Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1919

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Chronique n° 2098
14 septembre 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Tandis qu’usant d’un droit inscrit dans la Constitution fédérale des États-Unis, la Commission des Affaires extérieures du Sénat américain étudie et prépare des amendements au Traité avec l’Allemagne, particulièrement au Pacte de la Société des Nations, et précisément en vue de restreindre ou d’éviter les cas d’intervention militaire en Europe, chez nous la Chambre des Députés discute ce Traité, sans y pouvoir changer une virgule, et est condamnée d’avance à l’accepter ou à le rejeter en bloc, conformément aux lois constitutionnelles de 1875. De là une première inégalité dans la position respective des deux Parlements et des deux pays : le même texte, qui est pour nous ne varietur, est pour nos associés susceptible d’être modifié ; et Pascal a raison une fois de plus : vérité en deçà des Pyrénées..., obligation en deçà de l’Atlantique, faculté au delà. Ou plutôt, l’obligation sera pleine et entière pour tous les contractants, mais, dans le fait, elle l’est déjà pour nous, elle ne le sera pour les États-Unis que par l’approbation du Sénat. La seule signature de son Gouvernement engage la France ; la Confédération ne sera tout à fait engagée que lorsque le Sénat aura contresigné.

Qu’on ne nous dise pas qu’il en est de même ici, et que si les Chambres jugent faibles certaines parties du Traité et certaines de ses clauses défectueuses, elles n’ont qu’à ne point autoriser la ratification. L’impossibilité de corriger entraîne la nécessité de consentir. Ou bien, ce n’est pas telle ou telle stipulation du Traité qu’il faudrait repousser, mais le Traité dans son ensemble, en ses treize ou quatorze parties, et de son premier à son quatre cent quarantième article. Seconde impossibilité : comme il arrive souvent, l’énormité de la sanction la rend vaine. Elle serait absolument disproportionnée et proprement déraisonnable : mais, quand le remède serait pire que le mal, il n’y a point de remède. Le Traité contient d’excellentes choses, et les bonnes y sont en nombre incomparablement plus grand, non pas même que les mauvaises, mais que celles qui laissent par trop à désirer. Tout ce que l’on peut en dire, si l’on est résolu à se montrer très sévère, c’est que le travail est médiocre et qu’une belle matière a été, par ci par là, un peu gâchée. Mais voilà tout ; et, placé dans l’alternative ou de tout prendre ou de tout perdre, il serait insensé de préférer rien, et de recommencer dans le vide et dans le noir une œuvre dont on n’est plus le maître.

Cette situation embarrassante et fausse, où se trouvent ceux auxquels on demande de souscrire au Traité ainsi qu’on demandait jadis de souscrire à une Bulle, ne pouvait manquer de donner le ton au débat. « Nous avons assisté, a dit l’un des orateurs, à une longue succession d’explications de vote, et ces explications de vote avaient le caractère de toutes les explications de vote, c’est-à-dire que les votes annoncés étaient le plus souvent en contradiction avec les raisons invoquées. » Mais justement le débat ne pouvait dépouiller ce caractère académique que pour en revêtir un autre, le plus fâcheusement parlementaire, celui d’une bataille ou, pour ne pas exagérer, d’un assaut contre le cabinet. On ne devait plus voir le Traité qu’à travers ses auteurs, et la question de la paix allait devenir ce que tout devient dans les Chambres, une question ministérielle.

Nous voudrions, de cet asile d’esprit où les passions environnantes ne nous troublent pas la vue et ne nous égarent pas la main, regarder d’un peu haut cette paix qu’on nous offre et dessiner dans ses grandes lignes l’Europe qu’elle nous fait. La discussion engagée et poursuivie à la tribune nous fournil l’occasion de résumer, en la côtoyant, ce que nous avons écrit, de quinzaine en quinzaine, depuis dix mois. Il ne nous sera pas difficile de nous mettre en état d’impartialité, et de considérer le Traité en lui-même, sans la moindre acception ni exception de personnes.. Les hommes nous sont plus que respectables : ils nous sont indifférents ; ceux-ci ou d’autres, où sont ceux qui eussent été de plain-pied à la hauteur et exactement à l’échelle des circonstances ? Nous avons donc soutenu ceux-ci, d’une sympathie qui n’a pas hésité et qui ne s’est ni réservée, ni marchandée, ni reprise, d’abord parce qu’ils étaient là, ensuite parce qu’ils ont bravement entrepris, énergiquement conduit, heureusement achevé la première partie de la tâche, qui était aussi la première condition de la paix, et qui était de vaincre.

Comme le gouvernement qui l’a conclu, le traité de paix a ce mérite souverain qu’il existe. La jument de Roland, avec toutes ses qualités et un seul défaut, ne valait plus un clou d’un de ses quatre fers : avec tous les défauts, et la seule qualité qui lui manquait, qui sait où elle eût pu encore porter le paladin ?

Au sommet du Traité de paix, dressons sa plus haute vertu, arborons sa plus pure gloire. Il nous remet en possession de l’Alsace et de la Lorraine, nous réintègre dans notre bien. Et les considérants de l’arrêt doublent le prix du dispositif : « Les Hautes Puissances contractantes, ayant reconnu l’obligation morale de réparer le tort fait par l’Allemagne, en 1871, tant au droit de la France qu’à la volonté des populations d’Alsace et de Lorraine, séparées de leur patrie, malgré la protestation solennelle de leurs représentants à l’Assemblée de Bordeaux, sont d’accord sur les articles suivants... etc.. » N’y eût-il pas une ligne de plus dans le Traité qu’il serait impossible à un Français de ne pas l’accueillir avec joie et reconnaissance, car il restitue à la patrie deux millions de Français, et il répare, au flanc de la France, une mutilation qui saignait encore.

Toutefois, il ne ferme pas, il ne recoud pas des plaies plus anciennes, et, stratégiquement, prenons garde de l’oublier, notre flanc reste découvert. La frontière qui nous est rendue est celle que nous avions au 18 juillet 1870, c’est-à-dire celle de 1813, où les profonds calculs de la Prusse et les craintes ou les rancunes d’autres États avaient ménagé des ouvertures pour pouvoir au besoin venir faire la police chez ce peuple inconstant, frondeur et belliqueux auquel on se plaisait à imputer tous les troubles et tous les malheurs de l’Europe. C’est cette frontière, précisément, celle de 1870, celle de 1813, qui nous a livrés à l’ennemi, il y a cinquante ans. Il semble qu’après une victoire qui fut totale, ou qui ne manqua de l’être, par les armes mêmes, que faute de quelques jours et par suite de la capitulation précipitée de l’ennemi, le moins que nous fussions fondés à attendre, c’était notre frontière de 1814. Or, la frontière de 1814 était à peu près celle de 1790, celle que la France s’était faite vers la fin de la monarchie. En gros, elle se définit, pour ce qui touche l’Alsace et la Lorraine par la possession de Landau et de Sarrelouis. L’Alsace et la Lorraine de 1813 étaient déjà une Alsace et une Lorraine amputées. Nous avions sur l’Alsace et la Lorraine de 1814 et de 1790 les mêmes droits que sur l’Alsace et la Lorraine de 1815. Ou si l’on veut parler un langage qui fut le nôtre sans que personne ait eu à nous l’apprendre, Landau et Sarrelouis avaient le même droit de vouloir être avec nous que Strasbourg et Metz, et longtemps leur fidélité avait saisi les occasions de s’affirmer.

Voilà ce qu’il fallait répéter à nos alliés et associés, jusqu’à ce qu’ils l’eussent entendu. Comment se seraient-ils interdit d’effacer. pour une année de plus, une injustice aussi certaine ? Comment auraient-ils tracé, dans l’histoire, une ligne au delà de laquelle les revendications ne remontent pas, alors qu’ils ressuscitaient la Pologne de 1772 et la Bohême de 1526 ? Surtout, comment n’auraient-ils pas compris que, de 1815 à 1919, la situation était retournée ? Tandis qu’en 1815 on pouvait prendre avec une apparence de raison des mesures de préservation contre les agressions et les menaces du prosélytisme révolutionnaire et de l’impérialisme napoléonien, tout au rebours, en 1919, n’était-ce pas contre les agressions et les menaces du Reich' allemand que l’on devait chercher et trouver des garanties ? Peut-on penser que les événements, — et quels événements ! — ne les aient pas instruits, et qu’ils ne se soient pas convaincus que ce qu’on avait pris au Congrès de Vienne pour un chef-d’œuvre de politique s’était révélé, à la longue, comme la plus lamentable et la plus formidable erreur ?

Mais l’expérience profite peu ; une faute ne guérit pas d’une autre, et, après une erreur, il reste toujours une erreur à commettre. La Conférence de Paris en a commis une, le Congrès de Versailles en consacre une, au prix de laquelle l’abandon de Landau et de Sarrelouis n’est qu’un détail sans importance. Ni nos collaborateurs, ni nous-mêmes, nous ne nous sommes lassés de la dénoncer à cette place et à toutes les pages de la Revue. Nous avons patiemment, obstinément, fait mieux que de la déplorer après coup ; nous avons essayé, quand il en était temps, de prémunir contre elle. Pour en détourner, nous avons invoqué des arguments de tout ordre, historique, juridique, politique. lis se groupaient en quelque sorte spontanément, se formaient en un faisceau qu’il ne paraissait pas possible de rompre. Et d’ailleurs, à quoi bon tous ces arguments ? N’était-ce pas l’évidence et le bon sens ? Cette nouvelle erreur, aussi redoutable peut-être pour l’Europe du XXe siècle que le fut, pour le XIXe, celle de 1815, elle tient tout entière dans la formule même qu’emploie le protocole du Traité de Versailles : « Et l’Allemagne, d’autre part. »

Par l’usage d’une telle formule, le Traité fait plus que de conserver et de reconnaître le Reich allemand. Il fait de l’Allemagne un bloc, ou, si ce n’est pas lui qui fait ce bloc, il le scelle. Il élève l’Allemagne à une puissance d’unité qu’elle n’avait jamais eue. On n’a invité à Versailles que des délégués du seul Reich allemand ; le Reich seul a été admis à présenter ses Remarques ; il a signé tout seul ; il a ratifié tout seul : « Et l’Allemagne, d’autre part, » Non pas l’Empire pour la terre d’Empire ; la Prusse pour la province rhénane, et la Bavière pour le Palatinat, à propos du territoire du Bassin de la Sarre : le Reich tout seul, héritier de l’Empire, l’Allemagne une eu sa prussification. Si bien que nous nous retrouvons en face d’une Allemagne à unité non seulement consolidée, mais renforcée, d’une Allemagne aggravée, puisque, plus l’Allemagne, à côté de nous, est unie, plus nous risquons d’avoir affaire à une Allemagne dangereusement ennemie. Il n’y a donc pas de doute que, du point de vue français, l’opération, ou l’absence de manœuvre, n’a pas été habile. Et si, par hasard, notre point de vue n’a été que le nôtre, si d’autres, de plus loin, ont aperçu l’Europe sous un autre angle, elle est, finalement, mauvaise aussi pour eux, comme pour nous et pour l’Europe elle-même.

En effet, les sûretés qu’on ne nous a pas laissé prendre de la manière qui nous eût le mieux convenu, il a fallu pourtant que de quelque manière on nous les donnât, et il n’y en avait qu’une, qui était une alliance défensive, un traité de garantie. On le sait maintenant, par la publication, en appendice au Rapport général de M. Louis Barthou sur le projet de loi portant approbation du Traité de paix, d’un document capital : le mémoire soumis par le gouvernement français aux représentants des Puissances alliées et associées, à la date. du 25 février, et qui, jusqu’au milieu de mars, a constitué toute notre thèse. La lecture de ce mémoire, devant la Commission chargée d’examiner le Traité, avait produit, il n’y a point à en faire mystère, une impression, et plus encore, une émotion considérable. Dire de lui, comme on l’a dit, qu’il est pressant, qu’il est vraiment fort, n’est pas assez dire, et c’est à peine exagérer que de le qualifier, comme on l’a fait, de chef-d’œuvre : à ce degré, la logique est une espèce de beauté. Si la forme et le fond en sont d’une même main, il est regrettable qu’on n’ait pas trouvé le moyen de la faire plus souvent apparaître dans la négociation ; et si elles sont de deux mains différentes, regrettable qu’on n’ait pas trouvé le moyen de les mieux joindre et de ne pas les séparer. Quoi qu’il en soit, un document semblable, le Mémoire du 25 février « sur la nécessité de fixer au Rhin la frontière occidentale de l’Allemagne, » aurait dû être, sur quiconque l’avait lu, d’un pouvoir irrésistible. Il n’y avait pas à un mot à ajouter, et il n’y avait pas un mot à répondre. Tout au plus peut-on remarquer qu’il eût mieux valu, au lieu de : « la frontière occidentale, » de l’Allemagne, dire, plus simplement et plus exactement, « la frontière militaire, » car, sous ce terme indéfini : « la frontière occidentale, » les interlocuteurs auxquels on s’adressait ont pu s’imaginer autre chose que la seule chose qui fût en question, la frontière militaire, marquée par l’occupation permanente et perpétuelle des six têtes de pont principales sur la rive droite du Rhin et la garde, en arrière, des principales voies de communication. Mais il suffisait de s’expliquer, et même sans explication, de chaque paragraphe, de chaque ligne, dès le début, nette, tranchante, presque impérieuse, la vérité sautait aux yeux : on serait tenté d’écrire qu’elle sautait à la gorge.

Du 25 février au milieu de mars, le Gouvernement français s’y est tenu, comme on se tient à la certitude, à l’article de foi, inébranlablement. Ce n’est que vers le 15 mars que, sur ce point essentiel, il a commencé à fléchir. Pendant ces trois semaines, que s’était-il passé ? Un mémoire postérieur, et assez récent, — de la fin de juillet ou des premiers jours d’août, — nous aide à nous en rendre compte (de même que l’autre, il figure à la suite du rapport de M. Barthou). Certains de nos alliés et associés ont élevé des objections, avoué des inquiétudes. « La frontière occidentale » de l’Allemagne au Rhin, c’était, à leur avis, une cause constamment active de querelles et de conflits, une chance de guerre créée et entretenue à plaisir. En restreignant même au plus strict nécessaire les charges de l’occupation, la paix serait chaque jour à la merci d’un incident. On concevait très bien que nous fussions payés, ou plutôt que nous eussions payé pour nous méfier, et qu’il nous fallût nous assurer une défense contre un retour offensif de l’Allemagne. Tout ce que nous voudrions, mais pas une défense de ce genre. Tout, mais pas le Rhin. On nous avait suffisamment donné, comme garantie de ce genre-là, en « démilitarisant » les territoires de la rive gauche du fleuve, et une bande de 50 kilomètres sur la rive droite. Si cette sûreté négative ne nous tranquillisait pas absolument, on consentirait peut-être à la corroborer par quelque sûreté positive, pourvu que ce ne fût point celle même que nous demandions.

Par exemple, que penserions-nous d’une alliance, d’une double alliance, avec la Grande-Bretagne et avec les États-Unis qui s’engageraient conjointement et indivisément à nous soutenir, dans le cas d’une agression de l’Allemagne, non provoquée de notre part ? Que nous renoncions à notre prétention, pleine de périls pour nous et pour autrui, à la frontière du Rhin, et M. Lloyd George, prenant l’initiative, nous offrait l’alliance anglaise, et le président Wilson, sous les réserves constitutionnelles, suivait. On nous laissait le choix, mais on nous imposait l’option. Ceci ou cela. Non point la bonne frontière militaire et l’alliance ; mais l’alliance ou la frontière militaire. Le Gouvernement français s’est décidé pour l’alliance, et qui de nous, même s’il persiste à croire que deux précautions valent mieux qu’une et que l’une ne dispensait pas de l’autre, oserait lui reprocher son choix ? La faute, s’il y en a une, n’est pas d’avoir choisi, mais d’avoir contraint à choisir. Ce n’est qu’entre deux maux qu’il faut choisir le moindre ; entre deux biens, il faut choisir les deux. Tout le monde, et le gouvernement tout le premier qui s’y résignait, et plus encore ses conseillers techniques qui ne s’en contentaient pas, était loin d’être persuadé que, n’y ayant rien à regretter, il n’y eût rien à désirer de plus. Mais que faire ? Dans son second mémoire, produit à la Commission de la Chambre, le Gouvernement s’est donné beaucoup de peine pour établir qu’il a bien fait de faire ce qu’il a fait. Et sans doute en est-il un peu de ce second mémoire, qui est plus souvent en opposition qu’en accord avec le premier, et qui n’est pas, tant s’en faut, de la même force, comme de ces préfaces, écrites après l’ouvrage terminé, et dans lesquelles l’auteur se découvre des intentions qu’il n’avait jamais Pues en écrivant l’ouvrage. Mais il n’importe, si le résultat est acquis et si c’est un grand résultat…

L’alliance de l’Angleterre et l’alliance des États-Unis, leur engagement de ne pas nous laisser combattre seuls, au cas où l’Allemagne nous attaquerait sans que nous l’en eussions provoquée, est certainement un des plus grands que l’on pût obtenir. Ce n’est pas nous qui en médirons. En dépit des hésitations que pourrait faire naître le rapport de 1912, dont Ludendorff n’a pas décliné la paternité, nous croyons volontiers que l’Allemagne eût reculé, en août 1914, devant sa propre audace, si elle eût été prévenue que son agression déclencherait immédiatement l’intervention, en sens contraire, de la Grande-Bretagne, et, plus tard, l’intervention des États-Unis. Nous voulons le croire, et nous croyons donc que l’alliance anglaise et l’alliance américaine portent en elles-mêmes une puissante d’inhibition morale extraordinaire. Néanmoins, l’amorale Allemagne que nous avons connue, et qui persévère dans son être, n’est guère sensible à une contrainte morale. Il est vrai encore que celle-ci se matérialiserait un jour en fer et en or, mais les plus loyales nations du monde, les plus vaillantes et les plus riches, ne peuvent donner que ce qu’elles ont. Comme tout au monde, elles sont soumises aux lois de l’espace et du temps. Supposons que l’Allemagne pense avoir le temps de faire son coup, avant que la Grande-Bretagne et les États-Unis aient eu celui de mettre debout leurs armées et de leur faire traverser l’espace, il demeure vraisemblable qu’elle le tenterait, ou du moins possible qu’elle le tente. Elle ne le réussirait pas, soit, et l’Angleterre et l’Amérique arriveraient. Mais elles seraient arrivées bien plus sûrement encore, si l’Allemagne avait eu à enlever la tranchée, à franchir le fossé du Rhin, tenu dans toute sa longueur et non pas seulement sur un parcours trop faible, de Lauterbourg à Bâle. Et soit : parce que l’Angleterre et l’Amérique arriveraient, la France ne serait point vaincue ; mais combien de ses départements de l’Est et du Nord seraient exposés à être de nouveau ravagés ? Le glorieux privilège d’être « la frontière de la liberté, » le carrefour des routes séculaires d’invasion, le champ de bataille, contre les Barbares, de l’humanité civilisée, devrait être dépouillé de ses tristesses, et, pour en partager également les misères, et n’en pas faire porter tout le poids toujours aux mêmes, il faudrait instituer entre nations libres et gardiennes du droit, outre un contrat de société, une sorte de chambre de compensation. Mais, plutôt même que de mettre en commun les dommages, il serait plus sage de tout prévoir et de tout arranger pour les éviter.

De toute façon, c’est moins à la Chambre française qu’au Sénat américain que se joue le sort du Traité, bien que la France y soit plus intéressée que ne le sont les États-Unis. Ce traité est pour nous en fonction de l’alliance anglaise et de l’alliance américaine : c’en est à la fois le fort et le faible. Il a déjà été ratifié par le Parlement britannique, mais si d’aventure le Sénat de Washington n’en votait pas la ratification, ou ne la votait qu’avec des amendements qui exigeraient une refonte, il ne nous resterait rien. Aucune sûreté, aucune garantie. Plus d’alliances, l’alliance anglaise étant liée à l’alliance américaine et pas de frontière, le Rhin ayant été sacrifié à l’alliance, ou, si l’on le veut, l’alliance préférée au Rhin. Il y a toujours de l’imprudence à déroger à l’éternelle maxime qui commande de placer en soi-même sa première sûreté et de tirer sa garantie de moyens dont on dispose. Mais nous espérons bien que nous ne le disons que pour le précepte, pour les cas à venir, en doctrine, et que, touché précisément de la situation où se trouverait la France, si le Traité était remis en question, situation qu’il n’ignore pas et qu’on lui a montrée, le Sénat américain n’insistera pas sur ses réserves et donnera son approbation. Au reste, il faut se rappeler que le Traité contient un article aux termes duquel, pour qu’il soit valide, il suffit que trois des Puissances principales l’aient ratifié. C’est fait pour la Grande-Bretagne ; cela va l’être pour la France. Il ne manque plus que la troisième adhésion, qui pourrait n’être pas celle des États-Unis ; à la vérité, l’Italie ne se presse guère de l’apporter, tant que la paix avec l’Autriche et avec la Turquie demeure en suspens, mais il serait curieux que, renversant son jeu, elle arrivât avant le Sénat américain. Curieux seulement, car, pour ne pas perdre de ce qu’il vaut, un engagement pris de bonne foi doit être tenu de bon cœur.

Par dessus tout, n’oublions pas et que personne n’oublie, qu’il s’agit de la France, de la France victorieuse, qui n’eût peut-être pas vaincu seule, mais sans laquelle, sûrement, on n’eût point vaincu. La hauteur où, par la qualité de son courage, par la fermeté de sa résistance, par la générosité de son sacrifice, elle s’est élevée dans l’estime et l’admiration universelles, lui impose de remplir sa mission parmi les peuples et, à cette fin, d’avoir une politique. D’abord, une politique au plus près d’elle, vis-à-vis de l’Allemagne, en Rhénanie. Le fait que, pendant quinze ans, ses troupes peuvent occuper Mayence, cet autre fait qu’elle reçoit en propriété les mines du bassin houiller de la Sarre, qu’elle va les exploiter, et que, dans quinze ans, les populations de cette région auront à dire si elles veulent s’unir à elle, ces deux faits réunis lui en font une obligation.

Une politique rhénane claire et certaine, l’avons-nous ? M. Maurice Barrès l’a demandé à M. le Président du Conseil dans un discours d’une belle inspiration. Il lui appartenait de marquer le rôle que pourrait, dans cette politique, remplir la littérature. « Il y a, s’est-il écrié, un génie du Rhin… Quelle tâche pour nos historiens et nos artistes ! Qu’il me soit permis de les appeler du haut de cette tribune. Quelle tâche, si, grâce à leurs secours, le génie du Rhin peut briser ses bandelettes ! Ah ! nos hommes de lettres peuvent jouer le plus noble rôle dans cette besogne de rapprochement, dans cette création d’une région intermédiaire, mi-française, mi allemande, qui serait si utile pour la défense des libertés et l’embellissement de la civilisation ! » Et encore, s’adressant toujours aux artistes, aux hommes de lettres : « Il me semble que les grands esprits du XIXe siècle qui croyaient dur comme fer à la bonté de l’Allemagne, qui se faisaient des illusions dont 1870 les réveilla cruellement, avaient pressenti une certaine Allemagne idéale, qui maintenant pourrait être installée sur terre en Rhénanie. Il existe, en France, dans la région de l’Est, une conception qui n’est que dans les esprits, qui flotte entre ciel et terre, et qui nous a toujours disposés à sentir une très grande parenté entre des villes qui, politiquement, sont séparées les unes des autres. Il nous a toujours semblé que Nancy, Metz, Luxembourg, Strasbourg, Trêves étaient comme les éléments d’une machine électrique qui, le jour où elle fonctionnerait, pourrait fournir à la vie intellectuelle des étincelles jamais vues jusque-là. »

L’image elle-même est éblouissante. Pourtant, comme M. Maurice Barrès a invoqué « les grands esprits du XIXe siècle qui croyaient dur comme fer à la bonté de l’Allemagne, » le souvenir nous revient d’une phrase de Michelet, au retour d’un de ses voyages. Il allait passer la frontière ou venait de la passer ; et, attristé de ne pas entendre le même son d’âme ici et là, il notait sur son carnet de route : « Les peuples ne se pénètrent jamais par leurs bords. » M. Barrès, au surplus, ne compte pas exclusivement sur la littérature pour accomplir ce miracle que Michelet jugeait difficile, « Mais je m’attarde, déclare-t-il, à ces considérations intellectuelles par la complaisance inévitable d’un esprit spécialisé. Il est évident que l’intervention française en Rhénanie doit être avant tout une intervention économique. C’est au Gouvernement, aux Chambres de commerce, aux associations patronales, aux syndicats ouvriers d’élaborer un plan d’action commerciale. » Voilà la vérité, ou du moins une grande partie de la vérité. La mémoire, longtemps vivace, et qui n’est peut-être pas encore tout à fait éteinte, des bienfaits de la législation française et de l’administration française, sous notre douce domination, sous notre court, léger et attentif protectorat, fera le reste.

En particulier, pour le bassin de la Sarre. Si nous n’y avons pas d’affaires, si nous en assurons la prospérité, si nous donnons au dehors l’impression du travail, de l’ordre et de la force, nous pouvons avec confiance attendre le terme des quinze années de transition et d’essai. Par contagion et imitation, la Rhénanie suivra ou du moins accompagnera. Tout en demeurant rattachée à l’Allemagne, elle se détachera de plus en plus de la Prusse, Elle redeviendra rhénane, antiprussienne, extraprussienne. Elle rejettera ce régime brutal et grossier, et qui, pour elle aussi, est une invasion.

M. Albert Thomas, qui a parlé après M. Maurice Barrès et dont le thème n’a pas été sans points de rencontre avec celui de l’illustre académicien, désire davantage de notre gouvernement. Il voudrait qu’il eût non seulement une politique en Rhénanie, mais une politique en Allemagne. Et il la définit d’un mot, qu’il s’abstient de définir : ce doit être une politique « démocratique. » M. Albert Thomas croit discerner dans le Reich allemand même des facteurs, des agents, des tendances, qu’il nous serait utile ou profitable d’encourager. Ce n’est pas qu’il pense qu’on puisse encore arrêter ou retarder le mouvement qui emporte l’Allemagne, par une concentration croissante, vers une unité accrue. On le pourrait, qu’il n’est pas sûr que son orthodoxie socialiste s’en accommoderait. Nous en avons, il y a vingt ans, recueilli l’aveu de la bouche de Victor Adler : il faut au socialisme pour se développer à l’aise, l’unité de la nation, politiquement, comme il lui faut, économiquement, la concentration du capital : la thèse socialiste est essentiellement unitaire. Mais M. Albert Thomas a la conviction que, quoi qu’on eût fait, l’unité allemande serait sortie renforcée de la guerre. Néanmoins, il doit y avoir, même dans une Allemagne plus fortement unie, quelque chose à faire, mais quoi ? « Monsieur le président du Conseil, je vous pose la question : Quelle est la politique que vous suivrez pour faire donner au traité tout ce qu’il contient ? La politique du passé, la politique des alliances, la politique dangereuse de l’équilibre, ou la politique loyale et féconde de la Société des nations où nous voyons aujourd’hui le salut de la France ? » Si cette question était une conclusion, elle pourrait sembler un peu floue.

D’autant plus, que c’est loin d’être uniquement en Rhénanie et en Allemagne que la paix de Versailles nous oblige à avoir une politique. Dans le Traité, la politique territoriale des Puissances alliées et associées paraît avoir été guidée par deux idées : en Occident, les Alliances qui, suppléant aux garanties d’ordre militaire, permettraient d’attendre le plein épanouissement de la Société des Nations ; en Orient, dans le plus prochain Orient, c’est-à-dire dans la moitié orientale de l’Europe, une ceinture d’États passée autour du corps de l’Allemagne et l’empêchant de remuer les bras pour une nouvelle agression.

A la lumière de ces deux idées directrices, regardons une carte d’Europe, remaniée d’après le Traité. L’Allemagne ne subit, à son tour, aucune mutilation dans sa chair, dans de la chair allemande. A l’Ouest, sur la frontière belge, ce qu’elle cède, Moresnet, Eupen Malmédy, est, comme territoire et population, un atome. Plus bas, dans le bassin de la Sarre, elle ne cède présentement que les mines ; en Alsace-Lorraine, elle ne restitue que son dernier larcin. Au Sud, sa frontière n’est pas touchée avant le saillant de Neustadt, autrement dit avant les limites de la Haute Silésie. A l’Est, elle abandonne de vastes parties de la Posnanie, de la Prusse occidentale, de la Prusse orientale. On reconstitue à ses dépens une Pologne, on constitue une région de Memel. Au Nord, on érige Dantzig en ville libre ; on rend la parole au Slesvig, qui. malgré les traités, ne l’avait pas eue, et qui n’avait été « germanisé » que par la force.

Mais, dans cette politique territoriale, il est évident qu’il y a des points faibles. A l’Ouest, la France n’a pas, quelque compensation qu’on se soit flatté de lui en offrir, sa frontière militaire du Rhin. Au Sud, l’État tchéco-slovaque n’a pas le fameux quadrilatère de Glatz, d’où sont toujours parties les menaces et les actions de l’Allemagne ou de la Prusse contre l’Europe centrale. C’est dire qu’au milieu de la ceinture d’États dont on a voulu entourer et lier l’Allemagne, on a laissé, juste sur la boucle, une pointe qui risque de la rompre. Si les communications de la Prusse orientale avec l’Allemagne sont rendues malaisées par l’interposition de la bande de terre qui vient finir sur le rivage de la Baltique, en revanche, l’unité interne de la Pologne est comme coupée par l’interposition du territoire de Dantzig. Ce territoire lui-même est peu sûr ; il peut, du jour au lendemain, devenir une enclume entre deux marteaux. Memel aussi, à l’extrême pointe Nord-Est, n’a qu’une existence fragile.

En outre, il y a, répétons-le, dans le Traité du 28 juin, un trou énorme et comme un abîme ouvert. La Russie, absente de la guerre la dernière année, est absente aussi de la paix. Elle n’y est plus, et les États issus de sa dispersion, n’y sont pas encore. C’est une absence peut-être inévitable, mais il n’est pas possible de taire qu’elle laisse en dehors du Traité, en dehors de la paix, en dehors du régime établi, la moitié de l’Europe.

Enfin, il va y avoir l’Autriche-Hongrie, la place disputée de ce qui fut l’Autriche et de ce qui fut la Hongrie. Il va y avoir, dans ce prochain Orient européen, et dans l’Orient, un peu plus lointain, de l’Asie-Mineure, l’ouverture de la liquidation et le règlement de la succession turque. C’est jusque-là, et surtout là, que nous devons avoir une politique. C’est là et partout qu’il va falloir que nous fassions œuvre de création continue. Peut-être, alors, n’est-ce ni en Rhénanie, ni en Allemagne, que nous avons premièrement à créer, ou à continuer la création, mais chez nous et sur nous-mêmes. L’heure est grave, et le temps veut des hommes. Si la France de la paix ne sait pas être égale à l’admirable France de la guerre, ne disons pas qu’elle est perdue, mais osons dire qu’elle n’est pas sauvée.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant

RENÉ DOUMIC