Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1877

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Chronique n° 1092
14 octobre 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1877.

Le moment décisif est donc venu, il est arrivé et il est déjà passé. A l’heure qu’il est, le dernier mot de cette longue crise de cinq mois sort du scrutin ouvert dans toute la France au bruit des manifestes et des polémiques qui ont fait de ces élections une des batailles politiques les plus violentes, les plus acharnées. Rien n’aura manqué dans cette lutte d’un caractère si étrange et réellement inusité, ni les appels réitérés et impatiens de M. le président de la république, ni les déchaînemens administratifs, ni les interventions ecclésiastiques, ni les représailles des partis, ni même l’intérêt de l’étranger, qui rend à la France ce dernier hommage de s’émouvoir de ses épreuves. On a voulu une sorte de combat singulier à coups de votes, on l’a eu ; l’urne populaire rend en ce moment tout ce qu’on lui a confié, et jusqu’à la dernière minute on aura vu cette comédie de l’assurance imperturbable, des défis, des forfanteries bruyantes des partis s’adjugeant d’avance la victoire. Il y a longtemps, les héros d’Homère se défiaient et s’injuriaient avant d’en venir aux mains. Nos luttes ne sont plus de l’ordre homérique, nous voulons dire par la taille des héros ; elles ne décident pas moins des destinées du pays, qui, lui aussi, a eu son rôle, un rôle de patience, d’attente émue, mais paisible en présence du scrutin qu’on lui promettait, où il vient enfin de déposer l’expression de ses volontés souveraines. M. le duc de Broglie, dans un discours prononcé à la veille des élections, comparait notre situation aux premiers instans d’une grande bataille où a la brume du matin, la poussière qui s’élève sous les pas des hommes et des chevaux, forment une nuée épaisse qui les empêche de bien distinguer leur position et leurs forces respectives… » Au premier coup de canon, ajoutait-il, « le brouillard se dissipe, le soleil paraît et laisse voir les deux armées avec la couleur de leurs drapeaux… Espérons que le soleil ne se couchera pas sans éclairer le triomphe du droit et de la justice ! » C’était fort poétique pour la circonstance ; maintenant le brouillard est dissipé, la bataille est livrée, à qui reste la victoire ? Qu’entend-on par la justice et le droit ? voilà toute la question.

Maintenant donc que la poussière de la batailla va tomber, que la France a répondu à l’appel qui lui a été adressé, nous entrons évidemment dans une phase nouvelle, et, quel que soit le vote, la première condition est de le prendre pour ce qu’il est, sans entraînemens ou sans découragemens. Que ce vote invoqué par tous soit nécessairement décisif et fait pour avoir toutes ses conséquences légales, légitimes, ce n’est point douteux. Dès ce moment cependant il est bien clair qu’il ne peut avoir la signification exagérée que les passions contraires lui ont donnée dans le feu du combat. Les exagérations, elles n’ont certes pas manqué depuis quelque temps sous toutes les formes, dans tous les langages, et, si on voulait les écouler, si on cherchait la vérité, une règle de conduite dans tous ces emportemens de parole, on irait loin. C’est le malheur de ces conflits et surtout aussi des circonstances exceptionnelles dans lesquelles la lutte s’est engagée, de pousser tout à l’extrême, de laisser à peine un dernier refuge à la modeste raison, à la raison indépendante.

Que n’a-t-on pas dit dans les deux camps depuis cinq mois, depuis un mois surtout, pour entraîner et fanatiser ou effrayer et tromper ces masses électorales, ces neuf millions de souverains obscurs que le scrutin d’aujourd’hui vient de mettre en mouvement ? De quels moyens ne s’est-on pas servi ? Quels fantômes n’a-t-on pas évoqués ? — votez pour le gouvernement, ont dit les uns, sans cela la France va se réveiller dans le chaos et dans l’anarchie. Les conflits de pouvoirs vont s’éterniser ; la révolution est partout. Vous allez voir la religion persécutée, la propriété menacée, la famille mise en doute, les affaires et les intérêts suspendus, la paix et l’ordre détruits ! La dernière chambre c’est la convention. Avec les 363 c’est le radicalisme qui triomphe, et avec le radicalisme la commune, la ruine et l’incendie ! Hors des candidats du gouvernement point de salut, tout est perdu ! Et de fait M. le ministre de l’intérieur a certainement, agi en homme qui ne veut pas perdre sa cause ou qui se sent en péril ; il n’a reculé devant rien, il n’a négligé aucun des moyens de l’action officielle la plus illimitée, ni l’excès des répressions, ni l’emploi démesuré de tous les ressorts administratifs, ni les intimidations, ni les affiches, ni les violences de langage. Jusqu’au bout il a joué cette dangereuse partie. — votez pour les 363, renvoyez à Versailles la chambre dissoute, ont dit les autres, sans cela il ne reste plus rien. C’est le pouvoir personnel, la dictature, la réaction sans limites, l’esprit de faction dans la majorité et dans le gouvernement ; c’est l’incertitude dans la vie intérieure par une majorité de partis dynastiques prêts à s’entre-déchirer, la paix extérieure en péril, la France livrée aux dérisions et aux défiances de l’étranger. Oui, c’est tout cela et bien autres choses encore, à ce que M. Gambetta nous assure dans son dernier discours prononcé au cirque américain du Château-d’Eau : « Ce qui se joue dans la partie actuellement engagée, c’est à la fois l’existence du suffrage universel et l’avenir même de la révolution française et des principes qu’elle a promulgués pour le monde. Voilà toute la question ! » Mon Dieu, oui, ce n’est que cela. Si les 363 ne reviennent pas en masse, la révolution française est abrogée, et l’ancien régime renaît de ses cendres ! Le suffrage universel est supprimé, la guerre va être déchaînée : la France est perdue ! « voilà toute la question, » on nous l’assure dans les mêmes termes des extrémités les plus opposées, de sorte que nous sommes prévenus, nous n’avons pas le choix : le pays est perdu s’il vote pour les 363, selon les uns, — s’il vote pour le gouvernement, selon les autres, de toute façon, nous voici placés dans une étrange alternative.

Non heureusement, en aucun cas, d’aucune manière, la France n’est perdue. Elle a déjà voté, elle s’est prononcée, et ce qu’elle aura décidé ne peut avoir de ces conséquences extrêmes. La France n’en est pas à ressembler à un de ces navires qui s’égarent en pleine mer et qui tout à coup disparaissent corps et biens dans la tempête, sans qu’on sache ce qu’ils sont devenus. Elle a déjà passé par bien des épreuves et elle en est sortie, nous ne dirons pas toujours intacte, mais vivante et prête à reprendre son œuvre. La crise qu’elle traverse aujourd’hui est sans doute grave de toute façon, par toutes les circonstances intérieures et extérieures où elle s’est produite, et le gouvernement, qui en a la première responsabilité, a mis vraiment un zèle malheureux ou un étrange aveuglement à la compliquer, à l’envenimer, en préparant ce qu’on peut appeler les difficultés du lendemain ; mais enfin au milieu de tous ces conflits, de ces prétentions et de ces déclamations de partis se disputant une victoire peut-être embarrassante pour ceux qui l’auront, il reste celui dont on dispose, qu’on menace si légèrement de ruine s’il prend la liberté de voter comme il l’entend. Il reste le pays, qui, depuis cinq mois, par son calme, par sa patience, par son attitude au milieu de toutes les excitations, a certainement montré d’avance qu’il ne veut être avec les agitateurs d’aucune couleur. Il y a cette masse française, laborieuse et sensée, à laquelle M. Gladstone rendait tout récemment hommage en posant la première pierre de l’université de Nottingham, et dont il disait : « Nous savons assisté chez ce peuple au spectacle merveilleux d’un développement réel de sagesse politique depuis 1870. Le calme, la modération, la fermeté dans ses desseins, le respect de la loi et un profond attachement au gouvernement ayant pour base la liberté, telles sont les qualités qui se sont implantées tranquillement, mais d’une manière indélébile, dans le cœur de la nation. C’est du moins l’impression qu’a produite sur moi la conduite du peuple français. »

Rien n’est plus vrai, et croit-on que ce peuple, qui a montré jusqu’ici une force singulière de consistance, soit menacé d’être perdu pour un coup de scrutin ? Pense-t-on qu’il se laisse si facilement placer entre les fureurs de la commune et les fureurs de réaction ? Le pays s’est prononcé aujourd’hui ; il a donné raison aux uns ou aux autres, peut-être pas entièrement aux uns et aux autres, et, dans tous les cas, quelle que soit sa décision, on peut dès ce moment dire, sans risquer de se tromper, ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Il n’a pas voulu sûrement voter pour ceux qui lui apporteraient des périls de guerre, ni pour ceux qui se feraient un jeu d’affaiblir les institutions libérales, les garanties de contrôle sans lesquelles toutes les catastrophes deviennent possibles ; cela, non, eût-il voté pour des candidats du gouvernement, il ne le veut pas. Il n’a pas certainement non plus voulu voter pour ceux qui déchaîneraient ou favoriseraient les crises révolutionnaires. Il a voulu voter à coup sûr pour la paix et l’ordre dans les institutions qui lui ont été données, qui existent, auxquelles on ne pourrait toucher sans provoquer des convulsions. C’est là pour sûr son vote dans tous les cas, et c’est maintenant à ceux qui vont avoir la main sur ses affaires de s’inspirer de la pensée du pays en mettant leur fermeté et leur prévoyante modération à reconstituer une situation régulière, à maintenir la paix civile, la paix intérieure et extérieure par le respect de toutes les lois.

Si les exagérations qui dénaturent tout et les passions qui se servent de tout se donnent libre carrière dans les conflits de partis, dans nos débats intérieurs, elles devraient du moins être bannies de la sphère des relations et des intérêts extérieurs. Le repos commun du monde est une chose assez précieuse pour qu’on ne le laisse pas à la merci des incidens, des excitations du moment, et les rapports des nations sont toujours une chose assez délicate pour que ceux qui ont une action sur les affaires publiques dans tous les pays se fassent un devoir de maintenir la netteté des situations, d’éviter les équivoques, les manifestations imprudentes. Qu’on n’oublie jamais que tout prend ici une gravité exceptionnelle.

Quel est un des griefs les plus dangereux contre le gouvernement dont le sort se joue aujourd’hui dans les élections ? On l’accuse d’être un gouvernement clérical, d’avoir, lui aussi, son « péril latent, » ce qu’on vient d’appeler dans une boutade sarcastique un « cléricalisme profond, » et d’être entraîné, bon gré, mal gré, par le cléricalisme à une politique compromettante pour la situation extérieure de la France ; on l’accuse d’être une menace pour la paix, pour la sécurité, pour l’avenir des rapports de la France avec l’Italie. M. le président de la république et le ministère s’en défendent vivement, ils ont certes raison, et les esprits réfléchis n’ont aucune peine à les croire lorsqu’ils assurent qu’ils désirent la paix avec l’Italie comme avec tout le monde. Comment se fait-il cependant que le soupçon subsiste, qu’il devienne l’arme de guerre la plus redoutable, et que cette idée propagée au dehors se traduise en défiances dont l’expression n’est pas toujours mesurée ?

C’est qu’il y a malheureusement un fait vrai. Non sans doute, le gouvernement n’est pas clérical d’intention ; mais il a pour amis, pour alliés, pour auxiliaires ou pour protecteurs des cléricaux qui font de la politique avec de la religion ou de la religion avec de la politique, et qui par leurs vœux, par leurs prétentions impérieuses, par leurs programmes, sont une menace incessante pour nos rapports extérieurs. Lorsque des évêques, et il y en a eu dans ces derniers temps, il faut le rappeler, se bornent à ordonner des prières et à écrire des pastorales pour engager impartialement leurs fidèles à faire leur devoir dans les élections en s’inspirant de leur conscience, ils sont dignes de respect. Lorsque des chefs de l’église font des mandemens électoraux et patronnent des candidats, en distribuant des instructions, des cantiques avec l’invariable refrain : « sauvez Rome et la France, » lorsqu’ils saisissent toutes les occasions de renouveler leurs croisades contre le gouvernement et le parlement italiens, lorsqu’ils agissent ainsi, qu’ils le veuillent ou qu’ils ne le veuillent pas, ils ne sont que des agitateurs compromettans. Ils ont toujours l’air de faire de la France le champion d’une politique qui n’est pas la sienne. Ils donnent à M. le président de la république un rôle que son nom de duc de Magenta désavoue. Ils créent des embarras incessans à notre diplomatie. On ne se dit pas au dehors qu’ils ne sont qu’une minorité même dans le clergé, qu’ils n’ont aucun pouvoir réel sur la direction de nos affaires extérieures ; on se dit tout simplement qu’ils ont le mot d’ordre du Vatican, que leur appui est accepté, recherché dans les élections françaises, et que, si la cause qu’ils soutiennent triomphait, ce serait le signal d’une réaction religieuse qui pourrait avoir des conséquences redoutables, à laquelle le gouvernement ne serait peut-être pas libre de se dérober. C’est là l’équivoque dangereuse avec laquelle il faut en finir parce qu’elle ne sert qu’à isoler la France, à l’entourer de suspicions et d’ombrages en donnant de trop faciles prétextes à ses ennemis, en provoquant des manifestations d’un autre genre qui risquent d’être elles-mêmes assez puériles ou fort exagérées.

Chacun, après tout, a ses embarras, ses esprits troublés, et s’il y a en France des cléricaux donnant parfois de fausses apparences à la politique de leur pays, il y a aussi au-delà des Alpes des hommes de peu de prévoyance et de peu de mémoire qui entraîneraient facilement l’Italie dans des aventures sous prétexte de la défendre contre des périls imaginaires. Jusqu’à quel point le voyage de M. Crispi à Berlin, ce voyage dont on a tant parlé, rentre-t-il dans cet ordre de manifestations intempestives, dissonantes, qui ne représentent pour sûr ni la vraie politique italienne, ni les vrais intérêts italiens ? Le fait par lui-même n’a rien d’extraordinaire. M. Crispi, président de la chambre des députés italienne, a rendu, à Berlin, à M. Beningsen, président de la chambre des députés de Prusse, une visite qu’il avait reçue de celui-ci à Rome. Politesse pour politesse, réception pour réception. Évidemment, toutefois, il y a eu quelque mise en scène dans cette visite à Berlin, et dans ces entrevues plus ou moins mystérieuses avec M. de Bismarck. Tout n’a pas été correct, et, à vrai dire, M. Crispi n’a pas absolument évité un léger ridicule avec ses déclarations, en langue française, aux Allemands et ses télégrammes solennels à l’empereur Guillaume. Il a paru se griser légèrement de son importance, et on lui a peut-être fait aussi un rôle qui n’était pas dans son intention. Bref, on a visiblement tenu à donner une représentation de la « solidarité » de l’Italie et de l’Allemagne, — le tout à l’adresse de la France. Les circonstances ont donné une saveur particulière à la représentation, et M. de Bismarck, sans paraître à la fête, n’a pas été fâché qu’on fit un peu de bruit.

Est-ce à dire que le voyage de M. Crispi cache une « mission, » une mission définie, diplomatique, et que l’Italie, sous la figure du président de sa chambre des députés, soit allée chercher à Berlin une alliance avec l’Allemagne ? A quel propos ? Sur quoi se fonderaient des démarches si étranges et si précipitées ? Ce serait vraiment montrer bien peu de fermeté d’esprit que de s’effrayer outre mesure de ce mirage de cléricalisme, qui est un danger pour nous bien plus que pour d’autres. Le gouvernement italien a des gages plus positifs des dispositions réelles, des vues invariables de la France. Mieux que personne, il sait que depuis sept ans il n’a pas trouvé un seul sentiment d’hostilité dans la politique régulière de notre pays, que M. le ministre des affaires étrangères n’a rien négligé pour témoigner dans toutes les circonstances au cabinet de Rome une sérieuse cordialité. Que l’Italie, qui malgré tout, malgré les nuages que des passions intéressées se plaisent à amasser, n’a certes rien à craindre de la France, tienne aussi à garder les meilleurs rapports avec l’Allemagne, rien de mieux, c’est son vrai rôle, c’est la condition de son indépendance ; mais ce serait étrangement comprendre cette indépendance que d’avoir l’air de la défendre contre ceux qui ne la menacent pas et de la mettre sous la protection d’autres prépotences étrangères. Les Italiens ont un bon sens trop fin pour ne pas voir où les conduiraient des combinaisons que rien ne justifie, pour ne pas démêler ce qu’il y a de factice dans certaines fantasmagories de nos partis. Ils sont trop politiques pour ne pas comprendre que leur meilleure garantie est dans les sentimens libéraux de la France et que, par des démarches dont la France pourrait s’émouvoir, ils ne feraient que blesser ces sentimens eux-mêmes. Que l’Italie reste indépendante « de tous et de chacun, » comme dit M. Crispi, on ne lui demande rien de plus ; on ne lui demande que de suivre ses traditions, ses intérêts, de voir parmi nous la France, non les partis, et de ne pas prendre des mirages ou de vaines frayeurs pour une politique sérieuse. Ce n’est vraiment pas le moment de se livrer aux fantaisies dans une situation où s’agitent bien d’autres questions qui préoccupent l’Europe.

Lorsque la Russie a commencé de dévoiler ses desseins en préparant par des négociations, par des programmes, l’entreprise qu’elle soutient aujourd’hui par les armes en Orient, une chose a frappé aussitôt tous les esprits. Le cabinet de Saint-Pétersbourg semblait s’être donné pour modèle la guerre de 1828. C’étaient presque exactement les mêmes préliminaires, les mêmes revendications, les mêmes incidens de diplomatie, la même manière d’engager une lutte visiblement recherchée. Ici seulement s’arrête l’analogie, et, si la ressemblance a été dans les préliminaires de l’action, elle commence vraiment à n’être plus aussi apparente dans l’action elle-même. La campagne de 1828, sans laisser d’être laborieuse, difficile et surtout coûteuse en hommes, s’accomplissait cependant dans des conditions relativement favorables, et elle pouvait presque dès le début se promettre le succès définitif. La campagne de 1877 se présente sous un aspect autrement grave et presque sombre. Les conditions sont plus dures et bien plus difficiles qu’autrefois, la résistance est mieux organisée, les pertes sont déjà immenses, et le but reste incertain. Depuis près de-cinq mois qu’elle est engagée, cette guerre nouvelle d’Orient est arrivée tout juste au point où les Russes ont assez à faire d’occuper, de défendre le-terrain qu’ils ont sous leurs pieds. Ils ne peuvent pas avoir raison des Turcs, ils ne peuvent pas enlever leurs positions. Ils sont en Bulgarie, campés dans un espace assez étroit du Danube aux Balkans sans reculer comme aussi sans avancer, et réduits à tenir tête de toutes parts, sur le Vid comme sur le Lom. Les armées restent en présence, menacées peut-être de se voir fixées sur place par l’hiver qui commence à se faire sentir. Le mauvais temps devient à son tour un élément redoutable avec lequel il faut compter en Asie aussi bien qu’en Europe.

Quelle est la vraie portée des dernières affaires que Moukhtar-Pacha, récemment décoré par le sultan du titre de ghazi, le Victorieux, vient d’avoir avec les Russes à quelque distance de Kars ? Il y a eu de nouveaux chocs sanglans, meurtriers, dont le résultat est encore assez obscur. Les Turcs, violemment assaillis, ont abandonné des positions, les Russes ne les ont pas conquises, ou, s’ils les ont occupées un moment, ils ne les ont pas gardées. Les uns et les autres s’attribuent naturellement avantage. Le mauvais temps a eu visiblement un certain rôle dans ces rencontres nouvelles dont l’issue peu décisive ne semble pas, dans tous les cas, changer la position de Moukhtar-Pacha et aggraver les choses en Asie autour de Kars. En Bulgarie, aucune action sérieuse ne s’est produite. C’est depuis quelques jours une sorte de halte pendant laquelle il y a eu dans les deux camps quelques modifications de commandement. Suleyman-Pacha, qui a livré à Chipka de si terribles combats sur lesquels son adversaire, le général Radetzki, a fait des rapports d’un intérêt dramatique, Suleyman-Pacha a été envoyée Choumla pour remplacer Méhémet-Ali dans la direction de l’armée turque de l’est ; il a eu lui-même pour successeur devant Chipka le ministre de la guerre, Réouf-Pacha. Pourquoi Méhémet-Ali a-t-il été rappelé à Constantinople ? Il n’avait rien compromis, il avait opéré avec méthode et même avec quelque succès puisqu’il avait rejeté le tsarévitch sur la Yantra. Il a été peut-être jugé trop prudent pour n’avoir pas marché avec plus de hardiesse, pour avoir au contraire laissé les Russes regagner du terrain après un léger échec qu’il a essuyé à Tcherkovua. Suleyman-Pacha, à qui l’audace ne manque pas, réussira-t-il à reprendre l’avantage et à refouler encore une fois, à menacer les Russes dans leurs fortes positions ? C’est au moins une question. Osman-Pacha, quant à lui, reste à Plevna, où, jusqu’ici, il a été inexpugnable. Les Russes, de leur côté, après les pertes sérieuses qu’ils ont essuyées, ont eu le temps de recevoir les renforts qu’ils attendaient, notamment la garde impériale, qui arrive tout droit de Pétersbourg pour débuter sur ce terrain sanglant et boueux. Les Russes ont mieux fait encore peut-être, ils ont fini par où ils auraient dû commencer : ils ont appelé devant, Plevna leur plus éminent ingénieur, le général Totleben, qui s’est illustré, il y a vingt-deux ans, par l’organisation de la défense de Sébastopol. Après avoir défendu avec tant d’éclat la ville russe, il est appelé à montrer son habileté dans l’attaque. Russes et Roumains semblent avoir renoncé à enlever d’un seul coup, de vive force, les retranchemens formidables où ils ont versé tant de sang. C’est une véritable opération régulière qu’ils paraissent entreprendre avant de revenir à l’assaut, et ils ne sont rien moins que sûrs du succès.

D’un côté, Osman-Pacha a prouvé qu’il était homme à ne pas se laisser facilement déloger de ces positions où il s’est puissamment établi, dont il a multiplié les défenses. Il reste jusqu’ici après tout dans les meilleures conditions possibles. Il garde ses communications avec Chevket-Pacha, qui est à Orkhanié et dont il a reçu déjà plusieurs convois, avec qui il a pu se rencontrer. Il a des soldats énergiques, des munitions, des vivres, la force des positions, une habileté attestée par ce qu’il a fait depuis près de trois mois. Ces défenses de Plevna font de loin un peu l’effet de celles de Petersburg et de Richmond, dont le valeureux Lee fit payer si cher la possession au général Grant. Les Russes, avant d’en venir à bout, ont évidemment un effort énergique à faire. Ils n’ont pas seulement besoin de l’opiniâtreté et de l’héroïsme dont ils n’ont jamais manqué dans leurs rencontres avec les Turcs ; ils ont besoin d’une direction mieux entendue et de forces considérables sans lesquelles ils peuvent être menacés sur tous les points par des armées moralement et matériellement intactes, résolues au combat autant qu’ils peuvent l’être eux-mêmes. D’un autre côté, la saison défavorable commence et aggrave toutes les difficultés pour des opérations actives. Déjà la neige couvre les Balkans, et les défenseurs de Chipka pourront tout au plus se maintenir péniblement si ce passage n’est pas abandonné. La Bulgarie est transformée par les pluies en marécage. Le Danube, avec ses crues et ses glaces, peut rendre les communications difficiles. Les Russes ont à pourvoir à tous les embarras, à toutes les nécessités d’un hivernage rigoureux dans un pays dévasté par la guerre ; ils ont tout à combattre, les armées, la saison, les maladies qui sévissent déjà et qui séviront plus que jamais dans leurs camps. Eussent-ils le secours des Serbes, qui ne sont pas encore partis, qui ont visiblement quelque peine à se décider, eussent-ils ce secours, ils ne peuvent plus guère l’avoir utilement avant l’hiver, et s’ils veulent agir de ce côté de façon à tourner les Balkans en présence des armées ottomanes, ils sont obligés d’étendre leur ligne, de diviser leurs forces pour soutenir les Serbes au lieu d’être secourus par eux. Les Turcs ont sans doute, eux aussi, une partie de ces difficultés ; mais ils sont chez eux, ils se défendent, et on ne peut plus se dissimuler que la Porte, malgré toutes les apparences de décomposition, était beaucoup plus prête qu’on ne le croyait à tenir tête à l’orage ; elle a des armées qu’elle grossit tous les jours, elle se montre impassiblement résolue devant le péril, de sorte que la situation militaire, telle qu’elle apparaît dans la vallée du Danube, reste pour le moins précaire et incertaine entre une campagne d’été pleine de mécomptes pour les Russes et des opérations nouvelles à combiner au milieu des rigueurs de l’hiver.

Ce qui sortira définitivement de cette fatale guerre, on ne le voit pas bien encore, on n’aperçoit, à travers l’obscurité de ces événemens qui s’accomplissent et qui restent inachevés, ni l’issue militaire, ni l’issue politique. Tout récemment le chancelier de l’échiquier en Angleterre, sir Stafford Northcote, avouait, dans une réunion à Exeter, que la guerre d’Orient avait trompé sous bien des rapports l’attente de ceux qu’on croyait être les meilleurs prophètes, et il ajoutait : « Aussi, quoique je voie prophétiser hautement que cette guerre ne peut se terminer en une seule campagne et qu’il ne faut pas attendre la paix avant que l’une ou l’autre partie ait acquis une supériorité plus décidée, je ne puis m’empêcher de penser qu’il peut encore y avoir des surprises et même une surprise qui contredirait les prophéties de personnes expérimentées… » Ces jours passés, lord Salisbury, sans paraître aussi confiant, laissait entrevoir que la diplomatie anglaise n’avait pas dit son dernier mot. Que signifie ce langage à demi énigmatique ? A quelle circonstance mystérieuse le chancelier de l’échiquier notamment pouvait-il faire allusion dans son discours d’Exeter ? Les surprises sont assurément toujours possibles et la surprise de la paix serait la plus heureuse ; mais les propositions de paix ne pourraient venir que des belligérans ou d’une médiation plus ou moins collective organisée en Europe.

La Russie, pour le moment, ne paraît guère vouloir se prêter à une paix qui devrait être nécessairement proportionnée à sa situation militaire. Peut-être ne le peut-elle pas, et l’empereur Alexandre, qui reste en Bulgarie, qui semble profondément atteint dans sa santé, l’empereur Alexandre est probablement le premier à sentir la gravité de la crise. La Russie s’est engagée par passionnelle a cru marcher à la délivrance des populations chrétiennes et slaves. Elle n’a pas tardé à rencontrer des désillusions, au moins à en juger par des paroles sévères que le grand-duc Nicolas aurait, dit-on, récemment prononcées sur les Bulgares. Elle se sent pourtant liée par son programme, auquel elle aurait de la peine à renoncer ; elle se croit toujours assez forte pour le faire triompher par une seconde campagne. La Turquie de son côté a été attaquée, elle a eu des succès, elle a montré à tous les yeux une vitalité sur laquelle on ne comptait pas. Il est assez peu vraisemblable qu’elle se prêtât à une paix qui ne la laisserait pas dans l’intégrité de ses droits et de son indépendance, qui lui coûterait des concessions de dignité. Le sultan Abdul-Hamid, en tenant récemment à un Anglais le langage le plus sensé sur les projets de réformes politiques, administratives et financières par lesquels il espère relever son empire, le sultan Abdul-Hamid n’a pas déguisé sa résolution de ne terminer que par une paix sérieuse la « guerre injuste » qui lui est faite. Les prétentions restent face à face.

Malgré tout, sans doute, il n’y a point une impossibilité absolue. La raison politique, les intérêts de la Russie et de la Turquie elles-mêmes sont pour la paix, et les deux armées ont montré une bravoure, un dévouement faits pour dégager l’honneur militaire des deux empires. Si l’Europe peut trouver là une chance favorable, si elle croit le moment venu, c’est à elle de saisir l’occasion. La question est de savoir si, à l’heure qu’il est encore, l’Europe fait autre chose que des vœux pour que cette « surprise » dont a parlé sir Stafford Northcote devienne prochainement une réalité. La dernière entrevue de Salzbourg, où se sont rencontrés le prince de Bismarck et le comte Andrassy, ne paraît pas décidément avoir avancé beaucoup l’entente européenne ni même l’entente de l’Autriche et de l’Allemagne, au sujet de l’Orient. Elle a maintenu et confirmé tout au plus un certain accord général qui ne semble pas destiné à avoir des effets pratiques immédiats dans le conflit Turco-russe, qui n’est même peut-être pas une garantie absolue pour l’avenir. Évidemment la difficulté pour tout le monde est de trouver le point par où l’on pourrait saisir cette terrible affaire, et cependant il est très vrai que l’Europe tout entière est intéressée à chercher ce point. Ce qu’il y a en effet de grave, de perpétuellement dangereux, c’est que cette guerre d’Orient, en se prolongeant, ne finisse par susciter des incidens qui pourraient tout compliquer. On vient de le voir par cette sorte de mouvement populaire qui a éclaté dans les montagnes de la Transylvanie. En Hongrie, à Pesth, on fait ouvertement des vœux pour les Turcs, on illumine pour leurs succès et on accueille avec des ovations leurs représentans ; on ne va pas plus loin pour le moment. En Transylvanie, les Szcklers, plus prompts à l’action, se laissent enrôler, et parmi ces rudes populations on trouve de quoi former des bandes armées qui ont été tout près de passer la frontière pour se jeter en Roumanie sur les communications des armées russes et roumaines. Il y aurait eu, dit-on, des membres du parlement hongrois compromis dans l’aventure, et on n’a pas manqué de chercher en tout cela « l’or anglais » ou les excitations révolutionnaires. Ce n’est qu’une échauffourée qui a pu être facilement déjouée : elle est le signe d’un certain danger ; elle montre aussi ce qu’il y a toujours de délicat, de critique dans la situation de l’Autriche-Hongrie, obligée de concilier tant d’intérêts divers et son rôle de puissance européenne dans les crises de l’Orient.

C’est le propre de toutes les guerres de toucher par bien des côtés aux plus délicats problèmes de droit international et de laisser un héritage de difficultés, de litiges, d’un intérêt très pratique, très sérieux, quoique souvent peu fait pour frapper l’imagination. La guerre de la sécession américaine, vieille déjà de quinze ans, a légué beaucoup de ces difficultés : la plus grave a été l’affaire de l’Alabama, qui a été l’objet du jugement arbitral de Genève ; c’est celle qui a fait le plus de bruit. Il y en a un autre qui remonte à la même époque, qui n’est point, assurément de nature à mettre la diplomatie en émoi et sur laquelle cependant ont dispute encore parce qu’au fond elle intéresse tous les commerces, toutes les marines. Il s’agit d’un fait et d’une théorie de droit maritime qui résulterait d’un arrêt rendu par un tribunal des prises américain. Le fait tout simple est la capture par un croiseur américain d’un navire anglais, le Springbok, allant de Londres à Nassau, dans le groupe des Bahamas. La théorie, assez extraordinaire et singulièrement grave pour tout le commerce, soulève cette question : un navire neutre allant d’un pont neutre à un port neutre peut-il être capturé en temps de guerre par un belligérant, sous prétexte qu’il n’aurait qu’une destination apparente et que sa cargaison, par un transbordement, pourrait être dirigée sur un port ennemi ? En d’autres termes, si l’on veut faire une application aux circonstances actuelles : un bâtiment allant de Calcutta à Londres pourrait-il, à la sortie du canal de Suez, être pris par un croiseur Turc parce qu’une partie de ses marchandises, à l’arrivée en Angleterre, pourrait être expédiée sur la Russie ? Un navire allant de New-York à Marseille pourrait-il être capturé par un croiseur russe parce qu’une partie de son chargement serait présumée devoir être transbordée en France pour reprendre le chemin de la Turquie ? C’est là justement, la question que les Américains ont tranchée un moment à propos du Springbok, en déclarant le navire de bonne prise, sous prétexte que la halte des marchandises à Nassau n’aurait été qu’une fiction, que la destination réelle était un port ennemi du sud. C’est ce qu’on appelle en termes de droit maritime « le voyage continu, » la capture par prévoyance, par présomption d’une destination ultérieure et suspecte.

L’incident est vieux ; la théorie subsiste, elle ne cesse d’être discutée, même quelquefois avec vivacité, entre les juristes européens qui se préoccupent de maintenir ou de fixer les traditions et les règles du droit des gens. Elle a été récemment l’objet d’une savante dissertation d’un juge-avocat de la couronne d’Angleterre, sir Travers Twisse, auteur d’un mémoire au titre un peu compliqué : La théorie de la continuité du voyage appliquée à la contrebande de guerre et aux blocus, mis en contraste avec la déclaration de Paris de 1856. Dans sa dernière réunion à Anvers, le congrès pour la réforme du droit international s’est saisi de la question, protestant contre ce qu’il a appelé « un déni de justice, » réclamant d’un vote unanime la révision du jugement prononcé dans l’affaire du Springbok. Même protestation il y a un mois à Zurich. Il est évident en effet que le principe invoqué et appliqué par la cour de New-York pourrait avoir les plus graves conséquences. Les déclarations libérales promulguées en 1856 par le congrès de Paris au profit des neutres perdraient leur efficacité et leur force. Aucune puissance ne serait assurée de voir sa neutralité respectée, grâce à la théorie du « voyage continu » toujours suspendue comme une menace sur le commerce. Ce serait pire que ce qu’on appelait les « blocus sur le papier, » auxquels le congrès de Paris a cru remédier par la nécessité des « blocus effectifs. » Ce qu’il y a de curieux et de rassurant à la fois, c’est que le secrétaire d’état actuel, le ministre des affaires étrangères à Washington, M. Evarts lui-même, a cette opinion. C’est lui qui a déclaré que, si l’arrêt rendu contre le Springbok n’était pas rapporté et pouvait constituer un précédent, « les belligérans acquerraient une force que nul jusqu’ici n’a osé revendiquer ; » c’est lui qui a dit en propres termes que « les pays neutres seraient soumis dans leur commerce à des exigences qu’on n’a jamais connues, qui deviendraient intolérables pour leurs intérêts et pour leur dignité. »

Ce que M. Evarts pensait comme jurisconsulte, il ne le répudie pas sans doute aujourd’hui au pouvoir. Les Américains ont pu excéder leur droit de belligérans dans un moment d’excitation, à une époque où tout ce qui venait d’Angleterre leur était suspect et où ils voyaient partout un secours porté aux « rebelles du sud. » Ils seraient les premiers à souffrir dans leur immense commerce du maintien d’une prétention qui pourrait tourner contre eux si elle n’était désavouée par toutes les nations libérales. La seule compensation que puissent avoir des guerres sanglantes, qui font souffrir et quelquefois rougir l’humanité, c’est de laisser au moins après elles quelque progrès à demi assuré, reconnu, dans le développement des intérêts moraux et matériels du monde. CH. DE MAZADE.

CORRESPONDANCE.


M. le vice-amiral Jauréguiberry nous adresse une rectification que nous nous empressons d’accueillir. Le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes, celui du 1er octobre, contient, dans un article intitulé : la Politique française en Cochinchine, le paragraphe suivant :

« Deux mois après le départ de l’amiral Rigault, le capitaine de frégate Jauréguiberry toucha à Saïgon en route pour la Chine, où il portait des renforts. Il trouva l’armée annamite, forte de 3,000 hommes de troupes régulières et de 7,000 miliciens, retranchée dans un camp fortifié, dont les lignes incessamment développées tendaient à nous enfermer dans la ville jusqu’au jour où il serait possible de nous y attaquer et de nous rejeter à la mer. Il avait à bord un bataillon d’infanterie de marine. Lancé contre les retranchemens ennemis, ce faible détachement vint s’y briser sans pouvoir les enlever ; le commandant se vit obligé de rembarquer ses soldats et de partir pour sa destination définitive, abandonnant la garnison de Saïgon, qu’il avait vainement voulu dégager. »

N’ayant pas à bord tous mes papiers, je ne puis dans ce moment citer des dates précises ; mais voici comment, après la prise de Saïgon, à laquelle j’ai assisté non en simple spectateur de passage ; mais en acteur jouant un rôle des plus actifs, les choses se sont passées :

D’abord, en partant pour retourner à Tourane, l’amiral Rigault de Genouilly m’a laissé à Saïgon en qualité de commandant supérieur des forces de terre et de mer, et j’ai conservé cette position jusqu’au 1er avril de l’année suivante, c’est-à-dire pendant plus d’un an. J’avais à ce moment sous mes ordres : le Primauguet, le Catinat, la Durance, la Dragonne, la Fusée, un petit bateau à vapeur, le Lily, je crois, qui était commandé par M. Rieunier, alors lieutenant de vaisseau, et environ 500 hommes de troupes françaises et espagnoles. Nous étions serrés d’assez près par une armée cochinchinoise forte d’environ 8,000 hommes, lorsque la Marne, commandée par M. le capitaine de frégate de Freycinet, arriva de France. Elle portait un bataillon d’infanterie de marine à Tourane, et l’amiral m’avait autorisé à profiter du passage de ce navire à Saïgon pour me dégager, mais sans entreprendre aucune opération tendant a nous étendre au-delà de nos positions. J’organisai donc une colonne d’environ 700 à 800 hommes, avec laquelle je m’avançai dans la direction de Ki-hoa ; là je me trouvai subitement en présence d’une armée ennemie rangée en bataille, qui m’attendait de pied ferme. L’attaque commença aussitôt, et deux heures après les Cochinchinois fuyaient en pleine déroute ; leur camp, livré aux flammes, était détruit avec tous les approvisionnemens fort nombreux qu’il contenait ; un fort placé à notre droite était enlevé d’assaut, plusieurs canons tombaient entre nos mains, 600 cadavres gisaient sur le terrain. Mais la chaleur était accablante ; mes hommes, qui marchaient et combattaient depuis trois heures du matin, n’en pouvaient plus, et je dus renoncer à continuer l’attaque d’un second fort dans lequel une partie des Cochinchinois avait trouvé un abri et que je n’avais pas d’artillerie pour combattre. Après avoir fait prendre quelques heures de repos à mes troupes sur les positions conquises, démantelé le fort pris, brûlé les poudres et les affûts, mis hors de service les canons que nous ne pouvions emporter, je regagnai, sans être inquiété, le point d’où j’étais parti.

A la suite de cette affaire, le vice-roi de la province chercha à se mettre en communication avec moi, et fut amené à conclure un armistice verbal qui nous était des plus avantageux, car il faisait cesser toute espèce d’hostilité, nous assurait des vivres en abondance, nous permettait de nous établie dans un rayon assez étendu, et même plus tard d’admettre des navires de commerce qui venaient prendre à Saïgon des chargemens de riz en nous payant, un droit de tonnage. Cet armistice existait encore quand j’ai quitté la colonie, un an après, pour aller en Chine, et j’ignore comment et dans quelles circonstances il a été rompu par mon successeur, le capitaine de vaisseau d’Aries.

Ces renseignemens très succincts, car j’omets, une foule de détails, prouvent que je n’ai pas abandonné la garnison de Saïgon, et que l’attaque, dirigée contre l’armée cochinchinoise campée à Ki-hoa a atteint, le but proposé.


Nous reconnaissons que M. Jauréguiberry n’était pas commandant, de la Marne et qu’il n’a pas eu à quitter Saïgon avec le bataillon que ce bâtiment avait amené ; mais nous différons sur la portée qu’il accorde à son coup de main contre les Annamites. Il avait pour but de débloquer Saïgon, que l’ennemi serrait de près ; il n’y a pas réussi, puisqu’il ai dû laisser les soldats de Tu-Duc établis dans un fort qu’il n’a pas eu les moyens de prendre, et que ces soldats finirent par tracer autour de Saïgon une ligne d’investissement qui ne laissait plus la garnison respirer. Il fallut plus tard que l’amiral Charner intervint avec des forces considérables pour rompre leurs travaux de défense et les chasser. Quant à l’armistice, la Revue maritime, recueil autorisé et très bien informé, dit que c’est à la suite de brillans succès obtenus par l’amiral Rigault à Tourane, dans les premiers jours du mois de mai suivant, que des pourparlers furent engagés avec le gouvernement de Hué. Comme ils n’aboutissaient pas, les hostilités furent reprises au mois de septembre 1859. L’erreur ne porte donc que sur un détail matériel ; quant aux faits de guerre et à leur appréciation nous n’avons rien à y changer.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.