Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1875

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Chronique n° 1042
14 septembre 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 septembre 1875.

C’est le caractère et l’inconvénient des époques troublées et confuses comme celle où nous vivons : il y a dans ce monde politique si lent à reprendre son équilibre bien des nuances d’anarchie, et la plus dangereuse n’est même pas toujours celle qui se produit sous la forme la plus criante. Que le radicalisme impatient de domination se remue, essaie d’agiter le pays et déploie ses programmes révolutionnaires, on est fixé d’avance sur son esprit et sur ses œuvres, on sait ce qu’il est, ce qu’il veut, ce qu’il ferait de la France et de cette république dont il invoque sans cesse le nom. Il ne trompe ni l’opinion, ni les intérêts, qui savent par expérience ce qu’ils peuvent attendre de lui. Il y a, nous osons le dire, une autre anarchie plus redoutable encore peut-être, parce qu’elle est moins saisissable au premier abord et qu’elle se déguise même parfois sous des dehors conservateurs. Celle-ci est infiniment plus répandue qu’on ne le croit, surtout depuis quelques années ; elle s’insinue partout à la faveur de l’incertitude des choses ; elle atteint l’essence de tout ordre régulier, elle passe facilement des idées dans les actions, et on ne s’aperçoit des progrès de cet autre genre d’anarchie que le jour où un incident révèle tout à coup la gravité du mal. Cet incident révélateur, c’est ce qui vient d’arriver d’une manière imprévue, au milieu de la paix des vacances, par cette manifestation d’un des principaux chefs de la marine française qui a provoqué la juste sévérité du gouvernement.

Certes personne ne pensait à pareille aventure. Il était bien facile à M. le vice-amiral de La Roncière Le Noury, commandant de l’escadre d’évolution de la Méditerranée, de se tenir tranquille sur son navire, de ne point se mettre en correspondance avec les organisateurs d’un banquet impérialiste d’Évreux, de rester en un mot tout entier aux soins de sa flotte, à l’instruction de ses officiers et de ses équipages ; il s’est laissé emporter, lui aussi, par le démon de la politique qui lui a dicté une lettre fort extraordinaire, et il a mis le gouvernement dans l’obligation de lui enlever sur l’heure son commandement. Voilà le fait. Si ce n’était qu’une question ordinaire de service et de discipline, il n’y aurait plus rien à dire, l’incident n’aurait point d’ailleurs fait tant de bruit ; mais il est bien clair que c’est là justement un des signes de ce mal d’anarchie qui menace de tout envahir, qui a paru cette fois se glisser jusque dans la marine sous le pavillon des regrets ou des espérances d’un parti dont les menées sont une amertume et une perturbation incessante dans nos affaires françaises.

Évidemment c’est une chose toujours grave d’avoir à frapper un chef militaire à la tête de ses forces, et c’était d’autant plus grave, ou même, si l’on veut, d’autant plus douloureux dans la circonstance actuelle que M. le vice-amiral La Roncière Le Noury passe pour un des représentans distingués de notre armée navale, que son nom reste honorablement attaché à la défense de Paris. Pendant tout le siège, il a commandé ces troupes de marine si dévouées, si courageuses, si disciplinées, avec les Pothuau, les Amet et bien d’autres encore parmi lesquels comptait M. le ministre de la marine lui-même, M. l’amiral de Montaignac. Par quelle singulière méprise l’ancien commandant de Saint-Denis, qui avait hier encore sous ses ordres l’escadre de la Méditerranée, a-t-il cru pouvoir se livrer à une démonstration de parti qui plaçait le gouvernement dans l’alternative de sévir sur-le-champ ou de paraître le complice d’une manifestation au moins étrange ? L’amiral, qui représente le département de l’Eure à l’assemblée nationale, a compté sans doute sur son titre législatif et sur son inviolabilité politique. Il a été la dupe de cette confusion de droits et de devoirs qu’on fait trop souvent quand il s’agit d’un député militaire ; il ne s’est point souvenu que, si le député peut voter comme il l’entend à Versailles, le chef militaire qui accepte d’être à la tête d’une division ou d’une escadre n’a plus d’autre devoir que d’être le serviteur du pays, l’agent fidèle et obéissant du pouvoir qui l’envoie. Encore si M. de La Roncière, en écrivant à l’organisateur du banquet impérialiste d’Évreux, s’était borné à quelque témoignage platonique de sympathie, ou même à une déclaration générale en faveur de « l’union du parti conservateur, » ce ne serait pas absolument compromettant ; mais non, que l’amiral l’ait voulu ou qu’il ne l’ait pas voulu, sa lettre va beaucoup plus loin ; elle est en vérité le procès de tout ce qui existe, de tout ce qui a été fait depuis l’avènement des « révolutionnaires du 4 septembre et de leurs sectaires. »

Serviteur du pays, M. le vice-amiral de La Roncière Le Noury ne craint pas de signaler au monde les faiblesses de notre organisation politique, et il a « la prétention que, lorsque le moment en sera venu, la France redevienne libre de son choix et reprenne ainsi dans le concert européen la place que lui interdit la formule actuelle de son gouvernement. » C’est tout simplement l’appel au peuple selon la plus pure « formule » bonapartiste. Placé à la tête d’une escadre, M. de La Roncière assure qu’il servira le gouvernement du maréchal Mac-Mahon — tant qu’il ne sera pas emporté en dehors des voies conservatrices. — Et qui sera juge de cette limite où s’arrêtent « les voies conservatrices, » au-delà de laquelle il n’y a plus que « les révolutionnaires du 4 septembre et leurs sectaires ? » C’eût été apparemment M. de La Roncière qui se serait chargé de la découvrir et de la fixer du haut du vaisseau amiral où la confiance de M. le maréchal de Mac-Mahon l’avait mis en sentinelle pour garder les intérêts de la France dans la Méditerranée ! Soumis comme tout le monde, plus que tout le monde, à une constitution qui a été avant tout une œuvre de nécessité et de conciliation, M. l’amiral se met en vérité fort à l’aise au nom d’une droiture qu’il refuse sans doute au commun des mortels, à ceux qui ont voté l’acte du 25 février ; il traite lestement, quoique avec une certaine obscurité, « les compromis et les défaillances dissolvantes de la peur,… les défections, les alliances honteuses de la haine, défections et alliances qui ne sont pas nouvelles, mais qui restent une flétrissure pour ceux qui n’ont pas su y échapper, pour ceux-là mêmes qui s’y préparent encore aujourd’hui… » À qui s’adressent donc ces paroles assez laborieuses, dont le gouvernement peut à coup sûr prendre sa part ? Voilà le respect qu’un chef militaire placé dans une position officielle professe pour des transactions reconnues nécessaires, acceptées certainement par raison, par patriotisme, nullement sous les influences dissolvantes de la peur ou de la haine ! Et comme pour accentuer toutes ces belles choses, M. l’amiral de La Roncière a pris soin de dater sa lettre « à bord du Magenta ; » il se fait « un titre du grand commandement qu’il exerce, » c’est-à-dire qu’il se sert du pouvoir qui lui a été confié pour mettre en cause l’origine des institutions actuelles, le caractère du gouvernement, les mobiles de toute notre politique, le crédit de la France elle-même.

C’est dommage que M. l’amiral, provisoirement retenu par son service, n’ait été que d’intention au banquet d’Évreux ; s’il y avait assisté réellement, il aurait entendu M. Raoul Duval, allant droit au but avec son impatiente hardiesse de parole, réhabilitant l’empire, — car enfin il est bien clair que l’empire est absolument étranger aux malheurs de la France. Ce n’est point l’empire qui a livré notre pays désarmé aux fatalités de la guerre ! Si nous avons perdu deux provinces et payé une colossale rançon, ce n’est point la faute de l’empire ; avec lui, tout eût été pour le mieux, — nous en aurions été quittes pour l’Alsace perdue et pour deux milliards de rançon ! Qu’on laisse faire le peuple, qu’on le consulte, il se hâtera de rétablir « le gouvernement qui avait édifié l’œuvre de la commune prospérité ! » La France retrouvera, avec des alliances, sa place dans le « concert européen. » Après tout, ce n’est là que le commentaire un peu hardi de cette lettre que M. l’amiral de La Roncière Le Noury a eu le malheur d’offrir en pâture à tous ceux qui se font une arme de tout dans l’intérêt de l’empire, contre la république, contre la constitution, contre les lois, contre la sécurité nationale. L’amiral député a pu aussitôt mesurer la faute qu’il avait commise à l’effet produit par cette singulière missive lue publiquement dans un banquet de propagande impérialiste, accueillie comme une bonne fortune par tous les journaux bonapartistes.

Le gouvernement, il faut le dire, n’a point hésité un seul instant : il a fait son devoir avec une spontanéité de résolution qui a mis l’à-propos dans la justice, et c’est, dit-on, M. le président de la république lui-même qui a pris dans le conseil l’initiative d’une mesure dont les ministres présens à Paris sentaient la nécessité. Là-dessus il n’y a eu ni dissentiment ni contestation ; tout le monde a compris qu’à une si étrange manifestation d’un militaire sous les armes, à bord de son navire, il n’y avait à répondre que par une révocation immédiate réclamée par l’intérêt de l’armée autant que par l’intérêt politique, et M. de La Roncière a été instantanément remplacé dans le commandement de l’escadre par M. le vice-amiral Boze. Gardien de la discipline militaire en même temps que président de la république, M. le maréchal de Mac-Mahon n’a eu qu’à écouter son vieil instinct pour remplir tous ses devoirs de premier soldat de la France et de chef de l’état, pour répondre à une pensée unanime en faisant justice. Rien de mieux, l’incident est fini, il n’a pas eu le temps de s’aggraver et de devenir un embarras ; tel qu’il est, il ne garde pas moins sa signification, il a une moralité, et même une double moralité pour l’armée et pour le gouvernement lui-même.

Ce qui vient d’arriver à M. le vice-amiral de La Roncière Le Noury est un exemple qui ne peut être perdu. Que de fois depuis la triste guerre de 1870 et jusque dans ces dernières années, que de fois n’a-t-on pas gémi sur les soldats indisciplinés, sur l’altération croissante de toutes les idées, de toutes les habitudes de régularité et de subordination ! Que de fois n’a-t-on pas répété que tout ce qu’on ferait, toutes les réorganisations qu’on pourrait tenter ne seraient rien, si ces masses militaires appelées à passer sous le drapeau n’étaient pas liées et vivifiées par le sentiment rajeuni de la discipline ! On avait assurément raison, on savait par une expérience récente et cruelle ce que peuvent les cohues en uniforme, les foules d’hommes poussées en désordre au combat ; mais il ne faut pas oublier que cette discipline, qui est le lien nécessaire, le nerf de toute organisation militaire, n’est pas bonne seulement pour les soldats, qu’elle est faite aussi pour ceux qui sont chargés de les conduire. C’est par les chefs de l’armée que peut se raviver cet esprit militaire, qui a semblé un moment presque éteint, dont parlait récemment avec un sentiment élevé et généreux M. le général Lewal. Qu’on y songe bien ; la France est aujourd’hui dans un de ces momens où elle est prête à tout pour retrouver une armée digne d’elle, digne de son passé et de l’avenir auquel elle garde le droit de prétendre. Elle prodigue la bonne volonté, le dévoûment et les sacrifices sous toutes les formes, sans compter. Elle met à la disposition de M. le ministre de la guerre un budget gonflé d’année en année, et qui certes eût effrayé dans d’autres circonstances. Elle n’approuve pas seulement, elle appelle tout ce qui peut être jugé nécessaire, tout ce qui peut améliorer la condition des officiers, des sous-officiers et leur donner le goût du service. Elle ne refuse ni les ressources matérielles, ni les moyens d’action, ni les honneurs, ni les distinctions, ni même la popularité, à ceux qui ont la mission de refaire son vieux prestige militaire et qui sauront lui assurer cette patriotique satisfaction.

La France se prête à tout avec un empressement dont le dernier appel des réservistes est un exemple de plus. On s’inquiétait un peu de cette première application du nouveau système militaire, de cette première réunion des réservistes ; on craignait, sinon des résistances qui ne pouvaient avoir rien de sérieux, du moins des mécontentemens, des turbulences et de la confusion. La malveillance affectait ironiquement de croire qu’on n’avait rien appris et rien oublié en France, que nous allions revoir le désordre de l’appel des réserves, ou les effervescences d’indiscipline du camp de Châlons en 1870. L’expérience commencée il y a dix jours s’accomplit au contraire sans difficulté, sans trouble, avec une régularité relative, aussi sérieusement que possible. Les régimens ont reçu leurs contingens de réservistes, ils ont ouvert leurs rangs à cette jeunesse déjà un peu plus mûre, où se mêlent toutes les classes : ouvriers, laboureurs, fils de famille, magistrats, sous-préfets, jusqu’au précepteur des enfans de M. le président de la république, qui n’est pas plus exempt que les autres. Ce qui est le meilleur signe, ce qui révèle la prodigieuse aptitude de ce peuple à revenir au bien, c’est que dans tout cela il n’y a eu rien de ce qu’on redoutait, ni cris, ni chants déplacés, ni tumulte. Les appelés se sont rendus simplement, fidèlement à leur poste, et il y a eu à peine quelques réfractaires. Aujourd’hui exercices et manœuvres d’instruction sont en pleine activité. Sans nul doute, ce service d’un mois ne laisse pas d’être un sacrifice pénible pour bien des familles momentanément privées de ceux qui les font vivre, réduites à manquer du salaire quotidien. Heureusement tout le monde se fait un devoir de se prêter aux circonstances, d’atténuer pour les appelés les conséquences d’un éloignement temporaire, d’une suspension de travail, et le gouvernement s’est préoccupé du sort des familles qui auraient trop a souffrir.

Rien n’est donc plus vrai, la France ne marchande pas, et en compensation c’est bien le moins qu’on lui rende une puissance militaire reconstituée, une armée sérieuse qui, à un jour donné, puisse être le bouclier et la force du pays, qui reste une armée nationale en dehors des factions et des intrigues. C’est aux chefs militaires surtout à donner l’exemple ; ceux qui croiraient relever leur rôle en se faisant hommes de parti se tromperaient singulièrement ; on ne leur sait aucun gré de leurs manifestations, de leurs discours et de leurs lettres, on est bien plutôt porté à leur rappeler qu’ils ont autre chose à faire. Qu’ils s’occupent un peu moins de ce qui se passe à Versailles ou de ce qui se dit dans les journaux comme dans les banquets, et qu’ils se dévouent tout entiers à l’œuvre de régénération militaire. Qu’ils laissent de côté la politique avec ses passions et ses divisions pour rester les hommes du pays, pour nous donner l’armée nationale qu’ils nous doivent, armée instruite, fidèle, obéissante aux lois, étrangère aux partis. Ce n’est même qu’à cette condition que les généraux peuvent véritablement faire acte de patriotisme, ce n’est qu’à ce prix que, dans des temps troublés, l’armée peut être encore la grande force impartiale et pacificatrice. Tout le reste n’est que péril, et ce qu’il y a de plus clair dans l’aventure de M. le vice-amiral de La foncière, ce que nous appelons la moralité de l’incident pour l’armée, c’est qu’il y a une incompatibilité réelle entre les fonctions politiques de parlement et les fonctions militaires actives. Si on avait besoin d’une démonstration nouvelle, plus que jamais elle est faite aujourd’hui.

La moralité pour le gouvernement, c’est autre chose. Par ce qui vient d’arriver, on peut voir où conduisent les condescendances, les apparences de ménagement et les illusions trop faciles de conciliation avec ceux qui ne se réconcilient pas, qui s’arment au contraire de toutes les concessions qu’on leur fait. La promotion de M. de La Roncière au commandement de l’escadre de la Méditerranée avait notoirement éveillé quelques craintes que le souvenir des services de l’amiral pendant le siège de Paris n’avait apaisées qu’à demi, et devant lesquelles le ministère n’avait pas cru devoir s’arrêter. Ces craintes n’avaient malheureusement rien de chimérique, et le ministère lui-même a bien montré qu’il savait agir résolument, qu’il ne voulait ni se laisser imposer des solidarités trop compromettantes, ni laisser l’esprit de parti s’introduire dans l’armée. Rien de mieux ; mais ce ne serait qu’une illusion nouvelle de croire qu’il n’y a qu’à écarter un incident, à désavouer un acte ou à frapper un homme, et à persister dans la même politique. Ce qu’il y a de grave justement, c’est que cette nomination de M. de La Roncière faisait partie de la politique ministérielle ; elle rentrait dans cet ordre de combinaisons tendant à rallier autour du gouvernement des groupes qui se disent conservateurs, — sans doute parce que leur première pensée est de détruire ou de rendre impossible tout ce qui existe. Cette politique a manqué d’un côté, à l’improviste, par une manifestation sur laquelle on ne comptait pas ; elle ne subsiste pas moins tout entière, ou elle semble subsister, et elle ne peut avoir d’autre résultat que de perpétuer cette anarchie d’administration, de direction, qui est une de nos faiblesses, qui éclate à chaque instant. Le gouvernement, ou pour mieux dire le premier personnage du gouvernement après le chef de l’état, M. le vice-président du conseil, ne voit pas que par le système qu’il s’obstine à suivre et qui au bout du compte est assez difficile à définir, il s’engage dans une série d’équivoques sans issue possible.

Que veut M. le ministre de l’intérieur ? Il n’est point assurément bonapartiste, il vient de le prouver une fois de plus par la netteté de son attitude en présence du dernier incident, — et cependant même en frappant un homme du parti il ménage encore les bonapartistes, il s’expose à être ménagé par eux ; il semble toujours éviter une rupture ouverte, comme s’il ne cessait de compter sur un appoint de ces impérialistes déguisés en conservateurs. Le chef du cabinet est certainement très décidé pour les lois constitutionnelles, — et lorsqu’on lui signale les attaques dont ces lois sont l’objet, lorsqu’on lui demande de les faire respecter, il joue aux propos interrompus dans la commission de permanence, il répond que la religion, elle aussi, est outragée chaque jour. M. le ministre de l’intérieur a le goût de la correction administrative, ce qui n’est point un mal à coup sûr ; mais il pousse ce goût jusqu’à se faire une sorte de point d’honneur de couvrir ses subordonnés, même dans des actes qui ne laissent point d’être bizarres, même dans des mésaventures comme celle où M. le préfet de Lyon est tombé avec ses agens de police. Il s’inquiète fort peu de savoir si quelques-uns de ses préfets ne sont pas les premiers à faire bon marché des institutions qu’ils sont chargés d’accréditer, à jeter le doute dans les populations par les idées qu’ils expriment, par les préférences qu’ils affichent. Où est la direction en tout cela ? On rapporte que pendant le dernier voyage de M. le président de la république et de M. le ministre de l’intérieur dans le midi au moment des inondations, une des personnes du cortège officiel, répondant à un conseiller-général de la Haute-Garonne qui lui parlait du centre gauche, disait lestement : « Il n’y a pas de centre gauche, il n’y a que des conservateurs et des radicaux, nous sommes les conservateurs. » Nous voici bien avancés ! Qui ne voit ce qu’il y a de chimérique et de factice dans ces classifications complaisantes dont on se sert pour couvrir une politique assez équivoque, pour se faire cette illusion qu’on est le dernier boulevard de l’ordre conservateur et de la société !

M. le vice-président du conseil, nous le craignons, part d’une idée fausse ou tout au moins arbitraire, et il s’y attache comme tous les esprits qui prennent l’obstination pour la fermeté. Il est de ceux qui représentent l’opiniâtreté dans l’indécision. M. Buffet est peut-être entouré de flatteurs occupés à transformer ses faiblesses en marques de caractère, et ses défaites en victoires. Eh bien ! on le trompe. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, tout se réunissait assurément pour lui offrir l’occasion d’une intervention décisive dans nos affaires, d’une action prépondérante et salutaire. Il pouvait rassurer le pays, dominer les partis, organiser avec toutes les forces modérées cette république conservatrice dont il acceptait après tout d’être le premier ministre. Il n’a réussi qu’à se créer une situation assez artificielle justement parce qu’il n’a qu’une politique peu saisissable, à la fois cassante et pointilleuse, parce qu’il n’a pas su s’appuyer sur le seul terrain solide, entre ceux qui ne veulent des institutions nouvelles à aucun prix, et les radicaux, les vrais radicaux qui en feraient un instrument d’agitation indéfinie.

Était-ce donc si difficile ? Il suffisait en définitive d’un peu de clairvoyance, d’une certaine fermeté de raison, et c’est la politique toute simple que M. Léonce de Lavergne développait récemment à Aubusson, non dans un discours d’apparat, mais dans une conversation familière avec ses amis à qui il a voulu expliquer pourquoi et comment il s’était rallié à la république. M. Léonce de Lavergne n’a nullement caché que, pour lui et pour ceux qui pensent comme lui, la monarchie constitutionnelle eût été la meilleure de toutes les combinaisons parce qu’elle est la forme de gouvernement la plus favorable à la liberté. Dès que la monarchie était impossible, il n’y avait plus qu’à faire une république qui s’en rapprochât, qui réunît à peu près les mêmes caractères, les mêmes garanties, et, dès qu’on se décidait pour la république, il fallait procéder franchement, il fallait mettre à profit « la modération, l’intelligence politique de la gauche parlementaire, » pour obtenir d’elle des concessions, des transactions. C’est là toute l’histoire de la constitution du 25 février. Telle qu’elle est, cette constitution aura le sort de toutes les institutions humaines, monarchies ou républiques, qui sont ce qu’on les fait ; elle ne peut évidemment durer que si on la pratique avec bon sens, avec « ce calme de l’esprit qui permet de voir les choses comme elles sont, de reconnaître ce qui est possible et nécessaire dans un moment donné, d’accepter patiemment la contradiction, d’attendre tout de la persuasion et non de la violence. » M. Léonce de Lavergne a dit en vérité un mot aussi sage que patriotique : « Nous avons tous absolument les mêmes intérêts, nous ne sommes divisés que par des passions et par des chimères !.. » C’est le programme d’une république de conciliation et de conservation.

Après cela, nous en convenons certainement, si cette gauche parlementaire dont M. de Lavergne vante justement « la modération et l’intelligence politique » semble disposée à soutenir jusqu’au bout l’œuvre à laquelle elle a prêté son concours, ce n’est pas l’affaire des radicaux qui sont récemment entrés en campagne, de M. Naquet, de M. Madier de Montjau. Autant les membres de la gauche parlementaire qui ont l’occasion de prononcer des discours se montrent modérés, autant les irréconciliables, qui ont levé dernièrement le drapeau de la dissidence, se montrent belliqueux contre ceux qu’ils traitent sans façon de défectionnaires de la démocratie. M. Naquet est décidément le héros et le porte-parole de ce radicalisme tapageur pendant les vacances. Il donne des représentations en province, et après s’être produit avec tous ses avantages dans la cité renommée de Cavaillon, il s’est transporté à Marseille ; il est vrai qu’à Marseille il n’a pas eu la chance du célèbre héros qui pouvait librement fonctionner « avec la permission de M. le maire. » Il a rencontré l’état de siège, qui lui a coupé la parole, et c’est dommage ; mais n’importe, on n’est pas privé des discours de M. Naquet, qui a ses programmes dans sa poche et qui, chemin faisant, promulgue sa république sans qu’on la lui demande. M. Naquet éprouve le besoin de renouer les traditions de nos « pères de 1793. » Il lui faut une assemblée unique, « élue pour un temps très court, » et tenant sous sa férule le pouvoir exécutif, la sanction directe du peuple pour les lois constitutionnelles, la décentralisation universelle, c’est-à-dire la commune de Paris un peu partout, la liberté absolue de réunion et d’association, la séparation de l’église et de l’état, le divorce, l’égalité de la femme et de l’homme, le rachat de la banque et des chemins de fer, etc. Sans cela et quelques autres choses, la république n’est qu’un mot, selon M. Naquet ; avec cela, il est vrai, la république s’appellerait bientôt l’empire. M. Naquet ne s’arrête pas pour si peu, il a pour l’encourager l’approbation solennelle de M. Madier de Montjau, qui regrette bien de son côté de n’avoir pu se rendre à Marseille.

Il y a des hommes qui font de la politique avec ces vieilleries banales et toujours périlleuses. Que faire ? La république a M. Naquet, la monarchie a M. Du Temple, qui, lui aussi, écrit des lettres contre la constitution et ceux qui l’ont votée. Est-ce une raison pour que les hommes sensés, éclairés, sincèrement touchés des épreuves de la France, s’arrêtent devant ces éructations de tous les radicalismes ? M. L. de Lavergne l’a dit justement en définissant la seule république possible : qu’on a dissipé les fantômes, » qu’on cesse de fomenter les divisions, qu’on rapproche au contraire les bonnes volontés, les efforts de toutes les opinions modérées, fût-ce par des concessions mutuelles ! C’est à coup sûr la meilleure manière d’inspirer de la confiance au pays, de préparer ces élections que le gouvernement a, dit-on, l’idée de proposer pour le 8 février 1876, de travailler enfin à cette régénération nationale qui reste bien au-dessus de toutes les querelles de parti.

Pour les nations qui se respectent dans le malheur comme dans le bonheur, c’est une consolation ou une juste fierté de s’attacher à leurs cultes et à leurs souvenirs, de relever leurs statues brisées ou d’en élever de nouvelles à ceux qui les ont honorées. En ce moment même, la gracieuse Florence célèbre, au milieu de toutes les pompes, le centenaire de Michel-Ange. Après trois siècles, elle fait de l’art grandiose de l’auteur de Moïse, du Jugement dernier, de la chapelle des Médicis, la décoration de l’Italie nouvelle. Il y a quelques jours à peine, la vieille et paisible ville française de Saint-Malo se remplissait d’un bruit inaccoutumé ; elle inaugurait une statue de Chateaubriand. Le centenaire de l’auteur des Mémoires d’Outre-tombe est passé depuis 1869 : l’empire alors élevait des statues à M. de Morny ! Il y a plus d’un siècle que Chateaubriand naissait à Saint-Malo dans une chambre de la petite rue des Juifs d’où l’on domine la mer ; il y a vingt-sept ans déjà qu’il est allé reposer sur ce promontoire du Grand-Bey, choisi par lui comme le seul lieu où il pût dormir son dernier sommeil auprès de sa ville natale, en présence de l’Océan, image de sa vie agitée. Tour à tour émigré, pair de France, ministre, ambassadeur à Berlin, à Londres ou à Rome, et toujours écrivain de la grande race, il a connu en effet toutes les agitations ; il a conquis toutes les fortunes publiques, moins par sa naissance que par l’éclat de son génie. Il a été un de ces mortels privilégiés qui n’ont que les tourmens qu’ils se créent à eux-mêmes, et dont la renommée, supérieure aux dénigremens des partis, reste un patrimoine national.

Sans nul doute, Chateaubriand a eu ses faiblesses, ses passions, ses mobilités ; il a gardé toujours une certaine grandeur qui relève son nom au-dessus de tous les autres. Seul, dans le silence de l’empire naissant, à la nouvelle du meurtre du duc d’Enghien, il osait envoyer sa démission de petit ministre plénipotentiaire dans le Valais. Une phrase de lui montrant Tacite déjà né dans l’empire avait le don d’enflammer la colère de Napoléon, et un discours académique qui ne fut jamais prononcé devenait un événement. Promoteur passionné de la restauration, il n’était pas homme à se soumettre aux réactions vulgaires, et s’il se laissait emporter par le ressentiment jusqu’à ébranler la vieille royauté qu’il aimait, au jour de la chute il se faisait un point d’honneur de décliner les avantages d’une victoire à laquelle il avait aidé sans le vouloir ; il se dépouillait de ses dignités, de ses titres, pour entrer définitivement dans cette retraite, dont l’amitié habile d’une femme faisait un sanctuaire. Il y a quelques années, il a été presque de mode un instant de diminuer Chauteaubriand, et Sainte-Beuve n’avait peut-être pas peu contribué à cette réaction par des études assurément instructives, mais qui se plaisaient trop à montrer dans ce génie les parties surannées, les affectations, les excès de l’écrivain et même les faiblesses de l’homme. À mesure que les années passent, Chateaubriand se relève à notre horizon quelque peu décoloré comme l’image de notre dernière royauté littéraire. Les fêtes de Saint-Malo ont ravivé cette figure ; peut-être aussi répondent-elles à un certain instinct du goût public revenant vers ces types supérieurs de l’éloquence, de l’imagination et de l’art.

Et Chateaubriand, lui aussi, s’était épris de cette cause de l’hellénisme, si populaire aux beaux temps de la restauration ; il l’avait défendue, il avait gagné pour elle des victoires devant l’opinion généreuse de la France. Depuis ce temps, l’hellénisme a passé par bien des phases avant d’aller aboutir à cette insurrection de l’Herzégovine, sur laquelle le télégraphe de tous les pays se plaît à répandre de telles obscurités, de telles contradictions, qu’on finit par ne plus s’y reconnaître. Ce mouvement de l’Herzégovine, qui a un instant inquiété l’Europe, est-il décidément en déclin ? Tend-il au contraire à se fortifier et à se propager ? À vrai dire, le danger semble s’atténuer depuis quelques jours. Sans doute le combat n’a point cessé ; cette malheureuse province de l’Herzégovine est, aujourd’hui comme hier, livrée à la guerre civile ; les griefs qui ont mis les armes dans les mains des insurgés restent ce qu’ils étaient. En un mot, la crise n’est ni dénouée ni apaisée, mais elle ne s’aggrave pas sensiblement, et tout semble se réunir pour en détourner le cours.

D’abord la Turquie, un instant déconcertée et prise au dépourvu, a eu le temps de se remettre un peu, de rassembler des forces et de reprendre une certaine offensive contre les insurgés. Le sultan a rappelé à la tête de ses conseils un ancien grand-vizir, Mahmoud-Pacha, homme d’habileté et d’énergie, qui a repris en main les affaires de l’empire. D’un autre côté, l’extension que le mouvement semblait devoir prendre dans les provinces voisines s’est trouvée arrêtée. Le Monténégro, malgré ses sympathies pour l’insurrection, reste à peu près neutre, au moins officiellement. Dans la Servie, l’excitation a été et est encore très vive, elle a été assez forte pour mettre le jeune prince Milan dans l’obligation de changer son ministère, d’appeler au pouvoir des hommes nouveaux, parmi lesquels compte au premier rang M. Ristitch, connu pour ses opinions favorables à l’indépendance des chrétiens slaves du sud du Danube. Jusqu’ici cependant on ne s’est pas laissé entraîner au-delà de démonstrations chaleureuses, et en ouvrant tout récemment le parlement serbe, la Skuptchina, le prince Milan a prononcé un discours qui, sans dissimuler l’intérêt ardent de son pays pour les insurgés, ne laisse pas pressentir des résolutions arrêtées de guerre. La grande raison enfin, c’est l’action diplomatique de l’Europe manifestée par la mission pacificatrice des consuls envoyés dans l’Herzégovine, de sorte que l’insurrection se trouve prise entre les Turcs, qui redoublent d’efforts pour la réduire, les principautés voisines enchaînées à une pénible neutralité, et l’Europe, qui s’emploie à lui faire déposer les armes.

L’Europe parviendra-t-elle encore une fois à écarter cette crise dont l’Orient la menace toujours ? C’est assez vraisemblable pour le moment. Il y a cependant deux choses qu’il n’est pas inutile de noter. L’une est l’empressement que paraît mettre l’Allemagne à pousser l’Autriche dans ces épineuses affaires de Turquie. L’arrière-pensée de ces excitations est trop transparente pour tromper l’Autriche, qui se verrait bientôt avec ses provinces allemandes fort menacées. Ce qu’il y aurait encore à remarquer, c’est l’attitude de l’Angleterre. Quel est le rôle de l’Angleterre ? Signataire au premier rang du traité de 1856, elle n’est plus que la suivante des cours du nord, qui ont pris l’initiative dans toutes ces affaires. Que la France soit tenue à une grande réserve, c’est tout simple, elle expie encore ses malheurs. L’Angleterre, qui est restée loin du feu, va de déboire en déboire depuis quelques aunées ; après avoir livré ce qu’elle avait conquis avec nous dans la Mer-Noire, elle semble se désintéresser de l’Orient, et, pour comble, voilà le vieux lord John Russell qui se réveille pour dire son mot, pour proposer le démembrement de l’empire ottoman, — à moins que la Russie, l’Autriche, les autres puissances, ne recueillent les charges du gouvernement des provinces de la Turquie ! Nous sommes loin du temps où un homme d’état anglais prétendait qu’il n’y avait pas à discuter avec celui qui mettait en doute l’indépendance de l’empire ottoman et de Constantinople.

Au moment où l’on croyait l’Espagne tout occupée à pousser énergiquement la guerre contre les carlistes, une crise ministérielle s’est ouverte à Madrid, et un nouveau cabinet s’est formé ou du moins l’ancien cabinet s’est modifié. Il y a quelque temps déjà que cette crise se dessinait vaguement, et M. Canovas del Castillo a dû mettre autant d’habileté que de prudence à la retarder ; elle a fini par éclater. La question qui l’a précipitée, à ce qu’il semble, était de savoir si l’élection des cortès qu’on veut réunir, se ferait d’après la loi existante, c’est-à-dire par le suffrage universel, ou si l’on ne devait pas avant tout promulguer par décret un nouveau système électoral plus restrictif. Les anciens modérés du cabinet étaient pour le décret et pour le régime restrictif, les libéraux se prononçaient pour le maintien au moins provisoire de la loi qui existe ; l’interprétation la plus libérale l’a emporté. C’est à propos de ce conflit que la crise a éclaté, et le ministère s’est reconstitué, non plus sous la présidence de M. Canovas del Castillo, qui après avoir été depuis huit mois un médiateur incessant entre les partis, a eu le scrupule de ne pas vouloir rester dans la combinaison nouvelle, mais sous la présidence du général Jovellar, ministre de la guerre. Le dénoûment de la crise n’a rien d’inquiétant sans doute, puisqu’il est la victoire de la politique la plus libérale, et qu’il maintient le caractère de la monarchie nouvelle. Était-ce bien cependant le moment de se livrer à ces luttes intimes, lorsque toutes les préoccupations devaient se concentrer sur la guerre ? De plus M. Canovas del Castillo offrait jusqu’ici le spectacle, rare en Espagne, d’un homme de l’ordre civil accomplissant une œuvre considérable, conduisant d’une main sûre les affaires les plus compliquées. C’était nouveau au-delà des Pyrénées. Aujourd’hui on semble revenir aux vieilles traditions des généraux présidens du conseil. Après tout l’Espagne n’aurait rien perdu, si le général Jovellar était resté à la tête de l’armée d’opérations contre les carlistes, et si M. Canovas del Castillo avait continué à conduire les affaires de cette jeune restauration gage d’un avenir libéral au-delà des Pyrénées.

CH. DE MAZADE.
LE DERNIER LIVRE DE PROUDHON.


Œuvres posthumes de P.-J. Proudhon : La Pornocratie, ou les Femmes dans les temps modernes, A. Lacroix et Cie, 1875.


Quand renoncera-t-on à la fâcheuse habitude de vider les portefeuilles des écrivains morts ? À quoi bon livrer à la curiosité languissante ou à l’indifférence du public non-seulement le grossier canevas d’une œuvre à peine ébauchée, mais des fragmens ramassés çà et là, des lambeaux décousus, des notes griffonnées à la hâte, des bribes de périodes, les tâtonnemens d’une pensée qui se cherche, tout ce qu’un auteur qui médite peut bien se dire à lui-même dans cette langue personnelle et abrégée dont seul il possède la clé ? Après avoir donné au lecteur le dessus du panier, on retourne le sac pour s’assurer qu’il ne reste rien au fond ; les papiers froissés et lacérés, les comptes de ménage, les chiffons, les rebuts, tout y passe. On dira peut-être que les fragmens ont leur prix, que dans le misérable état où elles nous sont parvenues, nous sommes heureux de posséder les Pensées de Pascal. Il faut répondre que Pascal était Pascal, c’est-à-dire une grande âme mystérieuse et tragique dont les secrets intéressent l’humanité tout entière, et un incomparable écrivain qui a mis la griffe du lion dans ses esquisses les plus inachevées. Le musée des antiques compte parmi ses trésors les plus enviables quelques torses, chefs-d’œuvre estropiés qui méritaient de recevoir leurs invalides ; ils sont plus admirés des artistes que beaucoup de statues sorties saines et sauves de la bataille des siècles. Il est des débris immortels, laissons les autres parmi les balayures que l’histoire, cette bonne ménagère, ennemie de toutes les choses inutiles qui prennent de la place, amasse chaque matin devant sa porte.

Nous ne voyons pas bien ce que la publication du dernier ouvrage de Proudhon ajoute à sa renommée. Si on avait pu le consulter, il eût désapprouvé le zèle intempérant de ses éditeurs, il eût demandé grâce pour ses brouillons. Il rédigeait, paraît-il, « avec une rapidité dont ne peuvent se faire l’idée que ceux qui l’ont connu dans sa vie intime. » Il faisait toutes ses corrections sur épreuves et il en faisait beaucoup. Au surplus, quand il entreprit de composer son livre sur les femmes, il ressentait les atteintes de la maladie qui devait bientôt l’emporter, et sa plume, pour mieux dire son épée, pesait à la main de l’obstiné lutteur, qu’étonnait sa lassitude. Ce que Proudhon pensait des femmes, nous le savions déjà ; il s’en était expliqué tout au long et selon sa coutume un peu brutalement dans le plus important de ses écrits, dans son ouvrage sur la justice. Ses théories furent jugées impertinentes, elles soulevèrent de violentes oppositions dans toute une moitié du genre humain, qui, n’est pas la moins irritable. On lui répondit, et quelques-unes de ces réponses furent vives, emportées et blessantes ; malheur à qui met la guêpe en colère, sa piqûre est dangereuse. Articles de journaux, brochures, libelles, volumes in-douze et in-octavo, Proudhon rangea tout par ordre de date dans un dossier affecté à la cause. Préparant de longue main sa riposte, il prenait des notes, et en remplissait des carnets et de petits bouts de papier, qu’il se promettait de coudre les uns aux autres avec la plus pointue de ses aiguilles. Il ne s’occupa que sur le tard de rédiger définitivement sa réponse aux réponses ; quand la mort le prit, il avait à peine exécuté le tiers de cette ingrate besogne. Ce tronçon de livre méritait-il de voir le jour ? C’est au lecteur d’en juger, et nous craignons que son verdict ne soit pas favorable.

Proudhon était, comme on sait, le partisan déclaré du mariage monogame et indissoluble, l’ennemi juré de l’émancipation des femmes et de l’amour libre, lequel est assurément la plus chimérique des libertés. Il avait défendu sa thèse par les procédés qui lui étaient ordinaires, c’est-à-dire en mêlant aux raisons solides des argumens captieux et des sophismes. Il avait la sainte horreur du lieu-commun, il l’évitait comme l’hermine évite les éclaboussures, et quand il ne pouvait lui échapper, il le sauvait par d’ingénieux déguisemens. Les banalités abondent dans son dernier livre, et elles ne sont point déguisées. Est-ce bien Proudhon qui nous enseigne gravement que la femme n’a pas été mise au monde pour y être juge, apothicaire, préfet, gendarme ou dragon, qu’elle est inférieure à l’homme en force musculaire, que, lorsqu’un petit garçon lutte avec une petite fille, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, c’est le petit garçon qui terrasse la petite fille ? — « C’est une expérience, nous dit-il, que chacun peut faire par soi-même, que j’ai faite cent fois quand j’étais berger. » Il nous apprend aussi que Sophie fait une drôle de figure en disputant à Emile le prix de la course, qu’elle a fort mauvaise grâce en pantalon, qu’une moustache et des favoris n’ajoutent rien à ses agrémens, qu’il lui convient d’être timide, qu’elle a reçu du ciel le don des larmes, « qui la rend touchante comme la biche, » et que l’homme fait preuve d’un goût dépravé quand il va chercher l’idole de son cœur parmi les vivandières et les viragos. Abandonnés à notre judiciaire naturelle, nous aurions peut-être deviné tout cela.

Aux lieux-communs se joignent les contradictions. L’œuvre était si peu mûre que l’auteur établit dans les premières pages des principes qu’il rétracte dans les dernières, la fin de son livre en détruit le commencement. Il se pose au début comme l’ami zélé, le chaud défenseur, l’admirateur sincère et convaincu de la vraie femme, de celle qui.est épouse et mère, de celle qui n’est ni vivandière, ni dragon, « ni une chevalière de l’amour libre, ni une de ces impures que le péché a rendues folles. » Allons jusqu’au bout, à la page 242, nous trouvons cette note : « j’ai eu tort de dire trop de bien des femmes, j’ai été ridicule. » Il avait défini le mariage l’union de la force représentée par l’homme et de la beauté représentée par la femme, et cette formule a dû plaire à M. Prudhomme. Il s’était appliqué à démontrer que la beauté n’est pas un frivole avantage, qu’elle est une puissance, une vertu, la manifestation de l’idéal dans le monde, et il avait cru reconnaître dans cet idéal personnifié par la femme « cette grâce prémouvante par laquelle les théologiens expliquent tous les progrès de l’humanité. » Malheureusement, au cours des observations consciencieuses qu’il faisait dans l’intérêt de son livre et pendant qu’il étudiait les femmes pour leur demander des argumens, seule chose qu’il se souciât de leur demander, il a fait une découverte fâcheuse, il s’est avisé qu’elles n’étaient pas toutes jolies. Brunes ou blondes, les laides l’ont embarrassé, il ne savait qu’en faire, elles ruinaient sa définition du mariage. Il aurait pu se sauver en se souvenant du mot de La Bruyère que plus d’une laide se fait aimer et qu’on les aime éperdument ; mais, sa découverte lui inspirant un accès d’humeur massacrante, il a écrit sur un de ses carnets cette ligne, qui est la dernière du volume : « avoir bien soin de condamner ce que j’ai écrit sur la beauté des femmes. » C’est ainsi que le volume reste en l’air, et que M. Prudhomme ne sait plus ce qu’il doit penser de M. Proudhon et du mariage. Est-ce à dire que dans ce livre, tel qu’il est, il n’y ait rien à prendre, rien à admirer ? Dans les plus mauvais livres de Proudhon, qui en a écrit d’assez mauvais, il y a toujours quelque part une page admirable, pleine de souffle, de bon sens et d’éloquence ; cherchez-la, vous la trouverez. Que pensez-vous de celle-ci, que nous abrégeons à regret ? « Femme esprit fort, impie, irréligieuse : c’est à prendre en grippe la philosophie. Savez-vous donc que nous n’avons pas encore remplacé ce sentiment profond de morale intérieure qu’on appelait sentiment religieux, qui donnait un caractère si haut à l’homme, à la femme et à la famille ? Misérables, qui croyez que cela se remplace avec de la critique et des phrases ! .. Il faut que nous refassions de la morale quelque chose comme un culte… Il faut revenir aux sources, chercher le divin, nous retremper dans une vénération qui nous soit en même temps un bonheur… Je ne vois que la famille qui puisse nous intéresser à la fois d’esprit et de cœur, nous pénétrer d’amour, de respect, de recueillement, nous donner la dignité, le calme pieux, le profond sentiment moral, qu’éprouvait jadis le chrétien au sortir de la communion. C’est un patriarcat ou un patriciat nouveau auquel je voudrais convier tous les hommes. Là je trouve une autorité suffisante pour l’homme, haut respect de lui-même, dignité pour la femme et modestie, et dans tout cet ensemble quelque chose de mystérieux, de divin, qui ne contredit en rien la raison, mais qui cependant la dépasse toujours. » Ainsi parle Proudhon quand il ne jongle pas avec sa pensée et avec son lecteur, quand il renonce pour quelques instans à son rôle de pourfendeur, de croquemitaine, de mangeur de chair crue et de crucifix.

Il affirme que le détraquement de la raison est le signe distinctif des affranchies, des émancipées, qui se mêlent de philosopher. Pour employer son langage, est-il bien sûr que sa raison ne se détraque jamais ? Le tableau qu’il a tracé de la famille rendue à sa véritable destination ne manque ni de grandeur, ni de délicatesse ; pourquoi faut-il qu’il le gâte par des retouches malencontreuses ? Il s’en veut d’avoir eu le sens commun et déraisonne à cœur joie. Pour remplir son rôle, pour être une mater familias dans l’acception auguste et sacrée du mot, est-il rigoureusement nécessaire que la femme soit une ignorante ? Est-il prouvé qu’elle en sait assez

Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse ?

Proudhon approuve fort le bonhomme Chrysale, et il renchérit sur lui. Chrysale demandait aux femmes de bien conduire leur ménage, Proudhon exige qu’elles le fassent elles-mêmes. Chrysale les engageait à avoir l’œil sur leurs gens, Proudhon n’admet pas qu’elles aient des gens, attendu, qu’elles doivent être leurs propres domestiques. Il se plaint qu’on leur ait enlevé le blanchissage, la boulangerie, le soin du bétail ; selon lui, la femme idéale pétrit, fait la lessive, repasse, cuisine, trait la vache, va au champ lui chercher de l’herbe, tricote pour cinq personnes et raccommode son linge. — Eh quoi ! si une modeste aisance lui assure quelques loisirs, ne lui permettrez-vous pas de goûter quelques-uns des plaisirs de l’esprit, de cultiver par la lecture sa raison et son goût, de promener ses regards dans le monde des vivans, de s’enquérir de ce qui s’y passe et d’être une société non-seulement pour le cœur, mais pour l’intelligence de son mari ? Vous aimez à citer Molière, Vlitandre haïssait comme vous les femmes docteurs, mais il trouvait bon qu’Henriette eût des clartés de tout. Proudhon n’est pas sur ce point de l’avis de Clitandre ; il ne croit pas à l’intelligence des femmes, et il justifie son doute en alléguant que depuis six mille ans le genre humain n’a pas eu obligation envers le sexe d’une seule idée. « J’en excepte, dit-il, Cérès, Pallas, Proserpine et Isis. » Il paraît croire que toute femme qui cherche à s’instruire est une pécheresse commencée. Il a connu à la vérité bon nombre de femmes d’un grand cœur, d’une grande âme, d’un grand esprit ; mais celles-là pendant cinquante ans, sans se lasser ni se plaindre, ont ravaudé des chemises, écume leur marmite, fait le lit de leur mari, lavé ses chaussettes, préparé ses tisanes.

L’arrêt est dur ; qu’adviendra-t-il si les femmes refusent de s’y soumettre, et de se laisser « claquemurer aux choses du ménage ? » Proudhon ne balance pas à nous recommander l’application des grands moyens ; il faut employer contre les récalcitrantes la force, la contrainte, au besoin la réclusion. Il n’importe guère que l’homme ait tort ou raison, il est né pour commander, il ne doit souffrir ni reproches, ni objections, et « si la femme lui résiste en face, il doit l’abattre à tout prix. » O naïf Samson, est-il donc vrai que tu n’aies jamais rencontré ta Dalila ? Au surplus, il prévoit le cas ou la contrainte et la réclusion n’auraient pas raison des mauvaises volontés, et il nous propose des remèdes plus décisifs encore. Serrant entre ses dents un couteau qu’il vient de prendre sur l’étal d’un boucher : « Il faut, nous dit-il, exterminer toutes les mauvaises natures et renouveler le sexe par l’élimination des sujets vicieux. » La mesure est un peu violente, elle sera désapprouvée non-seulement par beaucoup d’hommes aimables, qui ne comprennent pas ce que deviendrait ce pauvre monde si on en bannissait le péché, mais par les philosophes aussi, lesquels n’admettent point qu’on résolve les questions sociales à coups de couteau. Sûrement les nègres de la Géorgie dont on vient de découvrir le complot sanguinaire avaient entendu parler du projet de Proudhon, mais ils l’avaient amendé. Ils s’étaient conjurés pour massacrer dans dix-neuf comtés les blancs et les blanches, à l’exception de toutes les jolies femmes, qu’ils se proposaient de conserver soigneusement et de se partager, et c’est ainsi que ces ardens sélectionnistes entendaient travailler à l’amélioration de la race. Des nègres complotant l’abolition de la laideur sont-ils beaucoup plus ridicules que certains moralistes blancs s’érigeant en haut-justiciers des corruptions féminines ? Lorsqu’on a employé sa vie à conspirer contre tous les genres de respect, est-on bienvenu à vouloir couper la tête de toutes les femmes qui ne se respectent plus ? Avant de condamner à mort les pervers et les perverses, vous feriez bien de vous assurer que vous n’avez jamais perverti personne, et que les vents de l’Océan-Pacifique, quand ils passent à Nouméa, n’y entendent pas des voix lamentables qui vous accusent.

Tenter au XIXe siècle de séquestrer la femme, de la réduire à ses fonctions domestiques, de l’emprisonner dans la famille comme dans une enceinte fortifiée, est une vaine utopie que Proudhon lui-même ne prenait pas au sérieux. Au lieu de perdre son temps à caresser cette chimère, il eût mieux fait de définir en philosophe l’action que la femme a exercée dès les origines de la civilisation sur le gouvernement des esprits et des sociétés. « Nous recevons, disait Montesquieu, trois éducations différentes ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. » Or le monde est en grande partie l’ouvrage des femmes, elles en sont les Lycurgues et les Solons. Étudier leur fonction sociale, en déterminer les caractères, les avantages et les inconvéniens, voilà ce qu’aurait dû faire Proudhon et ce qu’il n’a point fait. Dans son Introduction à la science sociale, M. Herbert Spencer a consacré quelques pages à cette étude ; ce n’est qu’une esquisse, un léger crayon, il faut espérer qu’il y reviendra. Il signale l’importance de l’intervention des femmes dans les affaires de l’état, la part considérable qu’elles ont à ce qu’il appelle « le gouvernement cérémonial de la société, » les influences directes ou indirectes, manifestes ou clandestines qu’elles exercent sur les opinions et les actes publics des hommes. Il remarque que, se gouvernant par l’instinct plus que par la raison, leurs petites perceptions leur tiennent lieu d’idées générales, qu’elles ont peu de goût pour les lois abstraites, qu’elles préfèrent la générosité à la justice, qu’elles ont un penchant naturel à conférer les bienfaits sans les proportionner aux mérites, que la préoccupation du présent leur fait oublier l’avenir, qu’elles commettent plus souvent que les hommes la faute de rechercher ce qui leur semble un bien immédiat, sans avoir égard aux conséquences, qu’enfin elles naissent avec le respect de la force, du pouvoir, de l’autorité, de la tradition, du symbole, de tout ce qui se présente à leur imagination avec un appareil auguste, consacré par le temps, et qu’en politique comme en religion l’esprit de conservation trouve en elles d’actives et puissantes alliées. Cela revient à dire avec Aristophane que la femme est l’être religieux et conservateur par excellence. Est-il désirable d’accroître son influence politique et sociale ? M. Spencer s’est abstenu de traiter cette question, depuis longtemps résolue par les émancipées et les saint-simoniennes d’Athènes qu’Aristophane a fait figurer sur ses tréteaux. « Qu’on nous laisse conduire les affaires de l’état, s’écriaient-elles en chœur, et nous ferons justice de toutes les nouveautés dangereuses et de la rage d’innover qui s’est emparée des hommes. Nous autres, ce que nous avons fait une fois nous aimons à le faire toujours, et qu’il s’agisse de fêter les dieux et les déesses, de pétrir des gâteaux, de donner du fil à retordre à nos maris ou de filer adroitement une intrigue secrète, nous nous en tenons aux vieilles méthodes qui sont les bonnes. » Praxagora ajoutait que les femmes ont une vocation particulière pour être d’excellens ministres des finances : « elles sont pleines de ressources pour se procurer de l’argent et ne se laisseront pas facilement tromper, elles s’entendent trop bien à tromper elles-mêmes. Citoyens, laissez-nous faire, et vous vivrez dans un parfait bonheur. » Nous nous défions un peu du parfait bonheur que nous promet Praxagora, mais ce n’est pas une raison pour la condamner à traire la vache et à s’en aller au champ lui chercher de l’herbe.

Ou ménagère ou courtisane ! voilà la conclusion de Proudhon et la terrible formule par laquelle il résume sa pensée. Il en est des paradoxes de Proudhon comme des apparitions de revenans dans les romans de Mme Radcliffe : tout s’explique à la fin, et le lecteur découvre, non sans dépit, qu’il aurait pu se dispenser d’avoir peur. Pas de milieu, ou courtisane ou ménagère ! Ce mot fait trembler. Rassurons-nous ; dans l’une des dernières pages de son livre, l’auteur nous confesse qu’il n’entendait parler que « de la femme libertine. » Proudhon était assurément un fort honnête homme ; était-il un honnête écrivain ? Duquel de ses livres aurait-il pu dire : Ceci est un livre de bonne foi, lecteur ? Les propositions malsonnantes, téméraires, subversives, par lesquelles il a épouvanté les badauds, n’étaient que des artifices oratoires dont il usait pour étonner l’univers et pour y faire du bruit. Il a dit : « La propriété, c’est le vol, » et il a fini par déclarer, en copiant la philosophie du droit de Hegel, que la propriété est le signe visible, tangible et sacré de la personnalité humaine, et que refuser à l’homme le droit de posséder, c’est lui refuser le droit d’avoir une âme. Il a dit que Dieu est Satan, et il a proclamé que l’homme doit chercher le divin, et qu’il ne saurait se passer d’une religion domestique. Il a dit que la concurrence est un brigandage, le commerce un agiotage, l’autorité une oppression, et quelques années plus tard il nous a appris que la concurrence, le commerce et l’autorité sont les élémens nécessaires de la constitution sociale, les forces du monde de l’esprit, de l’ordre économique, et qu’il n’y en a pas d’autres. Il a dit qu’il fallait détruire l’état, il a prêché la sainte anarchie, et des naïfs qui l’en croyaient sur parole ont pris une torche, et, pensant faire acte de philosophes, ils ont couru incendier des palais. Que ne s’étaient-ils au préalable expliqués avec le maitre ? il leur eût représenté doctement que l’anarchie avec un tiret n’a rien de commun avec l’anarchie sans tiret, que les philosophes mettent le tiret, que les incendiaires ne le mettent pas, et que, n’ayant pas la même orthographe, les uns meurent paisiblement dans leur lit et les autres de mort violente causée par un feu de peloton bien nourri. Cela n’est-il pas naturel autant que juste ?

Pour attirer sur leur enseigne l’attention des passans, les entrepreneurs de spectacles forains placent à la porte de leur baraque un tambour, accompagné d’un pitre qui lui donne la réplique. Quand l’impression produite par le pitre et le tambour commence à s’émousser, on fait de temps à autre apparaître aux yeux de la foule ébahie un sauvage à la peau cuivrée, chaussé de mocassins, portant son manitou dans un sac, les bras teints de sang, le chef orné de plumes et d’un hibou empaillé ; par intervalles, il brandit son tomahawk d’un air terrible et pousse d’effroyables clameurs. C’étaient de vrais sauvages de foire que les paradoxes de Proudhon, et ils lui servaient à achalander son établissement. Un jour, on examina de plus près le Huron, on découvrit que sa peau cuivrée n’était pas bon teint, que le rouge en restait aux doigts. On lui ôta son cirage, ses mocassins, ses plumes, son hibou, et on reconnut un Franc-Comtois d’humeur batailleuse et narquoise, qui, prenant en pitié les tours de souplesse de tous les bateleurs de son siècle, s’était fait fort de leur apprendre leur métier. Depuis qu’on ne croit plus au sauvage, on n’entre plus guère dans la baraque ; mais on relit de Proudhon ce qu’on en relira toujours, les pages vraiment admirables qu’il a écrites dans ses jours de sincérité.



LES ASSOCIATIONS EN GRÈCE.
Foucart, De Collegiis scenicorum artificum apud Grœcos. — Des Associations religieuses chez les Grecs, Paris, 1875.


On n’a jamais mieux compris que de nos jours combien il était utile de connaître les associations qui couvraient l’ancien monde et les lumières qu’elles jettent sur les sociétés et les religions antiques. Les progrès de l’épigraphie ont rendu cette étude plus aisée, car la plupart de ces associations n’ont guère laissé de traces dans l’histoire, et les inscriptions nous en conservent seules le souvenir. On a déjà essayé ici même de donner quelques renseignemens sur celles de Rome et de l’Occident romain[1]. Il y en avait aussi en Grèce et dans l’Asie, qui n’avaient pas moins d’importance. En attendant qu’on puisse les embrasser toutes dans un travail d’ensemble qui serait plein de profit pour l’histoire, un de nos meilleurs archéologues, M. Foucart, vient d’en isoler deux groupes distincts et de les étudier à part. Sans le suivre dans tout le détail de ses savantes recherches, il est bon d’en faire connaître les principaux résultats.

Son premier travail concerne les associations de comédiens. On sait que chez les Grecs les représentations scéniques étaient non pas, comme aujourd’hui, un simple divertissement, mais une solennité nationale et religieuse. On croyait que les dieux seraient irrités contre une ville qui se permettrait de les négliger. Pour suffire aux fêtes qui se célébraient partout tous les ans, il s’était formé des sociétés qui contenaient des artistes de tout genre. Ces artistes, qui venaient de tous les pays de la Grèce, avaient besoin de se réunir pour être plus forts. Dans ces villes, où les amenait la pratique de leur art, ils se seraient trouvés étrangers et isolés : l’association leur faisait une sorte de patrie, elle les garantissait des injustices auxquelles un homme seul est toujours exposé, elle leur procurait des amitiés et presque une famille toute faite, elle leur donnait surtout le moyen d’exploiter leur art avec plus de sécurité et d’avantage. Ces sociétés se distinguent par un caractère tout à fait religieux. Elles portent quelquefois le nom de « sacré synode des artistes de Bacchus. » Leur premier magistrat est un prêtre ; elles se réunissent dans des temples et possèdent même une chapelle dans le sanctuaire vénéré d’Eleusis. Aussi ont-elles le sentiment de leur importance. Elles parlent toujours d’elles-mêmes en termes magnifiques. Elles réclament et obtiennent des privilèges de tout genre. Celui qui outrage un de leurs membres commet un sacrilège. Les guerres civiles même les respectent, et ils traversent les armées qui vont se battre sans courir aucun danger. Ces associations résidaient dans quelques grandes villes, comme Athènes, Thèbes, Téos, Alexandrie, etc. De là elles envoyaient leurs artistes partout où l’on voulait célébrer quelques fêtes, mais d’ordinaire, pour obtenir leur concours, il fallait beaucoup leur promettre et les prier. Les habitans d’Iasos ayant demandé à la société des artistes de Bacchus résidant à Téos de leur donner tous les ans, pour leurs Dionysiaques, deux joueurs de flûte, deux comédiens, deux tragédiens et un joueur de cithare, la société répondit par un décret qui a été conservé. Elle y déclare en termes solennels qu’elle veut bien accorder aux habitans d’Iasos ce qu’ils sollicitent « parce qu’ils se sont toujours bien conduits envers elle, qu’ils ont respecté ses privilèges et honoré ses envoyés. » On dirait vraiment que c’est un bienfait qu’elle accorde et non pas un marché qu’elle conclut.

Cette importance que s’attribuent alors les comédiens, ces marques de respect dont on les comble, amènent M. Foucart à toucher un point curieux. Il rappelle que, s’ils paraissent fort honorés de la foule, ils ne sont pas aussi bien traités des sages. On se plaint souvent de leur conduite, on recommande aux jeunes gens de fuir leur société ; on admet sans contestation qu’ils sont en général fastueux, légers, prodigues, débauchés, et c’est une question parmi les moralistes de savoir pourquoi ils valent moins que les autres hommes. Cette question a été souvent posée depuis cette époque, et l’une des façons ordinaires de la résoudre aujourd’hui, c’est de prétendre qu’ils ont été moins honorables parce qu’ils étaient peu honorés. On rend l’injustice de la société coupable de leurs fautes, et l’on soutient qu’ils sont devenus quelquefois dignes de mépris pour avoir été méprisés à tort. Il est clair que cette raison, au moins pour l’antiquité, n’est pas juste, puisqu’on voit qu’en Grèce, où ils étaient si respectés, leur conduite donnait lieu aux mêmes reproches. Il faut donc avoir recours à d’autres explications, et l’on a le choix entre l’opinion d’Aristote qui croit que leurs défauts viennent de ce qu’ils n’ont pas eu le temps d’étudier la philosophie, ou celle de Platon qui en accuse leur profession même et qui prétend qu’elle leur enseigne les vices par l’habitude qu’elle leur donne de les imiter. C’est l’opinion que Rousseau a soutenue dans sa Lettre à d’Alembert.

L’autre mémoire de M. Foucart traite des associations connues sous. le nom de thiases, d’éranes et d’orgéons. C’étaient des sociétés religieuses, et M. Foucart établit qu’elles ont été toujours instituées pour propager le culte de divinités nouvelles. C’est grâce à elles que tous les dieux de l’Orient sont entrés dans les cités grecques, malgré les lois formelles qui les en écartaient. M. Foucart a été entraîné par son sujet à parler de ces cultes orientaux, et à chercher si la Grèce s’est bien trouvée de leur avoir fait un si bon accueil et quel profit en a tiré l’humanité.

La question est aujourd’hui fort controversée ; de tous les côtés on est allé trop loin, et je crains que M. Foucart ne se soit trouvé porté par la chaleur de la lutte à répondre à des exagérations par des exagérations contraires. On a fait quelquefois honneur à ces sociétés « de l’amélioration morale et matérielle des hommes ; » on a dit que c’était grâce à ces cultes nouveaux « qu’il restait encore dans le monde grec un peu d’amour, de piété et de morale religieuse. » M. Foucart soutient que ces associations n’étaient qu’une école d’immoralité, et que ces cultes n’ont enseigné à la Grèce que la superstition et la débauche. Son opinion a le mérite d’être fort nettement exprimée. Selon lui, toutes les religions antiques sont au fond les mêmes. Les nouvelles, par leurs principes et leurs croyances, ne valent pas mieux que les anciennes. Ce n’était donc pas un progrès qu’on remplaçât les unes par les autres ; au contraire c’était une décadence. « A l’origine, nous dit-il, les divinités des Grecs différaient peu de celles de l’Orient, mais par ce fait même qu’elles entrèrent dans la religion de l’état, que leur culte devint le fondement de la vie publique et privée, leur caractère tendit sans cesse à s’élever et à s’épurer. C’est un des traits les plus frappans et les plus honorables du génie des Grecs. Ils valaient mieux que leur religion ; ce ne fut pas elle qui améliora les hommes, ce furent les hommes qui rendirent leurs dieux un peu meilleurs. Il n’y eut pas de réforme éclatante, mais il y eut un travail incessant de la conscience et de la raison. L’effort des thiases et des éranes se produisit en sens contraire. Ils revenaient sur tous les progrès accomplis et ramenaient la religion au naturalisme grossier des premiers temps. » Ce qui donne beaucoup de force à cette opinion, c’est que M. Foucart l’appuie sur l’autorité des auteurs contemporains. Il est sûr que depuis Platon jusqu’à Plutarque, tous les écrivains antiques, les plus légers comme les plus sérieux, les poètes comiques et les philosophes, les romanciers et les moralistes, parlent avec le plus profond mépris ou l’indignation la plus vive de toutes ces associations et des dieux qu’elles propageaient.

J’avoue que ces témoignages, malgré leur nombre, ne suffisent pas à me convaincre. Les écrivains que cite M. Foucart sont, je le sais, d’honnêtes gens et de bons citoyens, mais c’est leur honnêteté même et leur patriotisme qui me les rendent suspects. En protégeant les cultes officiels contre l’invasion des dieux nouveaux, ils défendent leur patrie, qui repose sur la religion. Leur résistance est honorable, et l’on comprend qu’elle ait été acharnée. Il est pourtant certain que le progrès religieux ne pouvait s’accomplir dans l’ancien monde que par la ruine de tous ces cultes locaux. Il fallait que l’âme s’élevât de la conception des divinités nationales jusqu’à la divinité suprême qui gouverne sans distinction tous les peuples. En important les dieux d’une nation dans une autre, on affaiblissait cette opinion, que chaque nation a les siens, qui ne sont faits que pour elle. Or cette croyance était chère à tous ceux qui aimaient leur pays, et qui craignaient de compromettre leur indépendance nationale s’ils perdaient leur autonomie religieuse. En la défendant avec passion, ils se conduisaient honnêtement et faisaient les affaires de leur petite ville ; mais les autres, il faut le reconnaître, ont mieux servi l’humanité. Je crois donc qu’il faut être moins sévère pour eux que ne l’a été M. Foucart. Du reste, quoi qu’on pense de cette question délicate et discutée, le travail de M. Foucart, auquel l’Europe sa vante a fait un si bon accueil, n’en reste pas moins un des meilleurs et des plus curieux qu’on ait publiés depuis longtemps chez nous sur l’histoire de la religion grecque


GASTON BOISSIER.



Exposé des applications de l’électricité, par le comte Th. Du Moncel, 3 vol. ; Paris 1874.


« Est-ce que tu enverras les foudres, et elles iront ? Et, revenant, te diront-elles : Nous voici ? » Ainsi parle le Seigneur lorsque, répondant aux plaintes de Job du milieu d’un tourbillon, il le traite de présomptueux. N’est-ce pas là pourtant ce que l’homme est parvenu à réaliser depuis qu’il s’est rendu maître de l’électricité sous toutes ses formes, et qu’il en a fait le messager docile de sa pensée et de ses volontés ? Lorsqu’on parcourt dans un ouvrage spécial et nourri de détails comme celui de M. le comte Du Moncel l’histoire de la télégraphie électrique, on ne peut se défendre d’un sentiment de surprise devant la multiplicité des moyens mécaniques qui se sont aussitôt présentés à l’esprit humain pour mettre l’agent nouveau en œuvre, une fois qu’il a été bien avéré que l’électricité pouvait servir à transmettre une dépêche à de grandes distances. Dès la fin du XVIe siècle, l’idée d’un télégraphe magnétique commence à hanter comme une chimère l’imagination de quelques hommes. Galilée dans ses Dialogues parle d’un charlatan qui a offert à un de ses amis de lui vendre un secret pour correspondre au loin par le moyen d’un aimant ; la même idée se retrouve dans divers ouvrages du XVIIe siècle : c’est toujours un aimant qui agit à distance sur une aiguille de boussole. Enfin, après une période d’incubation de deux cents ans, nous voyons éclore dans le cerveau d’Ampère l’idée pratique d’un télégraphe fondé sur les phénomènes de l’électro-magnétisme, puis Wheatstone et Steinheil combinent des appareils en état de fonctionner, et dès lors les systèmes se multiplient avec une intarissable variété. En comptant tous les télégraphes qui ont reçu une dénomination particulière, on trouve que depuis cinquante ans il en a été inventé plus de deux cents, que l’on a quelque peine à classer dans les cinq ou six catégories adoptées par M. Du Moncel : télégraphes à aiguilles, télégraphes à cadran, télégraphes écrivans, imprimeurs, autographiques, télégraphes sous-marins, etc.

Cette fécondité subite d’une conception restée si longtemps stérile prouve une fois de plus combien une idée jetée en l’air est peu de chose dans l’histoire des inventions, et combien sont plus sérieux les titres de ceux qui ont su franchir le dernier pas, ce pas qui conduit du royaume des chimères dans le pays de la réalité. En lisant avec attention les détails dans lesquels entre M. Du Moncel avec une louable impartialité lorsqu’il s’agit d’établir les droits respectifs des divers inventeurs, on est frappé de la disproportion qui existe entre la popularité de certains noms et le mérite de ceux qui les portent. Ce n’est malheureusement pas d’aujourd’hui que l’on voit la justice distributive des peuples égarée par l’aplomb des prétentions, et il y a toujours eu plus d’Améric Vespuce que de Christophe Colomb. Audaces fortuna… Le nom de Morse a éclipsé peu à peu ceux des inventeurs dont l’habile Américain a utilisé les efforts, et cette prise de possession a été consacrée par les gouvernemens qui lui ont accordé de colossales indemnités.

M. Du Moncel, se bornant à enregistrer les faits acquis, dédaigne de s’occuper de l’avenir de la télégraphie. Cet avenir appartient-il aux télégraphes imprimeurs ou bien aux systèmes autographiques, dont la simplicité séduit à première vue l’esprit ? Déjà on parle de transmettre non plus l’écriture, mais la parole elle-même ; il faut pourtant avouer que sur ce terrain on est encore loin du but.

Après les télégraphes, ce sont les machines d’induction qui représentent la branche la plus importante des applications de l’électricité, celle qui a fait le plus de progrès dans ces derniers temps. De ces machines, la plus curieuse et la plus riche d’avenir paraît jusqu’ici la machine de M. Gramme, dont l’organe essentiel est une bobine enroulée sur un anneau de fer doux qui tourné entre les pôles d’un aimant. Ce qui distingue ce système des anciens, c’est qu’il procure des courants d’induction continus au lieu d’une succession de courans de sens alternativement contraires qu’on est obligé de redresser par un artifice spécial lorsqu’on veut par exemple produire des effets chimiques.

La machine de Gramme, qui a reçu les formes les plus diverses selon les usages auxquels on la destine, fournit le mode d’éclairage le plus économique qui puisse s’imaginer pour les grandes usines, pour les ateliers spacieux, où la lumière électrique peut s’employer avec profit. Le grand obstacle que rencontrait l’extension de ce mode d’éclairage si puissant, c’était non pas le prix de revient, — qui est inférieur à celui de tout autre luminaire, — mais la difficulté de fractionner la quantité de lumière fournie par les appareils. L’éclat excessif des pointes de charbon, concentré en un seul point, aveuglait d’un côté, et laissait dans une obscurité profonde les espaces situés du côté de l’ombre ; on préférait donc s’en tenir aux lumières plus faibles, mais faciles à multiplier. Aujourd’hui qu’on a réussi à construire des machines magnéto-électriques qui ne représentent que de cinquante à cent becs Carcel, le problème de l’éclairage électrique est en partie résolu. Plusieurs lampes de cinquante becs, entourées de globes de verre dépoli, éclairent une fabrique à giorno sans fatiguer la vue. Comme les appareils sont devenus en même temps bien moins lourds et moins encombrans, il est permis d’espérer que l’éclairage électrique s’introduira aussi à bord des navires, et que, grâce à cette innovation, qui sera rendue obligatoire, nous verrons diminuer le nombre des collisions en mer.

La galvanoplastie a également trouvé dans les machines magnéto-électriques de précieux auxiliaires, et beaucoup d’ateliers les ont depuis longtemps substituées aux piles. La machine de Gramme notamment a subi dans l’espace de deux ans des simplifications inattendues, qui montrent dans quelles proportions le rendement utile de ces appareils peut parfois être augmenté par une modification de détail, et qui laisse deviner quels progrès pourront être encore espérés le jour où une théorie rationnelle nous évitera les longs tâtonnemens.

Ce qu’on sait déjà par l’expérience, c’est que dans beaucoup de cas le rendement de ces machines est notablement accru lorsqu’on remplace l’aimant permanent par un électro-aimant qui emprunte sa force aux courans mêmes qu’il produit. Les machines ainsi modifiées, qui prennent alors le nom de machines dynamo-électriques, réalisent de la manière la plus simple et la plus directe la transmutation du travail mécanique en courans d’électricité. On fait tourner une roue ; le déplacement relatif d’une bobine et d’un morceau de fer doux donne naissance à un courant qui est en quelque sorte une résistance détruite, car ce courant exerce une réaction qui tend à faire tourner la roue en sens inverse. Ce courant passe de la bobine dans les spires d’une hélice qui entoure le fer doux, et excite dans ce dernier une polarité magnétique qui augmente avec la vitesse de rotation. En même temps s’accroît, s’enfle, déborde le courant, que l’on voit ainsi naître sous l’action immédiate de l’effort mécanique dépensé à faire tourner le volant. Depuis quelques années, le volume et le poids des machines dynamoélectriques ainsi que le travail nécessaire pour obtenir un courant d’une intensité donnée ont été réduits dans une mesure extraordinaire, ce qui prouve que le problème de la production économique de l’électricité sera peut-être résolu plus tôt qu’on ne le pense.

L’électricité fournie par les piles revient très cher. C’est le prix de revient qui s’oppose jusqu’ici à l’emploi de l’électricité comme force motrice, car théoriquement il est facile, en renversant le mécanisme des machines dynamo-électriques, d’en faire des moteurs, c’est-à-dire de produire du mouvement par des courans. Il s’agit seulement d’obtenir d’abord ces courans à bon marché. Or nous trouvons dans un mémoire de M. Niaudet-Breguet l’ébauche d’une solution fort ingénieuse du problème. Deux machines magnéto-électriques étant placées dans le même circuit, la première peut être employée à faire tourner la seconde. C’est une expérience qui réalise la transmission de la force à distance : les deux appareils1 peuvent se comparer à deux poulies, et le fil qui les réunit à une courroie. Dès lors il suffit d’établir une machine de ce genre près, d’une source de force mécanique, telle qu’une chute d’eau, et de transmettre le courant obtenu par un câble métallique à une seconde machine pour transformer celle-ci en moteur.

M. Gramme a fait l’expérience suivante. Une machine magnéto-électrique, commandée par un moteur à vapeur de la force d’un cheval, fournissait un courant qui, envoyé dans une seconde machine semblable, produisait un travail de 39 kilogrammètres mesurés au frein de Prony, c’est-à-dire un peu plus de la moitié de la force primitive. Après une double transformation du travail en électricité et de l’électricité en travail, un pareil rendement est tout à fait digne d’attention. Ne voit-on pas là un moyen d’utiliser au loin les chutes d’eau des montagnes, la force de la marée disponible sur les côtes, et tant d’autres sources naturelles de force mécanique qui sont perdues pour l’industrie, faute de pouvoir être transportées dans les villes que l’industrie ne peut pas quitter ? C’est le moyen de faire venir la montagne à Mahomet !

Prenons pour exemple les barrages de la Seine, qui permettent aux ingénieurs de régler le cours du fleuve sur toute la partie navigable. A chacun de ces barrages se rencontre une différence de niveau qui permettrait d’établir une chute régulière et une turbine pour l’utiliser. Pourquoi ces forces perdues ne seraient-elles pas amenées dans les villes voisines ? Le barrage de Port-à-l’Anglais par exemple, qui n’est qu’à un ou deux kilomètres des fortifications, a un débit qui représente quelque chose comme 3,000 chevaux-vapeur qu’on laisse perdre. Si cette force énorme, recueillie par des turbines, était employée à faire tourner des machines dynamo-électriques dont les courans fussent transmis à d’autres machines semblables, installées dans les ateliers de Paris, on aurait des moteurs à peu de frais ; en admettant un rendement d’un tiers, la force utilisée équivaudrait encore à 1,000 chevaux. La perte éprouvée en route dépasserait peut-être les deux tiers, et le rendement serait moins favorable ; mais l’expérience ne mériterait-elle pas d’être tentée ?


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez l’étude sur les Associations ouvrières et charitables à Rome dans la Revue du 1er décembre 1871.