Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1859

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Chronique n° 660
14 octobre 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1859.

L’intérêt de la question italienne s’est déplacé et en ce moment se concentre sur la question romaine. On ne s’était guère préoccupé de la conférence de Zurich jusqu’à ces derniers jours, où l’on a fini par s’impatienter du retard apporté à la signature, annoncée depuis un mois comme prochaine, d’un traité auquel on n’attachait pas cependant une grande importance. Ce qui inquiétait l’opinion, c’était la situation des duchés, disons mieux, de l’Italie centrale, car l’opinion ne voyait pas dans l’Italie centrale les distinctions qu’y doit faire la diplomatie. Pour le public, il y a une solidarité générale entre les duchés et les Romagnes. Pour la diplomatie, il y a trois questions distinctes dans l’Italie centrale : celle de Parme, qui ne soulève pas de difficulté, attendu qu’il n’a été fait à Villafranca aucune réserve en faveur des droits du duc mineur, et que la duchesse régente de Parme et son fils ne s’appuient sur aucune grande puissance ; celle de Modène et de Toscane avec leurs archiducs, dont la restauration a été stipulée par l’empereur d’Autriche ; celle des légations, où sont en jeu une partie du patrimoine et le principe du pouvoir temporel du saint-siége avec les intérêts catholiques qui s’y rapportent. Depuis la paix de Villafranca, le problème italien qui occupait la première place dans l’opinion était la promesse de restauration faite par les fameux préliminaires aux dynasties autrichiennes déchues et contredite par les manifestations des populations de Modène et de Toscane ; aujourd’hui c’est la question romaine qui vient sur le premier plan et qui s’y présente avec une gravité qu’on ne saurait méconnaître. Les votes de l’assemblée des Romagnes, la déchéance du pouvoir pontifical prononcée par cette assemblée, la réponse du roi de Sardaigne au vœu d’annexion des légations, ont eu promptement pour écho l’allocution consistoriale du saint-père, la rupture des relations diplomatiques entre la cour de Rome et la Sardaigne, et dans les divers pays catholiques, en France surtout, des manifestations épiscopales en faveur du pouvoir temporel du pape. Ce qui était inévitable est arrivé : il était impossible que les questions d’indépendance et de liberté fussent posées en Italie par la guerre sans que Rome fût atteinte et sans que cette vaste hiérarchie catholique, qui a sa base dans Rome, s’ébranlât. Ainsi le voulait cette logique intérieure qui anime les événemens, et, lente ou rapide, en fait éclore les conséquences.

Avant d’entrer dans le pénible débat que viennent d’ouvrir en France les actes épiscopaux, nous ne pouvons nous empêcher d’exprimer le double sentiment de surprise et de regret que nous avons éprouvé en lisant les écrits des évêques. Ce qui nous surprend, c’est que les évêques aient seulement aujourd’hui l’air de s’apercevoir que les intérêts du pouvoir temporel du pape étaient nécessairement engagés dans la question italienne. Leurs véhémentes et tardives protestations accusent un inexplicable oubli de l’histoire contemporaine. Ils paraissent étonnés des événemens des Romagnes et de ce qu’ils appellent « la misérable suite de nos victoires et du sang de nos soldats ; » mais, bien loin d’être une suite, la nécessité des réformes dans le gouvernement pontifical a été le commencement de cette longue procédure diplomatique qui a, cette année, abouti à la guerre. C’est par Rome que la France a eu légalement accès dans la question italienne. C’est en gardant Rome depuis dix ans que la France a acquis le droit de s’occuper des gouvernemens intérieurs de l’Italie. Appuyant de ses forces l’administration pontificale, la France contractait en quelque sorte aux yeux des peuples une solidarité onéreuse avec cette administration. L’occupation de Rome par la France, l’occupation des légations par l’Autriche étaient des faits irréguliers auxquels la France devait chercher à mettre un terme, soit pour décliner la responsabilité du mauvais gouvernement des états du saintpère et du reste de l’Italie, soit pour obtenir l’amélioration de ce gouvernement, soit enfin pour faire cesser en Italie une intervention étrangère qui excitait des inquiétudes et soulevait des susceptibilités légitimes en Europe. Ce sont ces considérations qui ont décidé la France à laisser porter en 1856 devant le congrès de Paris la question romaine ; comment les évêques ont-ils pu n’y pas prendre garde alors ? C’est le même intérêt qui en 1857 a engagé le gouvernement français à s’adresser à l’Autriche pour aviser, de concert avec cette puissance, à obtenir du pape les réformes intérieures qui devaient délivrer les états pontificaux de l’humiliant fléau de l’intervention austro-française ; les évêques ont-ils pu ignorer cette négociation, qui, par la faute de l’Autriche, demeura infructueuse, et dont, au commencement de cette année, la fameuse brochure Napoléon III et l’Italie signalait l’avortement comme l’un des principaux griefs de la France contre l’Autriche ? Lorsque la paix paraissait encore possible, quelles étaient les bases de négociation que posait la diplomatie ? Les évêques n’ont-ils pas su, comme tout le monde, qu’il n’était question alors ni de la cession de la Lombardie à la Sardaigne, ni du changement ou de la confirmation des dynasties souveraines dans les duchés, mais que l’une des principales bases sur lesquelles on cherchait à s’entendre était la réforme intérieure des états pontificaux et l’évacuation de ces états par les troupes de l’Autriche et par les nôtres ? Les évêques, qui ne veulent pas « qu’on entame la papauté, et qu’on la détrône moralement par la flétrissure des contraintes, » ne connaissaient-ils point le but des réformes désirées par le gouvernement français ? La lettre du président de la république à M. Edgar Ney, où le programme réformiste était résumé en trois mots : sécularisation, — code Napoléon, — gouvernement libéral, — ne les avait-elle pas éclairés sur l’esprit et la portée de nos conseils et de nos demandes ? Ont-ils pu supposer qu’après avoir occupé une si grande place dans ce qu’on pourrait appeler les préliminaires de la guerre, cette question pourrait être omise dans une pacification complète de l’Italie ? Non, les évêques ne peuvent alléguer ni une telle ignorance ni une telle illusion : pourquoi donc ont-ils ajourné à la dernière heure la production de leurs objections et de leurs doléances ? C’est le motif de notre surprise, et nous ajouterons de notre regret.

Nous ne sommes point en effet de ceux qui croient que l’on supprime les difficultés par le silence. Nous ne sommes pas de ceux qui contestent à des opinions même erronées et à des causes même injustes la faculté de se faire entendre. Loin d’admettre que l’absence de discussion rende l’action plus facile et plus sûre, nous pensons au contraire que la discussion doit précéder l’action, afin de l’éclairer et de la conduire aux solutions équitables et légitimes qu’elle a préparées. Les controverses opportunes permettent de rectifier à temps les opinions erronées ; elles font justice des mauvaises raisons et des exagérations, et, laissant à chacun sa part légitime d’influence dans la conduite des événemens, elles ménagent aux faits qui doivent s’accomplir un acquiescement plus général et plus digne. La discussion qui s’élève après coup dégénère en récriminations passionnées : l’on y entre déjà blessé, avec la douleur et la colère qu’inspire la défaite ; l’on s’y livre à ces emportemens où les opinions adverses perdent l’appréciation équitable des idées, ne veulent plus voir l’ensemble des choses, déchirent le droit pour en retenir le lambeau dont elles se couvrent, se travestissent mutuellement, et font dévier et échouer les questions mal engagées. Voilà le spectacle que nous donnent les manifestations tardives de nos évêques en faveur du gouvernement pontifical. Dans un intérêt si essentiellement catholique, nous reconnaissons aux évêques français le droit d’exprimer leurs sentimens, bien que nous ne les partagions point. S’ils avaient parlé avant la guerre sur cette question du gouvernement temporel des papes, non-seulement leurs paroles eussent pu avoir une influence préventive, mais peut-être, dominés eux-mêmes par l’intérêt humain de la paix, se fussent-ils laissé pénétrer d’un sage esprit de transaction, et eussent-ils aidé la France à obtenir de Rome des concessions nécessaires et honorables. En parlant aujourd’hui, ils ne font qu’apporter de nouveaux élémens d’irritation dans une situation déjà si troublée. Quelque fâcheux que soit pour lui un tel résultat, l’épiscopat français n’a guère le droit de s’en plaindre, si l’on songe au scepticisme politique qu’il a montré dans ces dernières années et aux traitemens qu’a reçus de lui la liberté de la pensée et de la parole. Nous ne le regrettons pas moins, quant à nous, et pour les intérêts moraux que le clergé catholique représente, et pour les intérêts politiques qui sont liés à la question italienne.

Pour juger du désavantage avec lequel l’épiscopat aborde la lutte, il n’y a qu’à examiner de près récrit le plus important que cette controverse ait produit, celui de M. l’évêque d’Orléans. Certes le caractère de M. Dupanloup est digne de respect : son mérite et son talent sont incontestables. M. Dupanloup compte à coup sûr parmi les membres les plus éclairés, nous allions presque dire les plus libéraux de l’épiscopat français. Cette déclamation ardente qu’il vient de publier sous le titre de protestation est un morceau d’une rare éloquence ; mais rien n’est plus faible, nous oserons dire plus injuste, que son argumentation. Son discours est marqué d’un défaut auquel le clergé échappe rarement, lorsqu’il entre dans le débat des questions politiques. Ces questions sont essentiellement pratiques ; l’amplification à laquelle le langage ecclésiastique s’abandonne si volontiers leur est antipathique ; elles ne sont élucidées que par le bon sens qui ne grossit rien, qui s’efforce de voir les choses dans leur juste mesure, qui ne perd point le lien des faits, et qui établit ses conclusions sur la simple réalité. La protestation de M. l’évêque d’Orléans prend toutes les licences du procédé oratoire que l’on pourrait appeler clérical par excellence, l’hyperbole. Principes, choses, mots, elle outre tout. Des provinces qui ont été soumises au saint-siège se déclarent indépendantes après quarante-cinq années d’un détestable gouvernement ; M. Dupanloup évoque le principe du pouvoir temporel de la papauté, qu’il égale au principe de l’indépendance spirituelle du saint-siége. La papauté ne possède les Romagnes que depuis la fin du xve siècle ; rien n’est plus prosaïque et vulgaire, rien n’est moins miraculeux que la façon dont elle a acquis ces possessions : ce sont des surprises ou des guerres, pour ne point appliquer de nom plus vif aux entreprises d’un César Borgia, de Jules II, de Clément VIII ; M. Dupanloup invoque en faveur de la domination pontificale sur ces provinces le mystère du droit divin et de la légitimité. Tous les hommes instruits, toute la noblesse, toutes les classes commerçantes de la Romagne, après avoir demandé vainement au saint-siège, pendant un demi-siècle, une administration intelligente et équitable, un système financier raisonnable, des juges probes, une politique conforme aux inspirations de la nationalité italienne, sont contraints de chercher ailleurs les conditions d’un bon gouvernement ; pour M. Dupanloup, ce sont des révolutionnaires, et l’on sait toutes les horreurs qu’enveloppent sous cette dénomination vague et terrible ceux qui la prennent en mauvaise part. Le roi de Sardaigne, obligé en effet, par le plus pressant des devoirs, de ne point abandonner aux désordres révolutionnaires, et, si l’on nous passe un mot trivial, de ne pas laisser dans la rue ces populations démoralisées et exaspérées par les fautes du gouvernement pontifical, le roi de Sardaigne est, aux yeux de M. Dupanloup, le fauteur, le complice d’une spoliation sacrilège. Que peuvent gagner, nous ne dirons pas la paix de l’Italie, le repos de l’Europe, mais le pouvoir temporel du saint-siège, l’honneur de l’église, à de telles exagérations ?

Le pouvoir temporel des papes est, au point de vue pratique, un fait assez compliqué, assez épineux : si les apologistes de ce pouvoir voulaient, comme M. Dupanloup, l’ériger en un principe absolu et pousser ce principe à ses extrêmes conséquences logiques, il serait radicalement impossible. Il s’agit simplement aujourd’hui, pour la papauté, d’une de ces questions de possession territoriale qui sont une des affaires les plus ordinaires des gouvernemens humains. Cette question touchant aux intérêts du pape, l’on croit utile de substituer à un petit fait un grand principe. On veut conserver au pape une possession qu’il ne peut garder avec ses propres forces, et lui maintenir le droit de la mal gouverner en appelant au secours du pape, prince temporel, le dogme catholique de l’infaillibilité du souverain pontife. Infaillible dans le domaine spirituel, le pontife, dit-on, doit être indépendant dans le domaine temporel. L’indépendance ne se trouve que dans la souveraineté, car la souveraineté dans sa plénitude est à la fois la garantie et la forme de la complète indépendance. Le principe posé, on ne recule devant aucune de ses conséquences. Il faut que le pape gouverne ses états avec la plénitude de la souveraineté. Aucune partie de ses états ne saurait en être détachée, car entamer partiellement son droit, c’est mettre en question le principe tout entier. Tout progrès moral ou matériel qui ne serait point compatible avec les principes religieux que le pape représente est interdit à ses états : le libre examen par exemple, la liberté de conscience, la tolérance des cultes, y sont impossibles, car comment admettre que l’autorité temporelle et l’autorité spirituelle étant réunies dans le même homme, l’une puisse être autre chose que le bras de l’autre ? S’il arrive que l’état pontifical soit placé de telle sorte au centre d’un pays et au cœur d’une race que ni cette race ni ce pays ne puissent vivre d’une vie nationale et politique en s’isolant de l’état pontifical, toutes les fois qu’une divergence s’élèvera entre les aspirations, les intérêts de la nation où est enclavée la souveraineté du pontife et ce que celui-ci regarde comme les intérêts, comme l’esprit de la religion qu’il représente, le vœu de la nation et son intérêt tel qu’elle le comprend devront céder et se sacrifier aux intérêts et à l’esprit du gouvernement pontifical. « L’Italie, dit M. Dupanloup, a par le pape la gloire de donner au monde un chef spirituel. Cette gloire est assez grande, et il ne faut pas qu’elle pousse ses prétentions ambitieuses au-delà. » Si vous parlez de la légitimité des vœux nationaux, on vous répond que les intérêts de deux cent millions de catholiques pèsent plus que la nation à laquelle on impose inexorablement cette abdication. De telles conséquences paraissent effrayantes ; il ne manque point de logiciens qui ont le courage de les tirer du principe de la souveraineté temporelle du pape. Nous en citerons comme exemple un livre qui paraissait au commencement de cette année, l’Église romaine en face de la Révolution, par M. Crétineau-Joly, livre qui mérite d’être lu dans les circonstances actuelles. Cet ouvrage contient des documens qui n’ont pu être fournis que par la chancellerie romaine, et nous croyons que le manuscrit en a été lu au Vatican. C’est une histoire du pontificat romain depuis Pie VI jusqu’au concordat autrichien. L’auteur n’admet pas les nuances, et comme tous les progrès politiques qui ont été accomplis en Europe pendant la période qu’il étudie au point de vue romain devaient bien finir par réagir sur la temporalité pontificale, il assimile la philosophie à la franc-maçonnerie, le libéralisme, qui ne demande que le grand jour des discussions, aux conjurations des sociétés secrètes. Devançant les foudres épiscopales qui grondent à nos oreilles, il ne voit qu’impiété révolutionnaire dans ce qui a été tenté et obtenu en Europe depuis un siècle pour cet affranchissement laborieux de la société laïque, qui, émancipée ailleurs, cherche par un dernier effort à émanciper l’Italie.

Mais si la théocratie absolue a ses inflexibles logiciens, le principe moderne de la séparation du spirituel et du temporel a aussi les siens, et ceux-là, fortifiés par les excès de leurs adversaires, arrivent, par la même rigueur de raisonnement, à l’incompatibilité radicale du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel réunis dans la même personne. Ils rappellent d’abord que les mêmes argumens qu’emploient les apologistes du pouvoir temporel des papes ont été invoqués pour la défense des anciens privilèges temporels dont jouissait l’église dans tous les pays, et qu’aucun de ces argumens n’a nulle part arrêté l’émancipation de la société civile. Dans un grand nombre de pays où le catholicisme est florissant, que sont devenus les biens du clergé, et le droit civil n’y a-t-il pas fait reculer le droit canonique ? Ils invoquent l’histoire et montrent que depuis longtemps, surtout depuis un siècle, le pouvoir temporel des papes a été un obstacle au développement politique de l’Italie. Ils recueillent les aveux de leurs adversaires et ils affirment avec eux que la papauté, ne pouvant oublier dans sa politique les principes religieux qu’elle représente, non-seulement ne veut pas, mais ne peut pas réformer son gouvernement. Faut-il que, pour maintenir au profit des croyances de deux cent millions de catholiques le fantôme de l’indépendance spirituelle garantie par la souveraineté temporelle, trois millions d’hommes soient privés à jamais de ce bienfait de la séparation des pouvoirs qui assure la prospérité des autres sociétés européennes, et qu’une nation de vingt-six millions d’hommes soit éternellement condamnée à étouffer ses aspirations nationales ? Ils nient que le pouvoir temporel soit pour le pape une garantie d’indépendance ; ils soutiennent qu’il est au contraire pour le chef de l’église une servitude qui compromet son impartialité et sa dignité, car il l’expose à l’hostilité politique de ses sujets et des Italiens, et il le soumet aux ingérences continuelles des états étrangers, qui sont bien obligés de signaler son incapacité en venant au secours de son impuissance. Ils affirment au surplus avec une grande autorité morale que, si le pouvoir temporel est condamné pour subsister à faire violence aux vœux des populations qu’il gouverne, les vœux de deux cent millions de catholiques ne justifieraient point cette oppression, car deux cent millions, un milliard, un nombre d’hommes quelconque, n’ont point le droit d’enlever, non pas même à une nation, mais à un seul homme l’exercice de sa liberté légitime. Avec les auteurs du mémoire du gouvernement des Romagnes adressé aux puissances et aux gouvernemens de l’Europe, ils disent : « Les habitans des Romagnes demandent à introduire chez eux les principes admis dans les pays civilisés, l’égalité devant la loi, la liberté civile et politique. Ils ne veulent plus laisser au clergé le privilège de régler à lui seul tout ce qui concerne l’état civil, les mariages, l’enseignement, les institutions de charité. Ils veulent enfin un gouvernement libéral, le droit de voter les impôts qu’ils paient et d’en contrôler l’emploi. Toutes ces demandes découlent des grands principes de 1789. Or la cour de Rome ne peut y faire droit, puisque ces principes sont en contradiction avec celui de son propre gouvernement. Elle ne peut accorder de sécularisation véritable, car celle-ci ne consiste pas dans la nomination de quelques laïques aux fonctions de l’état, mais dans l’introduction de l’esprit moderne dans les institutions. C’est en vain que le gouvernement de Rome promettra des réformes : il ne pourra donner celles qui sont en contradiction avec sa propre existence, et toutes celles réclamées par l’empereur, quelque modérées et simples qu’elles paraissent, sont inconciliables avec le gouvernement clérical. »

Entre ces conclusions absolues et diamétralement contraires de la logique inexorable, n’y a-t-il point place pour une solution intermédiaire ? ne peut-on échapper à ce terrible dilemme où nos évêques disent : tout, et les adversaires du pouvoir temporel : rien ? Nous préférerions sincèrement, pour notre compte, une transaction, et nous nous efforcerons jusqu’au dernier moment de la croire possible. L’empereur, malgré l’assertion du mémoire des Romagnes que nous venons de citer, et qui porte la signature de M. Cipriani et du comte Pepoli, garde « la conviction, ce sont les propres paroles de sa réponse au cardinal Donnet, que le pouvoir temporel du saint-père n’est pas opposé à la liberté et à l’indépendance de l’Italie. » Il a le ferme espoir qu’une nouvelle ère de gloire se lèvera pour l’église le jour où cette conviction sera partagée par tout le monde. C’est évidemment au saint-père qu’il faut aujourd’hui communiquer cette conviction, car le jour où il s’en montrerait pénétré en réalisant les réformes que la France conseille au saint-siège depuis vingt-huit ans, il retirerait aux adversaires du pouvoir temporel leur argument le plus décisif, un argument qui les rend invincibles tant que la papauté proclame elle-même son incompatibilité avec la liberté et l’indépendance de l’Italie. Quant à nous, le fondement de notre espoir dans les concessions demandées au saint-père, nous le puisons dans l’expérience des concessions qui ont été jusqu’à présent obtenues de l’église par la société moderne. Tandis que la séparation des pouvoirs spirituel et temporel était poursuivie par l’esprit moderne, à quelles luttes, à quels déchiremens la société n’a-t-elle pas été en proie ! Quelles sinistres prophéties ont été lancées de part et d’autre, annonçant la ruine de l’église et la perdition des peuples ! La séparation est sortie de cette guerre. Après la séparation, les deux élémens qui se déclaraient irréconciliables, s’ils étaient une fois désunis, ont éprouvé le besoin de la paix. La paix s’est faite au moyen de transactions qui avaient été mille fois proclamées impossibles. L’on a réussi à tracer des limites entre le temporel et le spirituel, en asseyant sur ces limites non plus leur confusion ou leur antagonisme, mais leur alliance. Pourquoi une transaction analogue serait-elle impossible dans les États-Romains ? Il faut bien qu’elle soit possible, puisqu’elle est nécessaire. C’est en venant à l’examen des faits, non en s’obstinant, comme nos évêques, dans l’assertion tranchante d’un droit absolu, que l’on reconnaît la nécessité de la transaction. En examinant la question des Romagnes, il ne faut plus voir dans le pape que le souverain temporel, soumis dans l’exercice de son pouvoir aux conditions qui régissent tous les gouvernemens. Le saint-siège a acquis assez récemment les Romagnes par la conquête et par des traités ; il les a perdues par la guerre et les a cédées par un traité à la fin du XVIIIe siècle ; il les a recouvrées par d’autres traités en 1815. La possession de cette partie de l’état de l’église a donc été pour les papes différente de celle des autres provinces : elle a été plus accidentée et plus variable. Les Romagnes se distinguent des autres parties de l’état de l’église par le caractère de leurs belles et énergiques populations ; elles s’en séparent plus encore par leur position géographique. Si l’on ne consultait que la géographie, il est manifeste que les Romagnes, prolongeant jusqu’aux Apennins la plaine du Pô, appartiennent à l’agrégation de l’Italie supérieure. Voilà des causes d’exception dont la politique peut déjà tenir compte en faveur des Romagnes malgré les dédains de la logique de M. l’évêque d’Orléans. Allons plus avant, examinons les accidens qu’a présentés le gouvernement des Romagnes depuis 1815. Pendant vingt ans sur une période de quarante-cinq, les Romagnes ont été occupées par les troupes autrichiennes ; pendant vingt ans, la cour de Rome n’a conservé une souveraineté nominale sur les légations qu’avec le secours de troupes étrangères et en abandonnant même plusieurs des prérogatives essentielles de sa souveraineté à un gouvernement étranger. Est-ce là une possession régulière et l’exercice normal d’une souveraineté véritable ? Si en Europe un autre souverain que le pape se fût trouvé dans une situation semblable vis-à-vis d’une partie considérable de ses états, les évêques pensent-ils qu’il en eût même conservé si longtemps la souveraineté nominale ? Mais cet état de choses n’a pas pu durer, et la conscience de l’Europe ne permet plus qu’il se renouvelle. C’est ici que les évêques font intervenir de bien injustes imputations contre le roi de Sardaigne. Était-ce la faute de la Sardaigne si pendant vingt années les légations avaient été occupées par l’Autriche ? Était-ce la faute de la Sardaigne si le divorce des Romagnes s’accomplissait toutes les fois qu’elles se trouvaient libres du joug étranger en face du gouvernement pontifical ? Est-ce la faute de la Sardaigne si l’influence de ses institutions, si l’identité de caractère et d’esprit qui distingue les populations de l’Italie supérieure, si l’intérêt commun d’une guerre nationale, et après la guerre une nationalité qui veut se constituer avec force, lui attirent les populations romagnoles ? La Sardaigne n’a fait qu’une œuvre d’ordre en fournissant aux légations qui se séparaient du saint-siège les élémens d’une organisation provisoire ; ce n’est pas au pape, qui les possédait si mal et si peu, qu’elle a ravi les Romagnes : elle les a dérobées aux mauvaises inspirations révolutionnaires et au mazzinisme. Voilà ce que disent les faits ; ce n’est pas tout. Les causes de la désaffection des Romagnes ont été depuis longtemps étudiées ; les mesures qui auraient pu la faire disparaître ont été depuis vingt-huit ans signalées et recommandées au saint-siège par les cinq grandes puissances de l’Europe. La justice des griefs des Romagnes a donc été reconnue par le tribunal européen le plus élevé. Il y a plus encore : ceux qui prétendent que c’est attenter à la dignité du saint-siège que de lui demander une transaction avec ses peuples oublient que le pape lui-même, dans son motu proprio de 1849, en revenant de Gaëte, avait posé les bases d’une transaction semblable, mais que, promises depuis dix ans, les réformes annoncées dans ce motu proprio n’ont point été réalisées. Dans de telles circonstances, si l’on invoque pour le pape les droits du prince, il faut admettre aussi pour lui les devoirs et les nécessités que le cours ordinaire des choses impose à tous les princes. Le droit constitutionnel des états européens est résulté des transactions qu’ont produites les relations souvent violentes qui ont existé entre les souverains et leurs peuples. Une transaction entre le pape et ses sujets serait d’autant plus facile, si la cour de Rome voulait s’y prêter, qu’elle pourrait s’opérer sous l’arbitrage de l’Europe. Si cet arbitrage était malheureusement décliné, il n’y aurait plus qu’une expérience à tenter : ce serait de laisser le saint-père et ses sujets s’arranger ensemble.

La situation provisoire dans laquelle l’Italie est laissée depuis plusieurs mois, et qui est si tendue à Rome, ne pourrait pas se prolonger sans périls. L’on annonce maintenant, et, nous l’espérons cette fois, l’attente du public ne sera plus trompée, que le traité de Zurich sera signé dans deux jours. La tâche de la conférence de Zurich n’était point à coup sûr la partie la plus difficile de la liquidation politique de la dernière guerre. Sans doute il y avait bien des questions litigieuses de délimitation de territoire et d’attribution de la dette autrichienne à régler à propos de la cession de la Lombardie. Le point auquel l’Autriche s’est attachée avec le plus de ténacité a été la portion de la dette qu’elle voulait imposer à la Lombardie. Au chiffre auquel elle élevait ses prétentions, M. Des Ambrois avait bien raison de dire qu’on ne traitait plus de la cession, mais de l’achat de la Lombardie. Quoi qu’il en soit, la conclusion des travaux de la conférence de Zurich est un fait heureux. Il fallait que ces travaux fussent achevés pour que les grandes puissances pussent donner l’attention qu’elle réclame à la situation de l’Italie centrale. Aussi ne sommes-nous pas surpris qu’avec les bruits qui annoncent la signature imminente du traité de paix coïncide la nouvelle de la prochaine réunion d’un congrès. Nous ne chercherons ni à deviner si les grandes puissances se sont en effet mises d’accord sur les bases d’une délibération collective, ni à pressentir les décisions auxquelles elles peuvent arriver ; nous attendons patiemment que la toile se lève, et nous ne doutons pas que le spectacle ne donne une ample satisfaction à notre curiosité.

À la veille d’une telle éventualité, il serait oiseux de s’étendre en conjectures sur l’avenir de l’Italie centrale. Un crime horrible, commis à Parme par une populace enivrée des plus féroces passions, a naguère attristé dans toute l’Europe les amis de la cause italienne ; mais il serait injuste d’y lire un mauvais horoscope de l’avenir de l’Italie centrale. Si, dans la ville de l’Italie supérieure où la multitude est animée du plus dangereux esprit, où malheureusement il n’y avait pas de force armée, où, en l’absence du dictateur, M. Farini, les autorités n’ont pas su ou n’ont pas pu suppléer par l’intrépidité et l’énergie morale aux moyens militaires qui leur manquaient, un odieux attentat a été accompli, il sera vengé avec une sévérité exemplaire. Déjà l’indignation et la fermeté témoignées par M. Farini à son retour à Parme et la vigueur avec laquelle il poursuit les coupables et désarme la portion dangereuse du peuple sont le commencement d’une réparation morale qu’achèvera la punition des assassins. Tout en frémissant à la pensée de la scène dont Parme a été le théâtre, on ne peut s’empêcher de rendre hommage à l’esprit de modération qui a régné jusqu’à ce jour dans les autres parties de l’Italie au sein de populations auxquelles leurs anciens gouvernemens avaient légué de si tristes exemples et de si justes ressentimens ; mais, nous le répétons, il y aurait une cruelle témérité à soumettre trop longtemps l’Italie à l’épreuve du provisoire.

Nous espérons que L’on trouvera le moyen de donner à l’Italie centrale une vie politique régulière en respectant ce qu’il y a d’essentiel dans les vœux manifestés jusqu’à ce jour par les populations. En Toscane, dans les Romagnes, comme à Parme et à Modène, ces vœux ont une double portée, une portée négative et une portée positive. Il ne faut pas méconnaître que les vœux d’annexion à la Sardaigne, quoiqu’inspirés en grande partie par le sincère désir de constituer fortement la nationalité italienne, ont été plus puissamment motivés encore par l’invincible répugnance que les populations éprouvent contre les anciens gouvernemens. L’annexion est devenue pour elles la formule la plus nette et la plus radicale de leurs protestations contre les restaurations. Le refus opposé aux restaurations, voilà ce que nous appelons le vœu essentiel de l’Italie centrale, celui qui mérite le plus d’être pris en considération par le futur congrès. Si ce congrès est aussi réellement décidé qu’on l’affirme, lord John Russell ayant tout récemment encore répété sa déclaration constante, à savoir que l’Angleterre ne prendrait part à un congrès qu’à la condition que les vœux des populations italiennes y seraient respectés, il est à croire que ce principe aurait obtenu l’adhésion de toutes les puissances. Peut-être le congrès soumettra-t-il ces vœux à une nouvelle épreuve : peut-être la question des restaurations sera-t-elle posée devant le suffrage universel, sous le contrôle des grandes puissances. Nous ne doutons point que le suffrage universel ne donne une réponse identique à celles qu’ont faites les assemblées et les électeurs qui les avaient envoyées. La question de l’annexion a moins d’importance à nos yeux. Il n’est guère permis d’espérer que la majorité d’un congrès consente à faire soudainement du Piémont une grande puissance à la tête de douze millions d’hommes. De grands et nombreux préjugés existent, même en France, contre cette combinaison : ils s’appuient sur les traditions séculaires de la politique française, qui s’est toujours opposée à la formation de grands états sur nos frontières. Nous ne partageons pas, et nous ne craignons pas de le déclarer, ces préjugés d’une vieille politique qui ne nous paraît plus applicable à notre époque. Nous ne croyons pas qu’un principe qui avait sa valeur lorsqu’il n’y avait en Europe que des monarchies absolues constamment et uniquement préoccupées d’entreprises militaires et d’agrandissemens territoriaux doive dominer les relations des peuples industriels, commerçans et libres de l’Europe future. Nous croyons que c’est pour un peuple non-seulement le calcul d’un égoïsme injuste, mais étroit et peu intelligent, que d’opposer des entraves au développement légitime des autres peuples. Nous aimons trop peu la guerre pour ne pas aimer les paix bien faites, et nous savons que les paix qui ne satisfont point les ambitions naturelles couvent, au lieu de les détruire, des germes de guerre prochaine. Nous reconnaissons cependant que notre opinion n’est point encore en France celle de la majorité, et nous ne nous bercerons pas surtout de l’illusion qu’elle soit partagée par notre gouvernement.

La tendance qui se prononce maintenant en Allemagne parmi tous les esprits éclairés et actifs, non vers une chimérique unité, du moins vers une concentration d’action diplomatique et militaire qui permettrait à la race germanique d’exercer dans la politique générale une influence plus proportionnée à son importance intellectuelle et matérielle, cette tendance si conforme aux aspirations naturelles d’un grand peuple ne devrait point être perdue de vue au moment où l’on voudrait ébaucher une confédération italienne. L’industrie autant que la politique a enseigné aux populations de même race l’avantage qu’elles trouvent à confondre leurs intérêts. Nous sommes dans le siècle des fusions, et les fusions sont le moyen le plus sûr de réduire les frais généraux. Cela est aussi vrai pour les petits états que pour les compagnies. C’est ce que les Allemands comprennent, eux qui sont consumés par la multiplicité de cette sorte de frais généraux que l’on appelle dans les budgets de la politique les listes civiles ; mais parmi leurs petits princes il n’en est qu’un qui soit de leur avis : c’est le duc Ernest de Saxe-Cobourg, qui donne asile à Gotha à l’association pour la réforme du pacte fédéral. Sous quelque forme que l’on parvienne à réaliser la confédération italienne, nous souhaitons que, l’exemple de l’Allemagne présent à la pensée, on ait soin de ne pas grever la pauvre Italie de trop de frais généraux.

Après les soucis que nous donnent les laborieux progrès de la civilisation viennent les affaires que nous suscitent les peuples barbares. Quel emploi noble et infini de l’activité européenne, si tous, affranchis des entraves intérieures qui nous paralysent encore et qui perpétuent entre nous des divisions intestines, nous pouvions déborder à notre aise sur le monde barbare. Cette lutte de la civilisation contre la barbarie semble reprendre à l’heure qu’il est une recrudescence nouvelle. Nous avons, nous Français, notre guerre avec les tribus marocaines de notre frontière d’Algérie, pour laquelle le général Martimprey va renouveler avec éclat la leçon d’Isly. Les Espagnols s’apprêtent à exiger, les armes à la main, de l’empereur du Maroc, des satisfactions et des garanties nécessaires. Le Marocain accordera-t-il ces satisfactions sur les instances de l’Angleterre, ou forcera-t-il le maréchal O’Donnell à prendre le commandement de l’expédition espagnole et à passer le détroit de Gibraltar ? Les informations anglaises promettent une solution pacifique que ne confirment guère les nouvelles et les arméniens de Madrid. Cette affaire du Maroc a créé un sérieux émoi. Les environs de Gibraltar sont devenus le rendez-vous des escadres de France et d’Angleterre en même temps que des troupes espagnoles rassemblées. L’on a craint que l’Angleterre, se croyant menacée à Gibraltar, ne voulût mettre des obstacles à une juste entreprise de l’Espagne. Nous croyons que l’on a beaucoup exagéré la mauvaise humeur et les appréhensions de l’Angleterre, et que, si elle s’efforce de maintenir la paix entre le Maroc et l’Espagne, c’est dans l’intérêt du commerce considérable qu’elle fait au Maroc, commerce dont la sécurité serait compromise par une guerre qui enflammerait peut-être le fanatisme musulman. Cependant, à l’autre bout de la Méditerranée, à Constantinople, l’on n’est point remis de l’effroi qu’ont causé la découverte et la popularité de l’immense conspiration des musulmans patriotes. Ce que l’on raconte de cette conspiration et des mobiles de moralité qui l’animaient est de nature à exciter en faveur des conjurés un certain intérêt. Cette aventure est venue nous rappeler à quel fil tient la paix de l’Orient, et de quel hasard dépend l’explosion qui mettra peut-être de nouveau aux prises dans la Méditerranée les grandes influences européennes. Plus loin encore, à l’extrême Orient, l’affaire de Chine, qui semblait devoir réunir dans un effort commun la France et l’Angleterre, ne laisse point voir encore nettement ses perspectives. La lecture des dépêches de l’ambassadeur anglais, M. Bruce, a montré, et que la diplomatie occidentale n’avait point ménagé avec assez de prudence les susceptibilités chinoises, et qu’une lutte avec le Céleste-Empire ne présenterait pas des difficultés médiocres. Plusieurs membres du cabinet anglais actuel avaient été vivement opposés à la guerre qui avait abouti au traité de Tien-Tsin, aujourd’hui déchiré. Ce sont surtout M. Gladstone, M. Milner Gibson et lord John Russell, qui avaient été dans cette circonstance les adversaires de lord Palmerston. Il est probable que des efforts sont faits dans cette section du ministère anglais pour détourner, si c’est possible, une nouvelle guerre. Tout ce qu’obtiendra ce parti de la paix chinoise, ce sera un ajournement ; avec ces nations orientales qui veulent rester impénétrables, et que l’activité religieuse et commerciale de l’Europe harcèle et perce de toutes parts, pendant bien longtemps encore il faudra souvent revenir à l’argument du canon. e. forcade.




LES VŒUX ET LES INTÉRÊTS DE L’ITALIE CENTRALE.


Les affaires d’Italie ont traversé depuis six mois des phases si précipitées et si diverses qu’il devient souvent difficile, même pour les esprits les plus sagaces, de ne pas perdre de vue les causes primitives et les vraies tendances du mouvement actuel de la péninsule. Il y a malheureusement en Europe tant de passions et d’intérêts différens qui s’agitent, ces intérêts et ces passions se lient si intimement à tout ce qui se fait en Italie, que le trouble ne fait que s’accroître à mesure que les choses marchent sans arriver à une solution, et qu’on n’a jamais trop fait pour éclairer l’opinion publique. Si je viens ajouter un mot à mon tour ici, où notre cause n’a trouvé que des sympathies et des conseils pleins de cordialité, j’espère qu’on ne prendra pas en défiance le patriotisme ardent qui doit nécessairement m’inspirer, moi Italien, d’autant plus que je voudrais écarter toute déclamation, et procéder avec la rigueur à laquelle m’ont accoutumé les études de toute ma vie. Tout le monde sait aujourd’hui ce qu’a été l’histoire de l’Italie depuis quarante ans. C’est une lutte incessante, soutenue sous des formes diverses, mais avec des forces croissantes en nombre et en intensité, entre les peuples de la péninsule aspirant à la liberté et à l’indépendance et l’Autriche comprimant constamment ces aspirations par ses armées, par sa prépondérance dans les conseils de la plupart des princes italiens. On a vu des conspirations, des tentatives d’insurrection, plus tard l’impulsion générale donnée à l’esprit public par le parti libéral modéré, enfin le triomphe de ce parti, les constitutions et la guerre nationale de 1848. C’est toujours le même mouvement ascendant qui gagne tout le pays, et dont les conséquences se dessinent depuis longtemps à tous les regards en Europe comme en Italie. Le sens et le dernier mot de cette lutte étaient résumés récemment avec une frappante précision dans la proclamation impériale qui plaçait l’avenir de la péninsule dans cette alternative suprême : « Il faut que l’Autriche domine jusqu’aux Alpes, ou que l’Italie soit libre jusqu’à l’Adriatique. » Dans cette situation ainsi faite, le gouvernement constitutionnel du Piémont, le seul représentant de l’indépendance nationale, était devenu nécessairement une menace permanente contre la domination autrichienne en Italie et contre les pouvoirs absolus des princes qui avaient fait cause commune avec l’Autriche. Par la même raison, c’est dans le patriotisme de ce gouvernement, dans la loyauté et la virile ardeur du fils de Charles-Albert, que tous les Italiens s’accoutumaient à placer désormais leur sympathique confiance. Pendant bien des années, l’Europe n’avait vu dans la pénible situation de l’Italie que l’œuvre violente et confuse d’un parti révolutionnaire, ou tout au moins les aspirations d’un peuple méridional fasciné d’utopies généreuses, mais chimériques, et on pardonnait à l’Autriche son système de compression. Dès que les droits des Italiens ont eu un gouvernement régulier pour les défendre incessamment, une tribune libre où ils ont pu être invoqués et proclamés, tout a été changé. Il est devenu alors non-seulement plus juste, mais plus urgent, plus utile pour la paix générale, de s’occuper de la péninsule. L’Europe a compris enfin qu’il y avait plus de difficultés et de périls à laisser se perpétuer la prépondérance et les empiétemens de l’Autriche en Italie qu’à restreindre la domination impériale dans ses strictes limites, en donnant une satisfaction aux vœux légitimes des Italiens. L’objet du congrès européen que les amis sincères de la paix et tous les honnêtes libéraux appelaient de leurs souhaits au mois d’avril dernier était donc d’assurer l’indépendance des petits états de l’Italie centrale, de rétablir dans ces états des institutions représentatives, de limiter l’influence de l’Autriche à ses seules possessions, et de constituer la nationalité italienne sous la forme d’une confédération.

On sait ce qui est arrivé. L’obstination et l’impatience de l’Autriche, les hésitations de l’Angleterre, la politique décidée de la France, l’ardeur des Italiens, tout a poussé à une solution violente, et l’Italie doit à l’élan de l’armée française, comme aussi à la bravoure de ses soldats et de ses volontaires, la libération de trois millions de ses enfans et l’annexion de la Lombardie à l’ancien royaume de la maison de Savoie. Au premier bruit de la guerre, les princes de l’Italie centrale abandonnaient le pays qu’ils gouvernaient. C’était tout simple : depuis dix ans surtout, ils avaient réellement abdiqué la qualité de princes italiens, et en ce moment décisif leur place n’était plus au milieu de leurs sujets, tout entiers à l’ardeur d’une lutte d’indépendance; elle était dans les rangs de l’armée autrichienne, et c’est là que se rendaient en effet le grand-duc de Toscane et le duc de Modène. Je ne ferai maintenant qu’une observation : si, pour conserver leur pouvoir et les droits de leur souveraineté, ces princes se sont fiés entièrement aux victoires de l’Autriche, est-il naturel que les victoires des armées alliées leur assurent les mêmes avantages au détriment des populations si ardemment unies à la France et au Piémont?

C’est là un point que les préliminaires de Villafranca ont laissé à résoudre, et qui ne peut être résolu par le traité de paix négocié en ce moment à Zurich. Je dis qu’il n’est point résolu, car si d’une part l’annexion de la Lombardie au royaume de Victor-Emmanuel II est désormais un fait acquis et reconnu, que les conférences de Zurich ont mission de transformer en fait diplomatique et légal, d’un autre côté il est généralement admis que les états de l’Italie centrale demeurent définitivement à l’abri de toute intervention étrangère, et sont appelés à disposer de leur sort dans une certaine mesure. Au reste, c’est ainsi que ces états ont compris la situation nouvelle qui leur était faite par les événemens. Ils se sont organisés, ils ont convoqué des assemblées, ils ont émis des vœux que tout le monde connaît, qui ont trouvé un commentaire dans un document remarquable soumis récemment aux grandes puissances, dans le memorandum du général Dabormida, ministre des affaires étrangères à Turin, qui explique avec autant de raison que de modération les votes par lesquels les assemblées de Florence, de Modène, de Parme et de Bologne ont prononcé unanimement l’annexion de ces états au Piémont. Si le mouvement qui s’est opéré en Italie dans ces derniers mois, qui représente la somme de tant de sacrifices et d’efforts persévérans, est bien tel que je l’ai défini, et on ne saurait l’interpréter autrement, il est clair que les populations de l’Italie centrale ne pouvaient plus désormais aller chercher leurs princes à l’étranger. Le roi de Sardaigne et l’union de l’Italie centrale avec le Piémont répondaient entièrement aux vœux, aux aspirations comme aux sacrifices de ces populations. Les assemblées de Florence, de Modène, de Parme et de Bologne n’ont fait que ce qui leur était clairement indiqué par la situation.

Malheureusement je ne peux pas ignorer que ce qui nous paraît si naturel paraît à d’autres fort compliqué. Les raisonnemens si simples, presque instinctifs, qui ont guidé les populations de l’Italie centrale, ne sont pas appuyés par des forces matérielles suffisantes. Le résultat auquel nous aspirons blesse des intérêts qui ont de très anciennes racines, et qui ont encore de puissans alliés en Europe. Nous avons des amis ardens, mais qui se bornent à nous donner un concours moral. On exige de nous un grand budget de sagesse, de modération et de persévérance. Tous ceux que les événemens ont surpris et déroutés s’efforcent à l’envi de nous démontrer, à nous Italiens, que nous avons tort. Si nous invoquons les exemples de la Grèce, de la Belgique, des principautés, même de la France et de l’Angleterre, qui ont eu le droit de changer leur constitution ou leur dynastie, on ne manque pas de nous dire que ces exemples sont sans analogie avec la situation de l’Italie, et que dans tous les cas il serait dangereux de les renouveler. Je ne veux pas méconnaître la valeur de certaines objections qu’on nous fait. Il est utile qu’elles soient toujours présentes à l’esprit des patriotes ardens et honorables qui sont à la tête des gouvernemens de l’Italie centrale, et sur lesquels pèse une si grave responsabilité. Ces objections prouvent-elles cependant que nous ayons tort dans le système que nous avons suivi, que nous ayons tort encore d’y persévérer, et qu’avec un peu plus de sagesse et de calcul nous devrions nous résigner à renoncer à nos vœux?

Voyons donc avec impartialité et d’un esprit aussi libre que possible ce que nous disent quelquefois en France des hommes fort éminens à coup sûr, qui sont nos amis, je n’en doute pas. « Prenez garde, nous dit-on, vous êtes les instrumens de l’ambition piémontaise, de l’avidité des princes de Savoie. L’agitation qui vous trouble est factice, la révolution qui a bouleversé votre existence est un grand piège ; tout cela est l’œuvre des agens envoyés de Turin et de l’argent piémontais. Le roi de Sardaigne, qui est aujourd’hui l’allié de la France, sera peut-être un jour avec l’Autriche, comme l’ont fait tant de fois ses ancêtres. » Et moi, comme Italien, je demanderai à mon tour si c’est bien sérieusement avec de telles hypothèses qu’on peut expliquer les faits accomplis en Italie depuis quelques mois. Est-ce avec des émissaires quelconques, en répandant un peu d’argent, dont le Piémont me paraît avoir besoin pour bien d’autres choses, qu’on parvient en quelques jours à former l’opinion de la grande majorité, à obtenir l’assentiment des hommes les plus éminens d’un pays? Représentant du gouvernement de Florence à Turin après la paix de Villafranca, justement à l’heure où l’assemblée de la Toscane se réunissait, je n’ai jamais vu chez les ministres du roi de Sardaigne qu’un désintéressement sincère et un entier patriotisme. La vérité est que dans l’Italie centrale tout le monde a conspiré contre l’ancien ordre de choses. On a compris que le Piémont seul, avec son armée, avec le prestige de sa monarchie, pouvait diriger l’émancipation italienne, et donner des garanties d’ordre et de sécurité pour l’avenir. S’il est vrai, comme la raison et l’expérience le démontrent, que les Italiens veulent former dans le nord de la péninsule un état assez fort pour résister à l’étranger et défendre efficacement l’indépendance de la nation, il ne peut y avoir de moyen plus simple, plus sûr, plus conforme à l’objet qu’on se propose, que l’agrandissement du Piémont. C’est ainsi que tous les grands états se sont formés, et nous prétendons même avoir aujourd’hui sur nos grands prédécesseurs l’avantage d’employer des procédés plus libres et plus naturels.

Mais alors, ajoutent nos bienveillans contradicteurs, vous renoncez donc à votre autonomie, à toutes vos gloires, en vous soumettant au peuple le moins italien qui existe? — S’il s’agit de nos anciennes gloires, nous ne les perdons pas, et ce n’est point parce qu’un pays a une belle armée, parce qu’il se fait respecter de l’étranger, qu’on estime moins ses grands hommes et leurs œuvres. Nous cherchons l’indépendance qui constitue la force, la liberté, la vie d’un peuple, et sans laquelle les gloires ne sont le plus souvent que des titres à la commisération ou à la cupidité étrangère quelquefois. Nous avons certainement notre génie naturel, et nous n’y renonçons nullement. Qu’on nous laisse faire, nous nous garderons bien de créer un état qui ressemble à une réunion de départemens avec un seul centre absorbant, et en cela nous ne ferons que nous conformer à nos traditions. Ce n’est pas au hasard qu’on a prononcé parmi nous le nom de royaume-uni. Libres, nous travaillerions à développer nos institutions provinciales et municipales en étendant leurs attributions ; nous mettrions de l’émulation entre nos écoles des beaux-arts, nos académies, nos universités, et au lieu d’un seul phare brillant, nous aurions la lumière répandue sur toute la surface du pays. Le royaume-uni devrait avoir une seule armée, une même politique extérieure et le plus d’unité possible dans les relations d’intérêts matériels; mais en même temps, qu’on en soit sûr, en poursuivant ce résultat, gage de notre indépendance nationale, nous mettrions toute notre intelligence et peut-être trouverions-nous notre gloire dans le libre développement de la vie propre aux différentes parties de ce royaume.

Il est, je le sais, une dernière objection qui, sans être plus juste et plus sérieuse que les autres, est d’un ordre plus délicat et peut devenir une arme dangereuse contre le succès de l’émancipation italienne. La Romagne, la plus malheureuse, la plus comprimée de toutes les parties de la péninsule, a naturellement suivi l’exemple du reste de l’Italie centrale, en procédant spontanément à une sorte de transformation intérieure, et en demandant son annexion au royaume du nord, comme la Toscane et Modène. Or la Romagne fait partie du domaine temporel du saint-siège, et à ce titre ce qui se passe à Bologne intéresse le monde catholique tout entier. C’est ce qui explique cette émotion de l’épiscopat français, dont les manifestations se succèdent aujourd’hui comme par suite d’un mot d’ordre. Je ne me fais point juge de ces manifestations dirigées avec un si dangereux ensemble contre notre cause. Qu’on me permette cependant de dire un mot. En comprenant l’émotion des évêques français, je demanderai qu’on nous prouve, non par des déclamations d’un beau style biblique, mais par des argumens, que le respect dû à la religion catholique et à son vénérable chef serait nécessairement amoindri par l’introduction dans la Romagne d’un gouvernement régulier et conforme aux nécessités de la civilisation moderne. Voit-on bien où tout cela peut conduire? Le jour où il serait prouvé, — ce qui heureusement n’arrivera pas malgré les fautes de la cour romaine, — que la religion catholique ne saurait vivre à côté d’une bonne administration des finances et d’une assemblée appelée à fixer les dépenses de l’état, au milieu d’une certaine liberté de discussion sur les actes administratifs, avec une certaine intervention des laïques dans les principales fonctions publiques, le jour où, reniant toute son histoire, la papauté comme puissance italienne serait réduite à demander d’une manière permanente son existence à la protection des puissances étrangères, ce jour-là, je le crains, on n’aurait pas obtenu un grand triomphe, on aurait préparé peut-être pour l’église romaine la plus grave et la plus redoutable des crises.

Faut-il donc admettre que les populations de la Romagne ont en elles-mêmes de tels vices de caractère et d’intelligence qu’elles ne puissent vivre en paix sous un gouvernement bon et tolérant? Les faits démontrent bien éloquemment le contraire depuis trois mois. Une révolution s’est accomplie sous l’influence de l’idée de nationalité et de liberté, et aucun désordre n’a eu lieu. On a été réduit à imaginer des excès qui n’ont existé que dans les correspondances des nouvellistes de l’absolutisme. D’ailleurs, sans entrer dans ces détails, le memorandum des grandes puissances en 1831, toute la correspondance de l’un des principaux ministres du gouvernement de juillet avec son illustre et malheureux ambassadeur à Rome, la lettre du président de la république à M. Edgar Ney, les déclarations de M. Le comte Walewski au congrès de Paris, ne sont-ce pas là des preuves irréfutables, reconnues par tous les cabinets, des vices profonds de l’administration politique de la Romagne depuis un grand nombre d’années? Ces vices, le souverain pontife lui-même ne les a-t-il pas reconnus implicitement, tout en se laissant trop vite décourager dans ses premiers desseins d’une politique réparatrice? Pour moi, je me souviens qu’en 1849, envoyé à Gaëte, j’ai été témoin avec une profonde émotion de l’amertume qui débordait de l’âme noble et bienveillante du saint-père, lorsqu’il nous racontait les efforts tentés à l’aide d’hommes tels que Rossi et le général Zucchi pour l’amélioration de son gouvernement, efforts malheureusement trompés et paralysés par les fureurs révolutionnaires. Le gouvernement romain, comme tous les autres gouvernemens de l’Italie sauf le Piémont, eut le tort en 1849, lorsque son autorité fut rétablie, d’attribuer aux réformes que le parti libéral modéré avait eu à peine le temps de commencer les erreurs et les crimes commis par la démagogie. Lorsque la justice et la raison lui conseillaient de se fortifier contre les passions révolutionnaires en faisant droit aux vœux légitimes des Italiens, il a préféré restaurer un régime de compression aggravé par l’occupation autrichienne à Bologne, et il a contribué à créer cette situation extrême qui existait encore au commencement de cette année.

Ces évêques illustres de la France qui, du haut de la chaire évangélique, prêchent la croisade contre les populations de la Romagne, et qui, sans le savoir, exposent peut-être ce malheureux pays à des actes de désespoir, ces esprits éminens rendraient sans doute aujourd’hui un bien plus grand service à la cause de la catholicité en faisant comprendre à la cour de Rome qu’elle ne perdrait rien de son influence salutaire sur les consciences, parce qu’elle accorderait à la Romagne une administration politique distincte sous un chef laïque, et donnerait au reste des états de l’église une administration conforme aux besoins et aux lumières de l’époque ; car enfin, on doit le reconnaître aujourd’hui, le maintien ou le rétablissement de l’ancien ordre de choses n’est possible que par l’occupation ou l’intervention étrangère, et non-seulement l’idée d’une intervention nouvelle est universellement repoussée, mais encore l’occupation même de Rome doit cesser prochainement, ainsi que l’annonçait hier encore l’empereur dans le discours qu’il a prononcé à Bordeaux. Or, dans de telles circonstances, n’est-ce pas avec une haute prévoyance que l’empereur se demandait ce que l’armée française laisserait en partant de Rome, « l’anarchie, la terreur ou la paix ? » Les Italiens ont fait leur choix : ils veulent la paix-, et ils veulent naturellement les conditions désormais inévitables de la seule paix possible.

En m’efforçant de dissiper les doutes et les accusations qui s’élèvent quelquefois dans ce pays au sujet de la cause italienne, je ne me dissimule pas toutes les difficultés qui nous attendent, les résistances que nous avons à surmonter, les pénibles et dangereuses lenteurs de la lutte que nous aurons à soutenir ; mais d’un autre côté nous avons aussi, je le sais, bien des amis qui nous encouragent et des forces qui nous soutiennent. L’empereur Napoléon, après avoir tant fait pour la cause de l’émancipation italienne, voudra assurément achever par la paix ce qu’il a commencé par la guerre. Nous avons pour nous les sympathies de tous les libéraux sages et modérés de la France, désireux de voir enfin cesser les souffrances d’un peuple de la même race, le concours moral de l’Angleterre, la conviction désormais générale en Europe qu’il est temps de donner satisfaction aux vœux légitimes des Italiens pour faire disparaître une menace incessante de guerre et de révolution, la conscience universelle qui se révolte à l’idée d’obliger par la force un peuple redevenu maître de ses destinées à démentir des actes solennels, à annuler les délibérations libres de ses représentans, pour retomber contraint et froissé sous un régime moralement impossible. C’est là une somme de circonstances favorables constituant une situation qu’il y aurait de notre part peu de sagesse à compromettre.

Ce qu’il nous reste donc à faire aujourd’hui, c’est de vivre comme le feraient des gouvernemens réguliers. Administrons nos finances avec la plus grande économie et réservons tous nos sacrifices pour avoir une armée bien organisée et bien disciplinée, sans oublier jamais que les illusions en matière de finances et d’organisation militaire ont toujours été les pièges des gouvernemens provisoires. Abstenons-nous de surveillances tracassières, de soupçons exagérés; évitons de combattre avec violence les opinions contraires aux nôtres et les intérêts que nous froissons, car nous pourrions ainsi faire naître, par un besoin de légitime défense, de vrais partis qui n’existent pas jusqu’ici. Persévérons enfin, sans rien précipiter, dans la voie qui doit nous conduire à rapprocher, relier et fondre tous les intérêts des différentes parties de la péninsule. Il est surtout aujourd’hui une nécessité qui devient à chaque instant plus pressante, c’est celle de mettre fin aux administrations distinctes qui ont existé jusqu’à ce jour dans les états de l’Italie centrale, et de créer une autorité unique investie de la direction supérieure de ces divers états. Cette modification, évidemment dictée par le besoin de l’ordre, de l’économie, de la discipline, sans rien préjuger pour l’avenir, nous aiderait à traverser avec plus de sécurité la période toujours trop longue qui nous sépare encore du moment où nos destinées seront fixées. En un mot, pour nous Italiens, le plus simple devoir de patriotisme et de prévoyance est de tout faire pour que notre cause arrive pure, intacte, gagnée, si l’on me passe ce terme, devant les grandes puissances qui devront nécessairement être appelées tôt ou tard à sanctionner la reconstitution de l’Italie centrale. Je n’ignore pas que, pour arriver à cette solution, nous avons un long et pénible travail, car de tous les côtés il y a bien des préjugés à dissiper, des passions à calmer, des prétentions à modérer, de même qu’il y aura peut-être des transactions partielles et transitoires à subir; mais enfin, quels que soient les efforts et les sacrifices qui viennent s’imposer à nous, ce qui nous importe avant tout, c’est que l’existence du nouveau royaume du nord soit assurée, rationnellement établie, efficacement garantie par l’adjonction des territoires nécessaires à sa défense, et il n’en serait point ainsi dans le cas où, l’Autriche restant en possession de ses forteresses, les duchés ne compléteraient pas la situation défensive du Piémont. Ce qui nous intéresse surtout, c’est que la paix signée sous ces auspices permette promptement au Piémont de reprendre, dans des conditions plus larges, l’œuvre un moment interrompue par la guerre, de remettre de l’ordre dans ses finances, de faire revivre sa constitution désormais étendue à ses nouvelles provinces, de suivre librement en un mot les traditions de sa politique nationale et libérale sans être incessamment placé dorénavant sous la menace des hostilités directes de l’Autriche. Le reste est l’œuvre de l’avenir, que personne n’a le droit d’interdire à nos espérances.


C. MATTEUCCI.


Paris, le 14 octobre 1859.

REVUE MUSICALE.


Ce ne sont pas les nouveautés ou des faits plus ou moins intéressans qui manquent aujourd’hui à la critique musicale. Les théâtres lyriques se réveillent, tous se préparent à bien recevoir le public, qui ne tardera pas sans doute à quitter les molles douceurs de la villégiature pour les plaisirs de la grande ville. Tout semble annoncer que l’hiver sera brillant et bruyant à Paris, et quand Paris s’amuse, l’Europe est tranquille. Aussi faut-il plaindre ces âmes d’élite qui, habituées à venir s’abreuver tous les ans à cette coupe d’enchantemens intellectuels qu’on nomme Paris, se voient forcées d’aller porter sur une terre étrangère une intelligence digne d’apprécier les belles choses qui existent ou qui s’accomplissent ici.

C’est le théâtre de l’Opéra-Comique, que nous avons un peu malmené dernièrement, qui a pour ainsi dire inauguré la saison le 22 septembre par la reprise du Songe d’une Nuit d’été, opéra en trois actes, de M. Ambroise Thomas. L’ouvrage remonte à quelques années déjà, car la première représentation date du 20 avril 1850, et a servi aux débuts d’une agréable cantatrice, Mlle Lefèvre, qui s’est produite avec bonheur dans le rôle d’Elisabeth. Puisque nous n’avons jamais eu l’occasion de parler ici de l’opéra de M. Ambroise Thomas, l’un des meilleurs qu’il ait écrits, nous voulons nous y arrêter un instant. Le sujet de la pièce est emprunté à la délicieuse fantaisie de Shakspeare connue sous ce titre : le Songe de la mi-août. C’est tout ce que les auteurs du libretto, MM. Rosier et de Leuven, ont cru devoir prendre des fictions charmantes du poète anglais, car du reste ils se sont donné libre carrière pour mêler et brouiller toutes choses jusqu’à l’absurde. Qu’on s’imagine la reine Elisabeth d’Angleterre éprise de Shakspeare, pénétrant pendant la nuit dans un bouge pour avoir le bonheur de contempler de près le poète qui fait la gloire de son règne et de son pays! Dans cette taverne, qui est fréquentée par les plus grands vauriens de Londres, Elisabeth, suivie d’une dame de compagnie, Olivia, fait la rencontre de sir John Falstaff, personnage bien connu, l’une des plus vigoureuses créations du génie dramatique de Shakspeare. Il se noue là, dans cette taverne bruyante, entre Elisabeth, Olivia, Falstaff et Shakspeare, un imbroglio de basse comédie qui ne serait toléré sur aucun théâtre d’Angleterre. Après un épisode ingénieux, qui forme tout l’intérêt du second acte, où Shakspeare, exalté par le rêve et la vue d’un magnifique paysage, croit entendre la voix de Juliette, la fille immortelle de son cœur de poète, l’imbroglio se dénoue par une exhortation tendre d’Elisabeth à Shakspeare, de se montrer digne de sa glorieuse mission. Je n’ai pas voulu parler des froides amours d’Olivia et de Latimer, personnages subalternes qui n’ont été mis là que pour donner la réplique et servir d’élémens au compositeur. Après tout, cette pièce absurde, qui s’écoute sans trop d’impatience et qui ne manque pas du vulgaire intérêt qu’on va chercher à l’Opéra-Comique, renferme le germe d’une idée dont un poète dramatique pourrait tirer grand parti. Nous voulons parler de l’évocation des plus charmantes créations de Shakspeare, au milieu desquelles le poète, sollicité par la fraction de vérité humaine et d’idéalité qu’il a mise dans chacune d’elles, ne pourrait se décider à faire un choix, hésitant entre Juliette et Desdemone, entre Miranda et Titania, et perdant enfin la faculté d’aimer en face d’un si grand nombre de créatures adorables. Ce serait la confirmation de cette belle pensée : L’infini nous écrase, car l’homme n’est fort qu’en limitant ses désirs. Voilà pourquoi don Juan n’a jamais été amoureux.

On fait toujours beaucoup de théories sur la musique, particulièrement sur la musique dramatique. Il n’y a sortes de divagations qu’en Allemagne surtout on ne se permette à propos de cet art admirable, qui touche à tant de questions délicates, et qui pourtant ne se laisse guère pénétrer que par un très petit nombre de bons esprits. Rien n’est plus facile que de bâtir des systèmes chimériques et prétentieux sur les œuvres d’un Mozart ou d’un Rossini, de parcourir à vol d’oiseau l’histoire de l’art, de mêler les noms les plus glorieux, et de faire impunément les plus étranges rapprochemens, parce que le public, très ignorant en pareille matière, n’est pas là pour vous contredire ni pour vous redresser ; mais rien n’est plus difficile, j’ose l’affirmer de nouveau, que de porter un bon jugement sur une composition de maître, d’en saisir le vrai caractère, et de lui assigner un rang non contestable dans la hiérarchie des œuvres de l’esprit humain. Le succès ne suffit pas pour donner la mesure du mérite durable d’une composition musicale, car je pourrais citer tel opéra, italien, allemand ou français, qui a eu plus de cent représentations sans qu’il en soit resté une note dans la mémoire de la génération suivante. Qui connaît aujourd’hui la Cosa rara, de Martini, qui a balancé pourtant le succès des Nozze di Figaro de Mozart? C’est un signe certain des temps de décadence que de prétendre exiger d’un art comme la musique ou la peinture des effets d’une fausse profondeur, qu’il n’est pas de son essence de produire. C’est la forme qui révèle l’esprit et le sentiment qui l’animent, et sans la forme, qui doit avant tout plaire à mes sens, c’est en vain que vous me conviez à réfléchir et à méditer longuement sur un tableau ou sur une partition qui ne renfermerait pas les beautés particulières que j’ai le droit d’y chercher. Défions-nous de ce creux symbolisme de l’Allemagne, qui se paie de si tristes raisons en fait d’art, et qui croit voir partout où il y a de l’obscur, du laid et de l’incompréhensible, une conception supérieure à l’œuvre éclatante de lumière qui parle à tous, est accessible à tous, et qui exprime la vérité à travers la beauté, sans laquelle il n’y a point de beaux-arts, et surtout pas de musique. Je ne vais pas au théâtre pour y suivre un cours de métaphysique, ni pour y méditer sur le gouvernement des empires et les mystères de la Providence; j’y vais chercher un plaisir délicat, un plaisir moral sans doute, mais enveloppé, caché sous les formes attrayantes de la poésie et de l’art. C’est de l’Allemagne, et de l’Allemagne contemporaine, que nous est venue cette théorie abstruse et barbare d’une musique prétendue spiritualiste, d’une musique tellement sublime qu’elle dépasserait l’empire des sons, s’il fallait en croire les demi-poètes de Leipzig ou de Berlin, et qui s’élèverait au-dessus des sens et de l’intelligible ! C’est par de telles absurdités qu’on a voulu expliquer certains passages équivoques des dernières compositions de Beethoven et donner le change sur les productions misérables des mauvais imitateurs de ce génie grandiose. Dirai-je toute ma pensée? je commence à secouer le poids trop lourd de la fausse profondeur de l’esthétique allemande, et j’en suis arrivé à préférer une page limpide et saine de Descartes ou de Pascal au pathos nébuleux des panthéistes d’outre-Rhin.

Pour qu’un opéra mérite d’être rangé parmi les vrais chefs-d’œuvre de l’art, il faut qu’il satisfasse à deux conditions essentielles : que la musique soit empreinte du caractère général de la fable à laquelle on l’a appropriée, qu’elle exprime les fortes nuances des personnages dominans, qu’elle peigne la lutte des grandes passions par les moyens qui lui sont propres, qu’elle s’adapte enfin aux lois de la vraisemblance et de la logique dramatique sans jamais oublier qu’elle est une poésie, et qu’elle ne peut descendre à des imitations matérielles trop prolongées sans y perdre son prestige et compromettre sa puissance sur le cœur et l’imagination des hommes. Cette première condition de vérité générale une fois remplie, et ce n’est pas la plus difficile, il reste la musique pure, la beauté du langage, l’élégance des formes, la simplicité des moyens, la délicatesse des détails, la noblesse des mélodies, la richesse du coloris et de l’instrumentation, tout ce qui concourt à l’illusion dramatique, mais qui survit à la représentation, le style enfin, qui fait vivre une composition musicale comme il fait vivre un poème, et qui constitue le charme éternel des chefs-d’œuvre. Le drame le plus émouvant, la conception lyrique la plus puissante et la plus fortement charpentée au théâtre, ne sont que des œuvres d’un ordre inférieur sans le style qui les consacre, et qui seul leur assure l’admiration de la postérité. Qu’on lise la partition de Don Juan, celles des Nozze di Figaro, du Freyschütz, d’Oberon, même la Vestale de Spontini, qui n’était pourtant pas un grand musicien, et, sous la lettre morte de ces beaux drames, si vivans sur la scène, on trouvera une poésie musicale tour à tour forte, puissante, exquise, profonde, avec la seule profondeur qu’il convienne aux beaux-arts de révéler, celle du sentiment et de la grâce. Soyez philosophe si vous voulez, mais soyez-le en artiste créateur, comme Poussin, en parlant la langue des dieux.

Veut-on un exemple éclatant de la doctrine que nous soutenons ici, de ce qu’on a le droit d’exiger d’une composition dramatique pour être classée parmi ces rares chefs-d’œuvre qui plaisent aux savans comme aux ignorans et qui font époque dans l’histoire de l’art? Allez voir Guillaume Tell, la merveille de notre temps. Dès l’ouverture, qui est un vrai tableau aussi clair que le jour, aussi transparent que la lumière, aussi coloré que la nature où se passe l’action, vous êtes averti du caractère de la fable qui va se dérouler devant vous,— un drame héroïque et pastoral où domine le sentiment divin de l’amour de la patrie, et le poète vous dit cela dans une langue admirable qui charme immédiatement les oreilles les plus inexpérimentées, qui saisit l’imagination et vous dispose à l’attendrissement. Puis vient cette introduction colossale où mille épisodes se croisent et s’entre-croisent sans que le discours musical s’épuise ou s’interrompe jamais, vaste kermesse où éclate le coloris de Rubens avec une distinction de formes que n’a jamais connue le peintre flamand. Ai-je besoin de citer toutes les beautés de ce merveilleux chef-d’œuvre, le duo d’Arnold et de Guillaume, si vigoureux, si mélodique et toujours musical, l’air de Mathilde, Sombres forêts, d’où s’exhale un sentiment exquis de la nature sereine et lumineuse comme la comprend un poète du midi, et le duo qui suit entre les deux amans, d’une tendresse si chaste et si profonde? De l’avis de tous les musiciens et de tous les connaisseurs, il n’existe rien au théâtre qu’on puisse comparer au second acte de Guillaume Tell sous le double rapport de la vérité dramatique et de la beauté musicale. C’est une chose étonnante que ce chœur où les enfans de la Suisse jurent de vivre libres et d’exterminer les traîtres qui se trouveraient parmi eux, et quant au trio pour trois voix d’hommes que tout le monde connaît, je ne crois pas qu’il y ait un morceau de musique dramatique où l’expression pathétique ait été poussée plus loin sans jamais oublier la beauté de langage qu’il convient à l’art de parler toujours. Le trio de Guillaume Tell peut être mis à côté du trio des masques de Don Juan. Je ne poursuivrai pas cette aride nomenclature des beautés de Guillaume Tell, que tout le monde sait par cœur. Un jour peut-être essaierai-je un travail plus complet sur le créateur de tant de chefs-d’œuvre. Prenez seulement la partition de Guillaume Tell réduite aux simples proportions d’un accompagnement de piano, c’est-à-dire dépouillée du coloris de l’instrumentation, du prestige de la mise en scène et de tous les accessoires puissans d’une bonne exécution. Vous serez encore plus émerveillé de voir de près ces mélodies limpides, larges, simples et vigoureuses, qui vivent de leur propre vie, accessibles à toutes les voix, intelligibles à tout le monde, ces duos, ces chœurs, ces morceaux d’ensemble d’une construction si nette, d’une harmonie si neuve, si pittoresque et si naturelle, et ces modulations admirables qui naissent instantanément du développement de l’idée dont elles ravivent les contours, et qui ne sont pas un froid artifice de l’impuissance qui change de ton, parce qu’elle ne peut changer de thème. Lorsqu’une grande composition dramatique peut subir impunément cette contre-épreuve de l’art pur, et qu’après avoir ému la foule assemblée dans un théâtre elle renferme assez de vitalité intérieure pour charmer le connaisseur isolé et répandre partout le sentiment qui la pénètre, c’est la marque indélébile d’un vrai chef-d’œuvre. Joseph de Méhul, la Dame blanche, le Pré aux Clercs, Zampa, le Domino noir, Fra Diavolo et presque toute l’œuvre ingénieuse et piquante de M. Auber sont, à des degrés différens, des compositions musicales assez pures et assez vivaces pour se passer du prestige de la représentation. La vérité dramatique, dont on est si jaloux de nos jours, n’est après tout qu’une qualité secondaire dans un drame lyrique sans la beauté, l’abondance et l’originalité des idées purement musicales, qui seules classent et consacrent les chefs-d’œuvre.

J’ai connu un professeur de chant qui lisait les pères de l’église et la Somme de saint Thomas pour faire croire aux imbéciles et aux demi-connaisseurs qu’il y puisait des inspirations propres à l’éclairer dans sa haute mission. S’il avait su son métier, il n’aurait pas eu recours à de pareils stratagèmes. Qu’on se rassure donc : pour créer des chefs-d’œuvre dans les arts et dans la poésie, il n’est pas absolument nécessaire de savoir lire la Mécanique céleste de Laplace, il suffit d’avoir le génie de Mozart, de Weber ou de Rossini.

J’ai été entraîné à ces considérations pour répondre à d’étranges théories qui s’agitent depuis quelque temps dans certains journaux allemands sur le caractère qu’il conviendrait d’imprimer au drame lyrique dans l’avenir. C’est un signe certain des époques de décadence, lorsqu’on voit les esprits se payer d’argumens fallacieux, et aller chercher en dehors des lois constitutives de l’art les principes de sa grandeur et de son développement. On ne s’imagine pas tout ce qu’on imprime de nos jours sur la musique! M. Fétis ne s’est-il pas donné la peine de réfuter longuement un petit ouvrage sur « la musique au point de vue moral et religieux, » où l’on démontre que, pour devenir un grand compositeur, il faut être d’abord un bon catholique et croire au mystère de la sainte Trinité? M. Richard Wagner a fait plus de mal à l’Allemagne par les sophismes de sa prétendue doctrine sur la musique de l’avenir que par la représentation de ses ouvrages, dont on peut discuter le mérite. La propension de notre temps est de s’exagérer l’importance de la volonté et du labeur dans les œuvres de l’art, de prêter au génie créateur des préoccupations dont il n’a que faire, et de préférer en toutes choses la vérité à la beauté, les émotions que procure le drame à la sereine béatitude que nous fait éprouver l’expression de l’idéal. Quant à moi, mon siège est fait depuis longtemps, et, sans méconnaître la nécessité du changement dans les œuvres et les manifestations de l’esprit, je donnerais toutes les profondes laideurs qu’on applaudit dans quelques théâtres lyriques pour une inspiration divine comme Vol che sapete de Mozart ou Assisa al pié d’un salice de Rossini.

Je reviens à l’opéra de M. Ambroise Thomas, le Songe d’une Nuit d’été, dont l’ouverture n’est pas un chef-d’œuvre, surtout si on la compare à l’admirable morceau de symphonie que Mendelssohn a composé sur le même sujet. Des effets ingénieux, d’une sonorité un peu recherchée, précèdent un thème qui manque de caractère et surtout de coloris; mais le chœur de l’introduction est franc, ainsi que les couplets que chante Falstaff en entrant dans la taverne de la Sirène : Allons, que tout s’apprête! Le chœur et la marche des rôtisseurs ont cette même qualité de rondeur que n’offrent pas toujours les idées musicales de M. Ambroise Thomas. Le duo des deux femmes est un joli nocturne, fort habilement écrit pour les voix, et, quant au trio qui vient après, entre Falstaff, la reine Elisabeth et sa suivante Olivia, il renferme de jolis détails qu’on voudrait voir encadrés dans une idée mère plus saillante. Le dialogue s’alanguit parfois, et laisse désirer une instrumentation plus nourrie et plus cursive. Ce trio, fort difficile à bien rendre, est suivi d’un chœur bachique auquel s’enchaînent des couplets chantés par Shakspeare, qui ont de l’entrain. Un chœur, une jolie romance de ténor, chantée par Latimer, et le finale, où l’on remarque le chant de Shakspeare:

Je trouve au fond du verre,


qu’on dirait une phrase de ce pauvre et regrettable Monpou, la cavatine de la reine, et quelques mesures d’une harmonie délicate vers la conclusion, sur une marche chromatique de la basse (sol, fa dièze, fa naturel, etc.), terminent heureusement et pleinement le premier acte.

Le second acte, beaucoup plus riche que le premier en morceaux distingués, commence par un beau chœur des gardes-chasse du parc de Richmond, où se passe la scène. Ce chœur, devenu populaire, rappelle bien un peu celui d’Euryanthe de Weber, mais sans rien perdre de son prix. Je passe rapidement sur un air de basse de Falstaff, pour signaler le duo entre Falstaff et Latimer, et surtout les stances que chante Shakspeare, qui, au spectacle d’une belle nuit d’été, évoque son imagination ravie. Il y a beaucoup de charme dans cette espèce d’incantation poétique. Le duo pour ténor et soprano entre Shakspeare et la reine, qui lui apparaît voilée sous la forme idéale de Juliette, est un morceau scénique plein de vigueur et d’heureux contrastes, qui prépare fort bien le finale. Au troisième acte, on remarque l’air de bravoure que chante encore Elisabeth, auquel nous préférons de beaucoup la jolie rêverie dont la reine berce le génie de son grand et malheureux poète.

La partition dont nous venons de signaler rapidement les parties saillantes est l’œuvre d’un musicien habile et studieux qui respecte et honore son art. Le style de M. Ambroise Thomas, qui ne brille peut-être pas par une extrême originalité, ne manque ni de vigueur ni de délicatesse, et semble accuser l’influence de deux maîtres qui n’ont entre eux aucun rapport, de Weber et surtout de M. Auber, dont l’auteur de Mina, du Caïd et du Songe d’une Nuit d’été reproduit volontiers, mais sans servilité, les formes d’accompagnement. Son instrumentation, généralement soignée, vise au coloris, mais avec mesure; elle est nourrie d’une harmonie toujours recherchée qui circule librement à travers la variété des timbres, dont M. Ambroise Thomas n’abuse pas, quoique cela lui arrive cependant. Il y a comme un rayon de grâce et d’hilarité italiennes dans l’imagination de M. Ambroise Thomas, qui se sent attiré bien souvent vers l’école allemande, dont il connaît et apprécie les inspirations puissantes. On ne saurait donc parler avec trop de respect d’un musicien comme M. Ambroise Thomas, qui, sans atteindre aux hauteurs du génie, soutient avec éclat les traditions d’une bonne école.

Le Songe d’une Nuit d’été est assez bien rendu par les artistes de l’Opéra-Comique. M. Crosti joue et chante le rôle de Falstaff, écrit dans l’origine pour M. Battaille, avec entrain et beaucoup de brio. Sa voix de baryton manque de profondeur, mais elle est facile, et l’artiste la dirige avec goût. Le rôle très important de Shakspeare, qui fut une véritable création de M. Couderc, est rempli par M. Montaubry avec plus de bonne volonté que de succès. Cet artiste, qui a une physionomie agréable, une jolie voix de ténor et du talent, n’est pas encore parvenu à se débarrasser d’une certaine affectation qui gâte et neutralise ses meilleures qualités. On dirait que M. Montaubry ne comprend pas trop ce qu’il dit, et qu’il a plus de chaleur fébrile que de véritable émotion. Aussi manque-t-il la plupart de ses effets, sans qu’on puisse lui refuser pourtant une juste part d’éloges pour ses efforts. Le véritable intérêt de la reprise du Songe d’une Nuit d’été, c’était l’apparition d’une nouvelle cantatrice dans le rôle d’Elisabeth. Mlle Monrose est une jeune et jolie personne qui appartient à la famille du comédien intelligent qui pendant des années a brillé sur le Théâtre-Français. De très beaux yeux, une physionomie intéressante et une bouche un peu sérieuse font de Mlle Monrose une femme charmante qui dispose immédiatement le public en sa faveur. Sa voix est un soprano aigu, d’une étendue de deux octaves, qu’elle parcourt avec intrépidité par une vocalisation sûre et vigoureuse qui pourrait être plus homogène. Cette voix, atteinte un peu dans sa fraîcheur par des travaux opiniâtres et peut-être excessifs, demande à être ménagée. Comme tous les élèves de M. Duprez, Mlle Monrose possède certaines qualités de style qui ne sont pas communes : de l’élan, beaucoup d’ardeur, une fiévreuse impatience d’atteindre le but, et plus de vigueur que de charme. Elle chante avec intelligence, mais avec un peu trop d’effort, et sa respiration haletante aurait besoin d’être contenue et dirigée avec plus d’économie. Quoi qu’il en soit de nos petites chicanes et d’autres encore que nous pourrions y ajouter, le succès de Mlle Monrose a été instantané et réel, et le public lui a fait un accueil de bon augure. Lorsque Mlle Caroline Duprez, aujourd’hui Mme Vandenheuvel, débuta au Théâtre-Italien, le 21 janvier 1851, nous terminions notre appréciation par ces paroles, qui peuvent être appliquées à Mlle Monrose : « Élève d’un grand artiste, elle est entrée dans la carrière des arts sous les plus favorables auspices. Elle n’a eu qu’à apparaître pour conquérir sa place et pour se faire proclamer de la race des prédestinés. Qu’on la ménage, cette plante délicate, qu’on épargne les trop vives secousses à ce tempérament nerveux qui tressaille au moindre contact, et qu’on ne puisse pas dire un jour de cette jolie personne :

« … Elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin ! »


La Pagode, opéra insipide en deux actes de M. Saint-Georges, a été donnée au théâtre de l’Opéra-Comique le 26 septembre pour le plus grand ennui de ceux qui l’ont écoutée. La musique, d’une déplorable facilité, est de M. Fauconnier, compositeur belge, assure-t-on, qui doit ce tour de faveur à la protection d’un haut personnage. Pauvres compositeurs français, personne ne vous protège, vous qui, après avoir fait le voyage de Rome, où vous avez été envoyés par la munificence de la nation, vous promenez en long et en large sur le boulevard des Italiens en vous écriant, comme ce Spartiate dont parle Plutarque : Heureux mon pays, qui peut se passer de mes talens ! Pourquoi aussi n’êtes-vous pas nés à Bruxelles, à Namur, à Naples, à Florence, à Gotha, partout enfin, hormis sur cette belle et bonne terre de France, si hospitalière aux étrangers ? Parlons un peu à ce propos du Théâtre-Lyrique, qui est aussi peu protégé que les compositeurs français, parce qu’il est dirigé par un homme actif, intelligent, qui aime la bonne musique, le malheureux ! On y a repris le 26 septembre les Noces de Figaro, et ce chef-d’œuvre de grâce, de sentiment, de science et d’invention n’a rien perdu de sa jeunesse et de son charme éternels. Mme Carvalho chante toujours avec une rare perfection tous les morceaux du rôle de Chérubin, qu’elle joue avec esprit ; Mme Ugalde continue à prêter à celui de Suzanne plus de verve et de mordant que de bon goût, tandis que le personnage important de la comtesse a servi de début à une femme inconnue jusqu’ici. Mlle Marie Sax, qui a une très belle voix de soprano et qui ne sort pas du Conservatoire. D’où sort-t-elle donc ? Nous oserons le dire, parce que cela fait honneur à l’artiste et au directeur qui a su apprécier son talent. Mlle Sax, qui a voulu s’abriter sous ce nom de guerre, sort d’un café chantant. On pense bien que ce n’est pas dans un pareil établissement lyrique que Mlle Sax a pu apprendre à chanter, mais elle y a conservé sa belle voix et développé un instinct qui ne demande qu’à être dirigé par de bons conseils. C’est une bonne acquisition pour le Théâtre-Lyrique que Mlle Sax.

Les Petits Violons du Roi, opéra-comique en trois actes, poème de M. Henri Boisseaux, musique de M. Deffès, qui a été donné au Théâtre-Lyrique le 30 septembre, est une erreur de M. Carvalho et de tous ceux qui ont pris part à cette mystification. Je n’analyserai pas ce gros vaudeville bâti avec une anecdote de la vie de Lulli, et qui était digne de figurer dans la baraque des fantoccini que fait mouvoir M. Offenbach aux Bouffes-Parisiens. La musique de M. Deffès ne s’élève guère au-dessus du poème qui l’a inspirée, et je n’y ai remarqué que des couplets et un duo : — la bonne histoire que voilà, — au premier acte; à l’acte suivant, un air chanté par Lulli, que Mlle Girard débite avec adresse, et l’intermède instrumental sur un menuet de l’auteur d’Armide, d’Alceste et de vingt opéras qui ont vécu plus que ne vivra l’œuvre de M. Deffès, mieux inspiré toutefois dans deux ou trois opérettes qui l’ont fait connaître, comme la Clé des Champs.

Le Théâtre-Italien a ouvert ses portes le 1er octobre par la Traviata de M. Verdi, que nous connaissons de reste. C’est Mme Penco qui chante la partie de Violetta avec sa belle voix sympathique et pénétrante, et c’est toujours M. Graziani qui joue et chante le rôle du père d’Alfredo absolument comme il le chantait l’année dernière, avec la même voix chaude et vibrante, avec le même point d’orgue qui ne s’use pas, et que le public applaudit toujours avec transport... Le public du Théâtre-Italien! je n’en connais pas de plus débonnaire et de plus facile à contenter. M. Gardoni, qui n’a jamais réussi à Paris, et dont la voix de ténorino grêle, frileuse et vibrottante, manque complètement de charme et de flexibilité, est chargé de représenter Alfredo l’innamorato. Il est permis de craindre que M. Gardoni ne puisse pas suffire aux besoins du répertoire, qui exige plus de variété et de passion que l’artiste n’en possède dans son talent. A la reprise de l’Italiana in Algieri, qui a eu lieu le 8 octobre, M. Gardoni a été plus heureux dans le rôle de Lindoro. Après avoir chanté médiocrement la jolie cavatine : Languir per una bella, ainsi que le duo : Se inclinassi a pr-ender moglie, il s’est relevé dans le trio adorable de Papa tacci, qu’on a fait recommencer. Quelle musique! quelle gaieté du bon Dieu! quelle facilité et quelle jeunesse! Va, va, dirai-je au musicien de l’avenir, qui calcule ses effets un compas à la main, va, studia la mattematica e lascia le donne... o la musica. L’Alboni, avec sa bonne figure et sa magnifique voix, a chanté le rôle d’Isabella comme on ne chante plus guère, hélas! Elle a été fort bien secondée par M. Zucchini, qui est un vrai comédien et un chanteur bouffe de la vieille roche. Donnez-nous des Lettres persanes, et laissez un peu reposer les gros mélodrames de M. Verdi.

Nous avons une nouvelle à annoncer : M. Richard Wagner, le compositeur révolutionnaire de l’Allemagne, l’auteur, pour les paroles et la musique, de deux ou trois légendes historiques, est à Paris. Il vient s’y fixer, assure-t-on, et se propose de faire le siège de l’Opéra pour y faire pénétrer son chef-d’œuvre, le Tannhäuser. Et pourquoi pas? Cela vaudrait bien le Roméo et Juliette qu’on nous a donné dernièrement. Ce serait plus amusant et moins trompeur, comme dit M. Scribe.


P. SCUDO.


V. DE MARS.