Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1910

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Chronique n° 1886
14 novembre 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les événemens se déroulent chez nous avec une si grande rapidité que si nous revenons à quinze jours en arrière, il semble que nous évoquions une histoire déjà très ancienne, et que si nous parlons du fait du jour, ce fait évolue et se transforme à mesure que nous en entretenons nos lecteurs. Nous avons un nouveau ministère ; il est dès lors logique de croire qu’une autre politique, ou du moins qu’une politique plus nette, plus ferme, plus consciente des besoins de la situation actuelle, inspire un gouvernement rajeuni. Tout cela, néanmoins, ne va pas sans confusion, et la situation est encore loin d’être claire. Un seul point s’en dégage, c’est que M. Briand a voulu être le maître de son gouvernement. Il a, il faut bien dire le mot, renvoyé le ministère avec lequel il avait parcouru une première étape, et en a fait un autre où il pourra être lui-même en toute liberté. Mais que fera-t-il de cette liberté ? Ni la déclaration ministérielle, ni les explications qui l’ont suivie ne nous l’ont dit d’une manière tout à fait précise. Des projets de loi sont annoncés : attendons-les.

Puisque l’ancien ministère est mort, faisons son oraison funèbre, c’est-à-dire son éloge. Il a fait bonne figure pendant la grève des cheminots, et tout porte à croire que, au moins au cours de cette épreuve, aucune opposition intérieure, aucune divergence de vues entre lui et ses collègues n’est venue entraver M. le président du Conseil. A un moment, M. Jaurès a essayé de détacher M. Viviani du reste du Cabinet ; il a affirmé que la démission de M. le ministre du Travail était un fait acquis avant l’explosion de la grève, et qu’elle avait pour motif, un dissentiment profond sur la politique générale. Mal lui en a pris. M. Viviani a protesté contre les intentions que lui attribuait M. Jaurès, et, rappelant leurs campagnes communes d’autrefois, il a dit que l’entente entre eux aurait pu se maintenir encore si le sabotage, l’antimilitarisme et l’antipatriotisme n’étaient pas venus la troubler. Quant à M. Millerand, ministre des Travaux publics, le discours qu’il a prononcé a produit une grande impression sur la Chambre et au dehors de la Chambre. Après ce discours, après celui de M. le président du Conseil, la Chambre ne pouvait plus mettre en doute le caractère révolutionnaire de la grève, et elle ne pouvait dès lors qu’approuver les mesures prises par le gouvernement pour en arrêter les progrès. Elle a accordé sa confiance au ministère ; elle l’a même fait à une très forte majorité, en dépit d’une parole imprudente prononcée par M. le président du Conseil et de l’orage qu’elle a déchaîné. M. Briand venait de démontrer, d’une manière à notre avis lumineuse, que pendant la grève des cheminots le gouvernement avait scrupuleusement respecté la légalité, et il s’en félicitait. « Mais, a-t-il ajouté en se tournant vers l’extrême gauche, je vais vous faire bondir… » L’extrême gauche ainsi avertie s’est naturellement ramassée sur elle-même pour s’apprêter à bondir, puisqu’elle y était provoquée, et M. le président du Conseil a continué en disant que dans des circonstances exceptionnellement graves, si les frontières étaient menacées, si la patrie était en danger, ce serait le devoir du gouvernement de suppléer par son initiative aux insuffisances possibles de la loi. Sans doute. On trouverait facilement chez les anciens et chez les modernes des formules fameuses qui donneraient raison à M. le président du Conseil. Mais en politique, ce qui est inutile est le plus souvent dangereux, et le mot de M. le président du Conseil était certainement inutile et inopportun. Il a failli tout compromettre. La bataille était gagnée ; le vote de la Chambre n’était plus douteux ; tout a été remis en cause et, si le vote avait eu lieu dans l’effervescence du premier moment, nul ne sait ce qui serait arrivé. Heureusement, il a été renvoyé au lendemain. M. le président du Conseil a d’ailleurs fait très bonne contenance à la tribune. Il a lutté jusqu’au bout contre les clameurs de la gauche, le bruit des pupitres, les injures, les outrages qui le laissaient impassible ; mais il n’a pas pu se faire entendre, le tonnerre lui-même n’y aurait pas réussi ; et comme il tenait à ce que ses explications fussent au moins recueillies par le pays, il s’est penché sur le rebord de la tribune pour les dicter aux sténographes. Ces mêmes explications, il les a données de nouveau le lendemain et, cette fois, il n’a pas été interrompu par ses adversaires. On l’avait accusé de poursuivre la dictature. — Je suis, en vérité, un pauvre dictateur, a-t-il dit ; votez contre moi et je disparais, je rentre dans le rang. Quant à ce que j’ai fait, voyez mes mains, il n’y a pas une goutte de sang. — Et, en effet, la grève la plus redoutable en apparence s’est apaisée au bout de quelques jours, sans qu’il y ait eu à déplorer la perte d’une seule vie humaine. La majorité s’est ressaisie. Plusieurs votes se sont succédé. A l’un d’entre eux, les socialistes unifiés se sont trouvés seuls et on a pu les compter : ils sont 75. C’est avec cela qu’ils ont essayé de terroriser la Chambre et qu’ils y ont, pour un moment, réussi.

Que dire d’ailleurs de la parfaite hypocrisie de leur attitude ? De quel droit s’insurgeaient-ils contre le mot de M. Briand ? On aurait pu le faire au centre ; mais eux, non. La violence est au nombre des moyens d’action dont ils se plaisent à faire la théorie en attendant de pouvoir en faire l’application pratique. M. Jaurès lui-même n’a-t-il pas dit et écrit vingt fois qu’il ne l’excluait nullement des procédés à employer, et qu’il faudrait y recourir un jour ? Tout est bon pour lui et pour les siens, la légalité et l’illégalité, la première lorsqu’ils sont les plus faibles, la seconde lorsqu’ils se croient les plus forts. Et ce sont ces hommes qui nous donnent la comédie de leur indignation quand un autre qu’eux exprime la pensée qu’en de certains cas extrêmes, le salut de la patrie est la suprême loi ! Le spectacle qu’ils ont donné l’autre jour a tourné contre eux. La Chambre a senti qu’elle se déshonorerait très vite si elle en tolérait une nouvelle représentation. Un jour, pendant quelques heures, la liberté de la tribune a cessé d’exister. C’est ainsi que les parlemens se déconsidèrent et préparent la voie à une dictature autrement dangereuse que celle de M. Briand.

Le ministère donc a triomphé, mais on a appris aussitôt qu’il ne survivrait pas à son triomphe et qu’il était démissionnaire. Il y a eu un moment de surprise. On s’attendait bien au départ de M. Viviani. On se rappelait bien que, dans un de ses discours, M. Briand avait dit que sa loyauté ne lui permettait pas d’engager ses collègues au-delà des délibérations auxquelles ils avaient pris part : cette réserve indiquait évidemment que l’accord n’était pas encore fait sur tous les points dans le Cabinet, et elle laissait entendre que, peut-être, elle ne se ferait pas. Malgré ces symptômes, on ne s’attendait pas à, une démission immédiate et collective, mais à la réflexion, et la réflexion a été rapide, on l’a généralement approuvée.

La raison que M. Briand en donnait dans une note officieuse est que le Cabinet était ancien, et que des questions nouvelles étaient posées. Le Cabinet était d’autant plus vieux en effet que ce n’était pas Briand qui l’avait formé, mais M. Clemenceau : en somme, c’était le M. le Cabinet Clemenceau prolongé. Lorsque M. Briand en est devenu chef, personne n’aurait été étonné s’il y avait introduit des modifications plus profondes. Peut-être ne connaissait-il pas encore très bien tous ses collègues ; il avait vécu à côté d’eux, simple ministre comme eux, et si des difficultés s’élevaient entre les personnes, ce n’est pas sur lui qu’en retombait le poids, mais bien sur M. Clemenceau, qui le soutenait à sa manière, c’est-à-dire avec une allègre désinvolture. Devenu président du Conseil, M. Briand s’est aperçu sans doute que les caractères de tous ses collaborateurs ne s’accordaient pas avec le sien. On soupçonne, d’après ce qui vient de se passer, qu’il n’a pas eu avec tous la vie très facile, et qu’il a profité de la première occasion pour faire maison nette. Faut-il lui en faire un grief ? Non, certes. Ce n’est pas le reproche que nous lui adresserons. Il a voulu être le maître chez lui ; il s’est entouré pour cela d’hommes dont il était sûr ; il a bien fait. Tout au plus peut-on regretter qu’il n’ait pas donné plus de relief et d’éclat à son ministère. Ceux qui connaissent bien le monde politique savent qu’il y a là quelques hommes de mérite, mais leur mérite n’est pas encore connu du grand public. Si, dans la composition de son Cabinet, M. Briand a seulement cherché de la sécurité pour lui, il l’aura sans doute trouvée ; mais s’il a voulu donner de la force à son gouvernement, l’avenir seul montrera s’il y a réussi. Il y a eu certainement de sa part quelque hardiesse à laisser en dehors du Cabinet tous les hommes qui ont un grand talent et une grande situation dans le Parlement. Ce n’est pourtant pas encore là ce que nous lui reprocherons ; mais pourquoi, puisqu’il avait pris le parti de faire un Cabinet sans caractère bien accentué, n’a-t-il pas poussé cette conception jusqu’au bout ? Alors son Cabinet n’aurait sans doute provoqué aucun enthousiasme, mais il n’aurait du moins choqué personne, à l’exception des socialistes unifiés qui n’étaient pas à ménager, puisqu’on savait d’avance qu’ils ne s’accommoderaient de rien.

Disons-le franchement, il y a un point faible dans le cabinet, c’est M. Lafferre. Pourquoi M. Briand est-il allé chercher M. Lafferre et lui a-t-il confié le portefeuille du Travail ? Si quelques-uns de ses collègues ne sont pas assez connus, M. Lafferre l’est trop ; mais il l’est par une circonstance de sa vie qu’il aurait mieux valu, en ce moment, ne pas rappeler. Personne n’a pu oublier l’immense scandale provoqué, il y a quelques années, par l’affaire des fiches : le gouvernement de cette époque en restera dans l’histoire marqué au front d’un signe de déshonneur. Nous nous sommes trouvé au Palais-Bourbon le jour où le dossier des fiches a été apporté à la tribune ; l’orateur, M. Guyot de Villeneuve, de sa voix monotone, enlisait successivement chaque pièce devant la Chambre qui, nous le disons à son éloge, était atterrée. La désapprobation était unanime, et le mot d’ « abject » que M. Millerand a prononcé plus tard aurait pu seul exprimer le sentiment qui était dans toutes les consciences. Eh bien ! un seul homme, — non pas au premier moment, car personne alors ne l’aurait toléré, — mais après quelques jours de silence obligé, un seul homme est venu prendre la défense du système des fiches, et c’est M. Lafferre. M. Briand l’en a excusé, presque approuvé. — M. Lafferre, a-t-il dit, étant grand maître de la franc-maçonnerie, aurait commis une « lâcheté » s’il n’avait pas pris la défense de l’association qu’il représentait. Triste excuse, on en conviendra ! Elle rejette sur la franc-maçonnerie tout entière la responsabilité dont M. Lafferre reste écrasé. Et triste situation, ajouterons-nous, que celle d’un homme politique qui s’est placé dans l’alternative de commettre une lâcheté ou une immoralité. Le courage que M. Lafferre a déployé ce jour-là n’est pas de ceux qu’on récompense par un portefeuille, surtout dans un ministère d’apaisement. Comment expliquer un pareil choix ? Est-il besoin de dire que M. Briand n’a pas entendu justifier les fiches ? Sa préoccupation a été tout autre ; il a pensé que l’incident des fiches était déjà loin, et que la franc-maçonnerie était une force qu’il était utile de capter. Mais il s’est fâcheusement trompé. Nous avons dit que, dans l’interpellation sur la grève, il avait prononcé un mot inutile ; dans la composition de son Cabinet, il a fait un choix qui, entre autres défauts, avait celui d’être inutile. On ne le lui demandait pas, personne ne s’y attendait, M. Lafferre en a été probablement le premier surpris. Ce choix ne vaudra pas à M. Briand une voix de plus à l’extrême gauche, et pas beaucoup plus parmi les socialistes non unifiés : en revanche, il refroidira beaucoup de sympathies dans les autres parties de l’Assemblée. On soutiendra le ministère quand même. La politique n’est pas une affaire de sentiment, mais de froide raison. Un détail, quelque grave qu’il soit, ne doit pas l’emporter sur l’ensemble dans une situation aussi dangereusement compliquée que la nôtre. Un jour viendra pourtant où M. Briand s’apercevra que la collaboration de M. Lafferre est pour lui une faiblesse, et non pas une force. Sa force est ailleurs.

On a dit beaucoup qu’au moment où nous sommes, les hommes importent peu. Laissons donc de côté les personnes et voyons les choses ; voyons la déclaration ministérielle. Non pas que nous attachions une excessive importance à ce document : il appartient à un genre littéraire un peu épuisé depuis près de cent ans de gouvernement parlementaire en France et depuis quarante ans de république ; mais aujourd’hui, à côté des vieilles questions sur lesquelles il existe une phraséologie toute faite, phraséologie que M. Briand n’a vraiment pas cherché à renouveler, de nouvelles ont surgi : ce sont elles qui ont rendu nécessaire, du moins on nous l’a dit, la composition d’un nouveau Cabinet, et c’est par conséquent sur elles que nous attendions des explications avec impatience. On nous les a fait attendre. La Déclaration est longue ; elle parle de beaucoup de choses, presque de tout, pour aboutir à l’assurance que si la législature actuelle donne à tant de problèmes complexes une solution décisive, ce sera une belle législature, et en effet on n’en aura jamais vu de pareille. Le chapelet, — pardon de ce mot qui sonne mal, — commence par l’affirmation de la laïcité du gouvernement et de l’école, et de la défense de cette dernière contre les entreprises hostiles, etc. En écoutant cette partie de la Déclaration, on se demandait pourquoi M. Doumergue avait quitté le ministère de l’Instruction publique. Partisan de la laïcité, nous le sommes sans doute, quoiqu’il faille s’entendre sur le mot ; mais ne peut-on pas dire de la laïcité ce qu’on a dit autrefois de la démocratie, à savoir qu’elle coule à pleins bords ? Que pourrait-on encore y ajouter ? Mais passons sur tout cela ; nous y reviendrons quand il le faudra : il n’y a vraiment aujourd’hui que deux questions urgentes, la question électorale et la question qu’il faut bien appeler sociale, faute d’un autre mot plus précis.

M. Charles Benoist a rappelé à M. le président du Conseil l’intérêt qui s’attache à la question électorale. La Déclaration ministérielle en avait dit un mot ; comment aurait-elle pu la passer sous silence ? Le gouvernement a déposé un projet de loi sur le scrutin de liste avec représentation proportionnelle. Il n’est pas très bon et, s’il était voté tel quel, il ne donnerait certainement pas au pays la satisfaction attendue ; mais il n’est pas intangible, et le gouvernement se garde bien de le donner comme tel. Ce projet est soumis à la Commission du suffrage universel, qui l’a accepté comme canevas de ses travaux. Le gouvernement attend, comme nous, ce qui en sortira. Bien que, par un de ces à-coups dont il faut prendre son parti dans les assemblées parlementaires, M. Charles Benoist n’ait pas été nommé président de la Commission du suffrage universel, il en est un des membres les plus influens, et cela nous rassure. La courte session qui vient de s’ouvrir au milieu de tant d’agitations doit être consacrée au budget. Que les Commissions travaillent. Si leurs rapports sont prêts et si, ce qui est malheureusement peu probable après le temps perdu, le budget est alors voté, la Chambre pourra aborder dès le mois de janvier des discussions nouvelles. Répondant à une question de M. Charles Benoist, M. Briand a d’ailleurs déclaré qu’après les dernières séances de la Chambre, il était plus partisan que jamais de la réforme électorale.

Mais le passage le plus important et le plus anxieusement attendu de la Déclaration ministérielle est celui qui se rapporte à la situation des travailleurs de tous ordres et au droit de grève. Il y a là des indications qui ont besoin d’être précisées et complétées ; toutefois, dans l’ensemble, elles sont satisfaisantes et si le Parlement entre dans la voie que lui ouvre M. le président du Conseil, s’il y marche résolument sans se laisser distraire du but à atteindre par toutes les diversions où on essaiera de l’entraîner, s’il vote enfin, après les avoir étudiées et améliorées, les lois qui vont lui être proposées, le pays ne lui en demandera pas pour le moment davantage : il estimera que la législature a été bien remplie.

La grève des cheminots n’a pas créé une situation nouvelle, loin de là ! elle a révélé une situation ancienne à laquelle il est urgent de porter remède. Deux choses sont à distinguer, et la Déclaration ministérielle ne manque pas de le faire : les actes de sabotage, qui sont des crimes de droit commun pur et simple, et l’exercice du droit de grève dans les conditions et avec les limites qu’il convient de lui fixer. Le sabotage, tout le monde le désavoue, et lorsque ses auteurs sont connus et traduits devant les tribunaux, ils sont condamnés ; mais, à côté de ceux qui s’y livrent, il y a ceux qui y provoquent, et ces derniers échappent le plus souvent à l’action de la loi. La Déclaration signale le mal, le qualifie d’intolérable et continue en disant : « Il conviendra de renforcer la législation existante au moyen de dispositions qui atteindront aussi bien ceux qui provoquent à ces actes que ceux qui les commettent ou tentent de les commettre. » Ici, en effet, on ne saurait être trop sévère, et nous n’hésitons pas à dire trop impitoyable, lorsque le sabotage met en danger des existences humaines et qu’il est, en réalité, une forme agrandie du meurtre. Mais ce n’est pas là le côté le plus difficile de la législation qu’il s’agit de faire ou de compléter. Les lois syndicales ont des lacunes autrement graves, et la Déclaration les signale. Elle commence par dire que les libertés syndicales sont sacrées, intangibles et qu’il ne peut être question d’y toucher. Soit, c’est aussi notre sentiment, à la condition que, comme la Déclaration le dit d’ailleurs, la liberté du travail soit intangible, elle aussi, et que le gouvernement la fasse respecter. Malheureusement il y a contradiction, non pas en droit bien entendu, mais en fait, entre ces deux libertés telles qu’elles s’exercent, la liberté syndicale ayant eu trop souvent pour conséquence de porter atteinte à la liberté du travail. Comment l’empêcher ? Par une réforme de la loi sur les syndicats. Encore une fois, on en respectera le principe, et comment pourrait-on ne pas le faire depuis que la liberté des syndicats n’est plus un privilège accordé aux ouvriers et que la loi a donné à tous les citoyens le droit d’association ? Si on supprimait la loi de 1884 en laissant subsister la loi de 1901, on n’aurait rien fait, et qui voudrait supprimer la loi de 1901 ? Il ne faut pas supprimer davantage celle de 1884. « Loin de restreindre le domaine légal de l’activité des syndicats professionnels, dit la Déclaration, il importe de l’étendre en développant leur capacité civile resserrée jusqu’ici dans des limites trop étroites, en instituant la faculté de contrats collectifs, en organisant le crédit ouvrier, en prévoyant l’établissement, entre le capital et le travail de sociétés qui garantiront à celui-ci une part légitime des bénéfices réalisés en commun. » Nous avouons ne pas très bien comprendre ces dernières réformes : les projets de loi que la Déclaration annonce nous éclaireront sans doute à ce sujet ; mais pour ce qui est du développement de la capacité civile des syndicats, nous l’avons toujours demandé et nous ne pouvons qu’applaudir à la promesse que la Déclaration en donne, tout en faisant remarquer qu’on l’a déjà faite bien souvent.

Cette réforme serait utile, elle ne serait pas suffisante. Le danger que nous font courir les syndicats tels qu’ils sont organisés, généralement en violation de la loi, et tels qu’ils fonctionnent, vient de ce qu’ils mêlent et confondent les intérêts et l’action politiques avec les intérêts et l’action professionnels : en outre, la politique qu’ils font est une politique révolutionnaire et anti-sociale. « On ne saurait tolérer, dit la Déclaration, qu’en aucun cas, ils s’écartent du terrain professionnel qui leur est assigné de par leur titre légal. » Cela est intolérable en effet, et nous espérons que cela ne sera plus toléré. Mais le gouvernement est-il suffisamment armé pour l’empêcher ? Il paraît le croire et ne demande ici rien de plus. Seulement les syndicats peuvent s’associer entre eux et, à ce sujet, la Déclaration reconnaît une nouvelle lacune dans la loi. On doit, d’après elle, « réglementer les associations d’associations. » Comment ? Elle ne le dit pas bien clairement ; elle se contente d’affirmer que « les unions et fédérations de syndicats devront être organisées de telle sorte que, conformément à leur destination légale, elles soient une représentation exacte et fidèle des travailleurs. » Ici encore, attendons les projets de loi annoncés, avec l’espoir qu’ils interdiront les associations entre des syndicats de professions diverses. Grâce au silence de la loi de 1884 sur ce point, ces associations de syndicats divers sont devenues nombreuses et la Confédération générale du travail, la fameuse C. G. T. est en quelque sorte, la quintessence concentrée de ces associations. Elle exerce en effet sur les professions les plus variées un empire dont elle étend de plus en plus les limites à mesure que des syndicats nouveaux viennent, comme des vassaux, se ranger sous sa suzeraineté.

Enfin la Déclaration ministérielle en vient au point essentiel, à celui qui préoccupe le plus l’opinion à la suite de la grève des cheminots : cette grève était-elle légale ? Les uns disent oui, et on sait que cette opinion a été soutenue un jour à la tribune du Sénat par M. Barthou, appuyé par M. Clemenceau ; les autres disent non. Laissons la question incertaine dans le passé, pourvu qu’elle ne le soit plus dans l’avenir. « Il importe, dit la Déclaration ministérielle, aussi bien dans l’intérêt de la nation que dans celui des travailleurs, que cette grave question reçoive une solution franche, nette, exempte de toute équivoque. » Rien n’importe plus, en effet, et nous aurions désiré que la Déclaration promît formellement le prochain dépôt d’un projet de loi qui interdirait aux employés et aux ouvriers d’un certain nombre de services publics l’exercice du droit de grève. Elle le fait entendre plus encore qu’elle ne le dit, mais, en somme, elle le fait entendre assez clairement : « Est-il admissible, demande-t-elle, que les intérêts particuliers d’une corporation, si dignes de sollicitude qu’ils puissent être, se dressent contre l’intérêt général et le prennent en otage ? Est-il admissible que, dans l’espoir d’assurer le succès de leurs revendications, les agens qui ont assumé librement la charge d’un service public et qui, à ce titre, bénéficient d’avantages spéciaux, désertent ce service et en arrêtent le fonctionnement au détriment de l’ensemble des citoyens, qu’ainsi et par contre-coup ils paralysent la vie nationale, et que même ils risquent de mettre en danger la patrie en laissant ses frontières ouvertes, dépourvues de moyens de défense ? C’est une éventualité à laquelle, pour notre part, nous ne nous résoudrons pas. » Voilà qui est au mieux, mais que faire pour prévenir cette éventualité redoutable ? On a proposé « d’établir entre la direction des services et les ouvriers ou employés des contacts permanens susceptibles d’éviter les conflits, et, si néanmoins des différends viennent à éclater, d’instituer un arbitrage pour les régler. » Le gouvernement se déclare « partisan convaincu de ces moyens préventifs » et prépare des projets de loi pour les organiser. Cela fera grand plaisir à M. Millerand : quant à nous, nous trouvons la plupart de ces moyens dangereux, et n’admirons que faiblement la loi du 22 juillet 1909 rappelée par la Déclaration, loi qui a organisé l’arbitrage pour la solution des difficultés d’ordre collectif entre les compagnies de transport maritime et leurs équipages. Mais il faut tout prévoir, et la Déclaration prévoit le cas où « les moyens préventifs les plus ingénieusement combinés peuvent demeurer inefficaces. » Il est probable que M. Millerand n’a pas voulu prévoir aussi loin, sinon sa sortie du ministère ne s’expliquerait pas ; il a cru sans doute que ses moyens, à lui, étaient assez ingénieusement combinés pour suffire à tout. La Déclaration ne partage pas plus que nous cet optimisme, et constatant que la législation actuelle est insuffisante pour parer aux dangers qu’elle aperçoit, elle annonce l’intention de la compléter « en édictant, en cas de défection des ouvriers et des employés, les dispositions nécessaires pour assurer, malgré tout, la marche des services. » Mais les ouvriers qui auront fait tout ce qui dépendra d’eux pour arrêter cette marche, quelle responsabilité encourront-ils ? La Déclaration est muette sur ce point, et cela aussi est une lacune. On leur donnera un statut personnel, comme on en promet un aux fonctionnaires ; on leur donnera des droits et des garanties de ces droits et on fera bien ; « ils trouveront leur protection tant dans les lois générales qui seront élaborées pour tous les travailleurs que dans des lois spéciales. » Tout cela est parfait, mais à tous ces droits quels devoirs correspondront-ils, et si les ouvriers manquent à ces devoirs, qu’arrivera-t-il ? On pourvoira à la marche des services, nous sommes heureux de l’apprendre ; mais il faudrait quelque chose de plus pour satisfaire la conscience publique, et la Déclaration n’en dit rien.

Nous espérions qu’en répondant à ses nombreux interpellateurs, M. le président du Conseil compléterait les indications parfois un peu vagues de la Déclaration ; il ne l’a fait que partiellement et s’est contenté de dire que des problèmes aussi vastes et aussi complexes avaient besoin d’être étudiés de très près, ce qui ne saurait être contesté ; mais on avait cru qu’ils avaient effectivement été étudiés et que les solutions étaient proches. Elles le sont sans doute ; M. Briand n’aurait pas posé devant le pays ces questions angoissantes s’il n’était pas prêt aies résoudre, et on comprend qu’il ait mieux aimé déposer des projets de loi qui seront la meilleure interprétation de sa pensée, que de développer cette pensée à la tribune devant une assemblée que tant d’émotions avaient profondément agitée. Il s’est contenté de répéter à diverses reprises et avec force : — Si vous êtes d’avis que les services publics indispensables à la vie du pays peuvent être interrompus par une grève, dites-le, et je m’en vais. — La majorité restée de sang-froid ne pouvait faire qu’une réponse et elle l’a faite. M. le président du Conseil a eu beau défendre M. Lafferre, parler de la laïcité comme aurait pu en parler M. Combes, prendre à l’égard de la Droite un ton agressif, qui n’était certainement plus celui de l’apaisement, il était impossible, et il le savait bien, de le sacrifiera M. Jaurès, à M. Vaillant, à M. Pelletan même, et de donner aux socialistes unifiés la joie enivrante et la force redoutable d’un triomphe sans égal. M. Paul Beauregard, parlant au nom des progressistes, a dit spirituel-ment qu’il fallait sans doute a un peu de philosophie » pour se résigner à M. Lafferre, tout en continuant de « condamner, d’exécrer, de mépriser au fond du cœur les fiches et la délation. » « L’histoire, a-t-il ajouté, nous montre qu’à toute époque les partis à politique excessive fournissent un beau jour les hommes indispensables pour enrayer le mouvement qui mènerait le pays à la ruine. » Il est sage, en effet, de prendre les hommes tels qu’ils se présentent au moment où on en a besoin. On ne saurait d’ailleurs oublier sans injustice le grand service que M. Briand a rendu à la cause de l’ordre. Aussi la Chambre lui a-t-elle donné 87 voix de majorité. Mais elle lui en avait donné le double avant le nouveau ministère, et nous ne pouvons penser sans quelque regret que, s’il l’avait voulu, M. Briand aurait pu les garder.

Nous ne dirons qu’un mot de l’entrevue de l’empereur de Russie et de l’empereur d’Allemagne à Potsdam : peut-être n’en mérite-t-elle pas davantage, quoiqu’elle ait fait couler beaucoup d’encre. Les entrevues de ce genre sont assez fréquentes ; lorsqu’elles ont lieu, tout le monde en parle pendant quelques jours et on cherche avidement à en pénétrer le secret ; si on y parvient mal, c’est que le plus souvent ce secret n’existe pas. Le temps passe et on s’aperçoit que rien n’est changé dans le monde ; alors on n’y pense plus. Cela ne veut pas dire que ces entrevues n’aient aucune importance. Elles mettent en présence deux souverains qui ont de l’amitié l’un pour l’autre, et si quelque nuage léger s’est formé entre eux, elles peuvent contribuer à le dissiper ; mais la politique permanente des grands États se forme et se développe généralement ailleurs. Dans le cas actuel, la visite de l’empereur Nicolas à l’empereur Guillaume était d’ailleurs toute naturelle. L’empereur Nicolas était depuis plusieurs jours en territoire allemand, dans la famille de l’Impératrice ; les convenances, comme la sympathie, lui conseillaient et lui imposaient donc la démarche de courtoisie qu’il vient de faire à Potsdam. Deux petits faits toutefois méritent d’être relevés : le premier est que les rencontres précédentes n’avaient pas eu lieu sur le sol allemand, mais sur mer et dans les eaux russes ; le second est que le nouveau ministre russe des Affaires étrangères accompagnait son souverain, ce qui témoignait d’un empressement d’autant plus grand que M. Sassonof, à tout prendre, n’est pas encore officiellement ministre, mais seulement gérant du ministère. On pourrait même, si le voyage impérial n’avait pas fourni l’occasion, se demander pourquoi le nouveau ministre russe a fait sa première visite à Potsdam, au lieu de la faire par exemple à Paris, ou même à Londres ; mais il n’y a sans doute pas lieu de s’arrêter pour le moment à ces observations qui exercent la subtilité des diplomates. Le bruit a couru que l’empereur Nicolas compléterait sa tournée en allant à Vienne. Si le fait se produisait, il aurait un caractère qui s’imposerait à l’attention, mais la nouvelle en a été démentie et elle semble peu vraisemblable. Réduite à elle-même, la visite de Potsdam prouve seulement ce qu’on savait déjà, que les difficultés politiques de ces derniers temps n’ont pas altéré les rapports personnels des deux empereurs, et que ces rapports restent excellens. L’équilibre de l’Europe n’en est nullement modifié. La Déclaration du nouveau Cabinet français se termine par l’affirmation que le gouvernement de la République « entend demeurer immuablement fidèle » à son alliance et à ses amitiés, et certainement il n’est pas le seul à le faire. Chacun en Europe pratique la même fidélité, et la paix générale y trouve sa principale garantie.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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