Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1883

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Chronique no 1234
14 septembre 1883


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre.

Tous les drames ont leur épilogue qui résume la moralité de l’action. L’épilogue du drame de Frohsdorf, de la mort de M. le comte de Chambord, c’est tout ce qui vient de se passer autour de ce tombeau pour jamais fermé, et ces incidens, certes fort imprévus, prouvent une fois de plus que décidément en ce monde rien ne peut se faire simplement. Il faut que les petits arrangemens ou que les petits calculs des survivans compliquent tout, jusqu’aux affaires d’un mourant, jusqu’aux funérailles d’un mort.

Voilà un prince qui a passé sa vie dans l’exil, victime d’une catastrophe publique qui, autrefois, a brisé la couronne sur le front de son aïeul et emporté sa race. Pendant plus d’un demi-siècle, au milieu des révolutions de toute sorte qui ont remué l’Europe et bouleversé périodiquement la France, il est resté dans sa dignité de banni le représentant respecté d’un principe, d’une vieille tradition monarchique. Il n’a pas eu le règne, il à gardé l’honneur de sa royauté exilée, il a vu passer autour de lui ces événemens qui ne lui ont pas rendu un trône, mais qui n’ont jamais ni lassé sa constance, ni troublé sa loyauté, ni altéré ses sentimens français. Les scissions de dynastie ou de famille que les révolutions avaient créées, il a mis ses soins, une sorte de point d’honneur à les effacer, à les oublier, et à les faire oublier. Aussitôt que les circonstances l’ont voulu, il s’est prêté généreusement à une réconciliation de famille généreusement offerte. Les petits-fils des aïeux divisés se sont sentis rapprochés dans des malheurs communs, et la maison de France, suivant l’expression consacrée, s’est trouvée reconstituée dans son unité avec son chef, avec ses héritiers incontestés. Tout cela s’est fait noblement, cordialement, sans arrière-pensée, et au premier bruit du mal inattendu qui venait de frapper M. le comte de Chambord, M. le comte de Paris s’est rendu, comme il le devait, à Frohsdorf, au chevet du prince si cruellement atteint. Cette réconciliation de famille, elle s’est manifestée sous une forme aussi émouvante que grave jusque dans ces dernières et suprêmes circonstances, autour du lit d’un mourant. Le jour où M. le comte de Chambord, vaincu par le mal, s’éteignait définitivement, où donc était la difficulté ? La conduite semblait toute tracée. C’était évidemment le rôle et le droit de celui qui recueillait le titre de M. le comte de Chambord, qui devenait à son tour le chef de la maison de France, de mener le deuil du prince. C’était tout simple, parfaitement légitime ; mais c’est ici que tout s’est compliqué de susceptibilités ou de prétentions visiblement peu bienveillantes pour les princes d’Orléans. Mme la comtesse de Chambord n’a-t-elle écouté que sa propre inspiration ? A-t-elle cédé à d’autres influences qui l’entourent ? Toujours est-il qu’elle a exprimé une volonté formelle devant laquelle il n’y avait qu’à s’incliner, que rien n’a pu fléchir. On a eu la pensée de faire à M. le comte de Paris une place qui n’était pas la sienne en réservant à d’autres princes la mission de conduire le deuil de M. le comte de Chambord. M. le comte de Paris ne pouvait dès lors que s’abstenir de paraître aux funérailles publiques, de se rendre à Goritz, où M. le comte de Chambord repose désormais dans l’éternelle paix, auprès du vieux roi Charles X ; il ne pouvait accepter le rôle qu’on lui faisait, de sorte qu’on a eu à Goritz le spectacle peu prévu des obsèques du chef de la maison de France conduites par des princes qui ne sont même pas français. Ce n’étaient pas là sans doute ce qu’attendaient les royalistes de France qui se sont rendus à Goritz, et qui paraissent avoir été un peu déçus par ces funérailles ainsi réglées. On a eu un peu de confusion là où tout aurait pu se passer simplement, selon toutes les convenances. En définitive, il n’en est ni plus ni moins, la situation reste la même. Évidemment, M. le comte de Paris n’a fait que ce qu’il devait depuis le commencement de la maladie de M. le comte de Chambord jusqu’à l’heure où le prince s’est éteint. Il a témoigné aussi toute sa déférence à Mme la comtesse de Chambord. Dans la cérémonie funèbre qui a été célébrée à Frohsdorf et qui avait un caractère plus particulièrement privé, il n’a élevé aucune difficulté, il a accepté tout ce qu’on a voulu. Le jour où les funérailles prenaient un caractère public à Goritz, il ne pouvait faire que ce qu’il a fait. Il ne pouvait accepter que la place qui lui était due ; dès qu’on lui refusait cette place, il n’avait plus qu’à se retirer sans insister. Il s’est abstenu, et, à parler franchement, ces incidens, nés peut-être de préoccupations assez malencontreuses, peuvent être plus favorables que nuisibles à la position que la mort de M. le comte de Chambord lui a créée. On a un peu cédé, dans ces règlemens d’étiquette funéraire, à des ressentimens mal éteints, à de vieilles défiances, à des préventions à peine déguisées, peut-être à d’autres calculs bien peu sérieux ; on a forcé, c’est bien certain, M. le comte de Paris à s’abstenir, et, tout bien pesé, le seul résultat de ces difficultés dont on a compliqué un deuil respecté est peut-être de laisser son vrai caractère à la situation nouvelle du prince. Par ce seul fait, M. le comte de Paris, sans avoir rien provoqué, se trouve plus libre, plus dégagé de toute solidarité avec des influences surannées, et, en devenant l’héritier réguler d’une vieille tradition, il reste plus que jamais le représentant d’une monarchie constitutionnelle conforme aux instincts, aux intérêts libéraux de la société moderne. Il y avait un doute, il n’existe plus aujourd’hui. Tout est net dans ces conditions nouvelles rendues plus apparentes et plus sensibles par ce qui vient de se passer à Goritz. C’est ce qu’on peut appeler la moralité de l’épilogue, et M. le comte de Paris n’a point à s’en plaindre, puisqu’il sort de cette délicate épreuve avec sa dignité et sa liberté.

Assurément, cela ne veut pas dire que la situation du prince soit devenue plus aisée sous bien d’autres rapports ; elle reste, au contraire, singulièrement difficile de toute façon au milieu des partis intéressés à l’aggraver et à la compliquer encore par leurs commentaires, par leurs excitations. M. le comte de Chambord vivait loin de la France et pour ainsi dire en dehors de la réalité. M. le comte de Paris vit en France, représentant par son nom, par sa position un ordre politique qui n’est pas l’ordre reconnu par la constitution et soumis, par le fait, aux conditions de légalité communes à tous les Français. Que fera-t-il ? Comment conciliera-t-il les caractères divers qui se rencontrent en lui ? S’il se tait, s’il se renferme dans une réserve, qui, jusqu’ici, lui a été facile, sa réserve, son silence seront perfidement interprétés ; il sera, il est déjà exposé aux défiances de ces étranges royalistes qui suspectent en lui le prince libéral, et aux violences des républicains qui verront une conspiration dans ses actions les plus simples, dans ses relations, dans son attitude de taciturne. S’il parle, s’il veut expliquer sa position devant le pays, le gouvernement ne cache pas qu’il est disposé à le traiter en prétendant, qu’il tient tout prêt un décret de bannissement. Ce sont là des difficultés inhérentes à une situation exceptionnelle. M. le comte de Paris n’en est point sans doute à s’en préoccuper, il les connaît. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans tous les cas, qu’il se taise ou qu’il parle, il n’est pas de ceux qui excitent les dissensions dans le pays, qui rêvent les coups d’état ou fomentent les guerres civiles. Par son éducation libérale, par ses idées, par ses traditions de famille, il est accoutumé à respecter des lois, la volonté nationale. Il n’est sûrement pas revenu d’Autriche avec l’intention d’engager une campagne agitatrice pour restaurer la monarchie. Les républicains répètent chaque jour qu’il n’y a rien de semblable à craindre, que ces incidens de Frohsdorf et de Goritz ont trouvé l’opinion indifférente, que la république est plus que jamais enracinée dans le pays. Soit ; mais alors à quel propos invoquerait-on les raisons d’état, et tirerait-on si complaisamment du fourreau toutes les armes discrétionnaires pour la défense d’une république qui n’est pas en péril, contre un prince qui n’offense pas les lois, qui se borne à rester ce qu’il est devant le pays comme devant l’Europe ?

De cette éventualité de monarchie qui vient de reparaître dans un deuil, il en sera ce que les événemens décideront, ce que l’avenir voudra, et ce n’est pas dans tous les cas un décret de bannissement qui empêcherait ce que les circonstances auraient préparé, ce que d’irréparables fautes pourraient seules rendre possible aujourd’hui. Ce qu’il y aurait de mieux pour le moment, si l’on veut donner à la république la vie et la durée qu’on lui promet, serait de chercher une sauvegarde non dans des menaces qui n’ont jamais rien garanti, mais dans une prudente et intelligente administration des affaires de la France. Ce qu’il y aurait de plus sûr, ce serait de bien gouverner, de s’occuper utilement du pays, de lui assurer le repos intérieur par l’équité, la paix extérieure par la vigilance, au lieu de se complaire sans cesse dans ces déclamations qui sont le fonds invariable de l’éloquence officielle. Ce ne sont pas, en effet, les discours qui manquent aujourd’hui, par cette saison d’automne, où les membres du gouvernement profitent des vacances pour aller figurer dans les banquets de province, dans les comices ou aux inaugurations de statues, semant sur leur passage des harangues de tous les genres. M. le ministre des travaux publics se promène en homme heureux de ses succès, dans les Pyrénées et dans la Gironde, parlant de chemins de fer, de ports et de canaux. M. le ministre de l’agriculture fait dans les Vosges des discours aimables et instructifs sur les intérêts agricoles dont il a la protection : il est dans son rôle. M. le ministre de l’intérieur, à défaut de M. le président du conseil qui est au repos, représente, quant à lui, dans le concert officiel du moment la grosse fanfare politique, l’éloquence nuageuse et prétentieuse. M. Waldeck-Rousseau est sans doute un homme de mérite ; il ne s’aperçoit pas seulement qu’il a toujours l’air de promulguer l’évangile du « gouvernement fort, » qu’il a inventé après M. Gambetta. Il a fait, lui aussi, son voyage ; il est allé l’autre jour inaugurer la statue de Lafayette au Puy, et il n’a pas laissé échapper l’occasion de prononcer un de ces discours qui sont un mélange de suffisance, d’histoire équivoque, de politique ambitieuse, et d’emphase un peu banale.

Ce n’est pas la première fois que M. Waldeck-Rousseau parle dans ses discours de gala de la révolution française, qu’il prétend continuer et dont il commente l’histoire avec sa liberté d’un esprit qui ne doute de rien. L’autre jour, au Puy, autour de la statue d’un homme dont la vie aurait pu, en effet, lui fournir quelques lumières, il a repris le problème ; il s’est demandé comment cette révolution si puissante, si prodigieuse, avait pu être un jour si brusquement et si tristement interrompue, comment il avait pu arriver qu’après dix ans d’improvisations de génie, il suffit d’un demi-bataillon envahissant une assemblée de législateurs pour en finir avec la république, pour rejeter la France dans la monarchie, dans une série de monarchies. Oui, comment cela s’est-il fait ? C’est que le peuple n’avait pas encore alors l’éducation politique qu’il a reçue depuis, qu’il a aujourd’hui par les soins de l’opportunisme ! C’est l’explication de M. Waldeck-Rousseau. M. le ministre de l’intérieur aurait pu se faire une autre réponse plus précise, historiquement plus juste ; il aurait pu se dire que si un jour les grenadiers de brumaire avaient suffi pour changer les destinées publiques, c’est que, pendant dix ans, les « grands hommes » dont il invoque l’exemple avaient commis de telles violences, de tels attentats contre la vie, les intérêts et la conscience des hommes, que la France épuisée, excédée par la terreur, n’aspirait plus qu’à la délivrance et au repos, fût-ce sous un maître. C’est l’effet ordinaire de la politique jacobine sous sa forme violente ; toute la question est de savoir si, pratiquée avec plus d’art, atténuée par ce qu’on appelle la « méthode, » elle ne peut pas avoir plus lentement, mais aussi sûrement les mêmes effets. M. le ministre de l’intérieur a fait, en passant, une autre découverte précieuse pour l’histoire. Il a constaté que la France avait prodigieusement reculé sous la restauration et qu’à cette époque, « le libéralisme semblait être le monopole de quelques officiers de l’empire en demi-solde. » C’est ce qu’on appelle juger le passé à la façon opportuniste. M. le ministre de l’intérieur pourrait, à la rigueur, faire avec profit quelques études nouvelles ; il découvrirait que les vraies idées libérales françaises ont une autre origine et une autre histoire. Ces idées ont assez vécu, elles ont produit assez d’œuvres bienfaisantes, même sous ces régimes constitutionnels que M. Waldeck-Rousseau traite si dédaigneusement, pour avoir une tradition, une force, une armée parmi les hommes éclairés de France, et elles ont cela de caractéristique justement qu’elles sont aussi opposées à la politique jacobine qu’à la politique impériale.

Après cela, M. le ministre de l’intérieur, qui est un si fidèle historien, peut, s’il le veut, se donner la satisfaction de représenter son parti comme ayant redressé et fixé les destinées de la France ; il peut exalter l’opportunisme pour tout ce qu’il a fait depuis dix ans, pour les réformes qu’il a réalisées, pour la politique rationnelle, méthodique et progressive qu’il a inaugurée, pour le caractère indestructible qu’il a imprimé à la république ; il peut aussi voir, dans des élections plus ou moins favorables, les signes d’une adhésion croissante du pays au système de gouvernement dont il se plaît à vanter les mérites. Soit ! Il croit servir ainsi la république ; il ne s’aperçoit pas qu’il ne représente que les passions, les préjugés, les intérêts, les illusions et les infatuations d’un parti. Ce qu’il désigne sous le nom de « gouvernement fort » n’est que le gouvernement d’un parti, de même que les œuvres qu’il énumère ne sont que des œuvres de parti.

On peut dire ce qu’on veut dans les discours officiels, et tout représenter sous des couleurs complaisantes. Traduisez les déclamations dans la réalité, il reste ce qu’on voit tous les jours : les actes ministériels qui se succèdent, les petits calculs d’une domination exclusive et jalouse. Est-ce que ce n’est pas le plus despotique esprit de parti qui a inspiré, imposé cette prétendue réforme judiciaire dont la chancellerie vient de commencer l’exécution ? Il s’agit bien d’exécution en effet ! M. le garde des sceaux, pour son coup d’essai, a exécuté des chefs de cours d’appel, des premiers présidens, et s’il n’y en a pas quelques-uns de plus exécutés, c’est que ceux qui ont été épargnés touchent à la limite d’âge. Ce n’est que le commencement de cette vaste manipulation de la magistrature française, et, M. le garde des sceaux ne le voulût-il pas, il serait entraîné forcément à des iniquités par la dangereuse logique de cet arbitraire qui ne lui a été confié que pour satisfaire des ressentimens et des convoitises Est-ce que M. le ministre de la guerre ne gouverne pas l’armée, n’interprète pas les règlemens en serviteur d’un parti ? On vient de le voir dernièrement encore. Un général du cadre de réserve a écrit une lettre critiquant assez vertement une circulaire ministérielle relative à la tenue des officiers. Le général, par sa position de demi-retraite, se croyait peut-être un peu plus libre d’exprimer une opinion sur le respect de l’uniforme ; il se mettait néanmoins eh dehors des règlemens et il a été puni sévèrement. A côté, un autre général a écrit un livre où, en prenant la liberté de tout juger, il a eu l’art de célébrer les vertus républicaines : celui-là jouit de toutes les faveurs ! Des deux côtés, cependant, l’infraction est la même. Et M. le ministre de la guerre lui-même, comme s’il n’avait pas assez de sa lourde et laborieuse administration, ne trouve-t-il pas le temps de faire des discours tout politiques, de dire son mot sur l’inauguration de la statue de Lafayette ? Notez qu’il n’a pas même paru au Puy, qu’il n’était obligé à rien, et qu’il a pourtant tenu à faire débiter par procuration une élucubration très républicaine peut-être, mais à coup sûr fort médiocre. Croit-on que la république serait moins en sûreté si M. le ministre de la guerre s’occupait exclusivement des affaires de l’armée au lieu de faire des discours politiques ou de se servir avec partialité des règlemens militaires, et si on n’avait pas confié à M. le garde des sceaux les dangereux moyens de satisfaire les rancunes et les cupidités de parti aux dépens de la magistrature française ?

Pense-t-on surtout que la république ne serait pas dans des conditions meilleures si elle avait un gouvernement affranchi de ces influences de parti pour s’occuper avec suite, avec autorité des intérêts nationaux de la France ? La plupart des difficultés extérieures qui existent aujourd’hui n’ont pris une certaine extension ou une certaine gravité que parce qu’on ne les a pas prévues, ou parce qu’on n’a pas su prendre à propos les mesures nécessaires pour les limiter, pour en atténuer le caractère et les conséquences. C’est ainsi que, dans ces affaires du Tonkin, on a commencé par n’avoir qu’une idée peu précise, très incomplète de l’entreprise dans laquelle on s’engageait ; on a continué par des tergiversations, par des instructions évasives ou contradictoires, par l’envoi de forces insuffisantes, et on s’est trouvé bientôt en face de dangers évidens : dangers de mésaventures militaires dans ces régions lointaines, dangers de complications au moins pénibles en Europe. Il y a eu un moment où la situation créée à la France a été aussi confuse qu’épineuse. Cette situation a semblé, il est vrai, se simplifier, il y a quelques semaines, par le traité que nos agens sont allés signer à la cour de Hué avec le nouvel empereur de l’Annam et qui, en apparence du moins, diminuait le nombre des ennemis que nous pouvions avoir à combattre ; mais d’abord il y aurait à savoir quelle est l’efficacité réelle de ce traité, comment il sera exécuté, et de plus, pendant que la question se simplifiait du côté de Hué, si tant est qu’elle soit simplifiée, elle a paru se compliquer et s’aggraver du côté de la Chine. Les Chinois auraient, dit-on, envoyé des forces militaires à la frontière du Tonkin, et se livreraient à d’assez sérieux préparatifs de guerre. Que ces préparatifs aient été exagérés par les Anglais, dont la mauvaise humeur ne se déguise guère, c’est possible ; il est certain pourtant que la Chine n’est pas disposée à reconnaître notre traité avec l’Annam et qu’il y aura toujours à débattre avec elle cette affaire du Tonkin. Sera-ce par la guerre ? c’est une extrémité à laquelle on ne se résoudra sans doute qu’après avoir épuisé tous les autres moyens, En finira-t-on pacifiquement dès aujourd’hui ? Il y aurait, d’après toutes les apparences, des négociations nouvelles renouées entre l’envoyé du Céleste-Empire et notre ministre, des affaires étrangères ; mais ces négociations prissent-elles un caractère décisif, tout ne serait certes pas terminé, et la paix fût-elle maintenue avec la Chine, le Tonkin nous réserverait peut-être encore bien des surprises, bien des difficultés à surmonter.

Ces affaires de l’extrême Orient restent plus que jamais, à n’en pas douter, la préoccupation de la France, d’autant plus qu’on n’a démêlé jusqu’ici ni les vrais desseins du gouvernement, ni les proportions de ces entreprises lointaines, ni ce qui peut en résulter dans l’ensemble de nos rapports. A la rigueur, une campagne dans le Tonkin ou même contre les Chinois ne serait rien, il n’y aurait pas de quoi émouvoir une puissance sérieuse ; ce qui est grave, c’est l’inconnu, c’est surtout ce qui peut survenir et enchaîner la politique française dans des conditions générales qui ne sont rien moins que claires et assurées, dans un état de l’Europe, plein d’incertitudes et peut-être de dangers. On aurait beau, en effet, avoir une provision d’optimisme, les choses ne restent pas moins ce qu’elles sont. Tandis que la France s’engage au loin sans savoir où elle ira, quelles charges elle s’impose, l’Europe est une fois de plus dans une de ces phases où elle a l’air de douter de sa propre sécurité, où toutes les politiques semblent occupées à prendre leurs mesures et leurs précautions contre l’imprévu. On s’est remis depuis quelques semaines à interroger l’horizon, comme si l’on s’attendait à voir les nuages devenir des orages. À quoi tient cet état assez maladif de l’opinion ? Ce n’est point sans doute pour une polémique acrimonieuse et violente ouverte contre la France, ce n’est pas uniquement pour un article d’un journal de Berlin accoutumé aux querelles d’Allemand que des inquiétudes ont pu sérieusement se réveiller. Ces jactances de plume auraient été sans valeur, si elles n’avaient coïncidé avec d’autres incidens, avec une certaine agitation de diplomatie, avec des entrevues de souverains, des rencontres de chanceliers, des voyages princiers ; et tous ces faits réunis ne prennent eux-mêmes une si frappante importance pour l’opinion que parce qu’ils sont évidemment les signes d’une situation sans fixité et sans garanties, où l’on sent que tout est possible.

C’est depuis longtemps le privilège de M. de Bismarck de se jouer dans cette situation, dont il est le principal auteur, de tenir dans ses mains les fils de l’imbroglio européen et de ne pouvoir faire un mouvement, un geste sans provoquer tous les commentaires ou tous les soupçons. Toutes les fois qu’il sort de sa solitude, on est porté à supposer que ce n’est pas pour rien. Il en est ainsi aujourd’hui. L’empereur Guillaume et l’empereur François-Joseph se rencontraient, il y a quelques semaines, à Ischl. Maintenant le chancelier d’Allemagne, se rendant à Gastein pour se soigner, s’est arrêté quelques jours à Salzbourg, où il a longuement et mystérieusement conféré avec le chef de la chancellerie autrichienne, le comte Kalnoky. Comme pour donner plus d’importance à ce passage du chancelier à Salzbourg, le ministre de la guerre de Berlin, le lieutenant impérial dans l’Alsace-Lorraine, le feld-maréchal de Manteuffel, ont été convoqués. Aussitôt toutes les curiosités ont été en éveil, toutes les imaginations se sont mises en campagne, cherchant le secret de ces entrevues, de ces conférences, qui ne manquent pas évidemment de portée dans l’état présent de l’Europe. Les uns ont supposé que M. de Bismarck, en se faisant précéder par l’article retentissant du journal de Berlin, avait agi avec calcul, qu’il portait à Salzbourg une certaine préoccupation des affaires de la France, des résistances que l’Allemagne rencontre dans l’Alsace-Lorraine, et qu’il avait voulu s’entendre soit avec le comte Kalnoky, soit avec le maréchal de Manteuffel sur tout ce qui pourrait arriver ; les autres ont prétendu qu’il s’agissait de l’Orient, de l’éventualité d’un conflit avec la Russie, des rapports difficiles qui existent déjà depuis quelque temps entre les trois empires, et qui se traduisent en manifestations de défiance, en armemens, en accumulations de forces militaires sur les frontières. Il est assez présumable, en effet, qu’on s’est occupé à Salzbourg de toutes ces questions et de bien d’autres encore qui pèsent sur la politique de l’Europe. On a dû essayer de tout prévoir, échanger des vues, c’est infiniment probable, et ce qui semble, dans tous les cas, indiqué par la nature des choses, par une foule de circonstances, c’est que cette entrevue des deux chanceliers, suivant de si près l’entrevue des deux empereurs, doit avoir eu pour premier objet, pour objet précis, le renouvellement ou l’affermissement de l’alliance austro-allemande. Il est possible aussi que M. de Bismarck, après avoir admis déjà l’Italie dans la combinaison qui réunit les deux empires du centre, ne dédaigne pas d’y introduire, comme auxiliaires ou comme figurans, d’autres états, grands ou petits, dont il croirait pouvoir se servir. C’est le sens apparent, vraisemblable, de tout ce mouvement de princes visitant aujourd’hui l’Allemagne, Vienne et Berlin, tournant autour des deux empereurs. C’est la tactique évidente du terrible chancelier, autrefois si loquace, devenu depuis quelque temps si taciturne, de réunir le plus d’alliés possible, de créer au centre du continent une force compacte, en s’étudiant à isoler ceux qu’il considère comme des adversaires éventuels, à rejeter la Russie au nord, la France au midi, de façon à rester maître de la situation de l’Europe.

La tactique n’est sûrement ni sans habileté ni sans grandeur, et M. de Bismarck est bien homme à poursuivre avec ténacité des desseins qu’il peut juger utiles à la sécurité de l’empire. Est-ce à dire que cette alliance affermie ou renouvelée avec l’Autriche, complétée par d’autres accessions dans diverses parties de l’Europe, soit le préliminaire de complications immédiates ou prochaines ? Les causes de conflits grands ou petits, ces allumettes dont parlait autrefois lord Palmerston, ne manquent certes pas aujourd’hui sur le continent européen, et le soupçonneux chancelier de Berlin tient visiblement à se mettre en garde ; mais, avec toutes ses hauteurs et ses impatiences de prépotent, il hésiterait vraisemblablement lui-même à donner un signal de guerre, à essayer de changer en instrument d’agression et de perturbation des combinaisons de diplomatie qui n’ont eu jusqu’ici, on l’a assez déclaré, qu’un caractère défensif et pacifique. M. de Bismarck peut, de temps à autre, déchaîner les brutalités de ses journaux contre la France, il peut avoir des soupçons du côté de la Russie : il y a encore loin de tout cela à l’action. Tous les états d’ailleurs n’ont pas les mouvemens si libres, et l’Autriche elle-même, bien qu’enchaînée par sa politique orientale à l’Allemagne, est la première intéressée à ne rien précipiter, à ne pas s’engager à la légère. Elle a assez d’embarras intérieurs dans toutes les incohérences et les rivalités de races qui viennent d’éclater encore une fois par les troubles de la Croatie.

La Croatie, on le sait, relève de la couronne de Hongrie ; mais elle est une vassale toujours insoumise, semi-indépendante, aspirant à reprendre un rôle national, et à former à son tour un royaume relevant uniquement de l’empire. Les derniers troubles ont commencé par des échauffourées qui ont éclaté, à Agram, par des insultes aux écussons hongrois, qui ont été arrachés presque partout. Le cabinet de Pesth, d’accord avec le ministère commun de l’empire, a voulu nécessairement rétablir les écussons arrachés ; mais aussitôt l’agitation a grandi, s’est étendue à toute la Croatie et est devenue une sorte d’insurrection séparatiste nationale contre la domination magyare. Le ban de Croatie, le comte Pejacsevich, n’a plus voulu exécuter les ordres venus de Pesth et a donné sa démission. Il a fallu nommer un commissaire impérial avec des pouvoirs extraordinaires pour rétablir l’ordre, Le ministère de Hongrie se trouve dans l’alternative de subir une humiliation en acceptant les conditions des Croates ou d’employer la force, d’exercer des répressions sanglantes contre des populations qui attestent d’ailleurs leur fidélité à l’empereur. La situation est d’autant plus critique pour le gouvernement hongrois que, dans le royaume même, dans quelques comitats, le mouvement antisémitique a pris depuis quelques semaines un caractère de violence extraordinaire. Ce ne sont plus des manifestations accidentelles, ce sont de vraies guerres de paysans contre la race israélite, des assauts organisés contre les juifs, contre leurs familles et leurs maisons. On a été réduit à envoyer des troupes contre ces séditions populaires ; et sur plusieurs points la répression a été sanglante. L’agitation antisémitique de Hongrie se mêle à l’agitation nationale de Croatie pour créer à l’Autriche une situation telle que le cabinet de Vienne est probablement peu désireux de voir surgir par surcroît des complications extérieures, toujours redoutables.

L’Espagne, à son tour, sort à peine d’une crise intérieure qui, pour n’avoir duré que quelques jours, n’a pas moins une certaine signification et pourrait passer pour une préface assez peu brillante du voyage que le roi Alphonse XII a cru de voir entreprendre en Allemagne. C’est la première fois, en effet, que l’esprit de sédition a reparu dans l’armée, que des régimens se sont insurgés depuis la restauration, et la situation a paru un moment assez grave pour qu’on ait cru de voir mettre certaines contrées en état de siège, décréter la suppression des garanties constitutionnelles. L’échauffourée a été promptement vaincue sans doute par les mesures énergiques qui ont été prises. Le roi s’est empressé de parcourir quelques provinces, il s’est mêlé aux populations, à l’armée, et tout a paru terminé. Les événemens du mois dernier ont eu cependant un premier résultat. A peine le danger semblait-il passé, qu’il s’est élevé dans le gouvernement une sorte de conflit entre les partisans d’une politique de forte vigilance et ceux qui désiraient en finir au plus tôt avec les souvenirs importuns des derniers incidens insurrectionnels. D’un côté étaient le ministre de la guerre et ses amis, dans l’autre camp se trouvaient le président du conseil, M. Sagasta, et les libéraux du cabinet. Ce sont ces derniers qui ont gardé l’avantage, puisque l’état de siège a été levé et que les garanties constitutionnelles, un instant suspendues, ont été rétablies. La lutte d’influences qui existe dans le ministère n’est au surplus que suspendue.

La crise subsiste, elle n’est pas dénouée, elle a été ajournée d’un commun accord jusqu’après le voyage du roi en Allemagne ; mais c’est là justement la question : pourquoi ce voyage dans les circonstances présentes ? Il semble vraiment assez peu plausible, soit en raison de la situation intérieure de l’Espagne, soit parce qu’il pouvait prendre une signification peu obligeante pour la France dans les conditions de la politique générale. Le roi Alphonse, il est vrai, a tenu à dissiper tous les doutes avant son départ. Il a saisi l’occasion d’une inauguration de chemin de fer pour attester publiquement ses cordiales sympathies envers la France, pour dire tout haut le prix qu’il attache à l’amitié durable des deux nations. Il doit, dit-on, s’arrêter à Paris à son retour. Il est certain qu’on ne voit guère ce que l’Espagne irait chercher en Allemagne, quel rôle elle pourrait prendre dans des combinaisons où elle n’a que faire. Par tous ses intérêts elle est liée à la France, et toute politique qui méconnaîtrait les intérêts traditionnels qui unissent les deux pays ne serait qu’une fantaisie périlleuse.

CH. DE MAZADE.


Le Trésor de la famille, par M. J.-P. Houzé. — Les Animaux utiles, par M. R. Boulart. — Les Plantes médicinales et usuelles, par M. H. Rodin. — Dictionnaire vétérinaire, par M. L. Félizet — Code de la législation forestière, par M. A. Puton. — L’Art de planter, par M. de Manteuffel ; 6 vol. in-18, illustrés de gravures ; Rothschild.

Bien des gens qui se plaignent avec amertume et colère lorsqu’ils se trouvent aux prises avec ces accidens désagréables, ces ennuis et ces embarras que nous appelons les petites misères de la vie domestique, ne se doutent guère combien il eût été souvent facile d’y échapper ; mais on apprend toujours trop tard ce qu’il eût fallu faire pour cela, et l’expérience s’acquiert lentement et chèrement. Il y a une disproportion parfois risible entre le temps, l’argent, le bien-être, qu’il faut sacrifier pour réparer telle faute que l’insouciance ou l’ignorance vous a fait commettre, et ce qu’il en eût coûté pour l’éviter. C’est que les uns n’aiment pas à questionner et les autres s’adressent à de plus ignorans qu’eux, mais donneurs de conseils intrépides ; les uns comme les autres gagneraient à se rappeler qu’un bon livre est un conseiller que l’on garde sous la main et dont les réponses sont, de plus, sincères et désintéressées. Le tout, c’est de s’habituer à le consulter : lui, ne refuse pas de parler, et ses services n’ont pas de tarif. Ouvrez, par exemple, cette petite encyclopédie portative des connaissances pratiques qui s’intitule le Trésor de la famille : elle a réponse à toutes les questions ; elle a prévu tous les problèmes qui touchent u l’habitation, l’ameublement, l’alimentation, l’habillement, la toilette, l’hygiène, la médecine et la pharmacie domestiques, l’éducation des enfans, les usages de la société, les lois de l’économie domestique ; » elle n’oublie même pas qu’en France, « nul n’est censé ignorer la loi. » Moins universels et compréhensifs que ce vade rnecum, voici une série de petits traités à l’usage des gens du monde, où se trouvent réunies les notions les plus essentielles sur les animaux et les plantes, la manière de les utiliser, les moyens de les multiplier et de les conserver, en dépit de l’inclémence des saisons, et contre les désastreuses inspirations de l’empirisme. On y trouvera des préceptes rationnels dont l’expérience a démontré l’efficacité ; on y apprendra les soins que réclament les plantes d’appartement comme les arbres de la forêt, les animaux qui ne sont pour nous que des compagnons fidèles, comme ceux qui constituent la fortune du campagnard. Ces petits volumes, de format commode et d’apparence élégante, dont nous avons énuméré les titres, professent tous l’ambition d’être des conseillers utiles et de facile accès. Manuels d’éducation et d’hygiène appliquée à nos serviteurs des règnes inférieurs, ou guides à travers les dédales de la législation, ils sont destinés à nous fournir des règles de conduite et à prévenir des regrets tardifs.

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Le marché financier de Paris est resté soumis pendant la première quinzaine de septembre, plus complètement encore peut-être qu’on ne l’avait vu jusqu’ici, à des influences et à des préoccupations d’ordre purement politique. Les articles de la Gazette de l’Allemagne du Nord et la polémique qui en est sortie, à laquelle ont pris part les plus importans organes de la presse européenne, les nouvelles transmises de Hong-Kong aux feuilles britanniques et américaines, la réouverture officielle des négociations entre notre ministre des affaires étrangères et l’ambassadeur de Chine, le voyage du roi d’Espagne en Allemagne, les troubles agraires en Croatie, les événemens assez mystérieux qui se passent ou se préparent en Bulgarie, tels sont les faits qui déterminent à notre Bourse les mouvemens incertains, saccadés qu’enregistre la cote de nos fonds publics.

Des variations qui se produisent dans la situation des deux grandes banques d’Angleterre et de France et dans l’état général du marché monétaire, de l’abondance plus ou moins grande de l’argent, des probabilités d’un relèvement ou d’un abaissement à bref délai du taux de loyer des capitaux, de l’importance que le déficit des récoltes en Europe pourra donner aux exportations métalliques cet hiver, de la diminution constante du rendement des impôts, de tous ces phénomènes économiques ou financiers qui constituaient autrefois le principal objet des préoccupations du spéculateur, il n’est plus question aujourd’hui ; nul ne s’en inquiète ; il s’agit bien de savoir dans quelle proportion l’or doit quitter les caisses de la Banque, alors qu’on se voit réduit à chercher une réponse à cette question : Le marquis Tseng, ambassadeur de Chine, a-t-il repassé le détroit pour installer sa famille à Folkestone, ou faut-il croire qu’il est décidé à ne revenir que lorsque le cabinet français aura souscrit à son ultimatum ?

L’activité des transactions à la Bourse de Paris est chaque quinzaine en décroissance. On s’étonne, lorsque survient une liquidation, que l’importance des engagemens ait pu se réduire encore depuis la liquidation précédente, tant elle avait alors paru déjà réduite. Il n’y a plus, à vrai dire, de spéculation. La haute banque se renferme dans une abstention complète ; il ne reste plus à la Bourse que les joueurs des catégories inférieures, qui opèrent au jour le jour, sans vues arrêtées, tantôt à la hausse, tantôt à la baisse, au gré des événemens, et qui modifient à tout instant leurs positions, selon la teneur des dépêches qui leur parviennent entre midi et demi et trois heures. Sur le marché libre, les transactions paraissent encore quelque peu animées, par suite du jeu incessant des primes pour le lendemain, qui donne lieu à un grand nombre de transactions, mais qui suppose les engagemens presque aussitôt liquidés que contractés. Au comptant, même incertitude de l’épargne, même va-et-vient des cours entre des limites étroitement fixées par l’impatience égale que montrent acheteurs et vendeurs à réaliser leurs pertes ou leurs bénéfices aussitôt qu’un écart de quelques centimes se trouve atteint.

Qu’il existe un parti de baissiers, tenant en échec ce qui reste de l’ancienne spéculation à la hausse, ce n’est guère douteux ; mais ces baissiers ne sont ni aussi puissans ni aussi nombreux qu’on le croit généralement. On ne saurait s’expliquer autrement la fermeté réelle des rentes françaises et de quelques-unes des plus importantes valeurs de la cote, qu’on ne voit point baisser, en dépit des mauvaises dispositions dominantes, et des progrès constans que fait le découragement parmi les porteurs de titres.

Ce qui rend les baissiers relativement prudens et empêche le découvert de prendre des proportions inquiétantes pour la tenue du marché, c’est l’extrême facilité avec laquelle les acheteurs se font reporter à chaque liquidation nouvelle. La défiance générale maintient beaucoup de capitaux disponibles, et les offres de concours sont tellement empressées que l’argent qui trouve encore à s’employer en reports n’obtient plus qu’une rémunération dérisoire. Encore faut-il reconnaître que cette situation ne modifie pas les dispositions des capitalistes, et que ceux-ci aiment mieux se contenter d’un revenu minime, ou même garder leurs capitaux inoccupés que de les employer en achats de valeurs. De plus, les vendeurs à découvert étant en nombre, et rien ne les sollicitant à des rachats, c’est par eux qu’est fournie la principale contrepartie aux acheteurs désireux de conserver leurs positions.

Il y a quinze jours, on a compensé le 3 pour 100 à 80 francs et le 4 1/2 à 108.50. Dès le lendemain de la liquidation, ces cours étaient attaqués et peu à peu le mouvement rétrograde s’est développé jusqu’à ce que le premier fonds eût atteint 79.50 et le second 108 francs. À ce moment, la guerre avec la Chine paraissait imminente ; toutes les heureuses conséquences du succès obtenu devant Hué et du traité qui en avait été le fruit paraissaient perdues. Les troupes chinoises passaient la frontière. Il fallait envoyer des renforts et l’on parlait de la convocation des chambres.

Le marquis Tseng est venu alors de Londres à Paris pour entamer de nouvelles négociations avec M. Challemel-Lacour ; ce fait a valu à nos rentes une reprise de 50 centimes. Les cours de compensation se sont trouvés regagnés. Mais serait-il raisonnable d’escompter une heureuse issue des pourparlers engagés ? Le gouvernement de Pékin entendra-t-il raison et ne nous forcera-t-il pas, par d’inacceptables prétentions, à aller jusqu’au bout de l’entreprise commencée ? Ces divers points d’interrogation ont arrêté le 4 1/2 à 108.40 ; la nouvelle de l’incendie de plusieurs maisons européennes à Canton a déterminé un nouveau recul. Malgré l’intervention officieuse du gouvernement anglais, qui fait les plus louables efforts pour prévenir une rupture complète entre la France et la Chine, on ne peut prévoir comment se résoudra cette question rendue si complexe par les habitudes de tergiversation et de duplicité de la diplomatie orientale. On comprend donc l’hésitation de la haute banque à se prêter aux tentatives qui pourraient être faites en vue d’un mouvement de reprise.

On comptait cependant sur un mouvement de ce genre, accompagnement obligatoire des grandes opérations financières qui ont pour objet un appel aux capitaux du public. Or les promoteurs du creusement de l’isthme de Panama ont résolu de contracter dans les premiers jours du mois prochain un emprunt d’une importance considérable. Avec les 150 millions déjà versés sur le capital social, et avec les fonds provenant. d’une première émission de 250,000 obligations, la compagnie du Canal interocéanique a acheté le chemin de fer du Panama et terminé toutes les études et tous les travaux préparatoires en vue de l’opération du creusement proprement dit du canal. C’est l’opération du creusement qu’il s’agit maintenant d’aborder, et, pour né pas se trouver à court de ressources, la compagnie croit avoir besoin de près de 200 millions. Elle va donc émettre 600,000 obligations, rapportant 15 francs par an, remboursables à 500 francs, et elle offrira, dit-on, ces titres au public au prix de 291 francs. L’émission n’est pas encore officiellement annoncée, et il se pourrait faire qu’elle fût ajournée, si les événemens prenaient mauvaise tournure du côté de la Chine. M. de Lesseps n’a jamais trouvé l’épargne française sourde à ses appels, Mais, si robuste que puisse être la foi des souscripteurs du futur emprunt, le moment ne paraît pas propice pour opérer un aussi fort prélèvement sur les capitaux sans emploi.

Il a été question d’un autre grande opération financière, l’émission des actions de la société en voie de formation pour l’exploitation de la régie cointéressée des tabacs en Turquie. La Banque Ottomane s’occupe en effet de la constitution de cette société ; à laquelle prendront part d’importans établissemens de crédit d’Angleterre, de France, d’Allemagne et d’Autriche. Mais cette affaire ne donnera pas lieu à une souscription publique d’actions. Les titres seront souscrits directement par les diverses maisons qui s’occupent, avec la Banque Ottomane, de la formation de la société ; il en sera vendu ensuite ultérieurement un certain nombre sur le marché, mais seulement quand les circonstances politiques et financières paraîtront favorables, ce qui n’est pas le cas actuellement Le marché des valeurs est tout à fait abandonné. Quelques achats ont relevé pendant deux ou trois jours l’action de Suez à 2,425, mais ce titre a été ramené depuis à 2,400. La Compagnie vient de faire connaître qu’elle adoptait dès maintenant quelques-unes des mesures que le projet de convention entre M. Gladstone et M. de Lesseps avait stipulées en vue de donner satisfaction aux réclamations du commerce anglais. Il en résultera une légère diminution des recettes ; mais il est important pour la compagnie de désarmer peu à peu cette opposition des armateurs anglais qui avait pris, il y a quelques semaines, un caractère si aigu et si menaçant.

Les actions de nos grandes compagnies de chemins de fer se maintiennent avec une grande fermeté. Ces titres sont bien classés et n’ont rien perdu de leur faveur auprès de l’épargne. Aussi les baissiers perdraient-ils leur peine à les vouloir attaquer. Mais ce n’est pas une raison, d’autre part, pour tenter de leur imprimer une impulsion de hausse sous le prétexte que le vote des conventions leur a ouvert de nouvelles perspectives de prospérité. Ce vote a consolidé la situation des compagnies, mais en même temps il a rendu improbable pour longtemps toute augmentation des dividendes. Les actions sont donc à leur prix, et la spéculation commettrait une imprudence en voulant, comme on l’a annoncé par exemple pour l’Orléans, les relever brusquement au-dessus du niveau actuel.

Les institutions de crédit sont à peu près toutes réduites à l’inaction. Le Crédit foncier, il est vrai, développe ses opérations de prêts ; mais la Société générale, le Crédit lyonnais, la Banque d’escompte, etc., bornant forcément leur activité à ce qu’on appelle les affaires courantes, voient se tarir chaque jour la source de leurs revenus : il faut prévoir, pour 1883, des dividendes inférieurs aux répartitions de 1882. Cette éventualité écarte les acheteurs, et la plupart des titres des banques ne sont plus cotés que nominalement. De là l’immobilité des cours, les transactions effectives (quand il s’en produit) ne faisant que provoquer une nouvelle baisse.

Les fonds étrangers ont été fermes depuis la dernière liquidation. Peut-être même une certaine amélioration aurait-elle pu avoir lieu sur ce groupe de titres si le Stock-Exchange n’avait eu à subir une violente secousse par suite d’un effondrement de 30 pour 100 sur les Chemins mexicains. La liquidation de quinzaine à Londres, qui s’effectue en ce moment, a été rendue un peu laborieuse par cet incident, dont notre marche des valeurs internationales reçoit indirectement le contre-coup.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.