Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1850

La bibliothèque libre.

Chronique n° 442
14 septembre 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


14 septembre 1850.

Il est une thèse qu’on a soutenue quelquefois et qui ne laisse pas d’avoir du vrai, quoiqu’elle ait surtout de l’esprit : c’est que la société se donne volontiers une littérature qui ne lui ressemble point, romanesque et chevaleresque par exemple — si elle est elle-même prosaïque et bourgeoise, mignarde et frivole lorsqu’elle sera, je suppose, sérieuse et affairée, ou bien échevelée, sanglante et terrible, afin de plaire à des pacifiques de profession. L’on aimerait donc, selon cette ingénieuse hypothèse, à vivre en quelque sorte en partie double, et l’on se peuplerait l’imagination d’aventures héroïques, rien que pour faire diversion au terre à terre où l’on mène à petits pas son petit train d’homme rangé. Ce qu’on a dit ainsi de la littérature, nous le dirions plutôt encore aujourd’hui de la politique, la politique étant au surplus tombée, comme chacun sait, et beaucoup trop, et par mille raisons plutôt que par une, dans les conditions du pur domaine littéraire. Oui, en vérité, quand nous écoutons bien tous les échos qui se croisent autour de nous, quand nous entendons Les grandes nouvelles du jour et les sourdes rumeurs du lendemain ; quand nous les comparons à la situation réelle des esprits et des choses, nous ne pouvons nous empêcher de croire que l’on s’arrange une politique pour rire, ou, si l’on veut, pour pleurer, tant ce qu’on rapporte ou ce que l’on croit, tant ce qu’on se figure espérer ou craindre diffère profondément de ce qu’on est.

Il y a là sans doute de la faute des littérateurs qui ont envahi la politique, et qui, la trouvant une besogne trop simple pour l’opulence de leur cerveau, la surchargent de leurs inventions. Nous ne parlons pas ici seulement des littérateurs qui en sont restés à la plume, et dont tout le privilège est de fabriquer les histoires courantes : nous parlons des littérateurs d’action qui ont l’honneur de fournir la matière de ces histoires ; qui font du roman comme de la diplomatie, qui font de la diplomatie comme ils faisaient du roman, à champs et à franc étrier : heureuses gens d’ailleurs, dont toutes les œuvres gardent ce constant caractère que leur personne en est toujours le premier personnage. Encore une fois, ces gens-là sont pour quelque chose dans ce phénomène assez bizarre que nous voyons apparaître sur tous les points de notre horizon, dans ce besoin tapageur d’une politique qui soit d’une certaine façon dont nous ne sommes pas nous-mêmes. Ce besoin cependant est à présent devenu trop général pour ne pas tenir à quelques penchans intimes du public français, et nous rangeons décidément parmi les traits mobiles de notre physiologie nationale ce trait, qui lui appartient incontestablement dans le quart d’heure où nous sommes, d’être censés vouloir une politique dont notre nature ne veut pas.

Où donc en est aujourd’hui notre pauvre nature ? Hélas ! nous n’avons plus qu’un tempérament fort réduit. Nous avons été si souvent et si rudement battus de l’orage, que tout ce que nous demandons, c’est que l’orage ne recommence pas. Nous sommes les plus persuadés du monde que, si tant est que nous soyons abrités, l’abri ne vaut pas cher : ce n’est point une maison de granit, c’est encore moins un toit doré ; mais il a l’air de nous couvrir, et nous nous déclarons satisfaits, ne fût-ce que pour n’avoir point le chagrin de convenir qu’il ne nous couvre guère, lorsque nous nous sentons si peu capables de chercher un meilleur refuge. Ce sentiment, à coup sûr, n’est pas digne des hommes de Plutarque ou des dieux d’Homère. C’est que nous avons fini notre Iliade, c’est que nous sommes fort empêtrés de notre Odyssée. Egarés et marris, nous n’avons pas même la consolation de prendre au sérieux les guides qui nous proposent de nous tirer du labyrinthe, parce que nous savons trop que ce ne sont pas les guides sérieux qui s’offrent. Nous campons en attendant, et tous les matins, en dressant notre tente, nous prions Dieu qu’elle puisse prendre racine.

Consultez un passant, un passant du moins qui ait un atelier, un champ, une boutique, rien que ses bras même, si ce sont des bras travailleurs ; dites-lui Citoyen, monsieur, mon ami, par où voudriez-vous bien qu’on sauvât la patrie ! Je ne réponds pas qu’il ne vous débite d’abord son grand remède, sa solution tante faite, l’une ou l’autre des trois ou quatre solutions absolues dont on a le choix pour le moment. Poussez-le cependant un peu plus loin. Otez-lui cette espèce d’enveloppe toujours timbrée du même timbre qu’il est d’habitude d’endosser pour se reconnaître entres gens d’une même opinion : suppliez-le de ne vous parler ni comme républicain, ni comme légitimiste, ni comme bonapartiste, ni comme orléaniste, mais tout bonnement en sa qualité d’homme, de vous avouer tout de suite en conscience le genre de mouvement qu’il aimerait le mieux avoir à se donner : — Ah ! soupirera-t-il, si seulement on pouvait ne pas me remuer du tout ! — On n’a point assurément le droit de prétendre que cet homme naïf soit un citoyen par excellence ; il n’en est pas moins vrai qu’il est par excellence le citoyen de ce temps-ci. Nous ne le vantons pas, nous n’avons pas le cœur à le vanter ; nous le prenons tel qu’il est, et nous ne le déguisons point, parce que nous ne voyons pas ce qu’on peut gagner à le supposer autre.

Tel qu’il est cependant, avec la sagesse franchement assez débile qui lui reste pour se conduire, avec cet amour un peu malingre du repos quand même, avec sa rage (c’est la seule qu’il ait) d’ajourner et de temporiser, on le repaît, et, pour tout dire, il ne déteste pas qu’on le repaisse de projets immenses, de visées héroïques et d’expédiens à grande portée. Toute la question, personne n’en ignore, c’est d’être demain matin sur nos jambes, car c’est déjà beaucoup pour la veille de suffire à la peine du lendemain. On sait d’ailleurs à peu près ce qui serait bon demain matin, et l’on a juste autant de force qu’il en faut pour essayer modestement cette modeste opération d’un jour sur l’autre. Sans plus d’ambages, il est évident que chacun, tout en réservant en son particulier ses affections et ses doctrines, reconnaît plus ou moins explicitement qu’il ne serait pas mal d’avoir encore du temps devant soi pour s’assurer qu’elles pousseront ailleurs. Le point capital est donc d’un commun accord de se procurer au meilleur marché possible ce temps si nécessaire dans toutes les conjectures et sous tous les drapeaux. Nous jouissons pour l’instant d’un provisoire qui serait au mieux notre affaire, parce qu’il a cela de commode qu’il n’oblige personne à longue échéance. Ce n’est pas sans peine que nous l’avons eu, et ce n’est pas sans peine que nous le continuerons : le continuer ne serait pourtant pas le moins sûr, et ne serait peut-être point le plus ridicule. L’Allemagne n’est-elle pas là tout exprès pour qu’il y ait quelque part au monde une situation plus fausse que notre situation, pour que la misère de notre impuissance soit couverte par de plus impuissantes misères ? Eh bien ! l’Allemagne a tant abusé de son provisoire, que nous avons encore de la marge avant d’aller jusqu’au bout du nôtre. Allons-y donc et tenons-nous-en paix.

Est-ce là cependant à quoi l’on pense quand chacun est au fond d’avis que c’est à cela qu’on devrait penser ? Non ! ce but, qui n’est déjà pas si aisé à toucher, semble trop proche ; on tire au-delà. Les esprits veulent travailler en grand nonobstant la médiocrité de la fortune et l’étroitesse du champ sur lequel ils calculent. Les esprits s’adonnent à des combinaisons merveilleuses, et le merveilleux s’en va de partout ; ils ne rêvent qu’enthousiasmes ardens, et l’on se défie partout de l’enthousiasme ; ils s’imaginent qu’il se fera de beaux coups dans une partie de beaux joueurs : il ne s’en fait plus que de petits.

C’est ainsi qu’il y a dans l’air, depuis quinze jours, comme un bruit de grosses machines qu’on ne voit pas, lesquelles machines paraissent en définitive assez pauvres aussitôt qu’on les voit d’un peu près. Chacun se tourmente pour savoir comment on logera son saint aux Tuileries, lorsqu’on a encore tant à faire pour garder quelqu’un à l’Elysée, c’est le possible, c’est un tabernacle en proportion avec le culte qu’on peut se permettre dans le présent ; tâchons seulement de ne point pis avoir. Les Tuileries, c’est le temple de l’avenir, c’est l’idéal. Étrange contradiction des faiblesses humaines ! on est à peine d’humeur assez constante ou assez sérieuse pour tirer bon parti du possible, et l’on court après l’idéal, comme si l’on avait les ailes que l’on n’a plus. Il est des impérialistes qui s’endorment tous les soirs avec l’espérance de trouver à leur réveil un empire tout bâclé ; Il en est de plus zélés, de trop zélés, qui ne s’endorment même pas là-dessus ; et qui le bâcleraient volontiers tout de suite, voire à coups de poing. Il est des royalistes qui ne songent qu’au moment, pour eux très prochain, où M. le comte de Chambord, redevenu roi de France et de Navarre, rentrera dans Paris, porté, comme Henri IV, par les bras et par les cœurs de tous les bons Français, mais entouré comme Henri IV ne l’était pas, entouré de ses vaillans cousins, et menant.dans son cortége, sous les voûtes triomphales de l’arche napoléonienne, toute sa famille repentante et pardonnée.

Nous n’avons rien à dire, quant à présent, contre aucune de ces aspirations politiques, si ce n’est que, pour notre santé d’à-présent, elles nous semblent bien violentes. L’avenir est l’avenir. Dieu est grand, et tout le monde ; a le droit aujourd’hui d’être son prophète : ne chagrinons personne. Ce que nous dirons seulement, c’est qu’à force de regarder aux étoiles, il ne faudrait pas oublier trop vite de regarder à nos pieds. Il n’est pas encore sûr que tous les puits soient fermés le long de notre chemin : on ne sait ni ce qu’il en peut sortir, ni jusqu’où l’on y peut tomber. Prenons donc, sans trop de scrupule, le temps qu’il faut pour fermer les plus menaçans abîmes. Fermons-les avec tout ce que nous avons dans les mains plutôt que de les laisser ouverts pendant que nous étendrons les mains en marchant dans la nuit pour chercher autre chose. Avisons au plus pressé : sommes-nous donc tellement robustes que nous puissions tout vouloir à la fois ? Chacun est libre de garder ses souvenirs, et nous avons les nôtres : il nous suffit de savoir que leur tour viendra.

Les amis de la famille royale de Claremont ne conspirent pas et n’intriguent pas : ils soutiennent sincèrement le gouvernement, parce que le gouvernement soutient sincèrement la société ; mais ils peuvent ressentir une légitime satisfaction quand ils voient la France témoigner plus vivement qu’ils ne l’auraient cru le regret qu’elle a de la mort du roi Louis-Philippe, et la justice tardive, mais d’autant plus grande, qu’elle rend à sa mémoire. Personne n’a dicté les messes qui se disent dans tant d’églises de France pour le repos de l’ame du roi, personne n’a prié les conseils-généraux de témoigner la douleur qu’ils ressentaient de la fin de Louis-Philippe. Ces hommages, d’autant plus précieux qu’ils sont spontanés, doivent plaire aux amis de la monarchie de juillet. Cela ne leur fait pas une espérance, cela leur fait une consolation. C’est une justification de ce mot, si vrai et si mélancolique d’Henri IV, et que le roi aimait à répéter quand il régnait : « Vous ne me connaîtrez que quand vous ne m’aurez plus ! »

Les amis de la royauté de juillet ont une autre consolation, c’est l’union persévérante et décidée de la famille royale d’Orléans. On avait beaucoup dit et on dit encore que, le père mort, les enfans se disperseront, et que, sans qu’ils le veuillent, la diversité des résidences et des entourages amènera la diversité des sentimens. Non ; la famille royale restera unie de cœur et de fait. Mme la duchesse d’Orléans ne retournera pas à Eisenach ; la reine ne quittera pas l’Angleterre, et elle sera le centre et le lien vénéré de toute la famille. Les biens mêmes restent dans l’indivis. Rien n’est donc changé à Claremont. Il n’y a qu’une grande douleur de plus ajoutée aux douleurs de l’exil. Il n’y a pas plus d’illusions et plus d’impatiences. Le roi n’a pas emporté avec lui sa sagesse et son bon et ferme jugement ; il l’a laissé à sa famille, et nous dirions volontiers que la reine, par l’élévation de son ame, continuera à juger aussi bien des choses de la terre et du temps, en les regardant de la hauteur toute divine où elle est placée, que le faisait le roi en les regardant avec ce regard sûr et clairvoyant que lui avait donné sa longue expérience.

« C’est le roi qui a fait la famille d’Orléans, disait, il y a quelques jours, M. le duc de Nemours ; c’est à ses enfans à la conserver et à l’entretenir. » En parlant ainsi, M. le duc de Nemours était le fidèle interprète de la pensée du roi Louis-Philippe et de son œuvre. La famille d’Orléans, telle que le roi l’a faite et inspirée, est vraiment une famille toute nouvelle et animée d’un esprit nouveau. Ce n’est pas l’ancienne famille d’Orléans, telle qu’elle procédait du frère de Louis XIV, et que les talens supérieurs du régent avaient élevée un instant aux yeux de la France et du monde : c’est une famille dévouée au pays et aux institutions libérales que le pays a voulues, que son caractère et la malice du sort ne lui permettront peut-être pas d’avoir ; mais ce sera l’honneur du roi Louis-Philippe et de sa famille d’avoir mis leur avenir dans cette espérance ou dans ce rêve du pays. Si les institutions libérales, si l’accord tant cherché de l’ordre et de la liberté, n’est qu’une chimère ; si la France est vouée à l’anarchie ou au despotisme, si un gouvernement de juste-milieu n’est pas compatible avec notre caractère national, alors la famille royale d’Orléans s’est trompée et beaucoup d’ames généreuses se sont trompées avec elle ; alors, comme il n’y a plus d’avenir pour le libéralisme, il n’y en a pas non plus pour la famille d’Orléans, car le roi Louis-Philippe la faite, pour l’avenir du libéralisme. C’est là le caractère nouveau qu’il lui a donné, et, pour répondre à cet avenir généreux, il lui a donné un admirable esprit d’union et de concorde. C’est cet esprit d’union qui continuera de faire la force de la famille d’Orléans ; c’est par là qu’elle restera une famille, au lieu d’en faire plusieurs. Il n’y aura pas les Nemours, les Joinville ; les d’Aumale, les Montpensier ; il n’y aura que la famille du roi Louis-Philippe autour du comte de Paris. La touchante sainteté de la reine et l’aimable enfance de M. le comte de Paris, voilà les deux sentimens qui serviront de lien indestructible au faisceau de la famille royale.

Avec de pareils sentimens, l’idée de l’exil est supportable, et le spectacle même des grandeurs qu’on a perdues et qui sont passées à d’autres avec tous leurs périls n’a rien qui afflige ou qui aigrisse les ames. On nous contait à ce sujet un mot charmant de la reine : on lui parlait du voyage du président et des fêtes qui l’accueillaient ; la reine, lui disait-on, peut lire tout cela dans les journaux. — « Non, je ne le lis pas, dit la reine ; je me le rappelle. » Quel souvenir sans aigreur de la vanité des choses de ce monde et quelle piquante repartie d’une grande ame !

La douce et ferme union des princes de la famille d’Orléans doit servir d’exemple à leurs amis. Il ne peut pas y avoir deux côtés dans le parti orléaniste, et cela pour deux raisons : la première, c’est qu’il n’y a pas deux côtés dans la famille d’Orléans ; il n’y a qu’un seul cœur et qu’une seule pensée. Pourquoi donc y en aurait-il deux dans leurs amis ? Il ne s’agit plus ici de savoir comment la France doit être gouvernée ; il ne s’agit pas de se diviser en majorité de gouvernement et en minorité d’opposition. Il s’agit de maintenir intacte la doctrine de 1830, celle qui, pendant dix-huit ans, a fait la grandeur et la prospérité du pays. Le roi est mort sans abjurer cette doctrine et sans l’exagérer. La famille royale maintient cette doctrine, et ne veut pas non plus l’exagérer. Elle ne confond pas l’assentiment national avec les impraticables formalités du suffrage universel illimité, si chères à M. de La Rochejaquelein. Cette fidélité et cette justesse à conserver les principes de 1830 doivent servir d’exemple à tous les amis de la monarchie de juillet.

Il y a une autre raison qui doit préserver les amis de la royauté de 1830 de tout dissentiment et de toute discorde, c’est qu’avant de se disputer dans l’intérieur du parti, ils ont une grande œuvre à accomplir en commun, la conservation de la société française. Les gouvernemens sont une chose importante et méritent bien qu’on se dispute sur la forme et la marche qu’ils doivent avoir, car la forme et la marche des gouvernemens importent essentiellement au salut des sociétés ; mais il est des jours et des momens où, quand les gouvernemens sont tombés, que leur chute a découvert les fondemens de la société et les a ébranlés, le premier devoir des citoyens n’est pas de sonner aux gouvernemens, c’est-à-dire à la toiture de l’édifice, mais à la société, c’est-à-dire aux fondemens mêmes du bâtiment. Nous sommes dans un de ces tristes momens, et la question sociale doit l’emporter sur la question politique. C’est ainsi que le parti orléaniste a agi depuis 1848, et c’est ainsi qu’il doit continuer d’agir ; laissant de côté toutes les questions de personnes et ne songeant qu’à préserver la société de l’invasion permanente des barbares. En continuant de suivre cette conduite, il lui sera facile de rester uni dans son sein, et de rester uni avec les autres grandes portions du parti modéré. Tout ce qu’il fera dans l’intérêt social aidera à sa propre concorde et à sa bonne intelligence avec ses alliés. Tout ce qu’il fera en dehors de cet intérêt social commencera sa scission.

Le mot de la reine montre que le voyage du président, si on le regarde du côté du cérémonial, ressemble à tous les voyages des grands de la terre ; mais on doit aussi le considérer du côté politique, et sous ce point de vue il est sérieux et important : il l’est d’autant plus qu’il coïncide avec la manifestation que les conseils-généraux font pour la révision de la constitution. Disons franchement l’idée, que nous nous faisons des conséquences de ces deux faits : le voyage du président d’une part, et la manifestation des conseils-généraux de l’autre.

Le prince Louis-Napoléon a deux qualités que nous aimons à reconnaître et à louer, parce que ce sont des qualités de gouvernement : il a de la franchise et de la mesure. Il a de la franchise ; ainsi il ne dissimule pas que la constitution de 1848 a été faite contre lui. Quand les populations lui demandent des ponts, des routes, des canaux, des chemins de fer, le prince répond fort pertinemment aux demandeurs qu’il faut pour tous ces grands travaux de l’ordre dans le pays, de la stabilité dans le pouvoir, et que c’est aux populations elles- mêmes à se procurer ces avantages. — Ne me demandez pas, dit-il, de faire ce que vous pouvez et devez seuls faire vous-mêmes. — Le prince a raison : crier vive la république ! dans un certain sens et demander en même temps des canaux, des ports et des chemins de fer, c’est crier à la fois non et oui. Nous louons donc la franchise du président : il n’a pas de respect hypocrite pour la constitution de 1848. Il sait que le but de cette constitution, c’est l’instabilité du pouvoir et par conséquent l’anarchie, et il le dit aussi nettement qu’il peut le dire. Si nous louons la franchise du prince sur ce point, nous ne louons pas moins sa mesure et sa : réserve, et ici qu’on nous entende bien : nous ne parlons pas seulement de la réserve des paroles ; la réserve des paroles est une bienséance dans un prince, une figure de rhétorique dans un orateur, un moyen politique dans un homme d’état ; nous laissons tout cela de côté : ce que nous louons dans le président de la république, c’est la réserve et la mesure dans les sentimens. Il y a des choses qu’il ne veut pas faire. Cette loyauté d’honnête homme, dont il s’est si justement renommé à Strasbourg, l’empêche de prendre aucune initiative violente contre la constitution : il le dit et il a raison ; mais cette honnêteté ne va pas et ne doit pas aller jusqu’à croire qu’une constitution qui érige en principe la souveraineté du peuple ne puisse pas être changée par la volonté du peuple. Aussi dit-il aux populations, et il a raison encore, que, si elles veulent changer la constitution, c’est leur affaire, et non pas la sienne, et qu’en vérité c’est pousser trop loin l’habitude que nous avons en France d’attendre tout du pouvoir, que de demander aussi au président de la république de changer à lui seul la constitution, quitte à crier ensuite ou à laisser crier à la violation de la constitution.

Le président a mis le pays en demeure de changer la constitution, si le pays la trouve mauvaise. Tel est le sens des discours du prince Louis-Napoléon dans ses voyages. Il va jusque-là, mais il ne va pas au-delà, et c’est en cela que nous approuvons ses paroles, parce qu’il dit ce qu’il pense, mais qu’il ne dit pas plus ou moins qu’il ne pense, et qu’il est à la fois franc et réservé.

Les conseils-généraux ont relevé la question que le prince Louis-Napoléon a mise à l’ordre du jour, et ils ont presque partout délibéré sur la révision de la constitution. Sur soixante et quelques conseils-généraux dont nous connaissons en ce moment les délibérations, plus de cinquante se sont prononcés énergiquement pour la révision de la constitution. Nous ne cherchons pas encore à savoir comment les conseils-généraux entendent qu’aura lieu la révision de la constitution. Sur ce point, les avis sont divers ou obscurs. Nous constatons seulement qu’ils veulent la révision de la constitution : voilà un premier fait acquis aux débats, fait important ; le pays ne veut pas garder la constitution dont l’a doté la révolution de 1848. Il veut la changer. On a beaucoup dit que jamais dans l’assemblée législative il n’y aurait, pour décréter la révision de la constitution, la majorité des trois quarts exigée par l’article 111 de la constitution, et de là on concluait fièrement que la constitution serait éternelle, ou qu’elle serait violée. Ni l’un ni l’autre. La décision des conseils-généraux fait. faire sur ce point un grand pas à la question. Les conseils-généraux influent beaucoup on le sait, sur l’élection des membres de l’assemblée, et les membres de l’assemblée pourront bien, par égard pour les conseils-généraux, décréter la révision de la constitution. La majorité des trois quarts devient possible, sinon probable, depuis la décision des conseils-généraux.

Y aura-t-il de même une majorité des trois quarts pour décider les points précis sur lesquels la constitution sera révisée ? Ici la question est tout autre. Il est difficile, nous l’avouons, de trouver les trois quarts de l’assemblée unis sur un des points qui touchent à la forme et à la durée du pouvoir exécutif. Cependant qu’on nous permette de faire une observation. Quand nous traitons avec la constitution de 1848, qui a été faite contre le président de la république, — le président l’a dit à Strabourg, — et contre le pays, — les conseils-généraux viennent de le dire dans leurs délibérations, — nous devons traiter rigoureusement, c’est-à-dire que nous devons faire ce que la constitution ordonne ; mais nous ne devons faire ; que cela et c’est bien assez. Partout où la constitution ne nous lie pas les mains ; nous devons user de notre liberté. Or, que dit l’article 111, qui traite de la révision de la constitution ? Il dit que l’assemblée déclare si la constitution doit être révisée en tout ou en partie. C’est là une grande et solennelle délibération : la constitution sera-t-elle condamnée intégralement et absolument, ou bien ne sera-t-elle réprouvée que partiellement ? Voilà ce qui ne peut être décidé qu’aux trois quarts des suffrages exprimés. Supposons, par exemple, que l’assemblée législative voulût, dans un an, faire table rase de toutes les institutions de 1848 : elle ne pourra le faire qu’avec les trois quarts des suffrages exprimés. Supposons, au contraire, qu’elle veuille seulement que la constitution soit rejetée dans quelques-unes de ses parties, sans exprimer encore à ce moment quelles parties de la constitution elle entend soumettre à la révision : elle ne pourra encore prononcer cette condamnation partielle de la constitution qu’aux trois quarts des suffrages exprimés. La constitution ne peut être atteinte par une déclaration de révision totale ou partielle qu’avec les trois quarts des suffrages. Voilà le sens de l’article 111. — Vous ne toucherez, dit-il, à la constitution, même partiellement, que si les trois quarts de l’assemblée sont d’accord pour le faire. Nous acceptons ce sens mais quand l’assemblée viendra à décider quelles sont les instructions qu’elle devra donner à l’assemblée de révision, car elle ne peut donner que des instructions, l’assemblée sera-t-elle tenue, pour rédiger ces instructions, de suivre les formes de l’art. 111 ? Faudra- t-il que chaque phrase des instructions soit votée aux trois quarts des suffrages exprimés ? S’il en était ainsi, la constitution serait éternelle, ou serait violée. La révision légale serait impossible.

Résumons-nous sur ce point : les conseils-généraux ont déclaré que la constitution devait être révisée ; mais leur déclaration ne suffit pas pour frapper de révision la constitution. Il faut que l’assemblée législative s’associe à cette déclaration, et elle ne peut s’y associer qu’aux trois quarts des suffrages exprimés. D’autre part, c’est à l’assemblée aussi qu’il appartient de prononcer, aux trois-quarts des suffrages exprimés, si la constitution sera révisée intégralement ou partiellement, rejetée ou corrigée ; mais on ne peut pas prétendre qu’il faille encore les trois quarts des suffrages pour rédiger les instructions que l’assemblée législative, selon l’article 111, est supposée donner à l’assemblée de révision. Nous soutenons en effet que l’assemblée législative ne put donner que des instructions à l’assemblée de révision, et qu’elle ne peut pas déterminer d’une manière précise les articles de la constitution qui seront révisés. Qu’on y réfléchisse, si l’assemblée législative déterminait les articles qui seront révisés, ou bien elle déterminerait dans ses délibérations le sens dans lequel ces articles seraient modifiés, et alors c’est elle qui ferait elle-même la révision, alors l’assemblée de révision n’aurait plus qu’à enregistrer les décisions de l’assemblée législative, alors la révision ne serait qu’une pure formalité ; — ou bien l’assemblée de révision casserait les décisions de l’assemblée législative, et ce serait une lutte qui aboutirait à une nouvelle révolution. Si donc article 111 a un sens raisonnable, l’assemblée législative peut, selon la lettre de cet article ; prononcer seulement qu’il y a lieu de modifier la constitution intégralement ou partiellement, et elle ne peut prononcer cela qu’avec les trois quarts des suffrages ; mais, cela fait l’assemblée peut rédiger des instructions pour l’assemblée de révision. Ces instructions seront délibérées selon la forme ordinaire et à la simple majorité.

Nous ne disons pas que toute cette procédure de la révision, telle que l’a établit l’article 111 de la constitution, soit bien simple et bien raisonnable ; nous dirions même volontiers que l’article 111 a eu plusieurs intentions à la fois, quelques-unes fort bonnes, et que c’est pour cela qu’il s’égare et s’embarrasse entre ses diverses intentions. Ainsi il a eu l’intention de rendre la révision difficile, et c’est pour cela qu’il exige les trois quarts des voix ; il a eu l’intention que l’assemblée de révision ne s’érigeât pas en convention souveraine, et c’est pour cela qu’il a voulu enfermer cette assemblée dans un cercle déterminé d’avance par l’assemblée législative : mais quoi ! il a là une difficulté que tous les expédiens de la plus habile procédure ne parviendront pas à résoudre. Ceux qui déclarent qu’il y a lieu de réviser doivent être ceux-là mêmes qui font la révision ; sans cela, la révision est une opération illusoire ou contradictoire. Faire déclarer le cas de révision par ceux-ci et faire faire la révision par ceux-là, c’est créer des embarras et des luttes ; c’est marcher à l’anarchie. On dirait que les auteurs de la constitution ont voulu ici créer un jury d’accusation et un jury de décision, comme dans la procédure criminelle qu’avait proposée un instant l’assemblée constituante de 89. Mauvais procédé, même dans les procès criminels ; impraticable et dangereux quand il s’agit de réviser une constitution. Allons à ce qui est simple vous voulez que la constitution soit révisée ; pourquoi ? parce que, vous trouvez qu’il y a dans la constitution tels ou tels défauts contenus dans tels ou tels articles. Eh bien ! quand vous avez, par ces motifs, déclaré que ces articles seront révisés, vous avez fait vous-mêmes la révision. Si vous la laissez faire à d’autres, ils la feront contre vous, de telle sorte qu’à suivre l’article 111, comme le voudraient quelques personnes, la constitution serait déclarée révisable dans un sens, et qu’elle serait révisée dans un autre sens. Aussi n’hésitons-nous pas à dire que, si le pays a le moins du monde le sens politique, il nommera dans l’assemblée de révision les membres même de l’assemblée législative, afin qu’il n’y ait qu’une seule assemblée sous deux noms, et que ceux qui ont déclaré qu’il y avait lieu de réviser la constitution soient ceux-là mêmes qui la révisent.

Les conseils-généraux ne se sont pas occupés de toutes les difficultés de la révision, et ils ont déclaré seulement qu’il y avait lieu de réviser. Quelques personnes ont trouvé à ce sujet que les conseils-généraux en prenaient trop à leur aise, et que c’était bien peu faire que de dire simplement, comme le dit tout le pays, qu’il y a lieu de réviser la constitution, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose à faire et à défaire. En parlant ainsi, les conseils-généraux ont abondé dans l’évidence, ce qui n’est jamais difficile et ce qui n’est pas non plus bien utile. Nous ne sommes pas de l’avis de ceux qui critiquent de ce côté la déclaration des conseils généraux. D’abord il en est quelques-uns qui ont abordé résolument la difficulté, et qui ont déclaré franchement que l’assemblée qui prononcerait le cas de révision devrait être aussi celle qui déciderait le sens de la révision. Les autres, en plus grand nombre, s’en sont tenus à la révision légale et compliquée de l’article 111 ; mais, quoiqu’on prétende qu’en demandant révision la révision sans la régler, les conseils-géneraux aient abondé dans l’évidence, et qu’ils aient imité l’éloquence d’un personnage excellent et bien connu qui, selon l’observation d’un de nos plus fins et de nos plus piquans écrivains, a dernièrement animé des accens de sa parole incontestée les séances du congrès des amis de la paix, en dépit de ces petites censures contre le rote des conseils-généraux, nous soutenons qu’en demandant la révision, les conseils-généraux ont beaucoup fait, et qu’entre le vœu que les citoyens expriment dans leurs conversations et le vœu d’un corps constitué, il y a une énorme différence. Grace à la déclaration des conseils-généraux, la révision de la constitution de 1848 est aujourd’hui un fait inévitable, et ce qui nous fait penser qu’en agissant ainsi, les conseils-généraux ont fait quelque chose de grave, c’est que désormais, entre les conseils-généraux tels qu’ils sont constitués et la constitution de 1848, la lutte est ouverte. Ou la constitution de 1848 sera changée, ou les conseils-généraux seront abolis. Ces deux autorités ne peuvent plus vivre ensemble, et c’est aux conseils-généraux de poursuivre hardiment la guerre qu’ils ont déclarée à la démocratie excessive ; car, s’ils lui pardonnent, elle ne leur pardonnera pas.

Non sans doute, il ne faut point pardonner à la démagogie ; mais il ne faudrait pas davantage la servir en lui fournissant des prétextes par un zèle outré pour des restaurations trop complètes. Cette fois, ce n’est plus de la France que nous parlons. On l’a bien vu, nous ne nous croyons pas si avancés de ce côté-là qu’on suppose généralement l’être. Nous ne parlons point de la France, nous parlons de l’Allemagne. Ce qui se passe à l’heure qu’il est dans l’électorat de Hesse ne saurait avoir notre approbation, et cette triste affaire a pour nous une gravité trop réelle. Elle est grave à deux points de vue. D’abord elle constitue la violation la plus inutile et la plus brutale de tous les principes de droit public, dont nous ne pouvons parvenir à nous détacher. Ensuite elle est une occasion nouvelle de rapports difficiles, de complications critiques entre les deux grandes puissances allemandes, qui ont déjà trop de peine à sortir d’une situation trop tendue. Commençant à Cassel, c’est assurément le cas de dire que la tempête commence dans un verre d’eau. Nous ne sommes pas du tout enclins à penser qu’elle débordera beaucoup, mais nous regrettons tout ce qui pourrait la provoquer à s’étendre. Or, il suffit de jeter les yeux sur le spectacle que nous offrent aujourd’hui les pays d’outre-Rhin pour comprendre que les deux suzerains qui se les disputent en sont venus à se touche de si près, à se poser tellement en quelque sorte pied contre pied, poitrine contre poitrine, qu’avec la meilleure intention de ne point se battre, tout, dans un moment donné, tout peut les y contraindre. L’Europe n’aurait qu’à perdre en une pareille lutte.

L’Allemagne est en effet aujourd’hui partagée tout entière, mais inégalement, en deux confédérations rivales qui seraient bientôt ennemies déclarées, s’il n’était trop évident que l’une se meurt, et que l’autre n’est pas elle-même absolument sûre de vivre.

Quatorze petits états gravitent autour de la Prusse dans l’union d’Erfurt ; c’est tout ce qui lui reste des adhérens qu’elle avait cru s’attacher par le pacte du 26 mai 1849. Il n’est pas inutile d’ajouter, que le plus considérable entre ces derniers des fidèles est le grand-duc de Bade, dont les troupes sont internées dans les forteresses prussiennes, dont le territoire est occupé par les soldats prussiens, le tout, bien entendu, par intérêt pour son repos et pour celui de « l’ingrate Allemagne, » comme disent les hommes d’état berlinois aux rares adeptes de l’union qui siègent encore dans le collége des princes. Le congrès diplomatique réuni à Francfort au commencement du mois de septembre sous la présidence de l’Autriche vise à recommencer ou plutôt à continuer la vieille diète fédérale, dont il a repris purement et simplement toutes les formes. Constitué d’abord pendant trois mois en assemblée plénière ou plenum, selon le langage des chancelleries de 1815, il, s’est resserré tout d’un coup et réduit aux anciens dix-sept ; qui étaient l’organe le plus ordinaire, l’instrument le plus actif, en un mot le petit conseil o u conseil restreint de la fédération. Il y a des personnes qui s’imaginent que ce cénacle, ainsi renouvelé, possède en soi beaucoup plus de force que le conciliabule d’invention récente et quasi-révolutionnaire qui lui est opposé par la Prusse sous le nom respectable de collége des princes. Ce nom-là, sans doute, promet plus qu’il ne tient ; mais il s’en faut aussi que la jeune diète de Francfort puisse tenir tout ce qu’elle promet. L’Autriche, qui ne cache pas trop qu’elle s’en sert, ne saurait pourtant se dissimuler qu’elle ne s’en peut servir que jusqu’à certain point. De même qu’il n’est demeuré avec la Prusse dans l’union d’Erfurt que ceux qui n’étaient pas en état de la quitter, il est clair que ceux-là surtout sont venus avec l’Autriche dans la diète de Francfort, qui ne voulaient pas se laisser accaparer par la Prusse. La raison qui les attire vers la politique autrichienne est plutôt négative que positive ; ce n’est pas une affection particulière pour l’Autriche, c’est une appréhension très particulière des Prussiens : d’où il suit que la diète de Francfort est quelque chose de très solide tant qu’il ne s’agit que de contrecarrer l’union d’Erfurt, mais qu’elle aurait aussi beaucoup moins de consistance du moment où il s’agirait de décréter quelque mesure qui, plaisant par exemple à l’Autriche, ne plairait plus autant à la Bavière ou au Würtemberg, au Hanovre ou à la Saxe.

Ainsi l’Allemagne se trouve maintenant avoir deux unités au lieu d’une qu’elle rêvait, deux centres de direction, quand elle s’était persuadée que toute direction allait partir pour elle d’un seul foyer national. Et ce qu’il y a de plus caractéristique dans l’enchevêtrement général de la situation, c’est qu’aucun des deux centres ne peut en fait, absorber l’autre. L’église de Francfort a bien le droit d’excommunier l’église d’Erfurt, qui le lui rend de tout son cœur ; elle n’est point à même de la supprimer. Il n’est pas, d’autre part, impossible qu’à la cour de Potsdam on n’ait eu plus d’une fois déjà des velléités d’en finir avec un schisme dont le plus clair résultat est de prolonger les souvenirs désagréables de 1848 ; mais baisser pavillon devant la cour de Vienne, c’est abdiquer vis-à-vis de l’Europe et vis-à-vis du siècle, le rôle providentiel de la monarchie de Frédéric, après avoir passé dix années de règne à le réclamer en l’amplifiant. Il y va de l’honneur de la Prusse de ne point donner sa démission, et l’Autriche n’est pas en mesure de l’exiger, deux bons motifs par conséquent pour que celle-ci la demande toujours et que celle-là toujours la refuse. Le statu quo dure ainsi de lui-même, parce qu’il n’y a pas de raison qu’il cesse. Rien n’empêche les plénipotentiaires de Francfort ou ceux d’Erfurt, règlementant et légiférant chacun de leur côté, de poser en principe que leurs règlemens et leurs lois obligeront l’Allemagne entière : l’embarras est de les rendre obligatoires d’un camp dans l’autre. De la sorte, ils ont chance de rester long-temps face à face sans gagner beaucoup d’aucun bord, sans avoir sérieusement sujet de diminuer les uns ou les autres la distance qu’il y a de la parole aux actions. Pour que l’action commençât tout de bon, il ne faudrait rien de moins qu’un coup de hardiesse tel que ni l’Autriche ni la Prusse ne sont en goût de l’essayer. Que chacune des deux puissances : se dise, au milieu de ses alliés, l’organe exclusif et légitime, la tête de cette nation allemande dont on ne voit point le corps, cela ne fait de mal à personne, et chacune peut se permettre cet innocent orgueil ; mais laquelle s’avisera de vouloir porter la main, pour son propre compte, ou pour celui du groupe qu’elle commande, sur quelque forteresse fédérale, sur Ulm ou sur Mayence ? Laquelle osera prendre l’initiative d’une rupture ouverte, la responsabilité d’un recours aux armes ? Qui se mêlera de faire la guerre pour que les Russes se mêlent de faire la paix ?

Il y a pourtant telle occasion où cette guerre impossible aurait une chance quelconque de se produire : c’est une occasion du genre de celle qui se présente maintenant à Cassel. La Hesse électorale, après avoir adhéré à l’union prussienne, a fait sa soumission au pacte autrichien. Il n’est pas douteux que ce revirement n’ait profondément irrité contre elle tous les partisans de la Prusse ; mais il n’est pas douteux non plus que ce revirement lui-même n’ait été calculé pour couvrir des mesures qui devaient justement offenser tous les amis de la justice et de la liberté. Le gouvernement hessois ne s’est point rallié à l’Autriche par une affection platonique ; il a cru trouver dans la diète de Francfort un appui qui le soutiendrait quand même dans la révolution rétrograde qu’il méditait.

L’électorat de Hesse a toujours été signalé par la mauvaise conduite de son gouvernement. La Hesse est une des plus pauvres contrées de l’Allemagne, et, sauf la jolie ville de Cassel, sa capitale, elle n’a nulle part d’aspects bien rians ; les hommes n’y ont pas été mieux traités par la nature que par leurs princes. Aussi est-ce une plaisanterie populaire dans le goût naïvement sarcastique des Allemands du nord que de dire à propos de l’électorat : « Savez-vous le moyen de n’avoir jamais le mal du pays ? c’est d’être né en Hesse-Cassel. » Nous ne rappellerons pas les fâcheux antécédens de la politique qui n’a point cessé, à ce qu’il paraît, de diriger ce petit état ; elle en est restée aux pires traditions de l’ancien régime germanique. Elle ne s’est point modelée sur l’absolutisme débonnaire des souverainetés paternelles ; elle a préféré les allures de caserne et le despotisme brutal des caporaux. La révolution de 1848 ne l’a point corrigée de ces regrettables habitudes. L’électeur régnant a trouvé dans M. Hassenpflug un instrument commode pour l’aider à les reprendre tout à son aise.

M. Hassenpflug, qui était sorti naguère du service de la Hesse pour entrer dans la bureaucratie prussienne, a quitté récemment celle-ci par une très mauvaise porte. Le tribunal de Greifswald, en Poméranie l’a condamné pour faux et malversation, commis dans l’exercice de ses fonctions, à quatorze jours d’emprisonnement, au remboursement de la somme assez modique qu’il était accusé de s’être appropriée, et au paiement des frais du procès. Au lieu de subir sa peine en Prusse, où il était tenu pour légalement déshonoré (bescholten), où il était désormais légalement incapable d’obtenir même un emploi de veilleur de nuit, M. Hassenpflug s’est allé rendre à l’électeur de Hesse, qui l’a mis dans son cabinet et nommé son premier ministre. En récompense de cette générosité, M. Hassenpflug s’est chargé de demander aux chambres su’on lui votât l’impôt de confiance, parce que l’électeur trouvait incommode d’avoir à leur soumettre le budget de dépenses trop diverses. Sur leur refus réitéré, les chambres ont été dissoutes pour la seconde fois ; et M. Hassenpflug a mis en état de siége un pays, dont toutes les autorités constituées protestent résolûment contre lui. M. Hassenpflug se sent fort contre le soulèvement universel, non point du concours de l’armée hessoise, sur laquelle il ne saurait compter, mais de l’espoir qu’il a d’une intervention des troupes autrichiennes et bavaroises. Nous regretterions profondément une pareille démarche. Elle jetterait tout-à-fait la diète de Francfort qui l’aurait autorisée dans les voies de ses prédécesseurs de 1815, au mépris des promesses que l’Autriche publiait encore par sa circulaire du 19 juillet dernier. Elle obligerait la Prusse à passer à son tour sur le territoire électoral, ou sinon à subir une humiliation trop flagrante. On ne peut prévoir les conséquences de pareilles extrémités. Il n’y aurait peut-être plus pour les deux puissances rivales, qu’une manière d’éviter ou d’ajourner le conflit : ce serait de partager le pays qui l’aurait provoqué. Cette transaction ne nous paraîtrait pas beaucoup moins nuisible que le conflit lui-même à l’équilibre déjà si compromis de l’Allemagne.

L’Espagne vient de traverser sa crise électorale ; le résultat est maintenant connu, sauf pour les Baléares et les Canaries, qui nomment ensemble 13 députés. Ce résultat justifie, et bien au-delà, tout ce que nous avons dit, il y a déjà plus d’un an, de la reconstitution politique de l’Espagne. Sur 230 modérés sortans, 70 n’ont pas été réélus ; mais, en revanche, 130 modérés nouveaux ont été élus ; ce qui, joint à 19 doubles élections de modérés, constitue la majorité en bénéfice net de 79 voix. Le parti progressiste a obtenu 4 nominations nouvelles et une double élection ; mais il a laissé sur le carreau 47 membres anciens : perte nette pour les progressistes, 42 voix. Les néo-conservateurs enfin ont été éliminés en masse au nombre de 44. Pour bien faire apprécier toute la signification de ces chiffres, examinons en quelques mots le système électoral de l’Espagne et les circonstances au milieu desquelles les dernières élections se sont accomplies.

La loi électorale espagnole repose sur les deux bases de la richesse et de la capacité. Tout Espagnol de vingt-cinq ans devient électeur en justifiant de 400 réaux (cent francs) d’impôts directs, et cette limite admet beaucoup plus d’électeurs quelle n’en admettrait chez nous ; D’une part, le commerce et l’industrie proprement dite sont beaucoup plus fractionnés en Espagne qu’en France, de sorte que, pour la même somme de mouvement industriel et commercial, il y a plus de patentés, c’est-à-dire plus de censitaires. D’autre part, la propriété foncière est beaucoup moins divisée en Espagne qu’en France, ce qui fait encore que, pour la même étendue de terrain, il y a là plus de contribuables à cent francs qu’on n’en trouverait ici. Remarquons aussi que, par suite des vicissitudes financières de nos voisins, les placemens sur les fonds publics, qui soustraient en France un grand nombre de fortunes à l’impôt direct, ont été jusqu’ici beaucoup moins recherchés en Espagne. Le cens de cent francs descend jusqu’à cinquante francs pour les capacités suivantes : les membres des trois académies, — les docteurs et licenciés (ce dernier titre est aussi banal en Espagne que l’est en France celui de bachelier ès-lettres), — les chanoines et les curés, — les magistrats, — les employés en activité, en disponibilité et en retraite, quand leur traitement s’élève à 2 000 francs au moins — les officiers retraités de terre et de mer, depuis le grade de capitaine inclusivement, — les avocats, médecins, chirurgiens et pharmaciens ayant au moins une année d’exercice, — les professeurs et instituteurs de tout établissement d’éducation subventionné par l’état, la province ou la commune, enfin les architectes, peintres et sculpteurs appartenant aux sociétés des beaux-arts.

Il serait, comme on voit, difficile au libéralisme le plus méticuleux d’inventer un cercle de capacités plus large. La dépendance des employés en activité y est au moins contrebalancée par celle des employés et des officiers en retraite. Les deux grands élémens d’opposition, le clergé, qui pourrait seul personnifier les regrets absolutistes, et la classe indisciplinée et lettrée des docteurs, licenciés, avocats, médecins, etc., qui est partout le principal foyer des impatiences progressistes, y règnent sans contrepoids. Le cens réduit de cinquante francs ne saurait être une cause d’élimination ni pour les avocats et médecins, qui sont astreints à une patente bien supérieure à ce chiffre, ni pour les curés, qui, beaucoup plus inamovibles en Espagne qu’en France, deviennent presque tous propriétaires dans leurs paroisses. Ajoutons que, dans beaucoup de paroisses, le revenu de la cure se compose en bonne partie de l’usufruit d’une propriété foncière, de sorte que le desservant est, dans ce cas, censitaire-né. L’opposition espagnole n’a donc pas le droit de dire que le système électoral lui fait la partie inégale. Bien au contraire : ce système ne pourrait être élargi qu’au détriment des progressistes. Nous avons eu souvent l’occasion d’expliquer comment les masses, qui constituent partout ailleurs l’armée révolutionnaire, sont en Espagne les alliées naturelles du gouvernement. Complètement indifférentes à la politique spéculative, elles sont d’avance acquises au drapeau qui saura le mieux les soustraire aux réquisitions d’hommes et d’argent qu’entraîne la guerre civile.

Les circonstances au milieu desquelles s’est accomplie cette épreuve décisive des élections de 1850 n’étaient pas moins favorables à l’opposition que ne l’était la loi électorale. La transition de l’ancien système d’impôts à celui qu’a introduit en 1845. M. Mon est nécessairement pénible. Il n’est sorte de ruses et de fraudes qu’épargnent la plupart des contribuables pour se soustraire à la nouvelle répartition, et les contribuables de bonne foi paient les frais de ces exemptions frauduleuses, de sorte que les administrations fiscales sont placées, pour quelque temps encore, dans la double nécessité de lutter contre les trois quarts du pays et d’indisposer ouvertement l’autre quart. La réforme des tarifs de douane, qui n’a pas encore eu le temps de produire ses résultats économiques, et qui ne sert, en attendant, qu’à réduire les bénéfices des nombreux marchands qui spéculaient sur la contrebande, semblait encore de nature à soulever contre le ministère des mécontentemens nombreux. Le ministère avait en outre contre lui son propre succès : on pouvait raisonnablement croire que, devant l’effacement des deux factions et après dix-huit mois de calme exceptionnel, le parti modéré, si compacte en 1848, s’était quelque peu désagrégé. L’apparition récente de ce cryptogame politique qui s’appelle le parti conservateur-progressiste, moisissure révélatrice qui germe à la surface de tout esprit public en décomposition, semblait justifier ces craintes. Dans beaucoup de collèges enfin, les néo-conservateurs et les exaltés s’étaient ouvertement coalisés, mais en réservant mutuellement leurs principes, de façon qu’ils avaient le double avantage de s’entr’aider sans se compromettre les uns par les autres. — Eh bien ! en dépit des causes permanentes et accidentelles de dissolution qui s’accumulaient cette fois autour de la majorité modérée, la voilà sortie de l’épreuve électorale plus nombreuse, plus compacte, plus épurée qu’on ne l’avait jamais vue ! — Nous avons trop réussi ! nous disait un conservateur espagnol en faisant allusion au terrible mécompte qui suivit nos élections de 1846. L’assimilation n’est pas exacte. Nos élections de 1846 n’avaient été défavorables qu’aux partis extrêmes, tandis que les élections espagnoles de 1850 sont surtout la ruine du tiers-parti. Les unes trahissaient le relâchement de l’opinion française ; les autres révèlent la discipline, l’unité et l’énergie de l’opinion espagnole.

Il y a quelque temps que nous n’avons parlé de l’Algérie, et nous nous le reprochons, car un des meilleurs signes, selon nous, du rétablissement de la tranquillité publique, c’est de voir la France s’occuper de l’Afrique. Quand la France tourne son activité vers l’Algérie, quand elle songe à cet empire imprévu que la Providence lui a donné sur les bords de la Méditerranée, cela veut dire qu’elle n’emploie plus sa force contre elle-même, qu’elle renonce au jeu pénible et ruineux des révolutions, et qu’elle reprend l’œuvre civilisatrice qui lui convient le mieux. Nous ne disons pas que l’Afrique soit la véritable terre promise ; nous ne disons pas que des ruisseaux de miel ou de lait y coulent dans les campagnes ; nous disons en moralistes plutôt qu’en financiers que cette terre rude et laborieuse qu’il faut conquérir et défricher, que cette population belliqueuse et ardente qu’il faut soumettre et gouverner, est ce qui convient le mieux à la France, et que c’est une grande grâce de la Providence de nous avoir donné une œuvre qui nous exerce, au lieu d’une œuvre qui nous enrichisse. D’autres auront l’Inde et ses trésors ; nous, nous lutterons en Afrique contre le sol et contre la population, et nous nous y ferons les vertus et les qualités qui peuvent seules empêcher notre décadence. Le jour où la France perdra l’Afrique, sa décadence est commencée. Il y a là pour notre armée une école de guerre et de gouvernement que rien ne peut remplacer. Nous n’aurons pas toujours, nous l’espérons bien, des émeutes et des insurrections qui tiennent l’armée en haleine. Le calme viendra, il vient, et alors commencera pour notre armée la vie de caserne et de garnison, c’est-à-dire la pire des vies pour le soldat, celle qui, par l’oisiveté d’une part et par les mauvaises fréquentations de l’autre gâte et corrompt le plus l’esprit militaire, l’esprit qui nous a sauvés jusqu’ici de la barbarie. Ne cessons point de le redire ; c’est l’armée d’Afrique qui a sauvé la France. Occupons-nous donc beaucoup de l’Afrique, de ce qui s’y fait et de ce qui nous y reste à faire.

C’est dans cette idée que nous avons lu avec un grand plaisir un rapport du ministre de la guerre sur l’état de l’Algérie en 1850, et une brochure du général Yusuf intitulée la Guerre en Afrique, qui vient de paraître à Alger. Disons quelques mots de ce rapport et de cette brochure.

Le rapport de M. le ministre de la guerre indique avec beaucoup de justesse le contre-coup que la révolution de février a eu en Algérie. Cette révolution a manqué de nous coûter notre empire d’Afrique. « L’effectif de l’armée ayant été diminué de vingt-cinq mille hommes, le fanatisme et les sentimens de nationalité comprimés firent explosion sur plusieurs points à la fois dans les trois provinces. Une foule de prétendus envoyés du ciel se mirent à prêcher la guerre sainte dans les contrées montagneuses ; les populations des plaines, qui se trouvaient sous la surveillance de nos postes, ne bougèrent pas en apparence ; mais elles écoutaient et propageaient les rumeurs les plus hostiles à notre cause ; on représentait l’armée comme affaiblie au point de ne pouvoir plus s’aventurer en dehors des places fermées ; on annonçait que l’Europe entière avait déclaré la guerre à la France, que des troupes musulmanes innombrables envahissaient les frontières algériennes à l’ouest et à l’est, que nous allions être bientôt réduits à abandonner notre conquête. » La fermeté de nos soldats et de nos officiers fit échouer ces tentatives ; mais, pour détruire Zaatcha et pour soumettre Boucada à la fin de 1849, il a fallu de grands efforts. Qu’on l’on ne croie donc pas que nous puissions changer notre état intérieur sans changer en même temps notre état extérieur ! Notre puissance s’ébranle même en Afrique, quand nos institutions trébuchent à Paris.

Nous ne voulons pas raconter en détail les diverses expéditions faites en 1850. Nous aimons mieux prendre dans le rapport de M. le ministre de la guerre ce qui caractérise le rôle civilisateur de notre armée en Afrique, ce qui montre qu’elle ne s’occupe pas seulement de batailler et de rédiger des bulletins, comme on l’en a sottement accusée, mais qu’elle civilise le pays qu’elle conquiert, qu’elle le gouverne et qu’elle l’administre d’une manière bienfaisante et éclairée.

Chaque fois qu’une expédition se fait, chaque fois qu’un pays nouveau s’ouvre à nos armes, à l’instant une route est construite pour percer la contrée, pour en rendre l’accès facile, pour la soumettre. Les routes sont des instrumens de conquête, mais ce sont aussi de grands instrumens de civilisation, et partout où vont nos soldats, ils laissent une route comme témoignage de leur victoire. Un pays percé de routes est un pays soumis, et, de plus, c’est un pays dont les habitans, pouvant désormais communiquer aisément avec leurs voisins, ne vivent plus dans une indépendance sauvage et barbare. Ainsi, du côté de La Calle et près de la frontière de Tunis, une expédition est envoyée afin de réprimer le brigandage de quelques tribus, qui profitaient de leur situation limitrophe pour piller impunément des deux côtés, se prétendant tunisiennes quand elles pillaient les tribus qui sont sous notre domination, et se prétendant algériennes quand elles pillaient les tribus qui sont sous l’autorité du bey de Tunis. Ce qui faisait la force de ces tribus, c’étaient les broussailles où elles se réfugiaient. Le commandant de la colonne d’expédition a fait percer ces broussailles de plusieurs routes, et par là non-seulement le brigandage a été réprimé, mais il est devenu presque impossible. Ailleurs, entre Sétif et Bougie, les travaux et les combats de nos troupes « ouvrent définitivement au commerce du littoral le débouché de Sétif, des belles plaines de la Medjana, de Boucada, et, par cette ville, du Sahara central. Les modifications dans les circonscriptions du commandement du Sahara de Constantine, les relations chaque jour plus étroites nouées avec l’oasis d’Ouargla, l’occupation permanente de Boucada, ont tout préparé pour faciliter l’écoulement de nos produits dans l’intérieur de l’Afrique. Le gouvernement a rempli sa tâche en établissant la sûreté des communications ; il appartient maintenant au commerce, par le choix et la bonne qualité de ses approvisionnemens, d’attirer les caravanes sur nos marchés. »

Nous avons cité à dessein ces dernières paroles, parce qu’elles contiennent un avertissement salutaire pour notre commerce : c’est à lui de ne pas compromettre par de mauvais approvisionnemens les relations que nous ouvre en Afrique le courage de nos soldats.

Quelques importantes qu’elles soient en Afrique, les « routes ne sont pas cependant l’œuvre la plus curieuse de l’esprit civilisateur de notre armée. Il y a des détails de gouvernement plus intéressans et plus délicats ; citons-en un tiré du rapport de M. le ministre de la guerre : « La province d’Alger a eu beaucoup à souffrir cette année de la sécheresse et des sauterelles ; dans plusieurs subdivisions, les récoltes ont été entièrement perdues, et la population s’est trouvée sous le coup des plus dures privations. L’autorité militaire a pris toutes les dispositions nécessaires pour venir au secours des misères les plus grandes des dégrèvemens d’impôts ont été accordés aux tribus les plus pauvres ; pour celles dont les pertes n’ont pas été aussi générales, un système d’assistance mutuelle a été organisé par les soins des bureaux arabes, et les cultivateurs les moins rudement éprouvés sont venus en aide aux plus malheureux ; sur d’autres points, le gouvernement lui-même a fait des prêts de graines remboursables à la récolte. J’ai cru utile, monsieur le président, dit M. le ministre de la guerre, de vous faire connaître ce détail d’administration, parce qu’il répond aux indignes calomnies si souvent produites contre les formes prétendues brutales et inhumaines de l’autorité militaire vis-à-vis des indigènes. »

Le rapport de M. le ministre de la guerre fait connaître comment l’armée gouverne et administre l’Algérie, et comment nous ne nous trompons pas quand nous appelons l’Afrique notre meilleure école de gouvernement. La brochure du général Yusuf nous montre de quelle manière s’y fait la guerre, quelles en sont les conditions et quelles qualités doit développer un pareil genre de guerre. Assurément nous ne sommes pas compétens pour juger une brochure qui traite du commandement d’une colonne, de la marche d’une colonne, de l’installation du bivouac, de la marche sans sacs pour l’infanterie avec la cavalerie allégée, des reconnaissances, des razzias, de l’attaque d’un camp ennemi pendant la nuit, du train des équipages, des goums, etc. ; mais à côté de ces chapitres spéciaux, qui sont écrits avec une rare clarté, et qu’il n’est pas inutile de lire quand on veut savoir ce qu’est la guerre en Afrique, il y a une idée générale qui sort de tout l’ouvrage du général Yusuf et qui nous frappe particulièrement : c’est que la guerre d’Afrique, par la manière même dont elle est faite, est une guerre qui ne ressemble en rien aux grandes guerres de l’ère napoléonienne, et, qui n’en vaut que mieux peut-être pour développer les qualités naturelles du soldat et de l’officier. Dans la grande guerre européenne d’il y a quarante ans, presque tout était tactique, et presque tout dépendait de la science et du génie du général en chef. Le commandement suprême était tout ; les soldats et les officiers n’étaient presque rien que de purs instrumens. Les hommes se mouvaient par grandes masses sur un vaste échiquier, et le général en chef avait seul le secret de la bataille. En Afrique, le général a toujours la grande part, la première part, personne ne peut le nier ; mais les soldats et les officiers y sont pour leur compte et paient, de leur personne. Ce ne sont point les pions d’un terrible et merveilleux damier ; ce sont des hommes qui attaquent et qui se défendent avec toutes les ressources de la bravoure et de l’adresse. Ils n’ont pas seulement le courage de l’obéissance, ils ont aussi le courage de l’action. De ce côté, la guerre d’Afrique a quelque chose de primitif, elle revient à la guerre d’Homère ; elle a encore bien d’autres côtés de ressemblance, si nous voulions nous laisser aller à raconter les récits de nos officiers, ou si nous espérions que sur notre parole nos officiers se mettraient à lire Homère pour retrouver les bulletins de leurs batailles. Est-ce une décadence que ce retour à la guerre héroïque ? Loin de là : nous serions tentés de croire que, dans l’ère précédente, l’homme dans la guerre avait trop disparu pour faire place au soldat. Avec la guerre d’Afrique, l’homme reprend son rang. La guerre européenne faisait quelquefois des hommes incomparables, comme Napoléon : c’étaient des merveilles qui étourdissent l’humanité et qui la déroutent ; mais ce genre de guerre ne faisait que quelques grands hommes. La guerre d’Afrique fait beaucoup de bons soldats, beaucoup d’excellens officiers et plusieurs généraux d’élite ; la guerre d’Afrique est une guerre profondément démocratique dans le bon sens du mot : elle sert le grand nombre ; c’est la loi de tout ce.qui se fait de notre temps ; mais elle le sert en le rangeant par étages, selon la capacité qu’elle met en lumière par beaucoup de bonnes occasions ; elle le sert en créant une hiérarchie fondée sur le mérite et les efforts de chacun : c’est la bonne hiérarchie.

Voulez-vous une preuve bien vulgaire au premier coup d’œil et bien significative, selon nous, de cette industrie et de cette énergie personnelles que cette guerre développe chez les soldats ? Écoutez ce que dit le général Yusuf : « En 1845, deux voltigeurs du 13e léger, appartenant à ma colonne, s’étaient égarés dans une marche de nuit. Ne les ayant point revus pendant la durée de mes opérations, je les croyais perdus, lorsque, à ma grande joie et à mon grand étonnement, je les trouvai à ma rentrée à Tiaret. Voici ce que m’apprit l’un d’eux. - « Après avoir inutilement, ainsi que mon camarade, cherché les traces de la colonne, nous nous décidâmes à marcher la nuit en marchant vers le nord et nous guidant sur l’étoile polaire. Le jour, dans la crainte de rencontrer des Arabes, nous nous placions sur le mamelon le plus élevé que nous pussions trouver, et tour à tour nous faisions faction, pour faire croire à la présence d’une colonne. Nous avons souvent remarqué des Arabes qui, venant dans notre direction, se sauvaient dès qu’ils nous apercevaient, pensant probablement que la colonne était de l’autre côté de notre mamelon, et nous devons notre existence à cette ruse. Enfin, après trois nuits de marches pénibles, nous avons rencontré Tiaret où nous vous avons attendu. » Je citai ces deux bons soldats comme exemple aux hommes de ma colonne, leur recommandant d’agir comme eux à l’occasion. » Et le général Yusuf demande à ses officiers d’habituer le soldat à reconnaître l’étoile polaire. Le vieil Atlas, qui habitait autrefois sur cette côte de l’Afrique, n’était aussi, nous dit-on, qu’un habile conducteur de caravanes, grace à la connaissance qu’il avait des astres. La mythologie en a fait un demi-dieu ; mais qu’importe que ce qui était autrefois une légende ou un chapitre de la mythologie soit aujourd’hui un bulletin ou un ordre du jour, pourvu que l’homme ait l’occasion de montrer ce qu’il vaut et ce qu’il peut ! C’est là le grand avantage de la guerre d’Afrique.

Nous trouvons dans la brochure du général Yusuf de curieux renseignemens sur l’institution des bureaux arabes, sur les services éminens qu’ils ont rendus et qu’ils rendent encore, sur les causes qui menacent d’affaiblir cette admirable création. Parmi ces causes d’affaiblissement, il a une faute : le maréchal Bugeaud avait créé une direction centrale des bureaux arabes et confié cette direction à M. le colonel Daumas, l’auteur de la Grande Kabylie, un des plus curieux ouvrages publiés sur l’Algérie. Le 9 décembre 1848, cette direction centrale des bureaux arabes fut supprimée, et les bureaux devinrent indépendans et isolés. C’est, selon le général Yusuf, une grande cause d’affaiblissement. Il en est une autre et qui se rattache à celle-ci : « Les officiers des bureaux arabes comptent à leurs divers régimens : Mais qu’arrive-t-il ? c’est que le colonel qui ne les voit pas se préoccupe fort peu de savoir si un officier rend des services. Il n’en est pas le témoin, ne peut pas, par conséquent, en être le juge, et, lors des inspections générales, il ne porte pas sur le tableau d’avancement un officier détaché et qui jamais n’a paru à la tête de sa compagnie ou de sa section. D’un autre côté, l’officier qui se trouve dans un poste isolé, sauf de rares exceptions, se trouve dans l’impossibilité de faire valoir ses services, et il arrive qu’un homme qui a consacré son temps à l’étude de la langue arabe, qui sans cesse est obligé de se livrer à un travail bien autrement fatigant que celui que comporte la vie de caserne, se trouve presque toujours à la gauche de ses camarades restés au corps. Les officiers attachés aux affaires arabes devraient avoir leur avancement assuré, en dehors de la présentation faite par leurs chefs de corps. » Il est clair que pour cela il faudrait une direction centrale des bureaux arabes, comme celle qu’avait créée le maréchal Bugeaud.

Plus loin M. Yusuf revient encore sur ce sujet, tant il lui paraît important, et c’est parce que nous attachons nous-mêmes la plus grande importance à l’institution des bureaux arabes que nous citons avec soin les remarques que l’expérience a suggérées sur ce point au général Yusuf « Si l’on fait des bureaux arabes une impasse, si des officiers ayant des services de guerre, ayant fait des études, des travaux sérieux et de tous les jours et essuyé des fatigues incessantes, même au milieu de la paix, voient qu’ils n’ont aucune récompense à espérer, que leur avancement se trouve même retardé, il est à craindre que l’on ne tarde pas à les voir abandonner la carrière des bureaux arabes, retourner à leurs régimens pour chercher auprès de leurs chefs directs l’avancement qu’ils ont vainement attendu en Afrique. Dès-lors vous ne trouverez pour les remplacer que des officiers désireux de quitter leur corps, non pour se livrer à des études sérieuses, rendre des services, mais avides seulement de secouer le joug de la discipline : ce sera la ruine de la politique du pays. »

Dans son rapport au président de la république, le ministre de la guerre semble parler de la Kabylie, comme si elle était soumise. Le général Yusuf demande cependant que la France soumette la Kabylie. Qui croirons-nous du général ou du ministre ? Tous les deux, en interprétant convenablement leurs assertions contraires. Le ministre parle des expéditions faites autour de la Kabylie, ou même dans sa profondeur, et, comme ces expéditions ont réussi, il parle de la soumission de la Kabylie ; peut-être ferait-il mieux de parler seulement de la soumission momentanée de quelques kabyles. Le général Yusuf, qui voit les choses de près, soutient que la Kabylie est encore indépendante ; il donne à ce surjet des détails précis sur les limites de notre conquête de ce côté. Et ne croyez pas que la Kabylie soit à l’extrémité de notre empire algérien, près du désert. Non ! Elle est à la porte d’Alger, au sein même de nos possessions. « C’est une espèce de Suisse sauvage à notre porte. » Que dirait Paris si Montmartre et les buttes Saint-Chaumont étaient indépendantes et hostiles ? Cela le gênerait fort. Voilà à peu près l’effet que la Kabylie fait à Alger.

« Un tel état de choses est anormal, dit le général Yusuf ; la Kabylie avec son urbanisation actuelle est un échec moral pour nos armes en même temps qu’une immense perte pour la colonie… La guerre d’Afrique doit présenter trois périodes ; deux sont achevées. La première est marquée par la prise d’Alger sous l’ancienne monarchie : pendant la seconde, sous le roi Louis-Philippe, tout a été dompté. Le drapeau tricolore a flotté sur toute l’Algérie. La république doit achever l’œuvre commencée et menée presque à fin par deux dynasties emportées par l’orage. La conquête de la Kabylie mettra le sceau à l’œuvre. » Nous ne demandons pas mieux que la république fasse quelque chose en Afrique ; mais surtout nous demandons que la France y consolide et y affermisse son empire. La Kabylie ne peut pas rester en dehors de cet empire, et c’est à cette conquête qu’il faut s’attacher, si c’est une conquête à faire. Nous verrons, quant à nous, avec plaisir commencer en Algérie quelque chose d’important qui nous détourne de nos misères de l’intérieur.

La brochure du général Yusuf est dédiée à Mme la maréchale Bugeaud en quelques termes touchans et nobles qu’il faut nous permettre de citer. La mémoire des morts illustres est bonne et salutaire, et les hommages qui s’adressent à leur souvenir honore le cœur de l’homme. « Madame la maréchale, dit le général Yusuf, personne ne sera étonné que je vous dédie un livre intitulé la Guerre en Afrique. Votre nom même, justifie cet hommage. Tout ce que j’ai appris, tout ce que je sais comme soldat, c’est au maréchal Bugeaud que je le dois ; c’est à lui que j’aurais dédié cet ouvrage si l’a mort n’avait enlevé à la France son plus grand capitaine et un de ses plus grands citoyens. Je le dédie à sa veuve. Si votre fils doit entrer un jour dans la carrière des armes, permettez-moi d’espérer que vous lui mettrez sous les yeux ce livre où il trouvera à chaque page le souvenir de son père. Quant à vous, madame la maréchale, je n’ai qu’un vœu à former, c’est que vous y trouviez une nouvelle preuve de mon éternelle reconnaissance pour l’homme illustre sous les ordres duquel je suis fier d’avoir eu l’honneur de servir. »

Nous avions dit qu’il y avait dans le livre du général Yusuf bien des choses qui n’étaient pas seulement de la compétence d’un militaire. En voilà une, je crois, qui justifie notre remarque et qui va à l’adresse de tout le monde.



REVUE DES ARTS.




LE DESSIN SANS MAÎTRE par MMe Élisabeth Cavé.[1]

Voici la première méthode de dessin qui enseigne quelque chose. En publiant comme un essai le remarquable traité où elle développe avec un intérêt infini le fruit de ses observations sur l’enseignement du dessin et les procédés ingénieux qu’elle y applique, Mme Cavé, dont tout le monde connaît les charmans tableaux, ne vient pas seulement prouver qu’elle a réfléchi profondément sur les principes de l’art qu’elle pratique si bien : elle vient encore rendre un immense service à tous ceux qui se destinent à la carrière des arts, elle montre avec évidence combien la route ordinaire est vicieuse et combien sont incertains les résultats de l’enseignement tel qu’il est. Elle a incontestablement le premier des titres pour être écoutée ; elle parle de ce qu’elle connaît bien, et la manière piquante dont elle présente la vérité ne sert qu’à la rendre plus claire. Je n’irai point, à propos de son ouvrage, faire le procès aux écrivains qui, sans connaître à fond la peinture, et même sans en avoir pratiqué les élémens, écrivent sur cet art et donnent aux artistes des conseils complaisans ; l’élève qui va, son portefeuille sous le bras, étudier à l’académie ne lit guère ces sortes d’écrits, et le peintre tout fait, qui a pris son pli et choisi sa voie, n’a plus le loisir ni la force de se refaire ou de se modifier d’après leurs systèmes ; d’ailleurs ces ouvrages s’occupent beaucoup moins, en général, de la pratique que de la théorie. La vraie plaie, c’est le mauvais maître de dessin, c’est l’introducteur maladroit de ce sanctuaire où lui-même ne pénétrera jamais, ce mauvais peintre qui prétend enseigner et démontrer ce qu’il n’a jamais pu pratiquer pour son propre compte, la manière de faire un bon tableau. Le traité de Mme Cavé vient à propos s’interposer entre ces tristes professeurs et leurs victimes. Il faut mettre sur le compte de leurs funestes doctrines, ou plutôt sur l’absence de toute doctrine dans leur manière d’enseigner, le peu d’attrait que nous avons tous trouvé à l’entrée de la carrière. Qui ne se rappelle ces pages de nez, d’oreilles et d’yeux, qui ont affligé notre enfance ? Ces yeux, partagés méthodiquement en trois parties parfaitement égales dont le milieu était occupé par la prunelle figurée par un cercle ; cet ovale inévitable, qui était le point de départ du dessin de la tête, laquelle n’est ni ovale ni ronde, comme chacun sait ; enfin, toutes ces parties du corps humain, copiées sans fin et toujours séparément, dont il fallait à la fin, nouveau Prométhée, construire un homme parfait : — telles sont les notions qui accueillent les commençans, et qui sont pour la vie entière une source d’erreurs et de confusion.

Comment s’étonner de l’aversion que tout le monde éprouve pour l’étude du dessin ? Mme Cavé voudrait pourtant, dit-elle dans sa préface, que cette étude fût une des bases de l’éducation comme la lecture et l’écriture : en supprimant toutes les méthodes ridicules, en rendant l’enseignement non-seulement logique, mais facile, elle serait cause de la révolution la plus heureuse ; elle guiderait sûrement les premiers pas des artistes dans la longue carrière qu’ils ont à parcourir, et ouvrirait aux gens du monde, aux simples amateurs une source de jouissances aussi vives que variées. La peinture, qui en procure de si grandes aux connaisseurs capables d’apprécier les délicatesses de ce bel art, en apprête de bien plus réelles à ceux qui tiennent eux-mêmes le crayon ou le pinceau, quel que soit le degré de leur talent. Sans s’élever jusqu’à la composition, on peut éprouver un très grand plaisir à imiter tout ce que présente la nature. Copier de bons tableaux est aussi un amusement très réel, qui fait de l’étude un plaisir ; on conserve ainsi le souvenir des beaux ouvrages au moyen d’un travail qui n’a point pour accompagnement la fatigue et l’inquiétude d’esprit de l’inventeur. C’est lui qui a eu la peine et le véritable travail. Le poète Gray disait qu’il ne demandait pour sa part dans le paradis que la liberté de lire à son aise, étendu sur un canapé, des romans de son goût ; c’est le plaisir du faiseur de copies. Ç’a été le délassement des plus grands maîtres, et c’est une conquête facile pour le talent qui s’essaie encore comme pour l’amateur qui n’aspire pas à vaincre les dernières difficultés.

Chez les anciens ; la connaissance du dessin était aussi familière que celle des lettres : comment supposer qu’elle n’était pas, comme ces dernières, un des principes de l’éducation ? Les merveilles d’invention et de science qui brillent, je ne dirai seulement pas dans les restes de leur sculpture, mais dans leurs vases, dans leurs meubles ; dans tous les objets à leur usage, attestent que la connaissance du dessin était aussi répandue que celle de l’écriture. Il y avait plus de poésie chez eux dans la queue d’une casserole et dans la plus simple cruche que dans les ornemens de nos palais. Quels connaisseurs ce devait être que ces Grecs ! Quel tribunal pour l’artiste qu’un peuple de gens de goût ! On a répété à satiété que l’habitude de voir le nu les familiarisait avec la beauté et leur faisait apercevoir facilement les défauts dans les ouvrages des peintres et des sculpteurs : c’est une grande erreur de croire qu’il fût aussi commun que nous nous l’imaginons de rencontrer le nu chez les anciens ; l’habitude de voir les statues a enraciné ce préjugé. Les peintures qui nous restent des anciens nous les montrent dans la vie ordinaire, vêtus de la manière la plus variée, affublés de chapeaux, de souliers et même de gants. Les soldats romains portaient des culottes ; les Écossais, en ceci, sont plus voisins de la simple nature ; les gens riches ; qui affectaient les mœurs des Asiatiques, étaient accablés, comme nous voyons les rajahs de l’Inde, sous les ajustemens mis les uns sur les autres, sans compter les colliers, les agrafes ornées, les coiffures variées. En supposant d’ailleurs que leurs jeux publics et les exercices de gymnastique auxquels ils se livraient habituellement aient pu mettre sous leurs yeux un peu plus souvent que cela n’arrive chez les modernes des corps en mouvement et entièrement nus, est-ce une raison suffisante pour leur attribuer une parfaite connaissance du dessin ? Tout le monde chez nous se montre la figure découverte, la vue de tant de visages forme-t-elle beaucoup de connaisseurs dans l’art du portrait ? La nature étale libéralement à nos yeux ses paysages, et les grands paysagistes n’en sont pas plus communs.

Apprenez à dessiner, nous, dit l’auteur du Dessin sans Maître, et vous aurez votre pensée au bout de votre crayon, comme l’écrivain au bout de sa plume ; apprenez à dessiner, et vous emporterez avec vous, en revenant d’un voyage, des souvenirs bien autrement intéressans que ne serait un journal ou vous vous efforceriez de consigner chaque jour ce que vous avez éprouvé devant chaque site, devant chaque objet. Ce simple trait de crayon que vous avez sous les yeux vous rappelle, avec le lieu qui vous a frappé, toutes les idées accessoires qui s’y rattachent, ce que vous avez fait avant ou après ; ce que votre ami disait près de vous, et mille impressions délicieuses du soleil, du vent, du paysage lui-même, que le crayon ne peut traduire. Il y a plus : vous faites éprouver au retour à l’ami qui n’a pu vous suivre une partie de vos émotions, car quelle est la description écrite ou parlée qui a jamais donné une idée nette de l’objet décrit ? J’en appelle à tous ceux qui ont lu avec délices, comme je l’ai fait moimême, les romans de Walter Scott, et je le choisis à dessein, parce qu’il excelle dans l’art de décrire : est-il un seul de ces tableaux si minutieusement détaillés qu’il soit possible de se figurer ? Il serait plaisant, sur une de ces descriptions, de proposer à une douzaine d’habiles peintres de reproduire par le dessin les objets décrits par cet enchanteur ; ils seraient, je n’en doute pas, dans un désaccord complet. J’ai entendu dire à un des plus illustres écrivains de ce temps-ci que, durant un voyage fort intéressant en Allemagne, il avait fait de grands efforts pour fixer sur le papier, mais avec des lettres et des mots, ces instrumens ordinairement dociles de sa pensée, l’aspect, la couleur, et même, la poésie des lieux, des montagnes, des rivières qu’il voyait, qu’il traversait. Il m’a confessé qu’il n’avait pas tardé à se dégoûter de cette besogne stérile, plus propre, suivant moi, à altérer les souvenirs qu’à les faire renaître.

Mais comment apprendre à dessiner ? L’éducation qui suffit à peine à faire le moindre bachelier dure dix années ; dix ans passés sous la férule et sur les bancs donnent à peine au commun des écoliers l’intelligence sommaire des écrivains de l’antiquité. Où prendre le temps nécessaire à ce long apprentissage du dessin dans lequel les plus grands maîtres ont consumé leur vie entière, et cela dans l’absence de toute méthode ? Il n’en existe réellement aucune pour apprendre le dessin ; l’écolier en peinture ne trouve ni dans les livres, ni même dans les conseils d’un maître, l’analogue du rudiment et de la syntaxe. Le maître le meilleur, et ce sera celui qui laissera de côté toutes ces vaines pratiques dont la routine a fait une habitude, ce maître-là ne pourra que placer devant les yeux de son élève un modèle, en lui disant de le copier comme il peut. La connaissance de la nature, fruit d’une longue expérience, donne aux peintres consommés une sorte d’habitude dans les procédés qu’ils emploient pour rendre ce qu’ils voient ; mais l’instinct demeure encore pour eux un guide plus sûr que le calcul. C’est ce qui explique comment les grands maîtres ne se sont point arrêtés à donner des préceptes sur l’art qu’ils pratiquaient si bien ; l’intervention du dieu sur lequel ils comptaient tous leur a paru sans doute le meilleur de tous les conseillers ; presque tous, ils ont dédaigné de laisser au moins quelques conseils écrits, quelques traditions de la pratique matérielle. Albert Dürer n’a traité que des proportions : ce sont des mesures prises mathématiquement en partant d’une base arbitraire, et ce n’est pas là le dessin. Léonard de Vinci, au contraire, dans son Traité de Peinture, n’invoque presque que la routine ; nouvelle preuve à l’appui de nos assertions. Ce génie universel, ce grand géomètre, n’a fait de son livre qu’un recueil de recettes.

Il n’a pas manqué d’esprits systématiques, et je ne parle pas ici des vulgaires maîtres de dessin, qui se sont révoltés contre l’impuissance de la science. Les uns ont dessiné par des ronds, les autres par des carrés ; ils ont appelé à leur secours les rapports les plus inattendus : l’idée si simple de Mme Cavé n’est venue à aucun d’eux à cause de sa simplicité même : apprendre à dessiner, a-t-elle dit, c’est apprendre à avoir l’œil juste ; il importe peu que ce soit une machine qui soit le professeur, pourvu que l’on apprenne avant tout à avoir l’œil juste ; le raisonnement et même le sentiment ne doivent venir qu’après.

En effet, dessiner n’est pas reproduire un objet tel qu’il est, ceci est la besogne du sculpteur, mais tel qu’il paraît, et ceci est celle du dessinateur et du peintre ; ce dernier achève, au moyen de la dégradation des teintes, ce que l’autre a commencé au moyen de la juste disposition des lignes ; c’est la perspective, en un.mot, qu’il faut mettre non pas dans l’esprit, mais dans l’œil de l’élève. Vous ne m’apprenez, dirai-je au maître, avec vos proportions exactes et votre perspective par a plus b, que des vérités ; et dans l’art tout est mensonge : ce qui est long doit paraître court, ce qui est courbe paraîtra droit, et réciproquement. Qu’est-ce en définitive que la peinture dans sa définition la plus littérale ? L’imitation de la saillie sur une surface plane. Avant de faire de la poésie avec la peinture, il faut avoir appris à faire venir les objets en avant ; il a fallu des siècles pour en arriver là. On a commencé par un trait sec et aride, on a fini par les merveilles de Rubens et du Titien, dans lesquels les parties saillantes comme les simples contours, prononcés chacun dans la mesure convenable, sont arrivés à cacher l’art tout-à-fait à force d’art : voilà le nec plus-ultrà, voilà le prodige, et ce prodige est le fruit de l’illusion.

Donnez, dirai-je encore avec Mme Cavé, un morceau d’argile à un paysan en lui demandant d’en former une boule : le résultat sera tant bien que mal une boule. Présentez à ce sculpteur improvisé une feuille de papier et des crayons, et demandez-lui de résoudre le même problème avec des instrumens d’une autre espèce en traçant sur le papier et en arrondissant l’objet au moyen du blanc et du noir : vous aurez peine à lui faire concevoir seulement ce que vous exigez de lui ; il faudra des années pour qu’il arrive à modeler un peu passablement à l’aide du, dessin.

Mme Cavé ne s’occupe donc qu’à rendre l’œil juste. Grace à sa méthode, qui est la simplicité même, les proportions, la tournure, la grace, viendront d’elles-mêmes se tracer sur le papier ou sur la toile. Au moyen d’un calque de l’objet à représenter pris sur une gaze transparente, elle donne à son élève la compréhension forcée des raccourcis, cet écueil de toute espèce de dessin ; elle accoutume l’esprit à ce qu’ils offrent de bizarre et même d’incroyable. En faisant ensuite répéter de mémoire ce trait en quelque sorte pris sur le fait, elle familiarise de plus en plus le commençant avec les difficultés : c’est appeler la science au secours de l’expérience naissante et ouvrir du même coup à l’élève la carrière de la composition, laquelle serait fermée à jamais sans le secours du dessin de mémoire.

Conduits par une idée analogue, beaucoup d’artistes ont eu recours au daguerréotype pour redresser les erreurs de l’œil : je soutiendrai avec eux, et peut-être contre l’opinion des critiques de la méthode d’enseignement par le calque à la vitre ou par la gaze, que l’étude du daguerréotype, si elle est bien comprise, peut à elle seule remédier aux lacunes de l’enseignement ; mais il faut déjà une grande expérience pour s’en aider convenablement. Le daguerréotype est plus que le calque, il est le miroir de l’objet ; certains détails, presque toujours négligés dans les dessins d’après nature, y prennent une grande importance caractéristique, et introduisent ainsi l’artiste dans la connaissance complète de la construction : les ombres et les lumières s’y retrouvent avec leur véritable caractère, c’est-à-dire avec leur degré exact de fermeté ou de mollesse, distinction très délicate et sans laquelle il n’y a pas de saillie. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que le daguerréotype ne doit être considéré que comme un traducteur chargé de nous initier plus avant dans les secrets de la nature : car, malgré son étonnante réalité dans certaines parties, il n’est encore qu’un reflet du réel, qu’une copie fausse en quelque sorte à force d’être exacte. Les monstruosités qu’il présente sont choquantes à juste titre, bien qu’elles soient littéralement celles de la nature elle-même mais ces imperfections, que la machine reproduit avec fidélité, ne choquent point nos yeux, quand nous regardons le modèle sans cet intermédiaire ; l’œil corrige à notre insu les malencontreuses exactitudes de la perspective rigoureuse ; il fait déjà la besogne d’un artiste intelligent : dans la peinture, c’est l’esprit qui parle à l’esprit et non la science qui parle à la science. Cette réflexion de Mme Cavé est la vieille querelle de la lettre et de l’esprit : c’est la critique de ces artistes qui, au lieu de prendre le daguerréotype comme un conseil, comme une espèce de dictionnaire, en font le tableau même. Ils croient être bien plus près de la nature quand, à force de peines, ils n’ont pas trop gâté dans leur peinture le résultat obtenu d’abord mécaniquement. Ils sont écrasés par la désespérante perfection de certains effets qu’ils trouvent sur la plaque de métal. Plus ils s’efforcent de lui ressembler, plus ils découvrent leur faiblesse. Leur ouvrage n’est donc que la copie nécessairement froide de cette copie imparfaite à d’autres égards. L’artiste, en un mot, devient une machine attelée à une autre machine.

Le daguerréotype me conduit naturellement à ce que Mme E. Cavé dit du portrait : « Il n’est pas d’œuvre plus délicate. Une personne qui remue, qui parle, ne laisse pas apercevoir ses imperfections comme un portrait muet et immobile. On voit toujours beaucoup trop un portrait ; on le voit plus en un jour que l’original en dix ans. Un portrait initie celui qui le regarde à des détails qu’il n’avait jamais vus. Ainsi, par exemple, il arrive souvent qu’on dit devant un portrait : C’est ressemblant, mais le nez est trop court. Puis on regarde l’original, et, on ajoute : Je n’avais pas remarqué que vous eussiez le nez si court… mais vous avez le nez très court !… » Ces réflexions montrent assez quelle doit être la tâche du peintre de portrait, et cette tâche exige peut-être, contre l’opinion reçue qui classe le portrait dans les genres inférieurs, des facultés supérieures et tout-à-fait distinctes. On comprend que l’habileté du peintre de portrait consistera à amoindrir les imperfections de son modèle, tout en conservant la ressemblance, et les moyens que donne. Mme Cavé de résoudre cette difficulté sont à la fois simples et ingénieux. Certains traits peuvent être modifiés, embellis, tranchons le mot, sans nuire aux traits caractéristiques. « Étudiez le caractère d’une tête, tâchez de reconnaître ce qu’elle a de frappant au premier abord. Il y a des personnes qui naissent avec ce tact ; aussi font-elles le portrait ressemblant même avant de savoir dessiner. J’appelle ressemblant le portrait qui plaît à nos amis, sans que nos ennemis puissent dire : C’est flatté ! Et ne croyez pas que ce soit facile combien y a-t-il de bons peintres de portrait, c’est-à-dire de peintres qui joignent à un grand talent le mérite de la ressemblance ? Fort peu. Souvent un simple croquis est plus ressemblant qu’un portrait c’est qu’on a le temps d’y mettre ce que tout le monde a remarqué. Savez-vous quelle est la couleur des yeux de tous vos amis ? Non certainement… Il résulte de là que nous nous regardons entre nous légèrement. De là cette question : Faut-il, qu’un peintre de portraits nous en montre plus que nous n’avons l’habitude d’en voir ? Examinez les portraits faits au daguerréotype : sur cent, il n’y en a pas un de supportable. Pourquoi cela ? C’est que ce n’est pas la régularité des traits qui nous frappe et nous charme, mais la physionomie, l’expression du visage, parce que tout le monde a une physionomie qui nous saisit au premier aspect, et qu’une machine ne rendra jamais. De la personne ou de l’objet qu’on dessine, c’est donc surtout l’esprit qu’il faut comprendre et rendre. Or, cet esprit a mille faces différentes : il y a autant de physionomies que de sentimens. C’est une grande merveille de Dieu d’avoir fait tant de figures diverses avec un nez, une bouche et deux yeux ; car qui de nous n’a pas cent visages ? Mon portrait de ce matin sera-t-il celui de ce soir, de demain ? Rien ne se répète : à chaque instant, une expression nouvelle ! »

Je ne m’étendrai point sur toutes les parties de ce charmant traité dont le mérite principal est peut-être la brièveté. Dans d’aussi étroites limites, l’auteur touche à tous les points qui peuvent intéresser un élève aussi bien qu’un artiste consommé : l’art de choisir le point de vue, de disposer, les lumières et les ombres, enfin tout ce qu’on peut enseigner de la composition, tout cela est présenté en peu de mots ; elle n’oublie pas, dans cette partie de l’art qui résume toutes les autres, de recommander la circonspection dans le choix des sujets : Comme, elle a le bon goût, et j’ajouterai l’excessive modestie, de ne s’adresser qu’à des femmes, cette attention est plus importante encore ; j’ajouterai que bon nombre d’hommes pourront faire leur profit de ses conseils : la fureur de tenter des sujets ou des genres pour lesquels ils ne sont points faits a égaré beaucoup d’artistes de mérite. Le préjugé qui mesure le talent à la dimension des ouvrages ne devrait se rencontrer que chez les personnes qui ne sont point familiarisées avec la peinture : comment des artistes qui sentent et admirent comme ils le méritent les chefs-d’œuvre des Flamands et des Hollandais trouvent-ils quelque chose à envier, quand ils produisent eux-mêmes des ouvrages remarquables dans des dimensions analogues ? Il n’y a point de degrés, dit Mme Cavé, dans la valeur des choses que l’on sculpte ou qu’on peint : il n’y a de degrés que dans le talent des artistes qui exécutent. La recommandation capitale qui est le point de départ de tant enseignement est donc celle-ci : Consultez, avant tout, la vocation de votre élève. « Aujourd’hui, dit-elle encore, on fait des artistes malgré Minerve ; on dit à un jeune homme : Tu seras peintre, sculpteur, comme on lui dirait : Tu seras potier ou menuisier, sans étudier le moins du monde son aptitude. On oublie que c’est le génie seul qui peut dire à un jeune homme : Tu seras artiste. Apparemment que, dans l’antiquité, il en était autrement. » - « Voyez cette rivière, dit-elle ailleurs, qui suit amoureusement le lit que la nature lui a creusé, portant dans son cours sinueux la fraîcheur et l’abondance, s’enrichissant des petits ruisseaux qu’elle rencontre, et enfin arrivant à la mer, fleuve puissant et majestueux : c’est l’image du talent et du génie ; rien ne lui coûte, il suit sa pente naturelle. Il n’en va pas ainsi des natures inférieures, chez lesquelles tout est emprunt et efforts, semblables à ces canaux creusés à grand renfort de bras à travers les montagnes et qui manqueraient d’eau, si la rivière voisine ne les alimentait, fleuves factices, sans grace et sans vie. »

On voit par ce que je cite au hasard que ma tache est facile : ces images frappantes et simplement exprimées qu’on rencontre çà et là et avec la sobriété convenable sont l’accompagnement des préceptes et donnent une idée de la manière dont l’ouvrage est traité. Il est difficile de faire l’analyse complète d’un travail aussi : instructif et aussi clairement présenté ; on ne peut que se jeter dans des répétitions en d’autres termes des simples vérités que l’auteur met sous les yeux de ses lecteurs. En parlant aux jeunes filles qui sont ses élèves, et sous une forme légère, — Mme Cavé présente aux artistes de toutes les classes les idées les plus intéressantes à méditer et à retenir.

Je veux parler encore de sa leçon sur l’utilité qu’on doit tirer de l’étude des grands maîtres : les réflexions auxquelles elle se livre sur leurs mérites divers me paraissent résoudre en peu de mots une grave question qui a fait entasser des volumes, et qui ne semblait pas résolue. Il ne s’agit de rien moins que du beau, ce beau que les uns ont fait consister dans la ligne droite, d’autres dans la serpentine, et que l’auteur du traité trouve tout simplement partout où il y a admirer : « Étudiez les différences qui existent entre ces grands talens (elle vient de passer en revue les grands maîtres des différentes écoles). Les uns sont en première ligne, les autres en seconde mais il y a des beautés chez tous ; chez tous, il y a matière à s’instruire. Ce que je recommande particulièrement, c’est de n’être point exclusif. Certains peintres se sont perdus en n’adoptant qu’une seule manière et en condamnant toutes les autres. Il faut les étudier toutes sans partialité ainsi on conserve son originalité parce qu’on ne se met à la suite d’aucun maître : L’élève de tous n’est l’élève d’aucun, et de toutes ces leçons qu’il a reçues il s’est fait une richesse propre… Tandis que ce maître s’est attaché à étudier la nature dans ses plus petits détails, cet autre n’a cherché que les effets pittoresques, que les grandes tournures. Ceux-ci ont représenté, en peignant l’histoire, les scènes mémorables de la vie ancienne ; ceux-là ont peint naturellement et sans efforts le motif le plus banal tel qu’il se présentait à leurs yeux. Les uns ont demandé leurs inspirations à la poésie, les autres à la réalité. Paul Véronèse jette l’air et la lumière partout avec profusion ; Rembrandt s’enveloppe dans un clair-obscur profond et ingénieux. Celui-là est blond, celui-ci vigoureux. Tous sont divers, mais tous sont dans la nature. Si les femmes de Rubens ne ressemblent pas à celles de Titien et de Raphaël ; c’est que les Hollandaises ne ressemblent pas aux Italiennes. Il y a plus dans le même pays, Titien, Raphaël, Paul Veronèse différent entre eux sur la forme ; c’est que chaque peintre avait son goût, sa prédilection chacun a peint les femmes comme il les aimait, et aucun ne s’est trompé : il a peint le beau qu’il voyait.

Je laisserai le lecteur sous l’impression de ces lignes si nettes et si sensées ; je n’ai garde de les accompagner de réflexions : elles me serviront de conclusion en attendant qu’elles puissent amener les esprits à s’entendre sur les qualités respectives des grands maîtres et surtout sur ce fameux beau qui a coûté tant d’insomnies à tant de grands philosophes tandis que d’autres hommes rares le trouvaient sans y penser.


EUGENE DELACROIX.



REVUE MUSICALE.

L’Opéra a rouvert ses portes après deux mois de silence. La saison a été inaugurée par la Favorite de Donizetti, ouvrage charmant qui ne vieillit pas, et qui a le privilège de plaire également aux dilettanti de profession et aux simples amateurs : Le véritable attrait de cette soirée était l’apparition de Mlle Alboni dans le rôle de Léonor, qu’elle m’avait pas encore chanté à Paris. Avant d’avoir entendu Mlle Alboni dans le Prophète de M. Meyerbeer, on pouvait se demander avec crainte si cette cantatrice élégante réussirait à s’approprier le style contenu de la musique française ; mais depuis cette épreuve solennelle d’où Mlle Alboni est sortie presque triomphante, aucune inquiétude bien sérieuse ne pouvait exister sur le succès qui l’attendait dans la Favorite. Ce n’est pas que le rôle de Léonor ne présente aussi des difficultés de plus d’un genre : si la musique de Donizetti est mieux écrite pour la voix que celle de M. Meyerbeer, en général elle exige une jeunesse de sentiment, un élan, un rayonnement dans la passion que ne comporte pas le caractère chaste et réservé de Fidès ; et puis Mlle Alboni avait à lutter contre les souvenirs laissés par Mme Stolz dans le rôle de Léonor, qu’elle a créé en lui imprimant une physionomie énergique qui plaisait beaucoup à une certaine partie du public parisien. Quoi qu’il en soit, hâtons-nous de dire que la cantatrice italienne a triomphé encore une fois d’un grand nombre de difficultés, et qu’elle a dissimulé avec assez d’adresse les défauts inhérens à sa nature et à son éducation. Mlle Alboni est une cantatrice di mezzo caratere, c’est-à-dire un talent doux et tempéré où dominent la grace et l’expression des sentimens aimables et affectueux. Sa belle voix, qui se compose de deux registres extrêmes, est dépourvue de medium, de deux ou trois notes qui seraient nécessaires pour relier le registre supérieur avec celui de contralto ; qui est la partie saillante de ce bel instrument. Il en résulte que Mlle Alboni est obligée de franchir ce précipice avec une vélocité qui fait parfois illusion au public, mais qui ne trompe pas le vrai connaisseur. Lorsqu’il faut attaquer un de ces cantabile qui s’épanouissent sur les cordes vibrantes du médium de la voix et, qui sont tout-à-fait sourdes dans l’organe de Mlle Alboni, la cantatrice faiblit tout à coup et manque l’effet désiré. Elle est bien heureuse lorsqu’elle peut, comme Antée, toucher la terre de son pied léger et faire résonner ses belles notes de contralto do, ré, mi, fa, lesquelles, mises en opposition avec le registre de tête, qui est un peu aigrelet, produisent un contraste qui étonne et charme l’auditoire. On pourrait reprocher à Mlle Alboni d’abuser un peu de cet artifice commode, dont l’effet de surprise tient plus au caractère physique de l’organe qu’à la fécondité de sa fantaisie. Mlle Alboni ; il faut le dire, n’est pas très riche en combinaisons vocales ; son écrin ne renferme guère que deux ou trois joyaux, qu’elle se plait à faire scintiller tour à tour aux yeux du public. En général, Mlle Alboni manque d’invention. Intelligente, persévérante dans ses efforts, elle parvient à surmonter certaines difficultés d’un ordre secondaire, mais elle n’a pas de ces soudainetés radieuses qui sortent du cœur comme une flamme comprimée. On a beau faire, les ingénieuses combinaisons de la fantaisie et de l’esprit ne peuvent pas tenir lieu de l’émotion absente.

Ces réserves faites, nous pouvons dire que Mlle Alboni est charmante dans la Favorite. Elle chante à ravir tout ce qu’il est possible de chanter, elle traverse courageusement les flammes de la passion, et, quand elle a échappé heureusement à leur atteinte, elle a l’air de dire joyeusement au public : Vous voyez que je ne me suis pas brûlée et que ma tunique est intacte. Soyons justes. Mlle Alboni chante d’une manière tout-à-fait nouvelle l’air du troisième acte O mon Fernand ! Elle restitue à Donizetti un des plus beaux morceaux de la partition, que Mme Stolz avait complètement défiguré. Et puis, voyez comme elle est également admirable dans le duo final ! Hélas ! pourquoi faut-il que Léonor, au milieu des transports qu’elle éprouve, ne puisse pas oublier Mlle Alboni et sa belle voix de contralto ? MM. Roger et Barroilhet ont eu aussi leur part de succès dans cette fête d’inauguration : Quant aux chœurs de l’Opérai ils ont fait de grands progrès.

Le théâtre de l’Opéra-Comique, voulant aussi frapper un coup décisif, a fait revenir promptement Mme Ugalde du fond de la Provence, où elle était allée chercher un peu de calme et de repos. Cette charmante cantatrice, qui a su conquérir en si peu de temps une si grande popularité, a fait sa rentrée par le rôle d’Élisabeth dans le Songe d’une nuit d’été, de M. Ambroise Thomas. Accueillie par les vives acclamations d’un public qui l’aime, Mme Ugalde a paru émue, et sa voix, encore souffrante, accusait une émotion extrême, qu’on s’explique aisément. Toutefois Mme Ugalde, dont le talent vif, mordant et plein de sève, a été apprécié comme il méritait de l’être, fera bien de se ménager encore pendant quelque temps. Sa voix n’a pas retrouvé cette vibration nerveuse qui éclatait dans la salle comme une lumière électrique.



BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

DICTIONNAIRE GÉOGRAPHIQUE ET STATISTIQUE, par Adrien Guibert[2]. — En un moment où les travaux bruyans et à effet, devenus si faciles, ont pris tant de place dans la société, on aime à rencontrer un savant modeste, assez attaché à une idée utile pour s’isoler entièrement, afin de la mieux poursuivre. C’est le sentiment que l’on éprouve en ouvrant le laborieux recueil où M. Guibert a rassemblé ses études géographiques, et, avant tout examen de détail, l’on est porté à lui reconnaître au suprême degré ce mérite de la conscience.

Depuis le succès de l’Encyclopédie, il n’est pas de science qui n’ait été analysée sous forme de dictionnaire, et ce n’est point à dire que tous les dictionnaires soient excellens. Le défaut général des dictionnaires de géographie en particulier, c’est de s’en tenir trop volontiers à des descriptions vagues, dans lesquelles l’auteur dépense toujours plus d’imagination que de science. La statistique est préférable à toutes les descriptions, et l’on peut dire qu’elle est l’ame de la géographie : M. Guibert l’a compris ainsi. Le trait caractéristique, le génie de chaque peuple est dans ses lois politiques et religieuses ; sa force relative est dans l’étendue et la fécondité de son territoire ou de son organisation économique : c’est là ce que l’on doit demander, avant tout autre renseignement, à la géographie, et particulièrement à un dictionnaire dont le but principal est de donner à la science sa forme la plus pratique. Hâtons-nous d’ajouter que ce genre de renseignemens n’est point aussi facile à découvrir que l’on pourrait le penser d’abord. Tous les pays n’ont point des institutions régulières et uniformes, tous ne possèdent point les moyens d’information qui existent sous le régime de la centralisation et de la publicité. D’ailleurs, si étrange que cela paraisse, la statistique est une science assez souvent passionnée ; elle n’a pas toujours le calme et l’impartialité qui permettent de représenter les objets tels qu’ils sont. La statistique, on peut donc le dire, est sujette à mille sortes d’erreurs. Par suite, on conçoit qu’il y ait encore, même en. Europe, des pays dont il est impossible de savoir au juste la législation, les ressources et l’ethnographie. La Russie, par exemple, est de ce nombre ; la Turquie de même, à plus forte raison. Admettons que le gouvernement russe connaisse, dans ses plus minces détails, sa constitution, le chiffre exact de son budget et de son armée assurément il n’en fait du moins connaître que ce qu’il a intérêt que l’on en sache et dans la forme qui convient à ses vues. Quant au gouvernement turc, il serait sans doute fort embarrassé de fournir des informations positives sur les produits de son sol et le mouvement de son commerce, et plus encore sur les coutumes très diverses des peuples disséminés dans le sein de l’empire ottoman.

Un des penchans auxquels la statistique cède le plus volontiers, c’est l’exagération ; l’on comprend que parfois le patriotisme des savans de chaque nation ou l’intérêt des gouvernemens les y pousse. M. Guibert l’avait sans doute remarqué. En effet, parmi les chiffres qui ont couru dans le monde officiel, il a choisi les plus modérés ; les données qu’il a recueillies résument et en quelques points même corrigent les derniers travaux de la statistique dans chaque pays.

Après avoir constaté, dans le Dictionnaire de M. Guibert, ce mérite rare d’une exactitude scrupuleuse, nous devons reconnaître aussi les innovations heureuses que l’auteur a introduites dans le plan de son ouvrage et spécialement dans l’orthographe des noms. D’habitude, on le sait, chaque nation traduit dans sa langue le nom des contrées ou des villes étrangères. Quelquefois cette traduction est logique, c’est-à-dire qu’elle reproduit exactement le sens du mot étranger, lorsque nous disons, par exemple, Angleterre pour England. Quelquefois elle l’altère légèrement ; c’est ainsi que nous écrivons Allemagne pour Deutschland, littéralement pays des Teutons. En d’autres occasions, elle n’est qu’une reproduction imparfaite des sons comme dans le mot Autriche, qui, présente une similitude manifeste avec celui d’OEsterreich (empire d’Orient), mais qui n’en fait nullement soupçonner le sens. Quant aux noms de ville en particulier, tantôt, nous la revêtons d’une terminologie française, tantôt nous leur conservons leur dénomination étrangère. Si, par exemple, pour London nous disons Londres, nous écrivons d’autre part avec les Anglais Manchester et Liverpool. M Guibert a adopté sagement une orthographe uniforme, et il s’est décidé, quant aux noms étrangers, en faveur de l’orthographe originale ; son système n’a pas seulement l’avantage de la logique et de l’uniformité ; il en a un autre, en quelque sorte politique. Les questions de races dont on connaît aujourd’hui la vivacité se réduisent à des questions d’idiomes ; les idiomes opprimés réclament contre les idiomes conquérans l’égalité des langues. Ceux-ci généralement ont dénaturé, de manière à les rendre entièrement méconnaissables, les noms des villes et des contrées soumises. Le nom imposé par les vainqueurs a prévalu dans la science officielle. Le nom primitif, aborigène, est resté en usage dans le peuple, qui, le plus souvent, n’en connaît point et quelquefois ne veut point en reconnaître d’autre : Vous voyagez, je suppose, en Hongrie, vous parlez de la ville d’Ofen ; aucun paysanne saura vous comprendre, et tout lettré magyar vous tournera le dos avec mépris : Ofen n’est que le nom officiel et odieux, le nom allemand de Buda ; le peuple et les traditions magyares ne donnent point d’autre nom à la capitale de la Hongrie. La confusion sera plus grande encore si vous parcourez la Transylvanie, où plusieurs races vivent pêle-mêle et néanmoins dans un isolement respectif qui a été jusqu’à ce jour presque absolu. Il y a, dans cette principauté, très peu de villes qui ne portent quatre ou cinq noms très distincts, autant qu’il y a de races. On raconte l’histoire d’un voyageur qui visita trois fois Hermanstadt, croyant voir trois villes différentes, et, en effet, la ville, que les Allemands des colonies saxonnes désignent sous le nom d’Hermanstadt n’est connue des Magyars que sous celui de Nagy-Szében, tandis que les Valaques lui donnent celui de Tchibii, du latin Cibinium. M. Guibert a conservé en première ligne pour ces villes la dénomination qu’elles tiennent de la race gouvernante, c’est-à-dire de la race allemande. Jusqu’à ce que les idiomes vaincus aient repris leurs droits, rien de plus naturel mais M. Guibert n’a pas oublié de nous donner les divers noms de chacune de ces villes. Les gens qui, lisant par exemple un livre en langue slave, rencontreraient sur leur chemin le mot de Dubrovnick sauraient, en consultant le Dictionnaire de M. Guibert, que c’est le nom de Raguse et que c’est à ce mot qu’ils doivent recourir pour de plus amples informations.

Nous avons dit que cette restitution de la véritable orthographe des mots peut avoir quelquefois une sorte d’importance politique. Rien ne le prouve mieux que la contestation encore aujourd’hui pendante que l’on est convenu d’appeler la question du Schleswig-Holstein. Le mot de Schleswig est la dénomination allemande du duché danois de Slesvig. En France, c’est la première qui est en usage, et ici l’usage est répréhensible, car il donne d’une certaine manière raison à l’Allemagne : il tend à faire croire que le Slesvig est allemand et non danois, et que les Allemands ont ainsi le droit d’en réclamer la possession les armes à la main. M. Guibert s’est placé dans la vérité historique et politique en rétablissant l’orthographe danoise qui est ici l’orthographe primitive et traditionnelle.

En résumé, M. Guibert a adopté un plan nouveau et suivi une méthode intelligente. On pourra lui reprocher sans doute quelques inexactitudes ; car il a eu souvent à parler sur le témoignage d’autrui de choses peu connues. On regrettera peut-être qu’il n’ait pas multiplié davantage encore les données statistiques. Il est fâcheux par exemple que, dans les villes habitées par des populations de race ou de religions différentes, il n’en ait pas toujours fait connaître le chiffre respectif ; mais on n’atteint pas du premier coup à la perfection. M. Guibert a du moins fait mieux que ceux qui avaient tenté la même entreprise avant lui, et l’on doit d’autant plus d’intérêt a ce consciencieux, travail que l’auteur est mort à la peine avant de recevoir les éloges dus à un labeur aussi éclairé que persévérant.




V. DE MARS.

  1. Un vol. in-8° chez Susse frères, 31, place de la Bourse.
  2. Paris, chez Renouard ; un très fort volume in-8o.