Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1884

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Chronique n° 1262
14 novembre 1884


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre.

Certes, la France, comme tous les grands pays, a eu dans son histoire plus d’un cruel moment. Elle a passé, au cours de son éclatante existence, par de violentes épreuves, et la crise qu’elle traverse à l’heure qu’il est n’est pas la première qui ait été infligée à son courage et à sa fortune. Ce qu’il y a de nouveau, de poignant aujourd’hui, c’est que cette crise présente, que les hâbleurs de l’optimisme officiel peuvent seuls nier, semble n’être plus, comme dans d’autres temps, un simple accident, qu’elle s’aggrave en se prolongeant, qu’elle devient de jour en jour plus obscure, plus oppressive, et qu’on finit par ne plus savoir comment on en sortira.

Est-ce donc que la France, au lendemain des désastres qui l’ont accablée il y a quatorze ans, ait manqué à ceux qui ont entrepris de la diriger et de la gouverner ? Elle a offert au contraire toute sa bonne volonté, son travail, son épargne, sa docilité, son abnégation ; elle s’est prêtée à tout ce qui pouvait la relever, et chose extraordinaire, elle était sûrement, il y a dix ans, dans une situation meilleure qu’aujourd’hui. A peine pacifiée, elle avait retrouvé, sous une direction prévoyante, un crériit presque imprévu, des finances prospères malgré d’immenses charges, l’estime due à ses malheurs, une armée qui commençait à se reconstituer. Dix ans sont passés, ce premier mouvement de renaissance a manifestement dévié, et on est rentré par degrés dans l’ère des déficits financiers, des affaires de diplomatie mal engagées et mal conduites, des entreprises incohérentes, des confusions administratives et militaires. Par quelle étrange fatalité a-t-on reculé au lieu d’avancer depuis sept ou huit ans ? Il faut bien qu’il y ait une raison, et cette raison est désormais assez évidente : c’est qu’à un certain moment, il y a eu une politique prétendue républicaine, une politique à la fois puérile et arrogante, qui a cru pouvoir traiter les affaires de la France avec toutes les passions de faction et de secte, qui a sacrifié les idées de gouvernement aussi bien que les garanties libérales à un intérêt de domination, qui a tout violenté et tout déprimé pour régner. Cette triste politique, elle a porté ses fruits, elle a mis le gaspillage dans les finances, l’esprit d’aventure dans les affaires extérieures, la guerre dans la vie morale du pays, l’incohérence dans la justice et dans l’administration comme dans l’armée, les calculs électoraux dans toutes ses œuvres. Elle a conduit à cette situation pénible, laborieuse, que tout le monde voit, excepté peut-être ceux qui en sont les auteurs, où régne ce sentiment universel de défiance et d’inquiétude qui t’ait qu’on cherche de tous côtes une issue qu’on n’aperçoit pas. Tel est l’inexorable et peu rassurant résultat de ces quelques années de politique républicaine. Le dernier mot, c’est cette crise indéfinissable où s’épuisent les forces du pays, où se débattent encore aujourd’hui chambres et gouvernement, sans savoir comment ils en finiront avec cette réforme du sénat, qu’ils ont rendue nécessaire, avec ce déficit du budget qu’ils ont préparé, avec ces affaires du Tonkin où ils semblent plus que jamais se perdre à la recherche d’une solution.

On dirait que les républicains ne peuvent se défendre d’un malheureux penchant. Ils ont le goût du bruit, de l’agitation, du changement pour arriver presque toujours aux résultats les plus médiocres ou les plus inavouables. Lorsqu’il y a quelques mois, le gouvernement a engagé cette campagne si inutilement bruyante de la revision constitutionnelle, quelle était sa pensée ? Il le cachait à peine, il se proposait d’enlever aux partis une arme qu’il supposait dangereuse, il voulait supprimer d’avance un mot d’ordre d opposition et de guerre dans les élections prochaines. C’était tout simplement un calcul de parti. La revision a été votée, non sans tumulte, et la première, ou pour mieux dire l’unique conséquence de cette grande réforme constitutionnelle, c’est la nécessité d’une nouvelle loi électorale pour le sénat. Soit, la loi a été présentée, discutée, et elle est même déjà votée au Luxembourg. A quoi a-t-on songé en la préparant ? S’est-on préoccupé de donner au sénat plus de force, plus d’autorité morale par une organisation plus rationnelle et plus large ? Pas le moins du monde. On a songé avant tout à supprimer directement ou indirectement les inamovibles et à inscrire dans la loi un système de proportionnalité augmentant le nombre des électeurs sénatoriaux des villes qu’on supposait plus favorables aux républicains. C’était encore un calcul de parti, une tactique électorale, — et voila pourquoi on a entrepris une campagne de revision, au risque de porter un premier coup aux institutions.

Un homme de réflexion et d’étude qui présidait la commission sénatoriale et qui ne parle pas souvent, M. Scherer, a essayé de relever la question en inaufïurant le récent débat par quelques paroles aussi fortes qu’éloquentes. Il a dit sans détour que l’inamovibilité érait aujourd’hui le dernier refuge de rindépendance parlementaire et que la suppression des inamovibles était une atteinte à la dignité du sénat, que le système de proportionnalité qu’on avait imaginé n’était qu’une chimère ou une vulgaire tactique, il s’est élevé plus haut ou il est allé plus loin : il n’a pas craint de montrer qu’on obéissait à une superstiiion démocratique qui tend à tout niveler, à appauvrir la politique, à chasser du parlement les illustrations du pays ; et cela lorsque de toutes parts « on se plaint que le caractère de nos assemblées tend à baisser, lorsque la politique souffre dans toutes ses parties de la pénurie des capacités. » Il a signalé enfin le danger du système régnant aujourd’hui, qui met le nombre partout, qui ne laisse pas même un dernier asile aux lumières, à l’esprit, à l’indépendance, et il a pu dire : « S’imagine-t-on que sous un pareil régime il pourrait y avoir une politique financière, une politique extérieure, une politique générale ? » Rien de plus juste. M. Scherer a eu le mérite d’exprimer, dans un langage d’une gravité pénétrante, des vérités supérieures ; mais, évidemment, les républicains du sénat ne s’inquiètent ni des illustrations du pays ni de l’autorité de l’assemblée à laquelle ils appartiennent et dont ils sont tout prêts à livrer les prérogatives. Un législateur bien intentionné, ami des transactions, M. Lenoel, a fait un effort généreux, nous en convenons, pour réserver tout au moins au sénat le droit d’élire, ne fût-ce que pour neuf ans, les soixante-quinze sénateurs qui étaient jusqu’ici inamovibles et que le gouvernement proposait de faire nommer par les deux chambres réunies. L’intention est honnête, seulement cela ne répond à rien ; ces inamovibles, devenus dés sénateurs à temps, tout en continuant à être nommés par le sénat, ne sont plus qu’un artifice de transaction équivoque, une invention assez arbitraire, de même que la proportionnalité imaginée pour les sénateurs élus par les départemens n’est qu’une conception de fantaisie déguisant à peine un calcul électoral. Si l’on veut, et c’était là l’idée première, que le sénat voit comme une émanation de la vie municipale, ce que M. Gambetta a appelé le grand conseil des communes, toutes les municipalités ont droit à la même représentation, et il n’y a aucune raison d’introduire l’inégalité dans les délégations des communes ; si l’on veut proportionner le nombre des délégués au chiffre de la population ou à l’importance des conseils municipaux, c’est une déviation manifeste de l’idée première, et de plus ce qui a été proposé au sénat, ce qui a été voté manque aux plus simples règles de la proportionnalité. De sorte que le système adopté ne répond à rien, c’est une œuvre de hasard. En réalité, la seule intention saisissable est celle d’augmenter le nombre des délégués sénatoriaux dea villes, au détriment des délégations rurales, dans l’intérêt des candidatures républicaines, et cette campagne de révision si bruyamment inaugurée aura abouti tout simplement à une manœuvre d’élection.

Lorsque M. Scherer disait l’autre jour, qu’avec de pareils procédés on ne pouvait sans doute s’imaginer avoir une politique, cette parole trouvait son éclatante justification, non-seulement dans ce qui se passait au sénat, mais dans cette situation financière soumise en ce moment même à l’autre chambre. Où est la politique dans ce budget dont la discussion vient de commencer au Palais-Bourbon ? Quelles sont les propositions de la commission ou du gouvernement qui répondent à la réalité ? Il y a une chose évidente, c’est que ministres et députés reculent devant les conséquences de ce qu’ils ont fait depuis quelques années, devant les déficits qu’ils ont créés et accumulés par leurs excès de dépenses, par la plus imprévoyante administration de la fortune publique. Ils emploient toute sorte de subterfuges pour déguiser ou pallier la vérité, et ce n’est pas certainement le rapport général de la commission de la chambre sur le budget qui aidera à rétablir cette vérité. Le rapporteur général du budget pour cette année, M. Jules Roche, est un homme nouveau, un homme d’imagination et de fantaisie qui manie les finances avec dextérité, sans perdre son temps dans de trop longues études, sans se préoccuper des conditions d’une politique financière. Il a bientôt réalisé une économie ou découvert un impôt à établir, surtout lorsqu’il s’agit de faire l’économie sur la dotation des cultes ou de prélever l’impôt sur les congrégations. Du premier coup, avec l’ingénieuse fertilité de son esprit, il a trouvé le moyen, sinon d’éteindre le déficit, du moins de l’expliquer à la satisfaction du parti républicain, et l’explication est on ne peut plus facile, surtout on ne peut plus sérieuse. Oui, vraiment, s’il y a des difficultés, c’est tout simplement la faute des monarchies, des régimes qui ont précédé la république. Supposez seulement que le budget fût allégé de toutes les charges du passé, qu’il n’eût pas à payer les 548,641,520 francs, « conséquence annuelle, directe et rigoureuse de la guerre de 1870, » le déficit n’existerait pas, c’est évident. Mon Dieu ! oui, la guerre a laissé des charges qu’il a fallu subir, que le budget de 1876 supportait néanmoins encore sans déficit, — et comme on a trouvé sans doute que le fardeau n’était pas assez lourd, les républicains, à leur arrivée au pouvoir, ont jugé que le moment était venu d’accroître toutes les dépenses au lieu de les restreindre. Ils ont trouvé naturel d’élever en quelques années le budget de la France de 2 milliards 1/2 à plus de 3 milliards, d’ajouter plus de 200 millions au ministère des finances pour de nouveaux emprunts, plus de 100 millions au ministère de l’instruction publique, 3 millions 1/2 au ministère des affaires étrangères, 5 millions au ministère de la justice pour la réforme judiciaire, 8 millions au ministère de l’intérieur, 100 millions au ministère de la guerre, millions de pensions pour les victimes de décembre, etc., sans compter le budget extraordinaire. Bref, on a réussi à augmenter, en quelques années de paix, les dépenses publiques plus qu’on n’avait dû les augmenter pour suffire à la liquidation d’une guerre désastreuse. Et c’est ainsi que les monarchies sont visiblement la cause de tout le mal, que la politique républicaine n’est pour rien dans ces embarras d’où on ne sait plus comment se tirer, parce qu’on craint de s’avouer la vérité.

Ce que le rapporteur du budget n’a pas fait pour l’honneur de cette vérité, les conservateurs de la chambre, que l’esprit de parti n’admet même pas dans les commissions, l’ont fait avec une abondance et une netteté singulièrement instructives dans un exposé complet de la situation financière entre ces deux dates, 1876-1885. Ils ont montré par des faits, par des chiffres, la progression des dépenses, la profusion des emplois nouveaux et des dotations, les crédits engagés sans mesure, sans réflexion et sans garanties. Ce qu’ils ont montré surtout, c’est que, depuis quelques années, on se met sans façon en dehors de tous les principes financiers, de toutes les règles protectrices de comptabilité publique et de contrôle. On s’accoutume à vivre dans l’irrégularité, depuis la formation des budgets jusqu’à la liquidation, toujours tardive, que la cour des comptes ne peut plus suivre utilement. C’est tout cela qui a préparé une situation si difficile ; c’est à tout cela qu’il faudrait remédier, non par des explications ridicules ou des expédiens de parti, mais par la sincérité, par la prévoyance, par le respect de la fortune publique, — et c’est parce qu’on ne croit pas les républicains du gouvernement et des chambres décidés à changer de système que l’opinion ne voit point d’issue.

Que devient cependant cette éternelle affaire du Tonkin, qui a certes aujourd’hui sa part, et sa grande part, dans cette crise dont souffre le pays, dont la principale cause est une politique de parti, ou plutôt l’absence de toute politique ? Ici, en vérité, tout est énigmatique et confus. On est dans l’obscurité entre les opérations militaires, dont on ne sait plus rien, les résolutions inconnues du gouvernement, et les délibérations mystérieuses d’une commission. Lorsque le parlement s’est réuni, il y a déjà un mois, il n’y avait qu’une préoccupation une pensée qui se traduisait par un mot d’impatience : Il faut en finir ! n’y avait plus de temps à perdre pour expédier des forces au Tonkin, à Formose, pour donner à nos chefs militaires tous les moyens d’assurer l’ascendant de la France. Une commission a été nommée et s’est réunie sous cette impression. Elle a vu M. le président du conseil, M. le ministre de la guerre, elle a entendu des témoins, elle a compulsé des documens ; puis, en définitive, elle s’est enveloppée de mystère et de silence. Ce n’est pas que, dans l’intérieur de cette commission, il n’y ait eu, à ce qu’il semble, de singulières péripéties, même peut-être d’obscurs conflits. Un premier rapporteur a été nommé, puis il a brusquement donné sa démission après une entrevue avec M. le président du conseil. Un autre rapporteur a été désigné, et celui-là paraît avoir été choisi pour attendre et se taire sans murmurer, comme dit le vaudeville. Le fait est que, depuis deux ou trois semaines, tout semble en suspens. Que signifient ces tergiversations et ces dissimulations ? Après avoir été tout à la guerre il y a quelques jours, est-on maintenant à la paix ? Y a t-il des négociations, des tentatives de médiation qui préparent un dénoûment pacifique, un arrangement avec la Chine ?

C’est là la question, et on en serait toujours réduit à interroger les augures, si par le bienfait des circonstances il n’y avait eu ces jours derniers le banquet du lord-maire à Londres, si dans ce banquet lord Granville n’avait parlé un peu plus qu’on ne parle à Paris. Lord Granville n’a pas laissé ignorer que l’Angleterre, fort désireuse de la paix dans l’extrême Orient, avait mis sa bonne volonté de puissance médiatrice à la disposition de la France et de la Chine, que les deux états avaient bien accepté ses offres, « mais à différentes époques et non simultanément, » que néanmoins l’Angleterre restait toujours prête. En d’autres termes, c’est peut-être la paix par la médiation anglaise ou encore par une négociation directe. Seulement dans quelles conditions se ferait cette paix ? On dit maintenant que la France s’en tiendrait au traité de Tien-tsin et renoncerait à une indemnité. Fort bien, ce n’est pas l’indemnité chinoise qui comblerait le déficit du budget ; mais alors pourquoi poursuivre des hostilités depuis six mois puisque la Chine ne s’est jamais refusée à l’exécution du traité de Tien-tsin ? Mieux encore, au lieu de s’engager dans une guerre qu’on ne sait ni conduire ni finir, pourquoi n’avoir pas commencé par s’en tenir au traité primitif de M. Bourée ? Et lorsqu’on voit tant de tergiversations, de contradictions, de fausses démarches d’un gouvernement toujours flottant entre la paix et la guerre, entre toutes les médiations, comment veut-on que la France se sente rassurée sur la marche de ses affaires dans le monde ?

L’état général de l’Europe est le résultat de circonstances si multiples, si compliquées et enchevêtrées qu’il est quelquefois assez obscur, assez difficile à déchiffrer. Les moindres incidens de diplomatie, les plus simples démarches, voyages ou visites des chefs des chancelleries et, à plus forte raison, les rencontres des souverains, deviennent l’objet de commentaires de toute sorte. Tout est scruté, interprété avec une curiosité impatiente jusqu’au jour où l’on s’aperçoit qu’on s’est mis un peu inutilement en frais l’imagination et d’émotion, que la vérité est plus simple qu’on ne le supposait, qu’il n’y a rien de changé dans les affaires du monde. C’est ce qui vient d’arriver encore une fois à propos de cette entrevue de Skierniewice, qui a occupé quelques jours de l’automne, qui a un instant attiré les regards de tous les politiques, de tous les nouvellistes de l’Europe. Que s’était-il passé entre ces souverains réunis avec leurs chanceliers dans un château de Pologne ? Y avait-il eu quelque traité mystérieusement négocié, des combinaisons nouvelles modifiant les relations générales de l’Europe ? Quel était, en définitive, le secret de cette rencontre préparée avec un certain art et non sans ostentation, de cette apparence de résurrection d’une alliance des trois empereurs ? Le secret vient d’être dévoilé plus ou moins, d’abord devant les parlement hongrois, qui a commencé sa session il y a quelques semaines, puis devant les délégations austro-hongroises réunies ces jours derniers ; les obscurités ont été dissipées, autant qu’elles pouvaient l’être, par l’empereur François-Joseph dans les allocutions qu’il a prononcées à Buda-Pesth, par le président du conseil de Hongrie, M. Tisza, par le ministre des affaires étrangères de l’empire, le comte Kalnoky. Les Hongrois, qui avaient eu quelque inquiétude de cette entrevue des trois empereurs, qui étaient impatiens de savoir à quoi s’en tenir sur les relations de l’Autriche, sur le degré de cette intimité renaissante avec la Russie, les Hongrois ont eu les premiers les explications publiques, officielles qu’ils désiraient, et ces éclaircissemens n’ont rien qui n’eût été déjà pressenti. Il n’y a point de secret, il n’y a point de mystère ; il n’y a eu à Skierniewice que ce qu’un euphémisme de diplomatie a pu appeler « un épisode pacifique qui n’est point eu contradiction avec les tendances du passé. »

La vérité, telle que le comte Kalnoky l’a exposée et avouée devant la délégation hongroise, comme devant la délégation autrichienne, c’est que, depuis le traité de Berlin, les rapports de l’Autriche et de la Russie éiaient resiès difficiles, c’est qu’il y a eu, à un certain moment, entre les deux empires, une assez sérieuse tension aggravée par des excitations d’opinion. L’entrevue de Skierniewice, qui a réuni trois puissans empereurs, a eu précisément pour objet d’atténuer cette tension, de mettre fin à des malaises toujours périlleux. Il n’y a point eu de protocoles, de traités, de conventions nouvelles. On s’est entendu sur les principes ; on est convenu de résoudre toutes les questions qui pourraient surgir dans les Balkans ou ailleurs d’un commun accord, dans un esprit pacifique, conformément aux traités qui règlent la situation européenne Le résultat, pour l’Autriche, est de rétablir des rapports plus aisés avec un puissant voisin, de « mettre une des frontières de l’empire à l’abri de toute inquiétude, » en atténuant les antagonismes, qui peuvent être une source de difficultés en Orient. C’est là l’importance de l’entrevue de Skierniewice. Est-ce à dire qu’en se rapprochant de la Russie, l’Autriche soit moins intimement liée avec l’Allemagne ? Tout cela s’est fait d’intelligence. Le cabinet de Berlin n’a point été étrancrer au rapprochement, et l’entente nouvelle avec la Russie n’a pu évidemment altérer ou affaiblir les rapports particuliers qui lient l’Autriche à l’Allemagne depuis 1879. Le comte Kalnoky, pressé de questions, n’a point hésité à dire : « L’alliance avec l’Allemagne, qui, depuis des années, a eu tant de résultats salutaires, est désormais incontestable ; c’est la base solide et assurée de la politique pacifique, qui est le mot d’ordre de notre conduite à l’égard de toutes les puissances voisines. » En d’autres termes, pour l’Autriche, l’alliance avec l’Allemagne reste le nœud de toutes les combinaisons, le point central autour duquel rayonnent pour ainsi dire toutes les alliances. Si les Hongrois, toujours ombrageux du côté de la Russie, tenaient à avoir l’assurance que l’accord austro-allemand n’avait pas périclité à Skierniewice, ils peuvent être satisfaits.

C’est une situation qui n’est pas nouvelle, qui était indiquée par la force des choses et que M. le comte Kalnoky a attestée une fois de plus en mettant des nuances dans la manière dont il a parlé des rapports de l’empire austro-hongrois avec l’Allemagne, avec la Russie, avec l’Italie. Un seul fait a pu paraître à peu près nouveau dans ces récens débats de Buda-Pesth sur la politique autrichienne, et c’est l’ancien chancelier de l’empereur François-Joseph, le négociateur même de l’entente austro-allemande, c’est le comte Andrassy qui l’a révélé.. On avait demandé au comte Kalnoky s’il était vrai, qu’au moment où l’alliance des deux empires fut signée, en 1879, M. de Bismarck avait eu l’intention de soumettre le traité aux parlemens des deux pays, Le comte Andrassy, répondant pour le comte Kalnoky, a déclaré que M. de Bismarck avait eu, en effet, un instant cette pensée, qu’il en avait parlé, et qu’après réflexion il n’avait pas insisté. Ratifiée ou non par les parlemens de Vienne et de Berlin, l’alliance n’a pas moins existé depuis cinq ans ; elle existe encore dans toute sa force, avec toutes ses conséquences et ce n’est pas à Skierniewice qu’elle a péri. Quant aux autres puissances, qui n’ont qu’un rôle d’observation et d’expectative dans ces évolutions de politique, elle n’ont point évidemment à s’alarmer outre mesure d’une entente qui, de l’aveu des négociateurs, a été conçue pour la paix et qui ne peut vraisemblablement subsister que pour la paix.

Les confidences de M. de Bismarck compléteront peut-être un jour ce chapitre d’histoire diplomatique, sur lequel on revient si souvent, et révéleront les autres secrets, s’il y en a, si celui qui dispose de tous les secrets se croit intéressé à les divulguer. Pour le moment, l’Allemagne est plus occupée de ses affaires intérieures que de sa diplomatie, placée tout entière dans la main et sous la garde de son tout-puissant chancelier. Elle vient de passer quelques jours en agitations électorales pour le renouvellement du parlement de l’empire, du Reichstag, la seule assemblée allemande, on le sait, élue par le suffrage universel. Les élections sont à peu près achevées maintenant, sauf quelques scrutins de ballottage qui ne peuvent plus modifier d’une manière sensible le caractère général de cette manifestation d’opinion. Or quels sont les résultats de ce scrutin allemand? Ils ne laissent pas d’offrir des particularités curieuses et ils sont dans tous les cas, assez peu décisifs. Les catholiques du centre, avec lesquels M. de Bismarck est obligé de compter, qu’il ménage ou qu’il dédaigne tour à tour, reviennent avec leur bataillon ordinaire de plus de cent membres et forment le groupe le plus compact, toujours prêts à mesurer leur opposition ou leur concours aux concessions qui leur seront faites dans les affaires religieuses. Les conservateurs de tradition, qui, le plus souvent, suivent le chancelier comme leur chef naturel et qui sont loin de se confondre avec le centre catholique, ont eu des avantages assez marqués; ils ont gagné bon nombre de sièges, sans former néanmoins une majorité suffisante pour soutenir une politique. Les nationaux-libéraux ralliés dans ces dernières années au gouvernement, et passablement désorganisés, ont eu beaucoup moins de succès; ils ont eu de la peine à garder un médiocre contingent, avec lequel ils ne peuvent jouer qu’un rôle effacé. Les plus maltraités dans la dernière lutte sont les nationaux-libéraux qui se sont séparés du chancelier et qui, en s’alliant avec les progressistes, ont formé depuis quelque temps ce qui s’est appelé le « parti libéral allemand. » Ceux-là ont éprouvé un vrai désastre; à Berlin même, ils n’ont pu garder leur ancienne position. Leurs chefs, M. Virchow, M. Richter, ont été tenus en échec par des candidats inconnus. Libéraux et progressistes ont vu marcher contre eux, dans une espace de coalition bizarre, les socialistes, les conservateurs, les antisémites, qui commencent à avoir leur représentation. Ce qu’il y a de plus frappant peut-être dans ces dernières élections allemandes, c’est le succès des socialistes, succès relatif encore bien entendu, mais déjà assez caractéristique, surtout à Berlin même. Lorsqu’ils ont commencé à se mêler aux luttes électorales, les socialistes réunissaient à peine quelque soixante voix dans la capitale prussienne. Peu après, dans les élections pour le premier parlement de l’empire, en 1871, ils avaient 2,000 voix. En 1881, ils étaient arrivés à 30,000. Hier, ils t)ut rallie 68,000 voix à Berlin. Dans l’ensemble des élections allemandes, ils ont eu pour eux 700,000 suffrages. Les socialistes ne seront pas sans doute encore assez nombreux pour former un groupe redoutable dans le Reichstag; ils seront pourtant au nombre de vingt à vingt-cinq, et c’est déjà un phénomène singulier, inattendu, qui a causé une certaine émotion mêlée de quelque stupeur à Berlin.

A voir de près ce nouveau parlement de l’Allemagne dans sa composition, on peut dire que, sauf quelques nuances, sauf surtout le succès imprévu des socialistes, il ressemble à celui qui l’a précédé. Aujourd’hui pas plus qu’hier, il n’y a une majorité dont un gouvernement puisse se servir; il n’y a que des partis morcelés, impuissans, et cette incohérence est peut-être inévitable dans un pays où il n’y a que les apparences du régime parlementaire. M. de Bismarck lui-même ne cache pas son dédain pour les formes, pour les fictions parlementaires. Le chancelier qui depuis vingt ans a manié et remanié l’Allemagne de sa main victorieuse veut bien un parlement ; il ne tient pas à avoir une majorité organisée, permanente, qui déciderait les grandes questions au scrutin, qui prétendrait avoir son influence sur un ministère et pourrait au besoin lui imposer une politique. Il ne dédaigne pas d’aller à l’occasion batailler au Reichstag. Il n’entend sûrement pas laisser à la merci d’un vote la force militaire de l’empire II n’entend pas subordonner à un scrutin la direction de sa diplomatie, quoiqu’il ait proposé un jour, à ce qu’il paraît, au comte Andrassv de soumettre le traité avec l’Autriche aux parlemens. Il entend se servir des chambres, tantôt pour lui donner un budget militaire indéfini, tantôt pour rectifier ce qu’il a fait, tantôt enfin, comme aujourd’hui, pour faire sanctionner le socialisme d’état à l’aide duquel il espère vaincre le socialisme révolutionnaire. Qu’il y ait dans une majorité, quand il en a besoin, un peu plus ou un peu moins de conservateurs, de nationaux-libéraux, de catholiques du centre, peu lui importe : il poursuit son but. La question est de savoir ce qui reste dans un pays le jour où disparaît l’homme qui pendant vingt ans et plus a tout résumé en lui.

Ce n’est pas tout à fait ainsi, on en conviendra, que l’Angleterre entend et pratique le régime parlementaire, et, jusqu’ici, elle ne s’en est pas plus mal trouvée. L’Angleterre peut avoir sans doute ses défaillances, ses passions, ses jalousies brutales, ses âpretés d’égoïsme et d’orgueil. Elle ne reste pas moins toujours l’exemple vivant d’une nation libre, disposant de ses propres destinées, gardant son influence sur son gouvernement et trouvant dans sa liberté même les moyens de traverser les crises qu’elle se crée quelquefois par les fautes auxquelles elle est exposée comme toutes les autres nations. Depuis que le parlement est réuni, on ne peut pas dire que les deux ou trois grosses affaires dont les Anglais sont incessamment occupés depuis plusieurs mois, aient marché bien rapidement. Ce n’est que dans quelques jours que M. Gladstone doit faire, au sujet de l’Egypte, les propositions définitives auxquelles le gouvernement paraît être rallié depuis le retour de lord Northbrook. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ces propositions auraient pu venir un peu plus tôt, — par exemple, lorsque le cabinet de Londres congédiait si lestement la conférence, — et qu’elles ne seraient aujourd’hui qu’une difficulté de plus si elles n’assuraient pas de larges garanties aux intérêts européens. C’est une question réservée. En attendant cependant, cette autre grosse affaire, la réforme électorale, semble être entrée depuis quelques jours dans une phase plus favorable. On le dirait du moins à certains signes visibles d’apaisement dans les partis. L’opposition n’a point évidemment déployé toutes ses forces dans la discussion qui s’est récemment rouverte à la chambre des communes, elle n’a pas engagé, au moins dans ce premier débat, la lutte décisive. Un ancien membre du cabinet de lord Beaconsfield, sir Richard Cross a même laissé entendre qu’une transaction n’était pas impossible, qu’on ne demandait plus au gouvernement la présentation simultanée du bill sur l’extension du suffrage et de la loi sur les circonscriptions électorales. Et, à leur tour, les divers membres du cabinet, sir Charles Dilke, lord Hartington, M. Gladstone lui-même, ont répondu à ces avances par les paroles les plus conciliantes. Les dispositions seraient donc plus favorables. Elles l’étaient au moins il y a peu de jours encore; ne sont-elles pas déjà changées, et le conflit ne reprendra-t-il pas toute sa vivacité, toute sa gravité le jour où le débat se rouvrira dans la chambre des pairs? Il se peut sans doute que lord Salisbury veuille livrer une dernière bataille; mais, d’abord, on ne sait si lord Salisbury sera suivi jusqu’au bout, et de plus, il est bien certain que, dans tous les cas, M. Gladstone épuisera tout ce qu’il a de forces, d’ascendant et d’éloquence pour atténuer un conflit qui menace si gravement les institutions britanniques.

S’il est un pays où tout soit livré à l’élection et où les passions les plus âpres, les plus violentes se déploient dans toutes les scènes de la vie politique, c’est cette république américaine qui ne cesse de grandir en population, en industrie et en richesse. Voici encore une élection qui vient d’agiter les États-Unis, et celle-ci avait une assez sérieuse importance puisqu’il s’agissait de savoir qui remplacerait M. Arthur Chester comme président de l’Union, si les républicains garderaient le pouvoir qu’ils ont depuis vingt-cinq ans ou si les démocrates, qui sont restés jusqu’ici les grands vaincus de la guerre de la sécession, rentreraient enfin à la Maison-Blanche. Des candidats, il y en a eu de toute sorte, connus et inconnus; il y a eu même une femme qui aspirait à aller représenter l’émancipation de son sexe à la maison présidentielle de Washington; mais la vraie lutte, la lutte sérieuse est restée circonscrite entre les candidats des deux grands partis qui divisent toujours l’Amérique, les républicains et les démocrates. Depuis six mois, depuis que les deux candidats, — M. Blaine, choisi par les républicains, M. Cleveland, choisi par les démocrates, — ont été désignés et adoptés à Chicago, c’est une guerre incessante de polémiques, de discours, de démonstrations contraires, de pamphlets outrageans. Rien n’a été épargné, ni les paroles, ni surtout l’argent, et comme la spéculation se mêle à tout aux Étais Unis, jusqu’au dernier moment des paris fabuleux ont été engagés. Aujourd’hui, le résultat est acquis, les délégués choisis dans les états, au nombre d’un peu plus de quatre cents, sont connus. La majorité est dès ce moment à M. Cleveland, qui, au mois de mars, ira prendre place à la Maison-Blanche, et c’est là sans nul doute un événement des plus sérieux pour les États-Unis. Pour la première fois, depuis la guerre qui faillit un jour dissoudre la grande union américaine, un représentant du Sud redevient président; mais, depuis vingt-cinq ans, les circonstances ont singulièrement changé. La situation n’est plus la même. L’existence de l’Union n’est plus depuis longtemps en péril; la liberté des noirs n’est plus une question. De tout ce qui divisait passionnément les deux grandes fractions de la république américaine, il ne reste plus rien, et il ne s’agit nullement de faire revivre ce passé. L’élection de M. Cleveland n’est pas une réaction, un ressouvenir de guerre civile, elle serait plutôt faite pour consacrer l’oubli définitif des luttes anciennes, des divisions du passé, et elle n’en est que plus significative sous ce rapport.

Ce n’est point évidemment par sa notoriété, par l’éclat de ses services et de son talent que M. Cleveland, ancien gouverneur de New-York, a conquis les suffrages qui le portent aujourd’hui à la présidence. Son concurrent, M. Blaine, était plus connu que lui ; il a été secrétaire d’état, et il a l’expérience de la politique; il n’a manqué ni d’activité, ni d’habileté, ni de faconde dans la dernière campagne électorale. En réalité, M. Blaine expie sans doute par sa défaite les fautes de son parti. Depuis plus de vingt ans, les républicains ont si audacieusement abusé du pouvoir et trafiqué de leur influence, des fonctions dont ils pouvaient disposer ou dont ils provoquaient la création; ils ont tellement prodigué la captation et la corruption sous toutes les formes, qu’ils ont fini par lasser et indigner beaucoup d’hommes indépendans qui se sont séparés du parti. De plus, M. Blaine, pour garder ses voix du Nord, est resté assez protectionniste pour s’aliéner tous ceux qui commencent à désirer le retour à une certaine liberté commerciale. Il a laissé enfin des souvenirs assez inquiétans de son passage à la secrétairerie d’état, de son intempérance diplomatique et de ses interventions turbulentes dans les affaires des autres pays. Tout cela sans doute a contribué à sa défaite. Ce qui est certain dans tous les cas, c’est qu’il n’est plus qu’un vaincu et qu’une autre politique vient de triompher, M. Cleveland n’a pas toute la notoriété de M. Blaine; mais il est moins compromis ou moins engagé. Il n’est pas nommé pour perpétuer les abus de l’administration républicaine, contre lesquels il sera nécessairement forcé de se mettre en garde. Il est vraisemblable que, dans le domaine des intérêts économiques, il sera conduit, sinon à une complète liberté commerciale, du moins à des atténuations de tarifs qui ne peuvent qu’être favorables à l’Europe. En un mot, c’est peut-être une ère nouvelle qui s’ouvre avec un nouveau président pour la république américaine.


CH. DE MAZADE.

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Les conditions dans lesquelles s’est effectuée la dernière liquidation ont encore une fois donné raison à la ténacité des haussiers. L’argent n’avait nullement augmenté de prix; les vendeurs se trouvaient toujours en face de la même rareté de titres; le comptant ne livrait rien; les acheteurs ont pu se faire reporter presque sans sacrifice. On a même coté du déport sur un assez grand nombre de valeurs. Si avantageuses que fussent toutes ces données pour la spéculation à la hausse, on devait se demander si la campagne pouvait encore se poursuivre ou si le mois de novembre marquerait un temps d’arrêt, sinon une réaction. En fait, les inquiétudes causées par le caractère de gravité que prenait le conflit avec la Chine avaient empêché les acheteurs, en octobre, de tirer parti de leurs avantages passés. Ils avaient maintenu leurs positions sur les rentes françaises et c’était tout. Nous ne parlons pas des valeurs, la spéculation les abandonnant à l’action confuse et souvent déréglée du comptant.

Le 4 1/2, qui avait été compensé fin septembre à 109.25, l’a été fin octobre à 108.15. Si l’on ajoute à ce prix le montant du coupon trimestriel détaché le jour même, on obtient 109.27, soit exactement le cours du mois précédent, accru du montant du report. Les deux rentes 3 pour 100, après diverses fluctuations, étaient également revenues à leur point de départ. En dépit des difficultés de l’entreprise du Tonkin, les haussiers paraissaient disposés à tenter la reprise d’une partie du coupon détaché sur le 4 1/2, lorsque l’apparition de l’épidémie cholérique est venue modifier la situation. Les baissiers, qui guettaient un prétexte, ont saisi avidement celui qui s’offrait, bien que l’expérience ait déjà prouvé à plusieurs reprises que le choléra n’est une cause ni profonde ni durable de baisse, et que les ventes qui n’ont que cette justification provoquent de prompts regrets. D’autre part, les acheteurs ont laissé le champ libre à leurs adversaires, parce qu’ils voyaient se dresser devant eux un obstacle à la hausse, plus sérieux que l’épidémie, le resserrement de l’argent à Londres.

La Banque d’Angleterre a tous les ans vers cette époque à défendre sa réserve contre les besoins des banques écossaises et contre le drainage opéré pour compte de l’Amérique. Cette année, venaient s’ajouter les envois d’espèces en Égypte pour le paiement des frais de l’expédition du Soudan. Il a fallu porter le taux de l’escompte à 4 pour 100, puis à 5 pour 100, et l’on a craint même que ce ne fût pas assez. Jeudi dernier cependant, il ne s’est point produit une nouvelle élévation. Il faudra peut-être aller à 6 pour 100 au cours du mois de novembre; on ne croit pas, en tout cas, que cet accès de cherté d’argent se prolonge longtemps; du moins la spéculation haussière ne paraît pas le considérer comme un danger très redoutable; elle n’a vu dans la hausse momentanée du loyer de l’argent qu’un motif de prudence.

N’eût été ce resserrement sur le marché monétaire, il est probable que les informations qui ont été publiées depuis le commencement du mois sur la probabilité d’un prompt arrangement du conflit franco-chinois, auraient plus que contre-balancé l’effet de l’apparition du choléra à Paris. Pendant quelques jours, on a annoncé que la médiation de l’Angleterre allait amener à très bref délai la signature de la paix. Il a fallu reconnaître que les choses n’étaient pas aussi avancés. Il n’y avait pas de médiation anglaise; mais le gouvernement britannique, comme le déclarait lundi lord Granville au banquet du lord-maire, était tout disposé à prêter ses bons offices aux deux belligérans. En attendant que l’occasion se présente de recourir à ce mode de pacification, des négociations directes paraissent avoir été engagées entre Paris et Pékin. M. Patenôtre doit voir Li-Hung-Chang à Tientsin; ou croit qu’il est autorisé à abandonner, sous une forme ou sous une autre, sinon le principe même d’une réparation, du moins nos exigences primitives touchant une indemnité pécuniaire. Ces négociations ne paraissent malheureusement pas prendre un caractère bien défini. Le parti de la guerre chinois fait déclarer par certains organes complaisans en Europe que la Chine n’est nullement disposée à consentir à une occupation, même temporaire, de Formose, et qu’elle se prépare énergiquement à la continuation de la lutte.

Ainsi les raisons ne manquent pas aux haussiers d’agir avec prudence; ils ont à lutter contre le choléra, contre la hausse du prix de l’argent et contre l’obstination des Chinois. Ils ont pour eux le caractère de grande bénignité de l’épidémie, la chance que le taux de 5 pour 100 à la Banque d’Angleterre suffise à toutes les nécessités du moment, l’intérêt incontestable de toutes les puissances commerçantes de l’Europe à voir cesser les hostilités avec la Chine.

Mercredi dernier, les baissiers avaient réussi à faire reculer le 4 1/2 à 107.40. Un retour offensif des acheteurs a ramené le cours de 107.60. Les deux 3 pour 100 ont à peine reculé sur les prix de compensation du 2 novembre. Le 4 1/2 ancien est toujours faible, entre 103 et 104. iL a été entendu entre la commission du budget et le ministre des finances que ce fonds serait, à la première occasion favorable, l’objet d’une conversion. C’est donc un fonds condamné et le comptant l’abandonne. Il n’abandonne pas, au contraire, le 4 1/2 nouveau, garanti pendant neuf ans encore contre toute réduction d’intérêt.

L’italien, après avoir dépassé un moment 97 franco, a reculé avec nos rentes et s’est arrêté à 96.65, en perte de 0 fr. 20 depuis le commencement du mois. Tous les fonds étrangers se sont maintenus avec fermeté à leurs cours antérieurs. Il a été détaché un coupon semestriel d’intérêt, ce mois-ci, sur la rente autrichienne 5 pour 100 papier, sur la Dette unifiée d’Égypte, sur l’emprunt 6 pour 100 hellénique, sur le Russe 5 pour 100 1862 et 5 pour 100 1884, sur le 4 pour 100 belge. L’Extérieure d’Espagne a fléchi de 59 1/4 à 58 ¼. La spéculation engagée sur ce fonds commence à se décourager d’une baisse persistante et voit de plus une cause de moins-value pour les recettes du trésor, à Madrid, dans le rétablissement des quarantaines pour toutes les provenances de France.

La dette unifiée est restée stationnaire. Les achats importans dont cette valeur a été l’objet depuis le milieu du mois dernier sont fondés sur la conviction que l’Egypte est en voie de devenir une terre anglaise et que, par conséquent, les créances sur ce pays acquièrent une sécurité nouvelle. On estime que lord Northbrook a dû rapporter des propositions dont la substance est que la loi de liquidation doit être respectée au moins en ce qui concerne le montant de l’intérêt, et que l’Angleterre doit assumer les charges, non-seulement de l’expédition du Soudan, mais encore de l’occupation permanente de la vallée du Nil. Mais ces propositions paraissent avoir rencontré dans le cabinet même une certaine opposition, et de plus les journaux ont annoncé qu’elles seraient vivement combattues dans le parlement. M. Gladstone, peut-être à cause de ces difficultés, a déclaré que des communications sur la question financière d’Egypte ne pourront être faites que la semaine prochaine à la chambre des communes. De là un temps d’arrêt dans la hausse de l’Unifiée, et même un recul assez sensible, de 332 à 323, une fois le coupon détaché.

Le Turc a perdu 0 fr. 10 c. à 8.15. Les dépêches de Constantinople ont cependant apporté des nouvelles satisfaisantes au sujet du conflit pendant entre la Porte et la Compagnie des chemins orientaux. La Porte avait menacé de mettre sous séquestre le réseau de la compagnie si celle-ci n’admettait pas les conditions proposées pour l’exécution des nouvelles lignes et le règlement des anciennes contestations. Bien que la compagnie n’ait pas cru devoir obtempérer à cet ultimatum, les menaces de la Porte n’ont pas et-suivies d’effet, et de nouvelles négociations se poursuivent. L’Autriche a un grand intérêt à ce qu’elles aboutissent à un bon résultat, tout retard apporté au raccordement de son réseau de voies ferrées et du nouveau réseau serbe avec les lignes Turques paralysant l’essor commercial des régions du Danube.

Le marché des titres des établissemens de crédit ne présente encore aucun indice d’amélioration. La Banque de France a monté sur la hausse du prix de l’argent, bien qu’il ne soit pas encore démontré qu’elle aura elle-même à élever le taux de son escompte. Le Crédit foncier est un peu plus faible à 1,286. La Banque de Paris, après s’être rapprochée de 700 francs, s’est relevée à 720. Il s’est produit de nombreux offres sur le Crédit lyonnais, qui de 525 est tombé à 505 pour se relever à 520. Cette institution subit le contre-coup de la défaveur qui frappe les actions de la Société foncière lyonnaise. Celles-ci perdent, en effet, 165 francs sur 250 francs versés.

La Société générale est depuis longtemps immobile aux environs de 450. Le tribunal de commerce vient de rendre un jugement dans l’affaire engagée entre la Générale et M. Dreyfus au sujet d’anciennes participations de guano dont le règlement était en litige entre les deux parties. La décision a été renvoyée à un arbitre. Le Crédit mobilier, toujours offert, a reculé de 255 à 245; la Banque franco-égyptienne se soutient à 40 francs environ au-dessus du pair. Les succès obtenus en Autriche dans les dernières émissions par la Banque des Pays autrichiens soutiennent cette valeur à 475. La Banque ottomane reste à 580 avec des tendances plus fermes que celles qui dominaient le mois passé.

Les actions des grandes compagnies sont toujours aussi délaissées. Le Nord, le Lyon et le Midi ont encore perdu quelques francs. L’Orléans seul a conservé son prix du commencement de novembre. Les recettes hebdomadaires sont encore en diminution. Les Chemins espagnols, Nord de l’Espagne et Saragosse, ont baissé de 10 francs. Les Lombards et les Autrichiens se sont bien maintenus.

Les valeurs industrielles ont été particulièrement faibles. Le Suez et le Gaz ont reculé de 17 francs, les Omnibus de 20 francs, les Voitures de 25 francs.

Les obligations des chemins de fer restent le placement favori de l’épargne. On peut y joindre les titres récemment émis par le Crédit foncier et aussi les obligations tunisiennes, qui se tiennent à 483 fr. et devraient être au pair.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.