Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1879

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Chronique n° 1140
14 octobre 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1879.

Les derniers jours d’automne s’en vont rapidement. Deux mois et demi sont passés déjà depuis que députés et sénateurs se sont dispersés de toutes parts, et maintenant, avant que six semaines soient écoulées, les chambres seront de nouveau réunies non plus à Versailles, mais à Paris, où elles rentreront après neuf ans d’absence. Les vacances politiques ne sont pas encore finies, elles sont cependant assez avancées pour que l’animation reparaisse un peu partout, pour que les questions qui auront un rôle dans les luttes prochaines commencent à se préciser, et dès ce moment on peut prévoir qu’à l’ouverture du parlement il y aura des difficultés qui ne laisseront pas d’être sérieuses. Ces difficultés, elles menacent certainement d’être graves pour tout le monde, pour les partis, pour le gouvernement, surtout pour le pays, toujours condamné en définitive à payer les fautes de ceux qui disposent de ses destinées. Il n’y a point à s’y tromper, en effet, c’est une épreuve nouvelle qui se prépare. On le sent déjà rien qu’à voir ces déchaînemens révolutionnaires qui redoublent depuis quelques jours, qui tendraient tout simplement à réhabiliter la guerre civile et la commune, sous prétexte de faire renaître cette question de l’amnistie souverainement tranchée par les pouvoirs publics. On le sent aussi aux émotions, aux excitations qu’entretiennent ces lois sur l’enseignement, qui jusqu’ici n’ont eu d’autre résultat que de mettre le doute et la division partout en faussant la direction d’une république sérieusement libérale. On aurait beau se faire illusion, les vacances qui vont bientôt finir n’auront servi ni à dissiper les incertitudes, ni à fortifier les conditions de sécurité politique. Elles n’auront été peut-être que l’incohérent prélude de complications nouvelles, et pour aller droit à une des causes les plus directes, les plus essentielles du mal, M. le ministre de l’instruction publique peut certes se rendre le témoignage de n’être point étranger aux troubles d’une situation que plus que tout autre il a contribué à créer, qu’il vient d’aggraver par sa récente campagne en appelant à son aide des passions auxquelles il livre l’article 7, qui lui répondent par l’amnistie. Amnistie et article 7, tout se tient et s’enchaîne dans la mauvaise politique qui prépare les crises inévitables.

Avant que le dernier moment soit venu, avant que le parlement rentré à Paris ait à décider, examinons avec quelque sang-froid, sans rien exagérer et sans rien déguiser. Où est la faiblesse réelle de cette situation visiblement troublée et menacée qui existe aujourd’hui ? D’où provient-elle, cette malheureuse faiblesse ?

Elle n’est point sans doute dans le fond des choses, elle ne tient pas essentiellement à la nature du régime qui a été donné à la France, elle n’est pas la fatalité de la république, d’une république régulièrement et libéralement organisée. Mettre en cause à tout propos cette république constitutionnelle, c’est le thème commode des polémistes à outrance de tous les camps, des partis extrêmes de toutes couleurs, de ceux qui vont aux banquets royalistes du 29 septembre et de ceux qui vont aux banquets révolutionnaires du 21 septembre, radicaux de droit divin ou radicaux de démagogie, qui vivent dans l’absolu de leurs rêves et de leurs passions. Il faut rester dans la vérité simple et légale. La faiblesse de la situation présente n’est pas dans les institutions qui, appliquées avec une intelligente fidélité, suffiraient parfaitement à tout, qui ont le souverain avantage d être une œuvre de raison pratique, d’expérience et de transaction. Elle n’est pas non plus dans la politique générale qui est suivie : cette politique a pu avoir ses incertitudes et payer quelquefois rançon à des nécessités du moment, elle a su en fin de compte se défendre des représailles de parti, des conseils violons. La cause des évidentes faiblesses de notice situation intérieure n’est point enfin dans l’ensemble, dans les principaux membres du gouvernement. M. le président de la république, à défaut de l’initiative qu’il ne se croit peut-être pas permise, est un homme de légalité et d’intégrité. Il accepte son rôle d’arbitre un peu philosophe, de sage, se plaisant, dit-on, à répéter qu’il faut « laisser tout dire et ne rien laisser faire, » — bien entendu ne rien laisser faire qui puisse troubler la paix publique. L’opinion n’a que de l’estime pour lui, et M. Jules Grévy n’a nullement besoin des banales flatteries de quelques harangues officielles pour être entouré du respect public dans le poste qu’il occupe avec une dignité sans faste. M. le président du conseil est certainement, auprès du chef de l’état, un ministre aux intentions droites, au jugement calme, qui depuis deux ans a eu le mérite de diriger avec mesure nos affaires extérieures, d’inspirer toute confiance aux chancelleries, et à l’heure qu’il est sa retraite serait peut-être une épreuve pour nos relations. M. le ministre des travaux publics est un esprit trop sérieux et il s’est engagé dans de trop grandes entreprises d’utilité nationale pour ne pas sentir tout le prix d’une politique de modération féconde et de paix intérieure. M. le ministre des finances conduit d’une main souple et habile la plus vaste administration, et il a la satisfaction de voir le produit des impôts dépasser chaque jour les prévisions du budget. M. le ministre de la justice a montré, à propos de l’amnistie, contre les sinistres fauteurs de l’insurrection de 1871, un courage de parole qu’il déploierait sûrement encore à la première occasion. M. le ministre de la guerre et M. le ministre de la marine tiennent honorablement leur place à la tête des grands services de l’armée et de la flotte. Chez tous ces hommes, dans leurs idées, dans la mesure de leurs opinions, il n’y a rien qui ne soit propre à constituer une situation suffisamment solide, suffisamment rassurante.

D’où vient donc que cette situation, qui a été forte un moment, au lendemain de l’élévation de M. Jules Grévy à la présidence, et qui aurait pu rester forte, se soit sensiblement altérée au point d’être livrée aujourd’hui à toutes les contestations ? Il n’y a point à s’y méprendre : la cause du mal n’est pas bien loin, elle est dans une partie du gouvernement lui-même, elle est dans l’insuffisance de M. le ministre de rintéîieur qui, ne prenant que la moitié de la devise de M. le président de la république, parle beaucoup, se flatte d’avoir prononcé cinquante-quatre discours en se promenant et laisse tout faire autour de lui ; elle est surtout dans la politique imprévoyante et irritante que M. le ministre de l’instruction publique s’est donné la singulière mission de représenter, de pousser jusqu’au bout, au risque de compromettre le cabinet dont il fait partie. On dira sans doute que ce n’est point cela, que toutes les difficultés sont venues de cette agitation qui s’est récemment produite à propos d’une amnistie plénière et qui aurait rencontré des complicités inattendues de nature à embarrasser le gouvernement ; mais avant même que cette agitation eût pris des proportions toujours attristantes, quoique réellement assez superficielles et assez factices, le mal existait. M. le ministre de l’instruction publique n’avait pas attendu le rapatriement des amnistiés de la Nouvelle-Calédonie et le tapage dont leur retour a été l’occasion pour déployer cette merveilleuse initiative dont le premier effet a été de compliquer la position du ministère, de scinder les forces par lesquelles la république a été fondée en inquiétant des intérêts de conscience et de libéralisme. C’est M. Jules Ferry qui, sans prévoir complètement peut-être les conséquences de ses propositions, s’est plu à soulever la question la plus délicate, la plus dangereuse, la mieux faite pour jeter un trouble profond et durable dans une situation. C’est lui, et on peut dire que c’est lui seul qui, dès le premier moment, de sa propre autorité, sous sa responsabilité de ministre né de la veille, a engagé une lutte où la république n’a rien à gagner, où la paix du pays risque d’être atteinte et par des conflits religieux toujours graves et par les crises politiques qui peuvent en être la suite.

La vérité est que dans ces lois par lesquelles M. le ministre de l’instruction publique a cru illustrer son entrée au pouvoir et qui n’ont pas cessé de peser sur le cabinet, sur le parlement, sur l’opinion, tout a été également malheureux, et le fond et la forme, et l’esprit qui a inspiré les projets et les procédés par lesquels ils sont encore soutenus. Tout s’est réuni pour donner à cette campagne un caractère de légèreté emportée et d’incohérence. Assurément, si M. Jules Ferry, restant dans son devoir de ministre de l’instruction publique et reprenant l’œuvre de son prédécesseur, s’était borné à poursuivre avec maturité une réforme de l’enseignement en inscrivant dans ses projets des garanties d’indépendance civile, en réclamant pour l’état la collation des grades, des droits nouveaux ou plus étendus d’inspection et de contrôle ; si M. Jules Ferry était resté dans ces limites, il en aurait déjà fini. Il aurait pu rencontrer encore, sans doute, une certaine opposition, il n’aurait pas trouvé de difficultés sérieuses. Il aurait, à l’heure qu’il est, sa réforme, sa collation de grades restituée à l’état, ses droits d’inspection fortifiés ; mais cela ne lui a pas suffi, et il a imaginé cet article 7 qui éclipse et résume tout, qui est devenu le fond, l’essence, la pensée de la loi. Malheureusement cette pensée, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, c’est une atteinte au droit commun, c’est la guerre par représaille de parti, par suspicion contre une liberté conquise depuis trente ans ; c’est un arbitraire vague, mal défini, réclamé pour l’autorité ministérielle contre des corporations dont on n’a pas même encore réussi à caractériser la position, qu’on ne peut saisir que par leur habit ou par leur nom, qui après tout n’ont rien d’illicite tant qu’elles ne prétendent à aucun privilège, tant qu’elles restent dans le droit commun. Voilà encore une fois, le fond de cet article 7, voilà ce qui, dès le premier jour, l’a rendu suspect aux esprits sincères qui ont la faiblesse de croire que la république n’est pas incompatible avec la liberté pour tous. Et qu’on ne dise pas qu’il s’agit ici de circonstances exceptionnelles, d’une défense nécessaire de la société moderne contre les usurpations théocratiques, que si l’article 7 était repoussé aujourd’hui, ce serait une dangereuse victoire des influences cléricales sur la république elle-même. Ce n’est là qu’une confusion plus ou moins habile, une tactique peu sérieuse. Si M. le ministre de l’instruction publique est arrêté dans son entreprise, il sera vaincu moins par le cléricalisme que par une réaction de l’esprit libéral qui aura refusé de le suivre jusqu’au bout dans la voie où il est entré, — et la preuve c’est que, s’il n’y avait eu que l’opposition cléricale, s’il n’y avait pas les libéraux du sénat, l’article 7 serait déjà voté. C’est cet esprit libéral qui reste le meilleur gardien de l’indépendance de la société moderne, sans avoir besoin de recourir à des exclusions jalouses, à ce médiocre expédient d’un article équivoque.

Un homme qui vivait il y a près d’un demi-siècle, qui avait autant de vigueur d’âme que de supériorité d’intelligence et qui n’était pas suspect pour ses opinions républicaines, Armand Carrel, disait qu’il était ce pour le gouvernement représentatif contre la monarchie, » mais qu’il était aussi « pour le gouvernement représentatif contre la république, » si celle-ci touchait aux garanties de la liberté. Il parlait ainsi en face des jacobins de son parti, ajoutant avec une fierté virile : « Il y a peu de mérite à vouloir la liberté à son profit quand on en a besoin pour se défendre… Nous voulons la liberté pour nous aujourd’hui, demain contre nous si nous étions les maîtres, bien différens de ceux qui veulent caresser et ménager des pratiques oppressives dans l’espoir de les manier à leur tour et devenir de persécutés persécuteurs. » C’est là la vraie et forte tradition à laquelle M. le ministre de l’instruction publique a manqué le jour où il a compromis le gouvernement auquel il appartient, la république elle-même dans une entreprise contre la liberté, sous prétexte que cette liberté peut profiter à des adversaires, et si ses projets ont été malheureux par le fond, ils l’ont été au moins autant par la forme incohérente et décousue sous laquelle ils ont été présentés, qu’ils gardent encore. Qu’est-ce qu’une loi qui a trait à la collation des grades, à des détails d’enseignement supérieur et qui s’en va par voie subreptice, par une disposition épisodique, abroger une autre loi datant de trente années, relative à l’instruction secondaire ? Qu’est-ce qu’une œuvre législative qui a pour objet de régler des questions scolaires et qui en même temps a la prétention de prononcer sur les associations, d’introduire l’autorité discrétionnaire dans le domaine du droit commun ?

Le fait est que cette œuvre, destinée à une si étrange fortune, a eu dès l’abord tout le caractère d’une improvisation de circonstance, irréfléchie et confuse, dépourvue de toute garantie d’examen, livrée aux ardeurs de l’opinion sans avoir même subi un peu sérieusement le contrôle du gouvernement. Tout le monde sait aujourd’hui que les projets de M. Jules Ferry n’ont guère été soumis au conseil que pour la forme, que les autres ministres en ont à peine entendu la lecture sans se rendre exactement compte de la portée de cet article 7 et du retentissement qu’il allait avoir, si bien que bientôt après il y a eu peut-être une certaine surprise. L’œuvre personnelle de M. le ministre de l’instruction publique avait à demi échappé au gouvernement, préoccupé à ces premiers instans d’en finir avec l’amnistie, avec le procès toujours suspendu sur le 16 mai On avait laissé faire, et c’est ainsi que conçue dans une pensée peu libérale, marquée de sceau de l’esprit de secte, improvisée dans la confusion, cette loi s’est trouvée tout à coup être une arme de guerre mise par un ministre impatient de popularité aux mains des partis. Elle répondait à des passions assez vives dans la chambre des députés, cela n’est pas douteux : M. le ministre de l’instruction publique s’est fait l’homme de ces passions.

C’est bien une œuvre de guerre qui a été proposée, qu’on a entendu faire entrer dans nos lois sous le voile d’une réforme de l’enseignement et d’une revendication de l’indépendance civile. M. Jules Ferry n’a pas vu qu’il sacrifiait tout à une fantaisie anti cléricale, que pour donner satisfaction aux impatiences de certains républicains il risquait de blesser les modérés, de les jeter dans la dissidence, qu’il prenait l’initiative des scissions dans la majorité, peut-être entre les pouvoirs publics, et que, s’il avait son succès dans la chambre des députés, il allait se trouver au sénat en face d’hommes comme M. Dufaure, M. Jules Simon, M. Laboulaye, M. Littré, qui comptent, eux aussi, dans la république. Il ne s’est pas aperçu qu’il affaiblissait tous les élémens de pondération, qu’il faisait tout dévier. Une fois engagé dans cette voie, poussé par un faux point d’honneur, aiguillonné par les excitations, M. Jules Ferry ne s’est plus arrêté. Il a été comme tous les hommes qui sont la proie et le jouet d’une idée fixe. Il a entrepris ce voyage, ce singulier voyage de propagande pour son propre compte, cette série de pérégrinations où il apparaît tantôt dialoguant avec les petits enfans, tantôt armé en chevalier marchant à la croisade, enseignes déployées, au nom de l’article 7, Il a paru partout, dans les banquets, sur les chemins, sur les balcons, pérorant, provoquant d’assez banales ovations, s’acclamant lui-même et criant au besoin avec son cortège : Vive l’article 7 ! Ce n’était vraiment pas exempt de ridicule.

Que M. Jules Ferry ait cru sérieusement porter avec lui le destin de la république dans cette bizarre et triste campagne, il n’a pas moins fait deux choses qui ne sont pas d’un politique : deux choses qui peuvent avoir leurs conséquences et qui ne simplifient certes pas une situation déjà difficile. D’abord, pour qui réfléchit, il est bien clair que M. le ministre de l’instruction publique a pris beaucoup sur lui, qu’il a notablement dépassé la mesure des opinions de quelques-uns de ses collègues, qu’il s’est efforcé d’engager le ministère plus que le ministère tout entier n’entend sans doute être engagé. M. Jules Ferry s’est plu à répéter sur tous les tons et à tout propos que le gouvernement était uni, parfaitement uni, qu’il était résolu à aller jusqu’au bout, qu’il ne « reculerait pas d’une semelle. » Tout cela est bon à dire dans un banquet. Assurément les membres du cabinet qui ont laissé M. Jules Ferry présenter ses projets restent loyaux dans leurs rapports avec lui, ils sont unis dans ce sens : ils ne troublent pas leur impétueux collègue dans ses triomphes peu sérieux. Au fond ils ne partagent pas ses ardeurs, ils croient beaucoup moins que lui à l’utilité, à la vertu de ce malencontreux article 7 qui fait plus de bruit qu’il ne vaut. Ils n’ont pas besoin d’en faire confidence : leur réserve visible, leurs opinions connues parlent pour eux. M. Waddington avec son esprit calme, juste et libéral, n’est point certainement homme à approuver des mesures qui pourraient devenir une persécution religieuse, qui ne l’aideraient pas d’ailleurs dans son rôle de ministre des affaires étrangères, et le langage qu’il tenait, il y a quelques semaines, à Laon ne laisse aucun doute sur le fond de sa pensée. Quand on se souvient de tous les discours que M. le ministre des travaux publics prononçait l’an dernier dans un voyage plus fructueux et plus utile que celui de M. Jules Ferry, quand on se rappelle ces paroles si sensées, ces appels séduisans à la conciliation et à l’équité, on sait d’avance ce que M. de Freycinet peut penser d’une politique d’irritante agression et de conflits. M. Léon Say, avec son intelligence libre et fine, n’est sûrement pas disposé à entrer en guerre pour l’article 7. M. le ministre de l’instruction publique a pu parler pour lui, il n’avait aucun droit, aucun mandat pour engager ses collègues, pas plus que M. le président de la république lui-même, et c’est en cela justement qu’il s’est exposé à compliquer la situation en dépassant son rôle ; après tout, il n’était pas un chef de cabinet ayant le droit de dire le dernier mot du gouvernement.

M. le ministre de l’instruction publique a fait une chose plus grave. À travers tout ce bruit de discours, de toasts, d’ovations prétentieuses ou puériles dont le midi de la France a été assourdi pendant quelques jours, il n’est pas difficile de démêler l’intention de trancher la plus sérieuse question du moment par une sorte d’arrêt d’opinion populaire ; on a espéré, c’est bien clair, peser par cette série de manifestations retentissantes sur les modérés du centre gauche, sur les libéraux qu’on appelle galamment les « timorés, » sur le parlement, sur le sénat. Flatteries, menaces ou dédains, tout y est ; tout est combiné de façon à créer l’illusion d’une sorte de consultation spontanée du pays et à ne laisser aux modérés, au sénat, que la triste ressource de se soumettre — ou peut-être de se démettre. M. le ministre de l’instruction publique lui-même, oubliant qu’il devait donner l’exemple de la réserve et du respect pour la liberté du parlement, M. le ministre de l’instruction publique n’a pas craint de s’associer à cette tentative de pression qu’il lui plaît de représenter comme la manifestation du sentiment unanime de la France. M. Jules Ferry n’a pas un doute, il dispose d’avance du vote du sénat, et pour mieux ménager sans doute la dignité d’une assemblée qu’il appelle a la chambre de la réflexion et de la sagesse politique, » il la menace tout simplement d’une révolution si elle ne se hâte pas de voter ; il lui dit sans façon que « l’on crie aujourd’hui : Vive l’article 7 ! comme on criait en 1847 : Vive la réforme ! et qu’il faut se garder d’imiter le gouvernement d’alors, qui refusa d’entendre la voix de la nation. »

Fort bien ! voilà les modérés, les libéraux « timorés » avertis qu’ils doivent s’incliner devant le génie de M. Jules Ferry et, comprendre la république comme lui ! Voilà le sénat prévenu que s’il ne vote pas, il va au-devant d’une révolution ! Malheureusement il y a une petite difficulté. Au moment où M. Jules Ferry parle ainsi au sénat, d’autres lui tiennent, à lui, le même langage et lui crient : « Entendez la voix du peuple qui de Port-Vendres à Paris vous demande l’amnistie plénière ! Donnez-lui l’amnistie plénière, sinon la révolution va vous emporter ! » Et l’un est aussi vrai que l’autre. Le seul fait réel, c’est que dans ces mouvemens tout s’enchaîne. L’agitation pour l’amnistie suit l’agitation pour l’article 7, et c’est ainsi que sans le vouloir, selon toute apparence, M. le ministre de l’instruction publique a plus que tout autre conduit le gouvernement à cette situation où il n’a que le choix des difficultés et des embarras. Peut-être M. Jules Ferry espère-t-il encore se tirer d’affaire par un coup de tactique et enlever le vote de son article 7 en payant cette concession d’un refus de l’amnistie plénière. Il est bien possible que cette combinaison se soit présentée à quelques esprits ; mais ce ne serait plus là qu’un vain expédient qui ne résoudrait rien. La seule, la vraie question, telle qu’elle se débat aujourd’hui, telle qu’elle apparaîtra à l’ouverture du parlement, elle est désormais tout entière entre ceux qui veulent l’amnistie plénière, l’article 7, bien d’autres choses encore, et ceux qui ne veulent ni l’article 7, ni l’amnistie, qui ne demandent que l’exécution fidèle de la constitution avec une politique de prévoyante modération, de fermeté libérale, assurant à la fois la paix civile et la considération extérieure du pays.

S’il y a des énigmes dans les affaires de la France, il y a pour le moins autant de mystères dans la situation de l’Europe. Il est certain qu’à l’heure qu’il est il y a sous nos yeux, sous les regards du monde, un mouvement singulièrement compliqué, affectant un double caractère, un mouvement dans les alliances, dans les rapports des grands états européens, un mouvement dans la politique intérieure de ces empires qui se partagent le centre et le nord du continent. On a cherché curieusement déjà, on cherchera longtemps encore sans doute le secret du récent voyage de M. de Bismarck à Vienne, de ces démonstrations d’intimité, de ces entrevues préparées avec une si visible ostentation. Le tout-puissant chancelier, quelque soin qu’il prenne de répéter à tout propos qu’il ne se sert pas de la parole pour déguiser sa pensée, ne dit point toujours assurément le dernier mot de ses combinaisons. S’il a d’autres desseins, si dans ses marches et contre-marches il va vers quelque but entrevu de lui seul, il n’en fait pas confidence, et dans la réalisation de ces desseins d’ailleurs tout dépendrait de bien des circonstances. Pour le moment, même après tous les commentaires qui ont couru le monde, ce qui reste le plus probable, c’est que, dans cette visite du chancelier de Berlin à Vienne, on s’est borné de part et d’autre à des explications, à des protestations d’amitié, à des promesses de bon accord. M. de Bismarck s’est vraisemblablement proposé avant tout d’effacer les dernières traces des anciennes blessures de 1866 par une démarche éclatante, de préparer entre la Prusse devenue l’empire allemand et l’Autriche acceptant son rôle d’empire de l’est des relations nouvelles profitables aux deux états ; il a tenu à s’assurer par lui-même, comme il l’a dit, que cette politique caressée par lui depuis longtemps, acceptée et suivie par le comte Andrassy, ne serait pas altérée par la retraite du premier ministre austro-hongrois, dont le baron Haymerlé vient de recueillir officiellement la succession.

Le chancelier a-t-il réussi selon ses désirs et recueillera-t-il de son voyage tous les fruits qu’il s’en promettait ? Plus d’un signe tendrait à prouver qu’il n’a pas désarmé complètement le vieil orgueil militaire autrichien, que tout ne sera pas facile dans le règlement des relations commerciales des deux empires. M. de Bismarck a dû réussir tout au moins à établir une entente de raison sur certains points d’intérêt commun, de sécurité commune. Sans aller jusqu’à une alliance formelle, ce rapprochement ostensible, avoué, de l’Allemagne et l’Autriche a surtout cela de significatif et de sérieux qu’il semble mettre fin aux combinaisons diplomatiques de ces dernières années, en laissant la Russie dans un isolement que la puissance du nord ne paraît pas accepter sans quelque ressentiment et quelque amertume. À travers tout, dussent le prince Gortchakof et le prince de Bismarck se rencontrer un de ces jours pour faire la paix personnelle des chanceliers, c’est comme un règlement de comptes entre Berlin et Saint-Pétersbourg. La Russie a permis beaucoup à la Prusse, elle lui a rendu des services que l’empereur Guillaume a reconnus avec effusion. La Prusse à son tour a beaucoup permis à la Russie, elle lui a payé sa dette en la laissant faire sa dernière guerre d’Orient. Maintenant le voyage à Vienne semble s’être produit à propos pour dire que c’est assez, que toute entreprise nouvelle rencontrerait l’Autriche en Orient, l’Allemagne au centre du continent. Sur ce point, s’il n’y a pas une alliance précise, arrêtée, il y a évidemment un accord tacite qui s’explique par des intérêts communs, par le système de conduite des deux cabinets dans la négociation du traité de Berlin comme dans l’occupation de la Bosnie, qui en a été la suite. Il resterait à savoir quelles seront les conséquences de cette entente austro-allemande dans l’ensemble de la situation diplomatique de l’Europe, dans les rapports généraux de toutes les puissances. C’est ici une question d’avenir qui bien des fois sans doute changera de lace, qui est destinée à subir l’influence de bien des événemens ; mais, en attendant, ce qui n’est pas moins curieux et moins caractéristique peut-être, c’est la coïncidence de ce rapprochement de l’Allemagne et de l’Autriche avec le mouvement intérieur qui s’accomplit dans les deux empires, c’est la connexité entre ce travail de diplomatie et une évolution conservatrice qui se poursuit dans une mesure différente, qui ne fait que s’accentuer.

Les élections prussiennes sont pour l’Allemagne l’expression la plus récente de ce mouvement, et certes, si quelque chose peut démontrer l’ascendant de M. de Bismarck, c’est ce qui vient de se passer, c’est le résultat de cette consultation publique. On ne peut pas dire que M. de Bismarck ait cherché à exercer une influence directe et personnelle sur le scrutin. Il laisse à d’autres le soin de s’occuper de ces détails. Il paraît, quant à lui, tout entier à ses combinaisons diplomatiques ou à ses voyages de santé. Il était, il y a quelques semaines, à Gastein, puis il est allé à Vienne ; tout récemment il est reparti pour Varzin, il a paru à peine quelques instans à Berlin. Pendant ce temps, les élections pour le Landtag prussien se font et l’opinion va du côté où marche le chancelier ; elle se fait plus ou moins conservatrice à la suite de M. de Bismarck. S’il y a eu un moment quelque incertitude, causée par le scrutin primaire dans les grandes villes, le résultat général et définitif de l’élection du second degré n’a pas tardé à remettre les choses dans leur vrai jour. Le fait est que les libéraux sortent singulièrement meurtris de l’épreuve, ils sont les grands vaincus du dernier scrutin. Les nationaux-libéraux expient assez durement l’illusion qu’ils ont eue de pouvoir s’imposer à M. de Bismarck et la résistance qu’ils ont opposée à la politique financière ou religieuse du chancelier ; ils ont perdu plus de 50 sièges parlementaires, les progressistes en ont perdu 30. Par contre, les conservateurs, qui ne comptaient que 40 députés, passent au chiffre de 115. Le centre catholique a conquis quelques sièges de plus ; il a un contingent de 96 voix au lieu de 89. Les Polonais ont aussi gagné quelques voix. Au demeurant, dans la chambre nouvelle, l’importance des partis s’est sensiblement modifiée et déplacée. Les conservateurs ne suffisent pas pour constituer par eux-mêmes une majorité ; ils en seront le principal noyau, et au besoin, avec le centre catholique, ils formeront une majorité complète. L’opinion conservatrice a désormais la prépondérance. Ce résultat paraît répondre aux vues du gouvernement.

Est-ce à dire que M. de Bismarck, plus libre avec son parlement nouveau, soit disposé à se laisser emporter par un mouvement de réaction, et à faire ce « voyage de Canossa, » qui est redevenu depuis quelques jours le sujet de toutes les polémiques allemandes ? Il n’est nullement décidé sans doute à faire le a voyage de Canossa, » ou, en d’autres termes, il ne capitulera pas devant le Vatican, pas plus que le Vatican ne capitulera devant lui ; mais avec un pape comme Léon XIII, il croit certainement pouvoir s’entendre, et la paix religieuse, dùt-elle être achetée par quelques atténuations des lois de mai, est devenue une partie de son programme, comme ses projets économiques de toute sorte sont une autre partie de ce programme. Le chancelier poursuit ses desseins avec ténacité, avec le sentiment de sa force, sans se laisser entraîner d’habitude au-delà des limites qu’il s’est fixées, et la chambre nouvelle lui offre précisément tous les moyens parlementaires de rester dans la mesure de sa politique. Avec l’appui invariable des conservateurs, il peut manœuvrer entre les catholiques du centre et le groupe des nationaux-libéraux, de façon à demeurer maître de ses actions et à ne subir aucune prétention exorbitante. Pour lui, il ne connaît ni catholiques, ni libéraux, il ne connaît que des auxiliaires, il se sert de tout le monde ; il est l’homme de l’empire, et si après avoir été libéral il y a quelques années, il est conservateur aujourd’hui, c’est qu’il y voit dans les circonstances présentes l’intérêt extérieur et intérieur de l’empire, qu’il est chargé de gouverner après l’avoir créé.

Ce n’est point sans doute sous la même forme et dans la même mesure que le mouvement conservateur se produit en Autriche, dans cette partie de l’Autriche qui s’appelle la Cisleithanie ; il n’est pas moins réel, il s’est manifesté il y a quelque temps par l’avènement au pouvoir du ministère que préside le comte Taaffe, il se manifeste encore en ce moment par l’existence même de ce parlement qui vient de se réunir à Vienne, où, pour la première fois, font leur apparition les représentans de la Bohême, systématiquement absens jusqu’ici. L’empereur François-Joseph a ouvert il y a peu de jours le Reichsrath par un discours où il fait appel à la conciliation des partis, des nationalités diverses sur le terrain constitutionnel. La conciliation, l’union des partis, c’est un beau mot, à qui il ne manque souvent que de devenir une réalité, à Vienne comme partout. Ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant bien des années l’Autriche, la Cisleithanie, a été gouvernée par les libéraux, les centralistes, les Allemands, et que, depuis quelques mois, elle est dans des conditions toutes différentes. Le cabinet du comte Taaffe n’est point sans doute arrivé au pouvoir avec des intentions fédéralistes, avec des idées de réaction contre l’ordre constitutionnel ; mais il représente la paix des nationalités, il personnifie une politique qui a été sanctionnée dans les dernières élections. Les Tchèques, qui s’étaient abstenus jusqu’ici, qui vivaient pour ainsi dire enfermés dans leurs revendications historiques et nationales, sont maintenant au Reichsrath, où leur présence est comme une consécration de la politique nouvelle. S’ils font encore des réserves, s’ils ont cru devoir, dès la première séance du Reichsrath, déposer une protestation, ils n’ont pas moins accepté par le fait le rendez-vous que l’empereur leur a donné sur le terrain constitutionnel, et en entrant au parlement, ils y portent leurs opinions, leur importance morale et numérique ; ils deviennent un des principaux élémens des combinaisons parlementaires. Dans cette situation nouvelle, dans ce parlement nouveau, ce sont les influences conservatrices qui dominent par la majorité, par le ministère, et ce mouvement conservateur coïncide avec la marche de l’Autriche vers l’est, avec l’occupation de la Bosnie et de Novi-Bazar. Cette rentrée des Slaves de la Bohême dans la vie publique s’accomplit au moment où l’empire semble tendre de plus en plus à s’assimiler d’autres populations slaves. Tout se tient dans ces incidens, et, par une singularité de plus, c’est un Hongrois, c’est le comte Andrassy qui, par sa politique d’extension en Orient, a préparé la réconciliation de la Bohême.

Que résultera-t-il de tout ce mouvement qui commence à peine ? Les conséquences pourront être assurément de diverses natures, et également graves dans la politique intérieure comme dans la politique extérieure. Il est bien clair que les Tchèques, en reprenant leur place dans les conseils, dans le parlement, voudront jouer un rôle proportionné à leur importance. S’ils ont accepté l’ordre constitutionnel tel qu’il existe, ils se proposeront d’en modifier certaines parties, tout au moins ce qui a été fait un peu contre eux ou à leur détriment. Même en se laissant modérer par un ministère qui reste assez libéral, ils tiendront à exercer leur influence, et le mouvement conservateur, dont leur rentrée est l’expression, ne fera peut-être que s’accentuer dans les affaires intérieures de l’empire. Il n’est pas moins évident que la politique nationale de l’Autriche, une fois engagée dans la direction qu’elle vient de prendre, devra nécessairement se ressentir de plus en plus de tout ce qui relève et fortifie la prépondérance slave. Il sera difficile peut-être de s’arrêter dans cette voie. À mesure que les événemens se dérouleront cependant, le dualisme sur lequel a reposé depuis bien des années l’existence constitutionnelle de l’Austro-Hongrie ne sera-t-il pas soumis à de singulières épreuves et ne risquera-t-il pas d’être ébranlé ? Les Hongrois se tiendront-ils pour satisfaits de cet accroissement de l’importance slave qu’ils ont toujours vu avec ombrage ? Le comte Andrassy aura-t-il assez d’autorité pour les rallier à une politique qui, sous prétexte de contenir la Russie en Orient, peut avoir de si étranges résultats pour la Hongrie ? C’est tout un ordre nouveau qui commence, c’est une évolution où les péripéties inattendues peuvent se succéder, et où, sous plus d’un rapport, les intérêts de l’Europe sont eux-mêmes peut-être engagés.

Ch. de Mazade


Le directeur-gérant, C. Buloz.