et, levant le coin de son tablier, pince un rigodon. À ce double talent, le public n’y tient plus, il tressaute sur ses bancs, éclate en bravos frénétiques, et chaque soir se renouvellent des furies comme de mémoire de dilettante n’en connut jamais cette salle Ventadour, où les Pasta, les Sontag, les Malibran, les Frezzolini, ont pourtant passé.

Mais en ce siècle épris de rococo, et qui semble apporter en toutes choses les manies du collectionneur, il s’agit beaucoup moins d’être une grande artiste que d’être une petite merveille. Elle chantait, ne vous déplaise, et maintenant elle danse, rien ne manque à la curiosité. Ainsi monté, ce Crispino sera pendant tout l’hiver l’enchantement des Athéniens de Paris. Je ne suppose pas que les frères Ricci se fussent jamais doutés d’avoir produit une œuvre si mirifique. Du train dont nous y allons avec nos extravagances, nous finirons par mettre cette joyeuseté musicale à côté du Barbier de Rossini. Il y a dix-sept ans environ que cela fut donné à Venise au petit théâtre de San-Benedetto. Il me semble encore que j’assiste à la répétition générale : une salle obscure tout imprégnée de l’humidité saline des lagunes, des banquettes vermoulues, mais sur la scène, dans l’orchestre, une troupe intelligente, remuante, adroite à se multiplier. Quatre quinquets puans composaient l’éclairage. C’étaient des conversations, des gestes, des appels comme sur la place Saint-Marc, et dans ce bruit, dans ces ténèbres, tout ce monde-là se retrouvait, chantait, répétait en conscience sans qu’il y parût. La pièce devait aller en scène le lendemain, et je me demandais comment la chose pouvait avoir lieu, lorsque mon gondolier, qui du fond du parterre venait de suivre en tapinois le spectacle, me rassura complètement. Cet homme, avec ses yeux de lynx, avait débrouillé le chaos, vu la lumière, et du premier coup, mieux que le plus raffiné dilettante, découvert le fameux trio des apothicaires et pressenti ses triomphantes destinées. Épreuve sur papier à sucre d’un ouvrage dont le Théâtre-Italien nous a fourni plus tard l’édition magnifiquement illustrée, cette répétition me revient à la mémoire chaque fois que j’entends la Patti dégoiser son prodigieux six-huit du second acte. Parlez-moi de ces musiques sans conséquence pour bien faire valoir les virtuoses ! On n’y suit d’autre loi que son caprice. On vocalise, on trille à cœur-joie sans que la critique trouve à redire ; au contraire, plus vous multipliez les agrémens, les broderies et les soutaches, plus elle applaudit. La garniture, du moins cette fois, ne nuit point à l’étoffe. De toutes ces variations, de toutes ces gammes chromatiques, vous jouissez comme d’un joli feu d’artifice tiré dans le vide, et dont les baguettes ne risquent plus d’endommager l’architecture d’un Parthénon quelconque.

Jamais encore Mlle Patti n’avait rencontré pareille aubaine. Son succès dans ce rôle d’artisane accorte, délurée, un peu grivoise, n’a point d’exemple. Du consentement de ses plus forcenés admirateurs, la diva s’est surpassée elle-même. L’aveu nous plaît, et nous en tenons acte, car il s’accorde entièrement avec l’opinion que nous avons toujours mise en avant. Que ceux qui rêvaient pour leur idole le cothurne de Melpomène ou le brodequin de Thalie en prennent leur parti de bonne grâce, l’idole a trouvé chaussure à son pied. Ce succès étourdissant de la jeune virtuose dans Crispino aura du moins cet avantage de couper court à la discussion. Nous a-t-on assez répété depuis trois ans à propos de ce mignon talent de Dugazon italienne qu’on prétendait nous donner pour le génie d’une Malibran en herbe, — s’est-on assez écrié sur tous les tons de la louange et du fanatisme : « Attendez, et vous la verrez dans le grand répertoire ! Vous n’avez encore devant les yeux que l’enfant-prodige, laissez se dégager la grande artiste ! » Nous avons attendu, et la métamorphose n’a point eu lieu, et cette organisation d’élite, mais ridiculement surfaite, en est venue, après deux ou trois essais mal réussis, à trouver son terme de perfection dans le principal rôle d’une opérette à la Fioravanti. On nous avait solennellement donné rendez-vous dans le temple de Bélus à Babylone, dans le palais du More de Venise, et c’est à l’échoppe du savetier Crispin qu’on nous ramène. Quant à moi, ce que j’en dis n’est point un blâme, je constate un fait, voilà tout. Renonçons à ces engouemens de coterie, à ce luxe de panégyriques, finissons-en avec ces dithyrambes dont les strophes sont marquées par des coups d’encensoir. Voyons dans le talent de Mlle Patti ce qu’il y a, et tâchons de nous arranger de manière à nous passer de ce qu’il n’y a point : ce qu’il y a, c’est une voix exquise, un sens inné de la musique, de l’entrain, du naturel, tous les dons de la jeunesse, une virtuosité infuse ; ce qu’il n’y a pas, c’est le souffle et l’accent supérieur, le goût de l’idéal, la grande intelligence, la grande âme et le grand style. L’art de chaque époque a son optique. Aujourd’hui par exemple nous voyons petit, nous voulons qu’on soit amusant. La Patti, M. Sardou, c’est le même art. Tout se tient. La période où florissent les Bons Villageois, la Famille Benoiton, devait avoir la Patti pour cantatrice, de même que la période d’Hernani, de Marion de Lorme, des peintures de Delacroix, eut la Malibran. Il ne reste au Théâtre-Italien qu’à prendre leçon des circonstances. Le répertoire de Mozart, de Rossini, a fait son temps. Vouloir persister serait la ruine. Qui sait si l’avenir de ce côté aussi ne nous ménage point quelque surprise ? J’y croirais volontiers après ce succès de la Patti dans Crispino. Quand je vois Mlle Delaporte dans la dernière scène de Nos bons Villageois, je la trouve à coup sûr très charmante ; mais l’idée ne me vient pas que ce serait encore bien plus beau de lui voir jouer la Célimène du Misanthrope ou l’Elmire de Tartuffe.

C’est là cependant ce que les amoureux de la jolie pensionnaire du Théâtre-Italien ne cessaient de crier par-dessus les toits : « Vous la verrez dans l’art sérieux ! » Nous l’avons vue ou du moins entrevue, et franchement ce qu’elle a fait de Lucie ne vaut guère la peine qu’on en parle. Ce genre de pathétique-là n’a besoin ni de génie ni de grands trésors d’émotion ; on le réussit à merveille avec de beaux cheveux qu’on dénoue et des roulades qu’on égrène en sanglots. Ne point forcer son talent, rester dans son emploi, et quand on a commis l’imprudence d’en sortir y revenir bien vite, voilà le tact, l’habileté. Cette Anetta de Crispino e la Comare est assurément la meilleure rencontre de Mlle Patti. La Vitali, qui l’an passé jouait le rôle, n’y mettait ni ce brio, ni cette originalité. Avoir tant de verve, d’entrain, cela s’appelle au théâtre brûler les planches ; la Patti incendie la salle entière. Elle court en bondissant à travers cette musique bouffe italienne, déjà pleine de combustible, et le feu de joie s’allume à son passage. Qu’elle le veuille ou non, ce succès la classe. Et pourquoi ne le voudrait-elle pas ? Mieux vaut soubrette amusante et bien sur pied que majesté déchue.

Les reines en exil, tout le monde les connaît : c’est Desdemona, Norma, Sémiramis, dona Anna, la comtesse Almaviva des Noces de Figaro, et je doute un peu que Mlle Emmy La Grua ait en elle ce qu’il faudrait pour aider une administration à les replacer sur leur trône. MIle La Grua qui débuta jadis dans le Juif errant d’Halévy, rentre en France aujourd’hui après une absence d’environ vingt années. Elle a donc beaucoup va, beaucoup entendu, beaucoup retenu ; mais sa voix, on le suppose, a perdu tout éclat. Talent formé à bonne école, mais trop mûr, organe en désarroi dont les registres ne tiennent pas ensemble, hélas ! madame, nous vous connaissons, vous vous appeliez l’an passé Mme Lagrange. Ce n’est là ni Norma, ni Desdemona : c’est tout au plus leur ombre errante et plaintive. Et ce M. Pancani, quel Otello ! quel Pollion ! Où trouver, sinon dans la citerne de Joseph vendu par ses frères, une voix plus enrouée ? Le Théâtre-Italien professe à l’endroit de ses ténors une théorie véritablement inadmissible. A défaut de tant de raisons qui semblent désormais conspirer sa perte, un pareil système suffirait pour l’amener. A chaque instant, des figures nouvelles, des comparses évoqués on ne sait d’où à l’heure du spectacle ! Fraschini manquant cette année, à côté de M. Nicolini, le seul que le public puisse encore prendre au sérieux, on aurait pu avoir M. Naudin ; il est regrettable qu’on n’y ait point songé. Les bons engagemens font les bonnes troupes, mais ils coûtent cher. Rien de plus facile que de s’en passer ; il s’agit tout simplement de mettre la quantité à la place de la qualité, de faire défiler dans sa lanterne magique des processions de candidats. Le public d’ailleurs, assez bonhomme de sa nature, commence par s’émerveiller de tant de luxe ; une idée par jour, un ténor par soir, il semblerait qu’un tel régime dût suffire à son bonheur. Point du tout ; il se fatigue, se désaccoutume, tant de débuts l’importunent, l’obsèdent, et peu à peu vous le voyez s’éloigner d’un théâtre où d’une année à l’autre tous les visages changent sur la scène, où l’intérêt d’un habitué ne sait à qui se prendre. S’il vient encore, ce sera pour entendre chanter la Patti et surtout pour l’applaudir avec fureur… quand elle danse ; mais que voulez-vous qu’il fasse d’Otello lorsque Mlle Emmy La Grua joue Desdemona, et M. Pancani le More ? De pareilles représentations ne sont bonnes qu’à vous faire rêver du passé. Le théâtre fournit l’orchestre, les décors, et votre imagination, vos souvenirs pourvoient au reste. Comme ces acteurs du théâtre fiabesque auxquels Gozzi se contente de livrer le tracé d’une pièce, vous complétez le scénario, vous rendez à ces personnages la physionomie, le geste, l’inspiration d’une Malibran, l’accent suprême d’un Rubini ; vous entendez ces grandes voix éteintes, ces nobles génies disparus vous parler par la bouche des ombres chinoises qui s’agitent devant vos yeux. On nous reproche d’aimer les vieilles cantatrices, c’est absolument comme si l’on accusait M. Cousin d’aimer les vieilles femmes parce qu’il se complaît dans l’étude et l’admiration des héroïnes de la fronde. Tâchons de distinguer entre le passé et ce qui est vieux : le passé appartient à l’histoire, se perpétue dans son intégrité ; ce qu’il fut, il l’est et le sera à travers le temps en dépit de toutes nos contestations. Il n’y a de vieilles cantatrices que celles qu’on rencontre, les autres ne sont plus ou sont pour toujours. « A Judith Pasta, messieurs ! s’écrie le personnage d’un des plus charmans contes de M. Mérimée ; puissions-nous revoir bientôt la première tragédienne de l’Europe ! » Voilà un toast qui n’a point vieilli, et que Stendhal à coup sûr porterait aujourd’hui en soupant à la Maison-d’Or après une de ces désastreuses représentations d’Otello qu’on nous offre.

La musique de Rossini finira par y succomber. Rien ne ressort désormais que ses défauts. Cette uniformité dans la coupe des morceaux donne aux opéras de Rossini, aux tragiques surtout, une monotonie dont la surabondance des détails, le flot de vie qui déborde autour de vous, ne vous empêchent pas de sentir à la longue l’influence. La précipitation avec laquelle le maître travaillait se trahit à chaque instant par le retour des mêmes harmonies. Ces cadences finales succédant à l’allegro, ces interminables andante, péristyles obligés de son architecture en matière de morceaux d’ensemble (mi manca la voce dans Mosè, incerta l’anima dans Otello), tout cela provoque à présent, même chez les plus fidèles, un involontaire bâillement. Et cependant que de grâces encore et de richesses dans ces ouvrages ! que de beautés dans cette partition d’Otello, dont, au dire du maître, le troisième acte seul mériterait d’être épargné ! Quel homme, en contemplant certains portraits de femme de Titien, n’a saisi dans ces yeux noirs, splendides, la mystérieuse ardeur d’un sensualisme qui, se dérobant, vous captive, vous attire ? On dirait le souffle tiède, enivrant, d’une de ces nuits du midi où le parfum des orangers vous monte à la tête.

La musique de Rossini a de ces enchantemens. Plus ou moins, toutes ses mélodies se ressemblent, ou, pour mieux dire, ont entre elles un air de famille. Tandis que chez certains Allemands, Beethoven par exemple, toute mélodie a son caractère particulier, son identité, pour le tragique comme pour le comique, Rossini a sa phraséologie, qu’il applique à son sujet avec une dextérité merveilleuse. Il donne aux personnages, aux situations, une couleur générale, et cela lui suffit. Otello, du commencement à la fin, porte la trace de ce procédé thématique. On y parle presque sans cesse le langage conventionnel de l’ancien opéra seria, et le troisième acte même paraît avoir immensément perdu de sa mélancolie depuis que l’âme des grandes tragédiennes s’en est retirée. Je m’étonnais l’autre soir d’être si peu ému par la célèbre romance du Saule. Ce chant de mort me semblait bien fleuri, ce pathétique théâtral, avec ses roulades, manquait absolument de persuasion ; tant de variations, de points d’orgue me donnaient à penser que cette Desdemone avait peut-être moins à cœur d’épancher ses tristesses que de montrer au public, avant de mourir, le bon emploi qu’elle a fait des leçons de son maître à chanter. Faut-il attribuer de telles impressions à la seule insuffisance d’une exécution dépourvue de toute espèce de prestige ? ou ne serait-ce pas mieux de voir là la simple conséquence de l’effet produit par la fréquentation plus assidue des maîtres vraiment convaincus ? Kiesewetter appelle période Beethoven-Rossini l’époque qui s’étend de 1800 à 1832. Ces deux noms indiquent en effet deux extrêmes. On a beaucoup argumenté dans le temps sur ce que Beethoven refusa de recevoir la visite de Rossini. Il n’y eut dans cette action, très reprochable, j’en conviens, au point de vue du savoir-vivre, aucune espèce de mauvais sentiment. Beethoven ne connut jamais la basse envie. Il admirait Cherubini du fond de l’âme, s’écriait avec transport : « Te voilà donc, mon brave garçon ? » en serrant dans ses-bras le Weber du Freyschütz ; mais dans Rossini que pouvait-il voir, sinon le représentant d’un goût frivole qu’il réprouvait, détestait, sinon un brillant génie précurseur et fauteur de toutes les décadences d’un art auquel il avait consacré toutes les forces de son être, lui, dont la jeunesse s’était écoulée sous le règne des Haydn, des Mozart ? Quand le dessert vient sur la table, pensait-il, c’est que le banquet tire à sa fin, et Rossini, c’était le vin de Champagne et les sucreries. Quel besoin ce solitaire avait-il de la visite d’un muscadin auquel, dans la brusquerie de sa franchise inexorable, il n’aurait trouvé à dire que ces mots que Schiller met dans la bouche de Brutus rencontrant César : « Passe à gauche, moi, je vais à droite ! » On discutait alors partout ce fameux thème : de Rossini ou de Beethoven, lequel est le plus grand ? La question aujourd’hui dure encore : affaire de goût, de tempérament ; c’est, habillée à la moderne, l’antique allégorie d’Hercule entre les deux voies. Si vous êtes de la race des héros, si vous aimez les combats corps à corps avec les monstres, l’âpre course à travers les régions profondes et sublimes, et pour récompense de vos travaux, de vos efforts, de tant de périls surmontés, la pauvreté, la souffrance, voici Beethoven. Si au contraire c’est l’épicurisme qui vous tente, si vous êtes né pour le monde, ses plaisirs, ses victoires que la fortune couronne au moment voulu, et dont on jouit ensuite librement, douillettement, dans les flâneries d’une existence, grâce à Dieu, longtemps prolongée, — voilà Rossini ; choisissez.

A l’Opéra-Comique, nous trouvons la question Capoul, un moment grosse d’orages, de procès, et dont, même aujourd’hui que tout semble s’apaiser, les petits incidens ont bien encore leur intérêt et leur moralité. Les ténors, les jeunes surtout, deviennent rares, on se les dispute. Qui sortira vainqueur du combat ? La folle enchère va son train : les directeurs de l’Opéra-Comique et du Théâtre-Lyrique étaient aux prises. Le directeur de l’Opéra lui-même intervint un instant dans la mêlée. On eût dit la bataille de trois empereurs. Tant de bruit pour une voix si blanche ! Il y a trois ans à peine, M. Capoul débutait sans trop d’éclat sur la scène Favart. Depuis il a travaillé, mis du sentiment dans sa voix, de l’ordre dans son jeu, dans son accent, et c’est aujourd’hui un tenorino très sortable, qui dit avec goût la jolie cantilène d’introduction dans Marie et phrase délicieusement l’andante de l’air de Joseph. Bien ménagés, cette voix et ce talent pourraient fournir une très honorable carrière d’opéra-comique ; mais il n’est point dans l’esprit de notre temps que les chanteurs restent à leur vraie place et résistent avec suite aux inimaginables propositions que le moindre succès leur attire. M. Gounod, qui ne le sait ? vient de composer une partition sur le sujet de Roméo et Juliette, et, pour donner son ouvrage au Théâtre-Lyrique, commençait par demander l’engagement préalable de M. Capoul. On estime au premier abord qu’il eût peut-être été plus naturel de porter directement la chose à l’Opéra-Comique, où se trouvait déjà l’indispensable Roméo : de la sorte, on n’aurait du moins dérangé personne ; mais M. Gounod nourrit des superstitions d’ailleurs trop justifiables. Le seul grand succès dramatique qu’il ait obtenu jusqu’ici eut le Théâtre-Lyrique pour témoin. A l’Opéra, l’auteur de Sapho, de la Nonne sanglante et de la Reine de Saba n’essuya guère que des mécomptes, et quant à l’Opéra-Comique, le pigeon d’essai lancé par lui cet été n’en a point rapporté de fameux présages. Va donc cette fois encore pour le Théâtre-Lyrique, et tâchons d’avoir M. Capoul. On l’aurait ce Roméo, mais il en coûterait cher. Le directeur de l’Opéra-Comique avait prévu de loin la circonstance et stipulé, en cas de rupture, un dédit de 40,000 francs : joli denier pour une simple entrée au jeu. Les quarante mille francs versés dans la caisse de l’Opéra-Comique, ce sera le tour au jeune ténor de poser ses conditions particulières. Un Roméo de qui l’on exige de telles rançons ne saurait être homme à chanter, dans les prix doux, ses duos au clair de lune avec Juliette. Quarante mille livres pour le dédit, cinquante mille pour l’engagement : soit quatre-vingt dix mille francs pour le seul ténor, puis viendra sans doute la Juliette, dont il faudra bien aussi régler le compte. Qui fera Juliette ? Difficile de supposer que ce puisse être Mme Carvalho. Juliette a quatorze ans, ne l’oublions pas : fourteen corne Lammas eve. Et plus on aura recherché pour Roméo des conditions de jeunesse, plus il sera nécessaire, indispensable, de bien surveiller l’âge et la tournure de Juliette. Fraîcheur de voix, sveltesse, grâce et distinction, où vous trouver ? et quels nouveaux dédits faudra-t-il donc payer pour vous avoir ?

En attendant, l’Opéra-Comique menaçait de se fâcher, et il n’avait point tort. Les théâtres que l’état subventionne sont faits pour se respecter entre eux davantage. C’est se rendre mutuellement la vie impossible que d’aller ainsi à tout bout de champ ravager la troupe du voisin. Molester les autres sans profit pour soi-même est un procédé qui ne mérite point d’être encouragé par les gouvernemens. Quand le directeur du Théâtre-Lyrique aura payé 40,000 francs pour jouer à l’Opéra-Comique le mauvais tour de lui débaucher un ténor, il n’aura réussi qu’à se mettre sur les bras une charge de plus, qu’à compliquer une situation qu’il faudrait au contraire simplifier. Rendre la besogne d’un confrère plus difficile pour un moment n’est point s’enrichir. Qui profite pour un jour de ces extravagantes surenchères, sinon les virtuoses, dont ceux même qui les ont provoquées par leurs manœuvres accuseront plus tard les prétentions d’être insensées ? Il y a évidemment là, pour l’administration supérieure, un devoir à remplir. Les théâtres impériaux, en tant que subventionnés par l’état, se doivent les uns aux autres des égards et des ménagemens dont les entreprises particulières peuvent, en ce qui les concerne, ne pas reconnaître l’absolue nécessité. Ce qu’apparemment l’état veut, c’est de voir prospérer les théâtres qu’il soutient de son argent. Rien de plus préjudiciable à la fortune d’une spéculation que cette mise à l’encan d’un chanteur avant l’expiration de son engagement. Ainsi leurré par les promesses du dehors, le chanteur prend en dégoût le foyer de son théâtre, affecte de s’y montrer insupportable, et, voulant rompre, fait mauvais service. Il ne sied pas que de tels abus à chaque instant se renouvellent, qu’on intervienne en perturbateur dans ces affaires d’intérieur et ces combinaisons de répertoire, qui doivent être murées comme la vie privée. Voyons-nous que nos deux premières scènes lyriques en usent de la sorte vis-à-vis l’une de l’autre ? L’Opéra, depuis plusieurs mois, n’aurait eu qu’un signe à faire pour attirer à soi M. Capoul. S’il s’en était abstenu jusqu’ici, c’était purement par discrétion et savoir-vivre. Seulement après la discorde survenue, mais alors seulement, quelques relations furent ébauchées. M. Verdi, qui, en sa qualité de maestro dont l’ouvrage se répète, doit avoir naturellement l’œil et l’oreille à tout ce qui se passe et qui se chante autour de lui, — l’auteur de don Carlos, étant allé entendre à l’Opéra-Comique le jeune ténor, objet de ces querelles, était sorti charmé. Il voulut l’entendre en particulier et savoir ce que valait dans la force et la passion cette voix aimable, douce, attrayante, et qui, dans l’andante de l’air de Joseph, déploie un si vrai sentiment du style. Une séance eut lieu à l’Opéra, où divers morceaux du grand répertoire furent abordés non sans succès pour M. Capoul, puis on se sépara fort enchantés les uns des autres, et les choses en restèrent là. La première pensée du directeur avait pu être de spéculer sur la fraîcheur de ce talent, mais il comprit bientôt que cette voix si délicate, dont la gracilité juvénile fait aujourd’hui le charme principal, ne tarderait pas à succomber au travail d’acclimatation. Cette impression, partagée par M. Verdi, fut aussi, j’aime à le croire, celle du jeune chanteur, qui déjà doit avoir mesuré ses forces et se connaître assez pour sentir que sa vraie place est à l’Opéra-Comique. Un coup d’exploitation voulait l’en tirer, à défaut d’un bon procès l’instinct de sa propre conservation l’y retiendra. Rien d’ailleurs ne disait que cette histoire ne finirait point de la sorte. Qui sait ? peut-être qu’alors chacun serait content, le Théâtre-Lyrique tout le premier, qui, dégrisé de son aventure, se retrouverait avoir, sans risques ni périls, fait beaucoup de bruit autour de son Roméo, car nous pratiquons maintenant ce beau système au théâtre. Une pièce y réussit, surtout en raison des épisodes qui précèdent son avènement. C’est à M. Sardou que l’art contemporain doit rendre grâce de l’invention, nul ne s’entend comme l’auteur de Nos bons Villageois à passionner ce genre d’avant-scène. Pour un mot, il retire sa pièce, prend les dieux à témoins du dommage irréparable qu’on lui cause : c’est le fruit d’un labeur de six mois anéanti, un déficit de cent mille francs dans le budget d’un pauvre travailleur de la pensée ! Il faut l’entendre, lire.ses lettres aux journaux ; Pascal ni Molière ne le prendraient pas de plus haut. Honnête public parisien que ces éplorations de comédie trouvent crédule, tu n’as pas encore fini d’essuyer ton pleur que déjà la pièce morte ou qu’on croyait morte ressuscite. Tu te disais : C’est écrit, on ne jouera pas Maison neuve au Vaudeville ! Rassure-toi, M. Sardou consent à se laisser fléchir, il cède aux supplications gémissantes de tout un théâtre aux abois ; rassure-toi, tout est arrangé. C’était un truc, une stratégie, un emblème comme disait Scribe dans l’Étoile du Nord, et trois cents représentations vont te mettre à même de payer à ce victime de la littérature le tribut de ton admiration et de ta prud’homie ! — En musique, M. Gounod pratique aussi fort habilement cet art américain. Il sait comme pas un compositeur de notre temps battre le rappel sur la peau d’âne. Assurément tous ses opéras n’ont pas réussi, mais tous ont eu leur petite ou grande mise en scène avant l’heure, leur question Capoul plus ou moins émouvante et pathétique. On nous dirait qu’après tout le bruit qui s’est fait à cette occasion autour de son Roméo et Juliette M. Gounod a retiré sa partition que cela ne nous étonnerait guère, et nous apprendrions de main que cette partition, retirée aujourd’hui, vient d’être rendue au théâtre, que cela nous étonnerait moins encore.


F. DE LAGENEVAIS.


F. BULOZ.