Chronique de la quinzaine - 28 février 1863

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Chronique no 741
28 février 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1863.

L’émotion universelle produite par les événemens de Pologne fait honneur à l’Europe contemporaine. On n’a jamais vu une pareille unanimité de sentimens généreux et une protestation si spontanée contre une politique inique et violente. Jamais non plus la Pologne n’a vu sortir de l’excès de ses infortunes une si claire lueur d’espérance. La question polonaise n’est plus renfermée en effet dans le domaine du sentiment et de la morale ; grâce à une maladresse du gouvernement prussien qui s’est changée en bonne fortune pour une cause si justement populaire, la question polonaise est rentrée dans le champ de la politique pratique, où elle donne enfin prise à l’action des cabinets européens. Si la lutte eût été contenue entre ces bandes héroïques d’étudians, d’ouvriers, de gentilshommes, qui ont cherché dans le désespoir un secours contre le recrutement arbitraire et les troupes russes, cette crise n’eût été pour l’Europe qu’un navrant spectacle. Pour que des gouvernemens éclairés, libéraux, pussent trouver un prétexte d’intervenir entre les insurgés et les oppresseurs, il eût fallu, dans l’état des règles qui président aux relations internationales, que cette lutte douloureuse amenât, en se prolongeant, quelqu’un de ces incidens extraordinaires qui font violence au droit diplomatique et le subordonnent impérieusement au droit humain. Jusque-là, l’Europe occidentale, la France, l’Angleterre, et ce qu’il y a de libéraux en Allemagne n’eussent pu donner à la Pologne que de passives sympathies et des vœux qui n’agissent point. Nous eussions répété toutes les protestations morales contre l’iniquité des partages de la Pologne ; nous eussions dit à la Russie et à ses anciens auxiliaires : Vous voyez bien que Rousseau avait raison ; vous avez dévoré la Pologne, mais vous ne pouvez la digérer. Nous eussions prodigué à ces Polonais qui ont entrepris la lutte sans armes, sans équipemens, dans les marais, dans les bois, dans une saison effroyablement rigoureuse, l’expression la plus chaleureuse de l’admiration et de la pitié ; mais comment aller au-delà ? La France est toujours si loin ! Peut-elle à cette distance revendiquer et exercer le droit qu’on a d’empêcher un voisin de laisser brûler sa maison ? Nous eussions été condamnés à un rôle trop long de contemplation douloureuse. Une étourderie de la Prusse, malfaisante d’intention, mais d’une conséquence heureuse pour nous, a fourni aux gouvernemens européens qui ont encore quelque souci du droit et quelque sentiment d’humanité un moyen de procédure pour aborder la question polonaise.

Bien que M. de Bismark essaie encore de tricher devant les chambres prussiennes sur la nature et la portée de la convention militaire qu’il a conclue avec la Russie, cet arrangement est tel qu’il a donné aux grandes puissances le droit de prendre en considération les affaires actuelles de Pologne. M. de Bismark est depuis longtemps connu en Europe pour être un des diplomates de notre temps les plus agités, un véritable coureur de hasards. Cette réputation ne déplaît point à cet homme d’état spirituel d’ailleurs et possédé du désir de faire et d’oser. Si ses offres bouillantes eussent été acceptées par les gouvernemens auxquels il a proposé des parties, l’Europe dans ces dernières années eût été plus d’une fois mise sens dessus dessous. La place de premier ministre de Prusse a été pour M. de Bismark une occasion unique de donner carrière à ses audaces. Il ne lui a pas suffi de tenir tête à un parlement, de perpétuer et d’aggraver une crise constitutionnelle qui compromet le repos intérieur et les progrès politiques de son pays. L’insurrection polonaise éclate : sans s’inquiéter des circonstances morales qui ont produit ce déchirement, sans se soucier de la question de justice et d’humanité, excité plutôt qu’embarrassé à la pensée de surprendre et d’émouvoir les autres puissances par la hardiesse d’une combinaison diplomatique qui froisse tous les sentimens de l’Europe, M. de Bismark s’est élancé sur l’occasion. Il lui est donné de faire avec la Russie un acte énorme qui va réveiller en sursaut les cabinets les plus concilians ou les plus inertes, qui imprimera une vive secousse aux alliances, qui ouvrira peut-être la porte aux événemens imprévus. Voilà M. de Bismark heureux ! Il a fait enfin quelque chose, et l’on parlera de lui !

Oui, grâce à Dieu, il est aujourd’hui visible que M. de Bismark a fait quelque chose, et ce n’est point nous qui avons à le regretter. Son arrangement avec la Russie n’est pas, dira-t-il, un traité proprement dit ; c’est peut-être un échange de notes : qu’importe ? Il n’en résulte pas moins une action concertée à propos des affaires de Pologne. En vue de ce concert, la Prusse ouvre son territoire aux Russes, et la Russie ouvre sa frontière polonaise aux troupes prussiennes. M. de Bismark dira encore : Mais cette libre entrée réciproque n’est point posée comme un droit général ; chaque fois que l’occasion de profiter de cette stipulation se présentera, il est convenu que la troupe qui pénétrera dans le territoire du voisin devra obtenir une autorisation spéciale de celui-ci. Qui pourrait être dupe de cet artifice et de cette chicane ? Se figure-t-on une troupe russe refoulée ou poursuivant une bande insurgée, attendant sur la frontière l’autorisation de passer ? De deux choses l’une : ou il suffira de l’autorisation d’un fonctionnaire local et voisin, autorisation que l’on demandera après coup, puisqu’on sera sûr d’avance de l’obtenir, ou il faudra demander l’autorisation à Berlin, si c’est au nom d’une troupe russe, à Pétersbourg si c’est au nom d’une troupe prussienne. On la demandera, soit ; mais on l’attendra d’autant moins qu’il faudra l’aller chercher plus loin : dans la pratique, le fait devancera toujours le droit, et si la réserve des autorisations spéciales est inscrite dans la convention, c’est un masque qui n’est point à la mesure de l’action et qui ne trompera personne. Ainsi ce qui est réellement dans l’arrangement que la Prusse a conclu avec la Russie, c’est l’ouverture du territoire prussien aux opérations de l’armée russe ; c’est la coopération même au besoin des forces prussiennes sur le territoire russe ; c’est une puissance qui, en vue d’une guerre civile qui a éclaté dans un pays voisin, sort volontairement de la neutralité propre à sa situation, contracte avec une autre puissance une solidarité politique, et noue avec elle une alliance militaire passive et active.

Il n’est pas nécessaire de juger la conduite du gouvernement prussien dans cette transaction au point de vue des idées de justice et d’humanité. Que dire d’un gouvernement qui prend gratuitement à son compte et après coup la responsabilité des mesures odieuses qui ont provoqué l’insurrection polonaise ? Que dire d’un gouvernement qui prend si scandaleusement le parti du fort contre le faible ? Que dire d’un gouvernement qui en ce siècle met un tel empressement à se dépouiller du noble droit d’asile ? La conscience de l’Europe a déjà jugé le cabinet de Berlin. Le peuple prussien lui-même, disons-le à son honneur, le censure hautement par l’organe de ses représentans, et c’est avec bonheur que l’on voit dans cette circonstance l’expression de la politique honnête et intelligente, au sein du parlement prussien, confiée à M. de Sybel, une des gloires littéraires de l’Allemagne. Au point de vue moral, M. de Bismark a eu le triste succès de rendre vivante après un siècle, devant une Europe plus sensible aux droits des peuples et mieux préparée à les faire respecter, cette coalition rapace du diabolique Frédéric et de l’effrénée Catherine qui a commencé la spoliation de la Pologne ; mais il a procuré à la bonne cause un premier avantage. En ouvrant la frontière prussienne aux troupes russes, il a ouvert aussi un premier accès à la diplomatie européenne dans les affaires de Pologne. En voulant résoudre ces affaires à deux par une alliance militaire, il a donné le droit aux signataires des anciens traités relatifs à la Pologne de prétendre à délibérer à cinq sur cette émouvante question ; en cherchant à brusquer par des moyens extra-légaux la répression d’une révolte qui éclatait chez son voisin, il a fourni aux puissances libérales l’occasion de s’introduire dans la question par de sages remontrances et par la revendication du droit.

Voilà le premier tour heureux qu’ont pris les affaires de la Pologne. La France, l’Angleterre, l’Autriche elle-même, ont enfin trouvé une occasion qui leur permet, sans outre-passer les règles et les convenances de la procédure diplomatique, de se saisir de la question polonaise et de contribuer à la résoudre avec justice et modération. Nous ne sommes qu’au début, et peut-être au moment le plus délicat d’une situation si neuve. Nous avons le désir le plus vif de voir cette question conduite à une fin heureuse ; nous avons la plus grande crainte qu’elle ne soit compromise par des impatiences et des exagérations : c’est donc pour nous un devoir de nous appliquer à bien préciser le caractère du moment actuel de la question polonaise.

Il faut, disons-nous, écarter les exagérations, modérer les impatiences ; il faut bien comprendre comment la question s’engage. Nous ne regrettons point l’espèce de violence avec laquelle se sont trahis d’abord les sentimens de l’Europe libérale. L’énergie de la manifestation européenne, provoquée par les scènes cruelles dont la Pologne est le théâtre, est une force morale qui doit profiter à la bonne conduite politique de la question polonaise ; mais à cette manifestation morale se sont mêlées bien des erreurs qui étaient de nature à égarer l’opinion. La presse anglaise a, dans cette circonstance, prodigué ce genre d’articles que les Américains appellent articles à sensation, articles chimériques et violens, qui ébranlent les nerfs du public, répandent la panique dans les esprits, et mettent en circulation les bruits les plus inexacts et les conjectures les plus hasardées. Du premier coup par exemple, avec une habileté par trop grossière, la presse anglaise lançait la France à la délivrance de la Pologne en lui montrant pour appât les frontières du Rhin. Trop heureux de découvrir le principe d’une fissure dans ce monstre de l’alliance franco-russe dont leur imagination se tourmentait à l’excès, les journaux de Londres, pour creuser un abîme entre la Russie et nous, nous livraient d’entrée de jeu le continent ! Les hommes politiques d’Angleterre étaient loin de leur avoir donné l’exemple d’une telle intempérance, et les hommes politiques de France ne pouvaient être dupes d’avances si démesurées. Le comte Russell, dans sa réponse à lord Ellenborough, avait traité la question polonaise avec une honnête simplicité, avec une grande droiture de langage, mais aussi avec une loyale prudence. Dans la question de sentiment et de morale, il avait été d’accord avec ce que l’on peut appeler la conscience de l’Europe. Il avait flétri la proscription et la déportation prenant le masque du recrutement arbitraire, il avait condamné, au nom de la probité et de l’honneur, le triste système du marquis Wielopolski, il avait également frappé d’un blâme justement sévère la convention de M. de Bismark ; mais dans la question pratique et politique il avait laissé voir son hésitation avec une entière franchise, il avait déclaré que le gouvernement anglais, dans le choix des moyens propres à secourir la Pologne, devait apporter la plus mûre considération. Les excès de la presse anglaise montrant une coalition imminente dont la France serait le bras, dépeçant l’Europe pour nous donner les provinces rhénanes aux dépens de la Prusse, ne méritaient donc pas plus d’occuper un seul jour l’opinion publique que les inventions excentriques de la télégraphie annonçant que le tsar confiait à l’empereur des Français le règlement des affaires polonaises. Il faut se contenter de voir les choses telles qu’elles sont réellement. Pour le moment, les bonnes chances de la Pologne sont dans les dispositions communes à trois puissances : l’Angleterre, la France et l’Autriche ; dans le point de départ que la convention prussienne fournit à l’action diplomatique de ces puissances ; dans les actes de salutaire initiative que l’on doit encore espérer de l’empereur Alexandre, éclairé par les inspirations de sa conscience, par les conseils de ses alliés et par l’influence morale de l’opinion européenne.

Nous savons gré au gouvernement français de n’avoir point laissé échapper l’occasion que lui offrait la convention militaire conclue entre la Prusse et la Russie. Les regrettables paroles échappées à M. Billault pendant la discussion de l’adresse, et qui ont présenté un si pénible contraste avec le digne langage de lord Russell, ne nous avaient peut-être pas donné le droit de compter sur la décision que notre gouvernement a montrée dans cette circonstance. Il a promptement répondu par là, et nous l’en félicitons, au sentiment du pays. Nous croyons aussi que le gouvernement n’a nullement cherché dans la question qui s’ouvrait le prétexte d’un agrandissement ultérieur, et que, loin de céder à un entraînement égoïste, il a consulté avant tout le véritable intérêt de la Pologne. Deux bonnes chances s’offraient visiblement pour la Pologne : d’un côté, on pouvait, grâce à la convention prussienne, pénétrer diplomatiquement dans la question polonaise ; d’un autre côté, grâce aux dispositions communes à la France, à l’Angleterre et à l’Autriche, il était permis d’espérer qu’au lieu d’agir isolément, on pourrait aborder la question polonaise avec la force morale et le prestige d’un concert entre trois grandes puissances. C’est à profiter de ces bonnes chances, à préparer ce concert, à le constater, à le lier, que nous semble devoir être consacré en ce moment le bon vouloir ou l’effort de la politique française. Les mêmes dispositions, disons-nous, sont communes aux trois puissances. On en a eu pour l’Angleterre la preuve publique dans la dernière conversation de la chambre des lords sur les affaires de Pologne. Les allures de l’Autriche peuvent être différentes, une plus grande réserve peut lui être imposée ; mais au fond elle partage l’opinion des puissances occidentales. Nous ne doutons point qu’à l’heure qu’il est les trois puissances, après s’être réciproquement assurées de l’identité de leurs sentimens et de leur opinion, n’aient envoyé à Berlin des représentations semblables. Nous sommes donc au moment où la partie se lie pour ainsi dire. Qu’amènera la marche des choses ? Nous désirerions pour notre part que le concert de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche se pût exprimer le plus tôt possible dans un document, dans un acte commun aux trois puissances. Au surplus, les progrès de l’entente à trois vont dépendre de la conduite de la Prusse et de la Russie. Nous comprenons qu’il doive y avoir des nuances dans le langage que l’on fera entendre à Berlin et à Pétersbourg, C’est Berlin qui a eu la pensée et qui a été l’instigateur de la convention militaire ; c’est Berlin qui, par sa coopération spontanée, peut égarer le gouvernement russe et le détourner de la politique que ses véritables intérêts lui conseilleraient de suivre envers la Pologne. Il convient donc que les observations adressées à Berlin soient également courtoises, mais plus sévères. Il y a plus de ménagemens à garder envers Pétersbourg, car de Pétersbourg pourraient venir des actes d’initiative favorables à la Pologne, et il ne faut point avoir à se reprocher de rendre à l’empereur Alexandre les concessions impossibles en offusquant son indépendance et en blessant sa fierté. De même aussi, dans le cas où la suite des événemens viendrait malheureusement à réclamer de la part des puissances une action plus énergique, on pourrait admettre une différence de ton et de degré entre la France et l’Angleterre d’un côté et l’Autriche de l’autre. L’essentiel quant à l’Autriche, ce serait qu’elle conservât aux puissances occidentales son concours moral, et que leurs efforts pour la Pologne, même quand ils devraient être plus vigoureux que les siens, eussent toujours du moins son approbation. Remarquons en passant deux heureux effets de la campagne diplomatique qui semble s’engager. Cette campagne rapproche l’Angleterre de la France, et enlève à la solidarité de la spoliation de la Pologne celle des puissances copartageantes qui prêta avec répugnance sa complicité à cet acte néfaste, et qui en a gardé le remords. Deux résultats pareils sont un bon et encourageant commencement. Ce début est de bon augure pour la Pologne et devrait inspirer de sérieuses réflexions à la Russie.

Nous le disons en toute sincérité, et en cela nous ne croyons pas manquer à la sympathie que nous professons pour la cause polonaise : à nos yeux, le souverain qui peut encore faire le plus pour la Pologne, c’est l’empereur Alexandre. Nous ne nous attendons point à le voir convaincre par le froid langage de la diplomatie, qui a tant de peine à n’être point blessant. Les actes qui pourraient terminer la crise actuelle, ce n’est pas la diplomatie qui les lui demandera, car, en les réclamant de lui, elle les lui rendrait impossibles. On peut les lui proposer sans impertinence au nom des sentimens et des pensées que fait naître sa situation. L’Europe éclairée, libérale, pacifique, n’a encore éprouvé pour l’empereur de Russie qu’une estime affectueuse. Elle voit en lui l’émancipateur des serfs. Elle accompagne de ses vœux ce prince humain, qui a eu le malheur de recevoir en héritage un empire que le pouvoir absolu, avec ses tyranniques rigueurs, a laissé sans organisation politique et sans organisation sociale. L’Europe ne connaît encore de l’empereur Alexandre que des intentions généreuses et des actes de véritable courage civil. La générosité de ses intentions s’est étendue à la Pologne elle-même. Il a voulu faire quelque chose pour la Pologne : il lui avait surtout permis d’espérer beaucoup. La Pologne, si horriblement traitée par son prédécesseur, est maintenant l’écueil de son règne. Il ne lui est plus possible d’ajourner, d’éluder la question polonaise. La voilà posée dans le sang, dans le sang qui coule par une provocation immorale de son propre gouvernement. Plus honnête et plus clairvoyant que ceux qui le conseillent ou prétendent le servir, on rapporte qu’il a plusieurs fois refusé sa sanction à l’odieux recrutement qui a mis la Pologne en feu. Il voit maintenant les fruits du funeste système du marquis Wielopolski, auquel il avait livré la Pologne en expérience. Le marquis, ce systématique ennemi de l’Occident, qui voulait entraîner ses compatriotes au suicide de la nation polonaise par haine contre l’Europe, n’a réussi qu’à soulever contre la domination russe en Pologne l’indignation de tous les peuples civilisés et la réprobation de tous les gouvernemens éclairés et vraiment puissans. Entre l’Europe et la Russie, le gouffre est en train de se rouvrir. La Russie reprend aux yeux des nations occidentales le caractère répulsif de la barbarie asiatique. Que fera l’empereur Alexandre dans cette heure décisive de sa vie et de sa carrière historique ? S’opiniâtrera-t-il dans les pensées de résistance et d’autocratie absolue ? Voudra-t-il écraser encore une fois la Pologne sous le poids de la conquête ? Mais la conquête et ses violences redoubleront l’indignation de l’Europe et ne produiront rien de définitif. La Pologne conquise et martyrisée ne sera pas réduite. Le problème de la Pologne contiendra pour la Russie les mêmes difficultés redoutables auxquelles viendra s’user la force impuissante. Pourquoi alors l’empereur Alexandre ne prendrait-il pas sur-le-champ la résolution humaine et vraiment noble que l’Europe attend de lui ? Pourquoi n’effacerait-il pas un passé d’effroyables persécutions par une amnistie générale ? Pourquoi ne rendrait-il pas à la Pologne l’autonomie sous un vice-roi, la langue, l’armée nationales, la constitution, ces garanties données par les traités, et dont la restitution était promise encore en 1831 par l’empereur Nicolas ? Accordées aujourd’hui, ces concessions seraient reçues avec gratitude, aux applaudissemens du monde, et assureraient l’honneur du nom d’Alexandre II. L’empereur Alexandre les refusera-t-il ? Croira-t-il mieux travailler à sa gloire en acceptant les secours de la Prusse et en faisant ainsi en quelque sorte un humiliant aveu d’impuissance ? Préférera-t-il laisser l’insurrection durer et s’étendre, car tout annonce que, malgré l’emportement de la répression, l’insurrection est destinée à durer et à se propager ? Voudra-t-il exposer l’œuvre de l’émancipation des serfs, dont l’échéance est prochaine, aux incertitudes et aux accidens d’une guerre civile attachée aux flancs de l’empire ? Prendra-t-il le sombre parti de mépriser les vœux de la civilisation occidentale, de rompre moralement avec elle et de s’enfoncer avec désespoir dans la nuit de la barbarie asiatique ? Quand on envisage l’alternative qui s’offre à l’empereur Alexandre, on ne peut croire qu’il hésite, on espère qu’il justifiera la bonne opinion qu’il a jusqu’à présent donnée de lui ; on attend une inspiration de sa conscience, un coup d’état libérateur qui pacifiera la Pologne, et maintiendra la société russe dans les voies de la civilisation.

C’est dans cet acte décisif que l’amitié de la France peut lui être profitable. Quant à la France, jamais plus grande occasion ne s’est offerte à elle d’exercer son influence morale. Cette influence est bien plus à sa place quand il s’agit de l’employer en Europe que lorsque nous essayons de l’appliquer au-delà des mers, aux États-Unis par exemple. La réponse de M. Seward à la dépêche de notre ministre des affaires étrangères qui invitait le gouvernement de l’Union à entrer en négociation avec les confédérés n’a pas tardé à montrer la stérilité de notre démarche. Avions-nous donc besoin d’apprendre au monde que nous faisons des vœux pour le rétablissement de la paix en Amérique ? Cette démonstration superflue est en effet le seul résultat de notre projet de médiation et de notre proposition de bons offices. Nous nous trompons, nous avons aussi fourni à M. Seward l’occasion de nous persifler. Il est vrai que l’esprit de la dépêche du secrétaire d’état américain n’est que du persiflage yankee dont on a peine à saisir la malice dans une traduction. M. Seward était autrefois un orateur remarquable ; il est moins brillant depuis qu’il tient la plume pour son gouvernement. Ses dépêches sont longues, diffuses, lourdes, sans trait : il ignore les grâces du badinage diplomatique. Il nous répond assez sérieusement que les États-Unis sont loin d’être épuisés par la guerre, qu’une partie notable des états sécessionistes est au pouvoir des troupes fédérales, que l’Union, qui supporte depuis deux ans seulement une guerre immense, imprévue, à laquelle elle n’était point préparée, n’a pas après tout donné au monde une idée médiocre de sa puissance et de ses aptitudes militaires, et a le droit de continuer à se battre tant qu’il lui plaira ; mais où M. Seward se moque un peu de nous, c’est le passage où il déclare que le meilleur endroit pour une négociation entre les parties contendantes, c’est la salle même du congrès, où des places vides attendent les représentans des états dissidens. C’est nous dire nettement : Proposez aux états du sud de reconnaître préalablement l’Union, par conséquent de se soumettre, et nous ferons la paix. Cette conclusion, où la raillerie prend des proportions qui ne sont plus compatibles avec la politesse, guérira, nous l’espérons, notre département des affaires étrangères de ses goûts d’intervention dans le conflit américain.

L’Italie n’est plus le spectacle préféré de l’Europe : nous n’en sommes point fâchés pour elle ; moins observée, elle devient elle-même moins théâtrale, se recueille et s’occupe de ses affaires. Si la controverse de la question romaine avait en ce moment quelque opportunité, nous signalerions volontiers une excellente et spirituelle brochure que cette question a récemment inspirée à un membre du parlement qui fit partie un moment du dernier ministère de M. de Cavour. L’auteur de cette brochure, M. Jacini, est bien revenu du premier trouble que la nouvelle politique française à l’endroit de Rome avait excité chez les Italiens. La finesse et l’habileté de M. Jacini consistent à prendre au mot la nouvelle politique française. « Vous voulez que Rome et le patrimoine demeurent au saint-père, semble dire M. Jacini, soit ; nous autres Italiens, nous pouvons y consentir sans grand dommage ; mais ce sera alors à vous de réconcilier le saint-père avec l’Italie. Cette réconciliation comporte un ensemble de détails matériels. L’enclave romaine devra, par exemple, être unie au royaume par un traité de commerce ou une union douanière ; ses frontières seront ouvertes à tous les Italiens qui auront à passer du nord au sud de la péninsule, et réciproquement. Par le commerce, par le transit des produits, par les chemins de fer, par le courant continu des voyageurs, naturellement, sans violence, avec cette nécessité qu’on appelle la force des choses, la petite enclave romaine sera bientôt et sans cesse traversée par les idées, les intérêts, les hommes, l’atmosphère morale du royaume. En réalité, Rome sera nôtre, et si un beau jour elle devient notre capitale, la chose aura depuis longtemps préexisté au nom. Nous n’avons qu’à accepter les termes de la proposition impériale du 20 mai, les plus favorables au saint-père, et l’événement ne tardera pas à prouver qu’ils doivent invinciblement tourner en notre faveur. Seulement le jour où nous accepterions cette proposition, c’est le saint-père qui pousserait le cri d’alarme et qui n’en voudrait plus. » Le paradoxe de M. Jacini nous paraît très sensé, et il aura fait sans doute son chemin lorsque la question romaine sera replacée à l’ordre du jour.

Pour le moment, la préoccupation dominante de l’Italie est la question financière. Au point où en est l’Italie en matière de finances, il est nécessaire d’embrasser cette question par grandes masses, et de l’asseoir sur un système large et définitif. Le cabinet italien possède dans M. Minghetti l’homme le plus propre à répondre à la nécessité de cette situation. M. Minghetti a en même temps l’esprit généralisateur et la connaissance minutieuse des détails ; il a largement exploré la situation financière de l’Italie : d’une part des dépenses exagérées par l’abus de la bureaucratie, de l’autre des recettes insuffisantes soit par suite de l’inégale répartition des taxes entre les diverses parties du pays, soit par suite de l’accroissement des besoins de l’état. Il a eu à calculer les économies qu’il était possible de réaliser, les ressources que l’on pourrait réunir par la péréquation des impôts et par la création de nouvelles taxes ; il a dû supputer non-seulement les découverts existans, mais ceux qui doivent se former encore pendant un certain temps. Puis il fallait passer en revue les ressources extraordinaires que l’état pourrait réaliser afin de faire face aux découverts, et enfin chiffrer la différence qu’on ne pourra se procurer qu’en ayant recours au crédit public. M. Minghetti a parcouru ce champ immense, où viennent se rencontrer et s’exprimer sous la forme la plus positive les grands intérêts du pays, avec une aisance et une supériorité remarquables. Son exposé financier, par l’abondance de connaissances et la fécondité d’esprit qu’il y a déployées, ferait honneur à un chancelier de l’échiquier d’Angleterre. Cet important discours est une nouvelle preuve donnée à l’Europe des brillantes aptitudes qui distinguent les hommes qui sont à la tête de l’Italie. M. Minghetti estime qu’il lui faudra quatre années pour rétablir l’équilibre dans le budget italien, et parmi les ressources qu’il juge nécessaires pour arriver à ce résultat figure un emprunt de 700 millions dont le projet est en ce moment discuté dans le parlement de Turin. Quand et sous quelle forme cet emprunt sera-t-il émis ? Il doit être si prochain que toutes les conjectures à cet égard sont oiseuses. Ce qui nous paraîtrait le plus sage, c’est que l’emprunt fût émis en une seule fois et non point divisé. Les besoins du trésor n’en réclamant pas la réalisation totale, on pourrait en diviser les termes de paiement et les échelonner sur une longue période. Par là, l’emprunt paraîtrait plus léger aux diverses places qui le souscriraient, et les fonds italiens, qui ne seraient plus menacés d’une prochaine émission de rentes, prendraient leur élasticité naturelle. Dans tous les cas, on peut prédire que le prochain emprunt sera accueilli avec faveur par le public français. Nous ne pouvons point entrer ici dans le détail du plan financier de M. Minghetti. Nous le croyons sainement conçu : comme il arrive toujours en pareille matière et surtout lorsque le champ des prévisions embrasse quatre années, il est probable que certaines prédictions de M. Minghetti ne seront pas entièrement réalisées, tandis que d’autres seront dépassées. En somme, nous avons bonne idée de l’avenir financier de l’Italie. Là aussi, comme en Angleterre et en France, les finances auront le secours imprévu de cet accroissement de la richesse publique et de l’augmentation des revenus indirects qui accompagnent le développement des chemins de fer. Dans quatre années, à la date que M. Minghetti assigne à l’avènement des budgets équilibrés, le réseau de la péninsule sera bien avancé, et l’on entrera aussi dans la période du grand accroissement des revenus indirects.

Nous voyons des peuples partis bien après nous, comme l’Italie, jouir des effets pratiques de la parole publique dans le jeu des institutions parlementaires. Pour nous, durant notre temps de pénitence, nous n’avons plus de récréations d’éloquence que dans les solennelles séances de l’Académie française. Celle où M. Albert de Broglie vient de prononcer son discours de réception marquera dans l’histoire de l’Académie. M. de Broglie y a révélé au public ce talent d’orateur que ses amis lui connaissaient depuis longtemps. L’Académie a entendu rarement un aussi beau discours. Un souffle puissant, un art de composition qui discipline sans le gêner un esprit vigoureux et fin, un accent de conviction sincère, une loyauté de pensée qui rafraîchissent l’âme de ceux mêmes qu’animent des convictions contraires et les excitent à des émulations généreuses, voilà les qualités qu’ont pu apprécier l’autre jour les auditeurs favorisés de M. Albert de Broglie. Le père Lacordaire a été cette fois dignement compris et loué par un esprit bien différent du sien, et qui cependant n’est point exempt de quelques-unes des inconséquences dont l’entraînant prédicateur nous a donné le spectacle. Ce sont, avec des tempéramens divers, deux catholiques et deux libéraux. La foi ardente et ferme unie à un généreux amour de la liberté, est-ce une inconséquence ? Nous sommes bien loin de le croire, et cependant on serait tenté de trouver en défaut la logique de M. Albert de Broglie lorsqu’on le voit réclamer au nom de la liberté de conscience la durée de la théocratie à Rome ; mais ce n’est point le lieu de soulever un tel débat. On regretterait plutôt, avec M. Saint-Marc Girardin, que les événemens politiques aient enlevé M. de Broglie à la carrière qui semblait l’attendre ; on regretterait qu’il n’ait point pu défendre au sein d’une assemblée publique ses opinions religieuses ; entre ce champion de la papauté temporelle et un défenseur intrépide de la liberté civile et religieuse, quelle grande et noble lutte on se plaît à rêver !


E. FORCADE.



REVUE MUSICALE.

Si le monde s’agite et s’inquiète de l’avenir, ce n’est pas le cas des théâtres lyriques de Paris, qui ne demandent qu’à vivre, comme ils vivent depuis deux mois, avec de vieux ouvrages dont le public n’est jamais las. La Muette de Portici ne cesse d’attirer à l’Opéra une foule d’amateurs, d’oisifs et de courtisans du succès qui font sa fortune. Le théâtre de l’Opéra-Comique ne peut se détacher de la Dame Blanche et de Lalla-Roukh, qui lui donnent de si belles recettes, et le Théâtre-Lyrique épuise le pauvre Faust, qui n’en peut plus, en attendant que l’administration nous serve la musique de Cosi fan tutte, rafraîchie et arrangée au goût du jour sur un canevas de Shakspeare. Ce sera bien joli sans doute et bien piquant que de voir l’esprit des dramaturges français venir au secours du génie de Mozart ! Il n’y a que M. Carvalho pour avoir de ces idées ingénieuses ; il a déjà fait ses preuves dans ce genre d’industrie en bouleversant, il y a quelques années, le libretto de Fidelio.

Au Théâtre-Italien, il y a plus que du nouveau, il y a de l’imprévu. M. Calzado, qui depuis dix ans possède le privilège d’arranger et de déranger les chefs-d’œuvre de l’école italienne pour le plus grand amusement du public parisien, a donné sa démission, et une autre administration, assure-t-on, sera bientôt chargée de relever cette école du bel art de chanter, qui est tombée si bas, et qui est si nécessaire à la conservation du goût. Espérons qu’on ne verra plus des représentations comme celles de Don Juan qu’on nous a données, espérons qu’un chef d’orchestre et des professeurs de solfège sans autorité n’auront plus le droit de mutiler des partitions comme le Barbier de Séville et Cosi fan tutte. Il faut à la tête de ce théâtre un administrateur intelligent, qui confie à un artiste considérable, à un compositeur connu, le pouvoir de présider à l’exécution et de refréner par ses conseils les licences des virtuoses ignorans et vaniteux. Qu’il ne soit plus permis à M. Delle-Sedie de crier à tue-tête une phrase du Barbier de Séville, — Guarda, don Barlolo, — qui doit être chantée à demi-voix, et que les mouvemens, les nuances et ces mille détails sans lesquels il n’y a pas de musique soient scrupuleusement observés. La décadence dans les arts s’accuse toujours par des altérations insensibles qu’on apporte à l’esprit de l’œuvre qu’on veut interpréter, par la liberté que s’accordent les virtuoses de supposer au maître des intentions qu’il n’a pas clairement exprimées.

En attendant que ces vœux s’accomplissent, le Théâtre-Italien, qui a eu beaucoup de fantaisies pendant le cours de cette saison, a donné le 19 février la première représentation d’un opéra allemand en trois actes, Stradella, dont la musique est de M. de Flottow. Où était la nécessité de faire traduire et d’accommoder pour le Théâtre-Italien de Paris une faible partition de l’auteur de Martha, dont les petites idées et le style mou et inconsistant ne sont ni de l’école allemande, ni de l’école italienne, ni de l’école française ? Eh quoi ! vous avez dans votre ancien répertoire des chefs-d’œuvre nés sur le sol ove il bel si risuona, vous pourriez évoquer des opéras presque inconnus de Cimarosa, de Guglielmi, de Paisiello, de Fioravanti, de Donizetti et même de Rossini, et vous allez choisir un ouvrage médiocre qui n’a pas été écrit pour des voix italiennes. Vous avez donc été bien émerveillé de la musiquette de Martha pour vous être ainsi empressé de donner Stradella qui est bien inférieur au chef-d’œuvre de M. de Flottow ! Vraiment le Théâtre-Italien de Paris n’a pas été institué pour exhiber de petits opéras romantiques allemands, mais pour exécuter les belles œuvres de l’école italienne. M. de Flottow, qui est Allemand, a passé une partie de sa jeunesse à Paris, où il a fait son éducation musicale. Très répandu dans le monde, il s’y fit connaître comme un amateur distingué, et produisit plusieurs ouvrages, dont le plus connu est la Duchesse de Guise, qui fut représenté au théâtre Ventadour en 1840 au bénéfice des Polonais. Après avoir essayé de l’Opéra-Comique par un petit acte, 'l’Esclave du Camoëns, qui n’eut aucun succès, M. de Flottow se rendit en Allemagne, et donna au théâtre de Hambourg, en 1833, Stradella, qui fut très bien accueilli dans les principales villes de l’Allemagne. Martha est venue après et a été écrite à Vienne en 1847. Le sujet de Stradella, qui a été plusieurs fois mis au théâtre, est trop connu pour que nous ayons besoin d’en donner une longue explication. Le fait capital de la vie de ce grand artiste et de ce merveilleux chanteur italien du XVIIe siècle est parfaitement authentique. Il est consigné dans un livre curieux, l’Histoire de la Musique et de ses effets, ouvrage posthume d’un médecin français, nommé Bourdelot, qui est mort en 1683.

D’après le récit de Bourdelot, reproduit par M. Fétis[1], Stradella a été tué à Gênes en 1678, après la représentation d’un opéra de sa composition, la Forza dell’ amore paterno, qui avait obtenu un grand succès. Stradella était un compositeur et un chanteur distingué qui avait enlevé la maîtresse d’un noble vénitien à qui il avait donné des leçons de chant. Les deux amans se sauvèrent d’abord à Rome, où ils furent bientôt suivis par deux assassins qui étaient payés par le noble vénitien pour se défaire de l’un ou de l’autre. Étant arrivés à Rome, les deux bravi apprirent que le lendemain Stradella devait faire exécuter à cinq heures du soir, dans l’église de Saint-Jean-de-Latran, un oratorio de sa composition. Le succès qu’obtint cette composition fut si grand et le public parut si émerveillé de la musique et du chant de Stradella que cet effet changea comme par miracle les dispositions des deux scélérats. Non-seulement ils renoncèrent à accomplir leur crime, mais ils donnèrent le conseil à Stradella de quitter Rome à l’instant et de chercher un autre asile. Stradella ne se le fit pas dire deux fois, et il partit avec sa maîtresse pour Turin. — Le grand artiste, toujours au dire de Bourdelot, n’en fut pas quitte pour si peu. Poursuivi de nouveau par deux autres assassins, soldés toujours par l’implacable Vénitien, et dirigés cette fois par le père même de la maîtresse de Stradella, il fut attaqué un soir par ces trois brigands, qui lui donnèrent chacun un coup de stylet dans la poitrine, et puis ils se sauvèrent chez l’ambassadeur de France, qui eut l’infamie de les couvrir de son privilège d’asile. Un an après ce triste événement, Stradella, qui était guéri de ses blessures, et qui avait épousé la femme qu’il avait enlevée, fut obligé d’aller faire un petit voyage à Gênes avec sa nouvelle épouse. C’est dans cette ville qu’ils furent assassinés tous deux dans la chambre de l’auberge où ils étaient descendus. Les assassins se sauvèrent sur une barque qui les attendait dans le port de Gênes, « de sorte, ajoute naïvement Bourdelot, qu’il n’en fut plus parlé, et ainsi périt le plus grand musicien de toute l’Italie » vers 1670. C’est beaucoup dire ; mais il est certain que Stradella avait une grande réputation dans son temps. Le père Martini nous a conservé, dans le second volume de son Saggio di Contrappunto fugato, un charmant duo de Stradella. On trouve de la musique de ce compositeur dans la bibliothèque du Conservatoire de Paris, et tout le monde connaît l’admirable air d’église que M. Fétis a fait chanter dans les concerts historiques qu’il a donnés en 1832.

Il est toujours téméraire de choisir pour sujet d’un libretto d’opéra un grand artiste, et surtout un musicien. Il est rare que le compositeur remplisse, dans ce cas, toutes les conditions qu’exige l’imagination du public. En 1837, on donna au théâtre du Palais-Royal un gros vaudeville sous le titre de Stradella, qui eut beaucoup de succès et dont une partie de la musique, paraît-il, était de M. de Flottow lui-même, qui alors cherchait fortune. Le 3 mars de la même année, un autre Stradella, en quatre actes, fut représenté à l’Opéra avec un succès d’estime. Le libretto était de MM. Émile Deschamps et Émilien Pacini, et la musique de M. Niedermeyer, dont ce fut la première œuvre importante. Le librettiste allemand qui a élaboré le sujet, de Stradella pour M. de Flottow a divisé sa fable en trois actes, sans aucun scrupule pour la donnée historique, qu’il a sans doute ignorée.

Le premier acte se passe à Venise, où Stradella s’éprend d’une belle passion pour Leonora, pupille d’un certain Delfino, qui n’a pas l’humeur commode. Comme le tuteur, en effet, repousse les prétentions et l’amour de Stradella, les deux amans s’enfuient de Venise et vont se réfugier dans un village des environs de Rome. C’est là dans une auberge connue et qui porte cette inscription : alla Campanella (à la clochette), qu’arrivent aussi, l’un après l’autre, les deux bravi chargés par Delfino d’expédier dans l’autre inonde le merveilleux chanteur. Une lutte s’engage alors entre les deux amans et les assassins, lesquels, attendris par les nobles accens de Stradella, tombent à ses pieds et lui demandent pardon de leur criminel projet. La pièce s’achève joyeusement par le mariage de Stradella avec Leonora, sous les auspices du vieux sénateur Delfino, qui bénit ses enfans, qu’il avait voulu faire assassiner l C’est le plus comique des mélodrames que j’aie jamais vus de ma vie. Ajoutez que les deux bravi convertis deviennent les serviteurs de Stradella, et que tout le monde est heureux et content. Quelques incidens de mise en scène et une ou deux situations assez bien amenées font supporter ces trois actes, remplis d’une gaîté équivoque et d’une fade sensiblerie.

On ne peut louer, au premier acte de cet ouvrage débile et monotone, ni l’ouverture, qui est médiocre, ni le premier chœur de l’introduction, sur lequel plane la voix de Stradella. La sérénade qui suit et que le héros chante sous le balcon de sa belle :

Cara ! il tuo bene
À te s’en viene
Con lieto cor


est une mélodie agréable et, relativement au style de l’ouvrage, assez originale. Le duo pour soprano et ténor qui résulte ensuite de l’entrevue des deux amans contient une phrase douce et même touchante sous ces paroles que Stradella adresse à Leonora :

Per colline e valli erbose
Mi conducca in porto amor !

J’aime surtout le dessin ostinato de l’orchestre dans la première partie de

ce duo. L’air de bravoure que M. de Flottow a écrit expressément pour Mlle Battu n’a rien qui le distingue des airs de bravoure ordinaires ; mais le finale du premier acte, avec les différens épisodes qui le traversent, est un morceau d’ensemble qui ne manque pas d’effet. Au second acte, qui est le meilleur des trois, on remarque le chœur des paysans romains, qui ne s’élève pas au-dessus du style de l’opéra-comique, et puis le duo bouffe que chantent les deux bravi, qui se retrouvent et se reconnaissent dans l’auberge de la Campanella. Ce duo ne manque ni d’entrain ni de piquant. Quant au finale du second acte, il est construit sur le même patron que les morceaux d’ensemble et dans un rhythme que M. de Flottow ne peut pas quitter. On remarque néanmoins dans ce finale la chanson à boire des bravi, dont les glu glu excitent l’hilarité du public, et surtout la ballade que chante Stradella sur la légende de Salvator Rosa qui termine le tableau :

In fondo agl’ Abruggi


l’andante de cette ballade est joli, et M. Naudin le chante à ravir. Le duo de Stradella et de Leonora qui ouvre le troisième acte n’a rien de remarquable ; le quatuor qui vient après n’est pas non plus d’un grand effet, et je préfère à ces deux morceaux le chœur des pèlerins auquel viennent s’enchaîner la voix de Stradella et celle de Leonora. Je ne dirai rien non plus du trio des trois hommes, et je ne signalerai plus que l’hymne religieux en l’honneur de la Vierge que chante Stradella :

O santa, o pia
Del ciel regina !


C’est une mélodie vague et sans caractère qui n’implique pas, il s’en faut de beaucoup, l’effet que le chanteur inspiré produit sur le peuple ému. Tel est cet opéra de Stradella, si populaire en Allemagne, ouvrage monotone et faiblement écrit, où l’on trouve quelques morceaux agréables qui ne suffisent pas à défrayer trois actes d’une fable niaise et dépourvue d’intérêt. Ni les idées, ni le style surtout de M. de Flottow ne révèlent un musicien original et fortement trempé. Il abuse de certains rhythmes dont la persistance engendre l’ennui, et son harmonie, qui module peu, se traîne sur une pédale inférieure dont le ronflement perpétuel assoupit l’oreille. Représenté sur un théâtre moins important que le Théâtre-Italien, Stradella, qui n’est après tout qu’un opéra-comique, aurait trouvé un accès plus facile auprès du public français, car nous sommes loin de méconnaître ce qu’il y a de grâce, de naturel et de motifs heureux dans la partition que nous venons d’apprécier. L’exécution de Stradella est assez soignée. M. Naudin, dont la voix de ténor, un peu gutturale dans le bas, contient quelques notes délicieuses dans le registre supérieur, chante avec passion et joue avec entrain le rôle principal. Il dit fort bien la sérénade du premier acte et surtout la prière à la Vierge de la fin. Il serait à désirer pourtant que M. Naudin modérât un peu ses élans et ses portamenti, et qu’il mît un plus grand soin à bien articuler la belle langue de son pays. MM. Delle-Sedie et Zucchini sont deux bravi bien élevés qui se laissent facilement attendrir et qui ne demandent pas mieux que de bien vivre avec la justice. Ils sont drôles tous les deux dans les couplets à boire du second acte et dans le trio avec le tuteur Bassi. Quant à Mlle Battu, elle chante les morceaux difficiles du rôle de Leonora avec le talent et la distinction de style que tout le monde lui reconnaît. Que n’a-t-elle, cette cantatrice d’un vrai mérite, un peu du souffle vital et de la nature heureuse et téméraire de Mlle Patti, qui vient de s’envoler d’ici pour aller enchanter les habitans et la cour de Vienne ! Ah ! si Mlle Patti, par sa belle voix stridente et flexible, par ses roucoulemens perfides, par ses grâces naturelles, par ses petites mines d’enfant espiègle, les charmes de sa personne et de son talent, pouvait adoucir le cœur des méchans et des sots qui gouvernent le monde, qui tyrannisent et oppriment les pauvres nations, que nous serions indulgent alors pour tous les petits péchés qu’elle a commis à Paris contre le goût et la musique des grands maîtres !

Le théâtre de l’Opéra-Comique, malgré le bonheur dont il jouit depuis deux mois avec les succès fructueux de la Dame Blanche et de Lalla-Roukh, a bien voulu modifier légèrement ses affiches et varier un peu nos plaisirs. En conséquence de cette noble résolution, il a produit le 11 février l’Illustre Gaspard imbroglio en un acte assez amusant, grâce au talent et à la verve de M. Couderc, qui est chargé du rôle principal. Il s’agit d’un célèbre voleur connu dans les fastes du crime sous le nom de Gaspard de Besse, qui jette la terreur dans les environs de la petite ville de Brignoles. Ce protée échappe à tous les pièges qu’on lui tend, et il fait trembler M. le chevalier de Cavailles, maire de Brignoles, qui ne sait à quel saint se vouer. Ce modèle des magistrats a une nièce qu’il ne veut pas donner en mariage à un certain Barlaudier, parce que celui-ci n’est qu’amoureux. L’intrigue se dénoue cependant par l’union de la nièce et de Barlaudier, qui a eu l’audace de pénétrer dans la maison du maire sous le vague, mais terrible soupçon qu’il était l’illustre Gaspard. Cette petite pièce absurde, mais assez ingénieusement intriguée, est de MM. Duvert et Lausanne, et la musique est le fruit peu original de M. Eugène Prévost, connu par un ou deux autres péchés de ce genre. C’est tout ce que nous pouvons en dire pour ne pas accuser M. Eugène Prévost d’être un imitateur servile des idées courantes. Le 21 février, le théâtre de l’Opéra-Comique a été bien autrement hardi ! Il a donné la première représentation d’un ouvrage en deux actes et en vers, s’il vous plaît, sous ce titre attrayant : la Déesse et le Berger. Le poème, c’est bien le cas de le qualifier ainsi, est de M Camille du Locle ; la musique a été écrite par M. Jules Duprato. Ce compositeur, lauréat de l’Institut, a débuté à l’Opéra-Comique, il y a quelques années, par un petit Opéra en un acte, les Trovatelles, dont la musique facile avait inspiré quelque confiance dans l’avenir de son talent. L’année dernière, le 30 avril, M. Duprato a fait représenter à ce même théâtre un opéra en trois actes, Salvator Rosa, qui fut froidement accueilli par le public, et dont le triste résultat détruisit en partie la bonne opinion qu’on avait conçue de l’auteur des Trovatelles. La nouvelle partition de M. Duprato, nous sommes forcé de le reconnaître, hélas ! prouve d’une manière trop évidente que ce compositeur, d’ailleurs fort habile, manque tout à fait d’originalité. On est frappé du nombre de passages, de mélodies, de traits d’accompagnement connus et mis en circulation depuis longtemps, qu’on rencontre dans la Déesse et le Berger, dont le premier acte est presque la contre-partie du premier acte de Lalla-Roukh. En effet, l’amour du berger Bathyle pour la fausse déesse Maïa, cet amour, qui est traversé par la surveillance de Palémon, est une situation qui a beaucoup d’analogie avec celle de la princesse Lalla-Roukh, éprise d’une noble passion pour le poète-chanteur Noureddin, qui est pourchassé par la crainte jalouse de Baskir, Au second acte de la Déesse et le Berger, dont le libretto est facilement écrit, on apprend que le pauvre berger est le fils de Bacchus et d’Ariane. Le dieu du vin, qui joue dans cette pièce le rôle d’une espèce de père noble, reconnaît Bathyle, et le proclame son fils légitime. Le berger inconnu remonte alors au rang des dieux de l’Olympe et donne sa main à Maïa, qui, de simple mortelle qu’elle était, devient la compagne d’un être divin. Cette conclusion, comme on voit, a beaucoup d’analogie avec celle de l’opéra de M. Félicien David, où Lalla-Roukh retrouve dans le chanteur Noureddin son seigneur et maître le roi de Boukharie.

Il est bien difficile de signaler les morceaux remarquables de la Déesse et le Berger qu’on puisse attribuer à M. Duprato sans déni de justice. Après l’ouverture, qui n’a rien de remarquable, on peut louer le premier chœur que chantent les nymphes, bien que la couleur générale de cette gracieuse introduction rappelle fortement la manière de M. Félicien David. Le duo pour ténor et soprano, entre le berger Bathyle et Maïa, mérite le même éloge et le même reproche. Il est d’ailleurs trop long, surtout alors que les deux voix se réunissent et s’étreignent. Le chœur des nymphes invisibles, que l’on chante derrière les coulisses pendant que Bathyle évoque les souvenirs de sa première jeunesse.

Les nymphes sont pour toi, berger, reprends courage !


reproduit un effet trop connu pour qu’on le remarque. J’en dirai autant de la romance de Bathyle :

Je puis comme autrefois
Venir dans ce bois sombre,


mélodie médiocre, qu’une certaine partie du public a osé faire recommencer ! Le duo entre Bacchus et Silène manque aussi de franchise. Il est interminable, et rappelle des formules connues, comme presque tous les morceaux de la partition. Pourquoi donc a-t-on redemandé à Mlle Baretti les couplets qu’elle chante d’une voix aigrelette et sur des paroles que voici :

Je veux tenter l’expérience.
J’ai bien peur, mais, ma foi ?…


Il n’y a certainement rien de piquant dans la mélodie écourtée que débite la cantatrice. Tout le premier acte de la Déesse et le Berger est rempli de ces sortes de lieux-communs élégamment reproduits qui ne font illusion à personne. Parmi les morceaux nombreux encore du second acte, je ne puis vraiment louer ni le trio entre Bacchus, Silène et Palémon, ni le rondeau de Palémon :

N’allez pas
Aux profanes la redire,


ni le quintette qui vient après, et dans lequel se détache un duo pour soprano et ténor entre Maïa et Bathyle, qui est bien long et d’une tournure vulgaire. Faut-il citer les couplets que chante Bacchus d’un ton paterne :

Jupiter ne donne aux humains
Que des biens mêlés de tristesse ?


J’aime mieux le petit chœur de femmes qu’on chante en l’honneur de la nouvelle déesse :

O Maïa, déesse charmante.
Nous accourons tous
Prier à tes genoux,


et la scène finale, où l’influence de Lalla-Roukh et de M. Félicien David est frappante. J’ai rarement vu un phénomène plus curieux que celui que présente l’ouvrage que je viens d’examiner rapidement. Ce musicien de beaucoup de talent a fait un opéra en deux actes qui renferme de quinze à vingt morceaux qui tous portent la trace des souvenirs de l’auteur, et de son aptitude singulière à s’approprier les idées d’autrui. Il y a de tout dans la partition de la Déesse et le Berger, du Donizetti, du Verdi, du Pré aux Clercs, et surtout une forte imitation du style et de la couleur élégiaque de Lalla-Roukh. Il est pénible d’être obligé de conclure que le nouvel opéra de M. Duprato, la Déesse et le Berger, n’ajoutera rien à la réputation que s’est acquise cet habile artiste.

La musique et l’art de chanter viennent de faire une perte douloureuse. Mme Damoreau-Cinti, la cantatrice la plus exquise et la plus parfaite qu’ait produite la nouvelle école française, transformée par le génie de Rossini, est morte ces jours-ci, âgée de soixante-trois ans. Elle était née à Paris au commencement du siècle, et elle a traversé une longue vie avec un succès qui n’a fait que s’accroître jusqu’à la fin de sa carrière dramatique. Nous reviendrons sur ce sujet charmant, et nous ne laisserons pas partir une artiste aussi éminente sans lui faire nos adieux.


P. SCUDO.



ESSAIS ET NOTICES.

LIVRES NOUVEAUX DU NORD.


Nous avons récemment essayé d’établir dans la Revue[2] à quel point précis en étaient arrivées les études archéologiques en Suède et en Danemark. Il n’est pas besoin de rappeler que les observations des savans du Nord sont d’une extrême importance, et que nos archéologues français ont un grand intérêt à pouvoir les suivre à mesure qu’elles se produisent[3]. M. Nilsson, d’après qui nous avons fait connaître le curieux monument de Kivik, vient de publier tout récemment la seconde partie de son grand ouvrage[4]. Il y continue le développement de sa thèse : les tribus du Nord, n’ayant encore que des instrumens et des armes de pierre, auraient reçu à une époque difficile à déterminer, mais en tous cas fort ancienne, une civilisation beaucoup plus avancée par l’arrivée des Phéniciens, qui leur apportaient en même temps l’usage du bronze et le culte de Baal. Après avoir recueilli des observations qui feraient remonter, selon lui, les premières relations commerciales des Phéniciens avec le Nord aux temps homériques, M. Nilsson arrive à un épisode intéressant de son sujet, au fameux voyage de Pythéas dans l’île de Thulé, et, bien que les Allemands aient accumulé sur cette énigmatique histoire les dissertations savantes, il trouve moyen, après Movers, W. Bessell, Redslob et tant d’autres, d’obtenir des résultats entièrement nouveaux. Il doit cet avantage particulièrement à sa profonde connaissance de la nature septentrionale ainsi qu’à l’heureuse et féconde alliance, par lui réalisée, des sciences physiques avec l’archéologie ; ajoutons l’expérience de toute une vie consacrée à ces nobles études.

On sait que Pythéas, né à Marseille, entreprit son voyage dans le Nord vers l’an 350 avant Jésus-Christ. On sait aussi que nous n’avons sur cet important épisode d’autres témoignages que quelques fragmens du récit de Pythéas lui-même, conservés par quelques écrivains romains ou grecs dans l’intention évidente de démontrer la fausseté, suivant eux ridicule, d’assertions qu’ils ne pouvaient comprendre. Voici comment M. Nilsson raisonne : à ses yeux, Pythéas est Phénicien par la religion ; c’est un adorateur du soleil. L’inscription phénicienne trouvée en 1845 à Marseille, publiée par M. l’abbé Barges et commentée par M. Movers[5], qui la croit du IVe siècle avant Jésus-Christ, a prouvé suffisamment que cette ville, fondée en 600 par des Phocéens d’Ionie, Pélasges d’origine (c’est-à-dire Phéniciens-Grecs, suivant M. Nilsson), avait eu tout d’abord un temple de Baal et un gouvernement, avec des suffètes, semblable à celui de Carthage. Strabon nous y montre de plus un culte de la Diane d’Éphèse, la même que l’Astarté phénicienne. Cette religion paraît avoir duré à Marseille jusqu’après le temps de Pythéas, puisqu’on voit les Romains, reconnaissans des secours que les Marseillais leur avaient offerts, élever en leur honneur sur le mont Aventin une image de Diane semblable à celle que ces derniers adoraient. Notons de plus que la religion phénicienne nous apparaît partout fort jalouse de tout partage, et nous conclurons que Pythéas était, comme ses compatriotes, adorateur de Baal et d’Astarté. Les pays occidentaux de l’Europe ayant été visités et colonisés des longtemps par les Phéniciens, Pythéas côtoie ces mêmes régions et rencontre partout des hommes de sa religion et de sa race ; géographe et astronome habile (il paraît avoir, sans autre secours que celui du gnomon, déterminé, à quelques secondes près, la latitude de Marseille), il est chargé par les Marseillais, peut-être par quelques riches négocians de la ville, de faire un voyage à la fois scientifique et pratique qui leur permette d’intervenir avantageusement dans le commerce, monopolisé jusqu’alors par les Tyriens, puis par les Carthaginois. Il s’avance le long des côtes de l’Espagne, de la France, de l’Angleterre, qu’il a parcourue en différens sens, de la Hollande, de l’Allemagne, du Danemark, de la Suède et de la Norvège, allant de comptoir en comptoir avec les navires dont se servaient ces Phéniciens des côtes. Un simple particulier sans grandes ressources, comme le dépeint Polybe, ne pouvait guère accomplir autrement une si lointaine expédition dans un temps demi-sauvage. Telle est la conjecture proposée par M. Nilsson ; il faut reconnaître qu’elle est fort ingénieuse et qu’elle permet d’expliquer beaucoup de difficultés sans elle insurmontables.

Quelle est la contrée que Pythéas désigne par le nom de Thulé ? On a pensé souvent que c’était l’Islande : pure supposition suivant M. Nilsson, et appuyée sur une seule observation du moine Dicuil en 825, que des moines irlandais, trente ans avant l’époque où ce moine écrit, c’est-à-dire en 795, ayant résidé de février en août dans cette île, avaient cru y reconnaître la Thulé des anciens. M. Nilsson arrive à une autre conclusion par les déductions suivantes. Pline nous apprend que, dans l’île de Thulé qu’a visitée Pythéas, il y a une période de l’hiver où le soleil ne paraît pas pendant plusieurs fois vingt-quatre heures, et une période de l’été où l’effet contraire s’accomplit. S’il avait ajouté pendant combien de temps au juste ce phénomène se produisait, nous saurions précisément jusqu’à quelle latitude Pythéas s’éleva ; nous en savons assez toutefois pour ne point assimiler, comme on l’a fait, Thulé au groupe des îles Shetland, ni même à celui des Féroe. Évidemment il a été plus loin ; mais nous pouvons faire un pas de plus : Géminus, astronome du Ier siècle avant l’ère chrétienne, qui, dans un ouvrage conservé sous le titre d’Introduction à l’étude de l’astronomie, a transcrit des fragmens de Pythéas, parle d’un pays visité par ce voyageur où la nuit ne dure que deux ou trois heures, puis d’un autre où elle dure tout un mois, puis d’un troisième où elle dure deux mois. Cette dernière latitude serait celle d’Alton, dans le Finmark norvégien, par 70 degrés. On n’a aucun moyen de prouver absolument que Pythéas soit venu en effet jusque-là ; mais tout au moins peut-on, dit M. Nilsson, quand Pythéas dit qu’on arrive à Thulé en faisant voile de la terre appelée Nérigon, penser qu’il s’agit d’une des îles situées en face de la côte occidentale de la Norvège, dans le groupe des Lofoden, sous le cercle polaire, par conséquent 3 degrés 1/2 plus au sud qu’Alten. Rien de plus vraisemblable que de supposer dans ces îles une pêcherie importante des Phéniciens : c’est là même que Léopold de Buch a vu célébrer la fête de Baal pendant la nuit du midsommar, et l’on retrouve encore aujourd’hui dans toute la région beaucoup de noms qui rappellent le culte de Baal. Bien plus, l’aspect actuel des lieux avec leurs phénomènes naturels correspond exactement à celui du pays de Thulé, comme Strabon le décrit d’après Pythéas. La plante d’où les indigènes de Thulé tiraient une abondante nourriture est sans aucun doute l’angelica, qu’on voit protégée avec grand soin par les anciennes lois norvégiennes. La manière toute particulière dont la glace se forme sous ces latitudes a été fort bien observée par Pythéas, qui compare avec raison cet aspect à celui des méduses mortes qui couvrent, après un orage, la surface des eaux dans les régions plus méridionales. Si l’on doit enfin tenir compte des traditions qui ont pu éclairer les poètes, l’expression de Stace, refluo circumsona gurgite Thule, s’applique à merveille à une île voisine du Malstrom et du Saltensström. — Nous ne pouvons entrer ici dans les détails de la très fine analyse à laquelle M. Nilsson s’est livré ; qu’il nous suffise de dire que rarement le concours des sciences naturelles avec la science archéologique a paru plus efficace, et que l’auteur semble avoir résolu de la façon la plus ingénieuse et la plus solide en même temps plusieurs des problèmes que son difficile sujet avait offerts avant lui aux savans anciens et modernes.

À la suite de cette étude particulière sur Pythéas et sa fameuse Thulé, M. Nilsson continue à rechercher les autres vestiges de la civilisation phénicienne dans le nord de l’Europe. Il croit pouvoir noter comme tels l’usage des chars de guerre et celui de couper avec des faucilles les épis de blé en laissant la paille sur pied. Puis, revenant à la thèse déjà traitée dans la première moitié de son nouvel ouvrage, sur la présence d’un culte phénicien dans les mêmes contrées, il émet des-conjectures dignes d’être signalées à la sérieuse attention de tous les antiquaires, celle-ci entre autres : après avoir rappelé que l’Apollon des Grecs, considéré comme dieu de la lumière, est le même que le dieu phénicien Baal, il transcrit et commente des fragmens fort curieux d’Hécatée d’Abdère[6]. Hécatée, contemporain d’Alexandre le Grand, parle d’une grande île située en face de la Celtique, et dans laquelle se voit un temple de forme ronde, orné de nombreuses offrandes et entouré d’un bois sacré. Latone est venue en ces lieux : aussi Apollon, son fils, y reçoit-il un culte assidu ; ceux qui chaque jour y célèbrent ses louanges en s’accompagnant des cithares sont les prêtres d’Apollon. Il y a même une ville consacrée à ce dieu. — Voilà, pour M. Nilsson, tout un culte de Baal dans l’ancienne Angleterre trois cents ans avant l’ère chrétienne. Bien plus, un antiquaire anglais[7] voit dans ces fragmens la plus ancienne description du fameux monument de Stonehenge ou de celui d’Albury.

En résumé, M. Nilsson est d’avis que la civilisation a été apportée pour la première fois en Scandinavie avec l’usage du bronze et le culte de Baal par ces mêmes Phéniciens qui s’étaient emparés du commerce de toute l’Europe, et chez qui des rapports intimes pendant un temps avec le grand peuple de la vallée du Nil avaient répandu quelque chose de la civilisation égyptienne. À partir de leur arrivée dans les pays du Nord, les tribus demi-sauvages qui les habitaient, — tribus cimbres d’origine celtique, et auxquelles il faut attribuer les grandes constructions appelées dans le Nord dyss, en Angleterre cromlech et en France dolmen, — cessèrent d’être réduites à l’usage de la pierre dont elles avaient fait d’ailleurs un si habile emploi. Outre la religion, les Phéniciens leur enseignèrent l’agriculture et l’art de la guerre (on a vu avec quels usages particuliers) ; elles avaient déjà la pêche et la chasse. Telle fut la nouvelle civilisation du Nord jusqu’à l’invasion des populations indo-germaines qui apportèrent les dogmes de la religion odinique.

En même temps que nous montrions récemment ici les premiers développemens de la théorie de M. Nilsson en Suède, nous disions que les archéologues danois procédaient d’autre façon, par des observations patientes, fines, et ne concluant qu’avec une extrême réserve. Si même l’un d’entre eux commençait à s’avancer, il rencontrait les objections empressées d’un de ses collègues, et nous avons rendu compte des premières passes échangées entre MM. Steenstrup et Worsaae au sujet de la question fort discutée d’un partage des âges de pierre et de bronze en différentes périodes. M. Worsaae a inséré ses derniers argumens, comme les autres élémens de toute la discussion, dans le Compte-rendu des actes de l’Académie des sciences de Copenhague (en danois). On peut les résumer comme il suit : le partage que M. Worsaae veut établir dans l’âge de pierre ne se fonde pas seulement, dit-il, sur la diversité du travail qu’ont subi les instrumens, mais encore sur la multiplicité des formes et des circonstances au milieu desquelles nous retrouvons ces objets. Est-il vraisemblable que les tribus du Nord aient construit tout d’abord ces magnifiques dolmen qui comptent parmi les principaux monumens du paganisme, et fabriqué ces beaux instrumens en silex, habilement ornés et polis, qu’on retrouve en si grand nombre dans les dolmen du Danemark ? N’est-il pas probable qu’elles aient commencé par ces instrumens frustes et grossiers qu’on ramasse sur les côtes et dans les petites îles danoises, là où les populations primitives ont dû établir leurs premières demeures ? — Pour l’âge de bronze, comment ne pas se rendre aux nouveaux témoignages que les plus récentes fouilles multiplient ? On a trouvé à plusieurs reprises dans ces derniers temps, en ouvrant les tertres funéraires, des troncs de chênes creusés en forme de cercueils, et contenant des cadavres non brûlés, enveloppés d’étoffes tissées en laine, entourés d’armes et d’ornemens en bronze ; on peut voir aujourd’hui les résultats de ces fouilles au musée royal de Copenhague. Or ces cercueils étaient au fond même des tertres ; mais, dans les mêmes tertres, à la partie supérieure, et tout près de la surface, on trouvait souvent des vases de terre contenant des cendres humaines avec des objets de bronze. Il est encore sans exemple qu’on ait trouvé dans un tertre des cendres humaines en bas, et des cadavres datant de l’âge de bronze en haut. Une foule d’autres observations se réunissent d’ailleurs pour faire penser que toute la longue période de l’âge de bronze s’est réellement partagée de telle sorte que, dans une première époque, les corps ont été ensevelis sans être brûlés, l’usage de l’incinération n’ayant dû s’établir que dans la seconde.

Avec ces derniers résultats, M. Worsaae a publié d’autres études archéologiques qui méritent d’être mentionnées. Il a donné, à la suite de quelques fouilles heureuses, un commentaire inattendu d’un usage païen du Nord, que le passage suivant d’une saga danoise attestait, sans qu’on pût jusqu’à présent en obtenir la confirmation : « Le roi Harald Hildetand ayant été tué dans la bataille de Braavalla, son rival, le roi Sigurd Ring, fit placer son cadavre sur le char dont Harald s’était servi pendant le combat, puis il fit tuer son propre cheval, pour l’ensevelir tout sellé avec le mort, afin que celui-ci pût faire son voyage au Walhalla, selon son gré, à cheval ou sur son char. » En effet, divers objets de harnachement, qui ne paraissaient convenir qu’à des chevaux de trait, avaient été trouvés jusqu’à ce jour dans les sépultures païennes, et l’on ne savait comment les expliquer ; quelques découvertes récentes, ingénieusement commentées par M. Worsaae, ont fini par dissiper les doutes et confirmer une fois de plus les récits des vieux écrivains. Ajoutons que parmi ces objets, datant sans aucun doute des derniers temps du paganisme Scandinave, plusieurs, artistement ciselés, décèlent par leur ornementation une imagination originale dont il sera important de recueillir, à mesure qu’ils se produiront, tous les témoignages.

Je placerais à côté de ces curieuses œuvres d’archéologie un volume qui ne leur cède ni par le dévouement de l’auteur, ni par l’intérêt des recherches. C’est un in-4o intitulé : Maes-Howe. Notice of runic inscriptions discovered during recent excavations in the Orkneys made by James Farrer. La publication est faite à peu d’exemplaires, et de plus for private circulation. Ce qu’elle fait connaître est assez inattendu. La chambre sépulcrale que M. Farrer a mise au jour contient un grand nombre d’inscriptions runiques du moyen âge. Bien que les interprétations des savans du Nord auxquels M. Farrer s’est adressé ne soient pas toujours concordantes, on a du moins pu lire plusieurs fois le mot iorsalafarer, et recueillir ainsi une preuve nouvelle de la part active que les Scandinaves ont prise au grand mouvement des croisades. M. James Farrer est assuré d’avoir rendu un véritable service à l’histoire du Nord en publiantes tels vestiges qu’on était loin de soupçonner. C’est de quoi mettre sur la vraie voie une érudition spéciale, et de quoi ajouter, par des lueurs destinées à grandir, au flambeau de l’histoire générale.

À côté de ces travaux, réelles conquêtes de la science dans le Nord, il est triste de noter des vides dans les rangs du groupe si actif et si justement célèbre qui la représente. Le 22 février dernier mourait subitement dans une des rues de Copenhague un des savans les plus distingués du Nord, M. Eschricht. Grâce à une vivacité d’esprit peu ordinaire, il était encore, à soixante-trois ans, dans toute l’effervescence du travail. Il avait commencé pendant l’été dernier à Paris l’impression en français d’un grand ouvrage sur les cétacés ; nous l’avions entendu lire à notre Académie des sciences un mémoire fort remarqué ; il venait de remplir à Paris et à Londres une mission scientifique donnée par son gouvernement ; il avait publié tout récemment le résultat de ses études sur la reproduction des huîtres, et il était heureux de penser que ses efforts allaient contribuer à rendre à son pays une des plus importantes richesses de ses côtes. À voir cette juvénile ardeur qu’inspirait l’amour sincère, disons mieux, le culte enthousiaste de la science, il semblait que M. Eschricht n’eût rien accompli encore de la tâche patriotique et généreuse qu’il s’était imposée. Et pourtant son nom était déjà rendu célèbre par de remarquables travaux et par des créations fécondes. L’université de Copenhague lui doit un musée physiologique devenu aujourd’hui, par ses soins infatigables, très important. Il avait institué, outre son cours à l’université, des lectures publiques par lesquelles, avec un don singulier d’expression à la fois pittoresque et précise, il popularisait quelques-uns des problèmes les plus délicats de la physiologie. On n’oubliera pas enfin ses beaux travaux sur l’idiotisme, et particulièrement son livre sur Gaspard Hauser, qui l’engagea dans une vive polémique avec le professeur allemand M. Daumer. La science perd en lui un des hommes de ce temps-ci qui lui faisaient le plus d’honneur, le Danemark un de ses plus dévoués citoyens, et la société de Copenhague, ainsi que ses nombreux amis dans la société parisienne, un homme d’esprit et de cœur.


A. GEFFROY.



UN VOYAGE DANS LA TUNISIE.[8]

Parmi les pays sur lesquels la civilisation, après avoir passé comme une vague, commence à refluer déjà, la Tunisie nous semble être un de ceux qui seront le plus rapidement annexés au domaine de la société moderne. Avant longtemps la ville de Tunis sera percée de boulevards et décorée de squares : des touristes en foule iront visiter les ruines de Carthage et le magnifique amphithéâtre d’El-Djem; l’industrie, le commerce, les échanges de toute nature relieront à l’Europe ces rivages dont nous sépare seulement la largeur de la Méditerranée ; mais sans attendre ces jours de voyages faciles, où l’on pourra glaner des souvenirs en calèche et parcourir sans fatigue l’île des Lotophages ou le lac Tritonis, M. Guérin a fait son exploration à l’ancienne et difficile manière des voyageurs savans. Pendant huit mois, il a traversé le pays dans toutes les directions, bravant la chaleur, les intempéries, la poussière du désert, les dangers d’attaque de la part des Bédouins. Désireux de pouvoir dresser un inventaire à peu près complet des ruines de la Tunisie avant que le temps, la négligence des indigènes ou les travaux de la civilisation moderne ne les eussent fait disparaître, il n’a laissé en dehors de son itinéraire aucune ville de quelque importance, aucun amas de débris antiques signalé par ses devanciers ou par les Arabes ; il a fouillé sans relâche les vieilles masures, déchiffré les pierres romaines, estampé les inscriptions. Ses recherches ont été couronnées de tout le succès qu’on pouvait attendre d’efforts individuels. Il a retrouvé l’emplacement de plusieurs cités, dont quelques-unes étaient inconnues, il a pu fixer définitivement des noms de villes sur lesquels on hésitait encore, il a rectifié de graves erreurs depuis longtemps accréditées ; en un mot, il a reconstruit en grande partie la carte de l’ancienne province d’Afrique. Peut-être M. Guérin espérait-il aussi rapporter comme trophée de son voyage la célèbre pierre de Thugga, dont l’inscription bilingue dans les idiomes punique et libyque exerce encore la sagacité des orientalistes ; mais le savant français arriva trop tard pour faire la conquête de ce monument. Plusieurs années auparavant, un de ces archéologues anglais qui, à l’exemple de lord Elgin, s’occupent d’enrichir leur nation des dépouilles précieuses du monde entier, sir Thomas Reade, avait détaché la fameuse pierre du mausolée qu’elle décorait. Elle se trouve maintenant au Musée britannique, ce rendez-vous de tant de trésors recueillis aux quatre coins du globe. M. le duc de Luynes a obtenu une remarquable copie de cette inscription bilingue, et l’a fait insérer dans le Voyage archéologique.

Le but principal de M. Guérin était, il est vrai, la recherche des inscriptions antiques ; mais cette recherche ne l’a point tellement absorbé qu’elle ait fermé ses yeux au spectacle de la nature et des hommes. Le voyageur décrit aussi les contrées et la société qu’il a visitées, et fait songer le lecteur au grand avenir réservé à cette vieille terre carthaginoise, si importante jadis et de nos jours si désolée. La Tunisie occupe une position géographique admirable, bien plus heureuse que celle de l’Algérie sa voisine, dont les côtes, battues par une mer dangereuse, se développent de l’est à l’ouest sans endentations considérables. Les rivages de Tunis, situés à une égale distance du détroit de Gibraltar et du futur détroit de Suez, surveillent le passage qui met en communication les deux grands bassins de la Méditerranée, et s’avancent vers cette nappe d’eau presque fermée qu’entourent l’Italie, la Sicile, la Sardaigne et la Corse. Projeté ainsi dans la direction de l’Europe comme pour prendre sa part du commerce immense qui anime la grande mer italienne, le littoral tunisien offre en outre l’avantage d’être plus profondément découpé et de posséder de meilleurs mouillages que les autres parties du massif continent d’Afrique. Au nord, c’est le beau golfe de Carthage déroulant ses harmonieux contours entre deux caps consacrés par les anciens, l’un au dieu du commerce, l’autre à celui de la poésie ; au sud s’arrondissent les golfes de Hammamet et de Gabès, dont les plages basses seraient d’un accès difficile, si, par un privilège exceptionnel dans la Méditerranée, elles ne présentaient l’alternance régulière du flux et du reflux. Grâce au reploiement de la côte dans la direction du sud, aucune partie de la Tunisie n’est éloignée de la mer ; les oasis viennent elles-mêmes affleurer le rivage et fournissent ainsi une route des plus faciles aux caravanes qui se dirigent vers l’intérieur du continent. Aux privilèges commerciaux que lui assure sa position d’intermédiaire naturelle entre l’Europe méridionale et le centre de l’Afrique, la régence de Tunis joint les avantages de posséder un des plus beaux climats du monde, un sol fertile et accidenté, des sources nombreuses, des rivières relativement abondantes. Du reste, l’histoire et les ruines éparses nous enseignent ce que fut un jour et ce que pourra devenir bientôt cette belle province d’Afrique qui donna son nom au continent tout entier[9]. Là dominait la grande Carthage, reine de la Méditerranée et rivale de Rome, qui comptait parmi ses vassales plus de trois cents cités africaines ; là s’élevaient Utique, Hadrumetum et tant d’autres grandes villes connues et inconnues dont les magnifiques débris jonchent le sol sur des espaces considérables. Des aqueducs, aujourd’hui sans eau, enjambent les vallées désertes et pénètrent dans le flanc des collines ; des jetées et des môles, frangeant le rivage, marquent l’emplacement d’anciens ports qu’envahissent incessamment les sables ; des restes de ponts, dont l’un avait 6 kilomètres de longueur, s’élèvent encore au-dessus des flots entre les îles de la Syrte et le continent ; des carrières ouvertes dans les promontoires développent au loin leurs vastes cavités silencieuses, d’où sortirent autrefois les monumens d’Utique et de Carthage.

Grande est la désolation de cette terre, jadis si riche et si peuplée. L’œuvre de destruction est tellement complète qu’en Tunisie le mot de henckir sert à désigner indifféremment une ferme ou un amas de ruines. D’après M. Guérin, cette acception est même la plus commune. Les guerres civiles, les incursions des Bédouins nomades et surtout le gouvernement oppressif des anciens beys, aggravé dans les provinces par l’arbitraire des cheiks, ont en certains endroits dépeuplé les campagnes. Cependant le bord de la mer offre encore de distance en distance de petites villes commerçantes et industrielles ; quant à la capitale, malheureusement située sur une langue de terre à la fois insalubre et défavorable au commerce, entre une saline marécageuse et une lagune encombrée de vase, elle est néanmoins la troisième cité du continent africain : le Caire et Alexandrie la dépassent seuls en importance. Lorsque la ville de Tunis aura été assainie, nul doute qu’elle ne mérite le nom de Fleur de l’Occident que lui ont donné les Arabes.

Quel sera le peuple civilisé dont l’influence aura la plus grande part dans l’œuvre de régénération de la Tunisie ? C’est là une question des plus importantes que les faits cités par M. Guérin peuvent aider à résoudre. Deux nations européennes sont en présence à Tunis, la France et l’Italie. La France, qui possède aujourd’hui l’ancien beylick d’Alger et dont les troupes franchiraient la frontière tunisienne au premier signal, est une trop puissante voisine pour que sa prépondérance politique ne soit pas inévitable. Le consul-général français établi à Tunis pourrait facilement jouer un rôle semblable à celui des ministres résidens que la compagnie des Indes entretenait auprès des rajahs, et cette possibilité suffit pour assurer à ses conseils une autorité décisive. Aussi les grands travaux d’utilité publique se font-ils soit par l’intervention directe du gouvernement d’Alger, soit plus simplement sous la direction d’ingénieurs français. Ce sont des employés venus d’Alger qui ont posé le télégraphe électrique de Tunis à la frontière de la province de Constantine ; ce sont également des Français qui ont été chargés de reconstruire l’ancien aqueduc de Carthage, et qui s’occupent des embellissemens de la capitale du beylick.

Là se borne, semble-t-il, le rôle de la France. Quelques négocians des départemens du midi sont établis à Tunis et dans les autres ports de mer les plus considérables ; mais la France n’a pas encore envoyé à la Tunisie un seul colon proprement dit, à moins qu’on ne regarde comme tels de malheureux proscrits échappés de Lambessa. Les émigrans d’Europe venus dans la régence pour exercer une profession manuelle ou pour cultiver le sol sont presque tous originaires d’Italie ou de Malte, cette île presque italienne qui bientôt comptera, comme les Baléares, un plus grand nombre de ses enfans sur les plages étrangères que sur son propre sol. À Tunis, sur 10,000 Européens, 8,000 viennent de Malte, de Sardaigne, de Sicile ou de Naples. À Sfax, à Sousa, à Mahédia, à Bizerte, à Porto-Farina, les colonies d’étrangers sont aussi presque exclusivement composées d’Italiens et de Maltais. Près du cap Bon, l’ancien promontoire de Mercure, ce sont eux qui s’occupent de la pêche du thon ; dans l’île fameuse des Lotophages, ils recueillent les éponges ; déjà même ils commencent à pénétrer par groupes de familles dans les villes de l’intérieur : M. Guérin les a rencontrés à El-Kef, près de la frontière algérienne. Les Italiens, fils de ces Romains qui avaient une première fois porté leur civilisation dans la province d’Afrique, semblent donc avoir pour mission de rattacher cette contrée d’une manière définitive au monde européen. Nul doute que la facilité croissante des communications, les exigences du commerce international et la force d’attraction des colonies déjà existantes n’accroissent incessamment le nombre des émigrans italiens domiciliés sur ces rivages de Tunis, situés à quelques heures à peine de Palerme et de Cagliari. Tous les progrès de l’Italie profiteront à son ancienne province. En ressuscitant, la patrie des Régulus et des Scipions ne se relèvera pas seule ; elle évoquera aussi du tombeau son antique ennemie, la Carthage qu’elle écrasa jadis.


ÉYSÉE RECLUS.



Histoire de l’Emigration européenne, asiatique et africaine an XIXe siècle, par M. Jules Duval[10].


L’émigration a pris depuis trente années un si rapide développement que l’on peut aujourd’hui en écrire l’histoire. Soit qu’on la considère comme un fait politique, soit qu’on l’examine comme un phénomène économique, elle mérite au plus haut degré l’attention. Aussi l’Académie des sciences morales et politiques a-t-elle été bien inspirée en proposant la question de l’émigration comme sujet de l’un de ses plus récens concours, et elle a pu se féliciter de l’avoir mise à l’étude en décernant le prix à un travail où le sujet a été traité à fond, dans les détails comme dans l’ensemble. Le volume de M. Jules Duval contient en effet tout à la fois la théorie et la statistique de l’émigration.

L’émigration, telle que nous la voyons procéder au XIXe siècle, présente deux caractères très distincts : ici elle est volontaire et indépendante, là elle est salariée, encouragée par des primes et constatée par des contrats d’engagement. Le premier de ces caractères appartient en général à l’émigration européenne, le second à l’émigration africaine et asiatique. Cette distinction peut-être a déterminé le plan du livre, où sont examinées successivement les deux sortes d’émigrations. Favorable à l’émigration libre et volontaire, l’auteur se prononce nettement contre l’émigration salariée ; il étudie et démontre par des chiffres, que l’on ne saurait trouver surabondans quand il s’agit d’un tel sujet, les avantages de l’une ainsi que les inconvéniens de l’autre, et il résulte de ce double examen un enseignement utile pour les métropoles et pour les colonies.

Le mouvement d’expatriation se produit dans les contrées les plus riches de l’Europe comme dans les plus pauvres ; tantôt c’est un excédant de population qui s’échappe d’un puissant état et qui porte au loin l’influence politique et l’action commerciale de la métropole ; tantôt c’est l’élément misérable de la population qui abandonne la mère-patrie et va chercher ailleurs le travail, le bien-être matériel, la liberté qui lui manquent. L’excès de richesse aussi bien que l’excès de misère alimente l’émigration, favorisée par l’abondance et la rapidité des moyens de transport. Vainement, dans certains pays, a-t-on essayé de l’entraver par des lois et des règlemens ; le droit d’aller et de venir est demeuré le plus fort, et l’expérience enseigne que l’émigration spontanée et volontaire est généralement profitable non-seulement pour les individus et les familles, mais encore pour les états. Quant aux régions vers lesquelles se dirige le flot de l’émigration européenne, comment pourrait-on douter des avantages que leur procurent les capitaux et les bras importés de la vieille Europe ? Les États-Unis et l’Australie sont des produits de l’émigration. Celle-ci a fondé de grandes colonies qui enrichissent les métropoles ; elle a fait plus encore, elle a créé des états libres.

L’émigration salariée a pour objet de fournir à des régions qui ne sont point suffisamment peuplées les ressources de la main-d’œuvre agricole. C’est dans l’Inde et en Chine, ces grands réservoirs de population humaine, qu’elle se recrute principalement, et elle est dirigée en majeure partie vers les colonies européennes des tropiques, où l’émancipation des noirs a diminué le nombre des bras employés à la culture. À première vue, ce système offre de grands avantages, et il est certain que l’immigration des coolies a préservé ou relevé de la ruine plusieurs colonies. Cependant M. Duval signale avec raison les inconvéniens économiques et sociaux qui sont attachés à la pratique trop généralisée de l’émigration salariée. Celle-ci a souvent pour résultat de fausser le taux naturel des salaires, d’attribuer à l’administration une intervention abusive dans les affaires coloniales, de créer à la population noire émancipée une concurrence ruineuse et d’établir des luttes d’intérêts, des antagonismes de races qui peuvent compromettre la paix publique. Ce sont là de graves objections contre les procédés que l’Angleterre et la France ont adoptés pour leurs colonies à culture, et qui provoquent une étude plus approfondie des moyens à l’aide desquels les métropoles doivent substituer, dans leurs possessions, le travail libre au travail des anciens esclaves.

La question de l’émigration se rattache par les liens les plus étroits à l’ensemble de la question coloniale ; mais elle présente tant d’intérêt par elle-même, elle est si vaste, qu’elle peut être examinée à part et fournir la matière d’une abondante monographie. M. Jules Duval a donc rendu service à la science en abordant ce sujet, et en y consacrant les laborieuses recherches qu’atteste la multiplicité des documens et des chiffres cités dans son livre. Il a placé sous nos yeux l’histoire de ce grand mouvement d’hommes et d’intérêts qui s’étend aujourd’hui au globe entier, et qui répartit entre toutes les régions de la terre les forces de l’intelligence et du travail. Un jour viendra où le niveau de la civilisation et de la richesse sera établi entre l’ancien monde et le nouveau, où les idées comme les intérêts des différentes races se verront confondus et solidaires, où le progrès moral, de même que le bien-être matériel, se répandra par une pente naturelle et régulière dans les contrées les plus lointaines. Ce sera l’œuvre de l’émigration.


C. LAVOLLEE.


Études sur le passé et l’avenir de l’Artillerie, par M. le colonel Favé[11].


S’il est un progrès incontestable, c’est celui que les peuples ont fait dans l’art de se combattre et de se détruire. Depuis le commencement de ce siècle, les armes à feu ont acquis une précision et une puissance qui dépassent tout ce que l’on osait imaginer. Les vieux fusils se sont transformés : le soldat européen est aujourd’hui pourvu d’une arme qui, au siècle dernier, eût été distinguée dans une panoplie de luxe. Et l’artillerie ? Il suffit de nous reporter aux bulletins de la dernière campagne d’Italie. L’artillerie a gagné les batailles ; elle a démontré la victorieuse prépondérance du canon rayé. Il est possible, comme on l’assure, que cette perfection à laquelle on est parvenu dans l’art de s’entre-tuer soit, au point de vue même de l’humanité, un grand bienfait. La paix entre les peuples sera plus tenace, chacun se souciant de moins en moins de mettre le feu aux canons de ses voisins, et la guerre, quand on n’aura point su l’éviter, sera plus courte. Il faut du moins, pour l’honneur de la civilisation, espérer qu’il en sera ainsi, et que l’on ne prépare si bien la guerre que par amour de la paix. Quoi qu’il en soit, on s’explique l’intérêt que doivent présenter, même pour les profanes, c’est-à-dire pour les personnes les moins compétentes dans les choses militaires, les études auxquelles s’est livré M. le colonel Favé en entreprenant d’écrire une histoire de l’artillerie. Comment demeurer indifférent aux origines de cette arme aussi formidable que savante, à ses progrès successifs, aux efforts d’invention et de génie qu’il a fallu dépenser pour obtenir les résultats dont nous sommes témoins ?

Le travail de M. le colonel Favé remonte aux premiers temps de l’invention de la poudre, et nous fait assister aux progrès de l’artillerie jusqu’à la moitié du XVIIe siècle. Ce sont les Chinois, il faut leur rendre cet hommage, qui les premiers ont inventé la poudre ; mais ils s’en servaient surtout pour l’innocente confection des feux d’artifice. Vers la seconde moitié du Xe siècle, ils trouvèrent la fusée volante, qu’ils attachaient à leur flèche pour en augmenter la portée, et ils obtinrent ainsi un incendiaire qui pouvait être lancé avec une grande vitesse. Après eux, et à leur imitation, les Arabes employèrent la poudre, et ils en découvrirent la force projective en la disposant au fond d’un tube d’où elle lançait contre l’ennemi des balles ou des flèches. Ce furent les premières armes portatives, et, comme le fait remarquer M. le colonel Favé, la poudre à canon, loin d’avoir servi dès son origine à donner aux projectiles des portées plus grandes que les armes de jet en usage, entrait seulement en concurrence avec les armes incendiaires et devait frapper des ennemis très rapprochés. L’artillerie, telle que nous l’appliquons aujourd’hui, est donc une invention toute différente de celle de la poudre. Celle-ci nous est venue de l’Orient, l’artillerie est d’origine entièrement européenne.

Ce fut un Allemand, un moine, nommé Berthold Schwartz, qui, d’après les chroniques, eut l’honneur de tirer le premier coup de canon en l’an de grâce 1313. L’invention se répandit bientôt dans l’Europe occidentale. Dès la première moitié du XIVe siècle, on la retrouve en Italie, en France, en Espagne, où les Maures lançaient, en 1342, des boulets de fer contre les chrétiens qui assiégeaient Algésiras. Elle ne tarda pas non plus à se perfectionner et à produire d’énormes bombardes, lançant des boulets de pierre de 200, 400 et même 900 livres. Dans l’état de guerre perpétuelle où l’on vivait alors, les peuples s’appliquèrent à l’envi à se procurer et à améliorer ces précieux engins de destruction. Il faut cependant arriver presque au XVIe siècle pour voir généralisé l’emploi des bouches à feu en bronze et des boulets en fonte de fer. Vers la même époque, on chercha à remédier aux inconvéniens que présentaient l’extrême variété des modèles et la diversité des calibres dans les pièces d’artillerie. Charles-Quint détermina sept modèles lançant des projectiles de 40 livres au maximum et de 3 livres au minimum. Cette simplification fut imitée par la France, qui dès ce moment distance les autres peuples pour la perfection de tous les détails de l’arme. Enfin la première bombe fut tirée en 1634, au siège de Lamotte, sous la direction d’un gentilhomme anglais, nommé Malthus, au service de la France, et ce nouveau projectile fut bientôt employé dans toutes les artilleries.

Grâce aux recherches patientes auxquelles s’est livré M. le colonel Favé, l’on peut se rendre aisément compte de l’origine et des perfectionnemens du canon : de nombreuses planches font passer sous nos yeux les plus anciens modèles de l’arme, modèles curieux, presque fantastiques, qui ont suffi longtemps à l’ardeur guerroyante de nos aïeux. Aujourd’hui il nous faut mieux que cela, et, pour entrer décemment en ligne, une armée européenne veut être plus solidement pourvue. Un canon du temps de Charles-Quint ne vaut point, pour la portée ni pour la précision, le simple fusil d’un de nos fantassins : qu’est-ce donc si on le compare avec le canon rayé, dont on a vu les œuvres à Solferino ? Et si l’on en juge par les produits plus récens des arsenaux européens, si l’on songe que tant de savans, tant d’officiers se consacrent à ce qu’on appelle l’amélioration du canon, nous ne sommes pas au bout de ces inventions que le génie de la guerre inspire à notre siècle, si bruyamment pacifique ! M. le colonel Favé a devant lui une belle et riche matière pour continuer jusqu’à nos jours son histoire de l’artillerie. Il est bien permis aux personnes les moins compétentes non-seulement de s’intéresser à de telles études, mais encore de s’en préoccuper très sérieusement. Quel avenir la science, avec ses progrès incessans, réserve-t-elle à l’artillerie, ou plutôt à nous-mêmes ? Cela devient, en vérité, tout à fait effrayant. Les Chinois ne doivent pas trop se féliciter d’avoir inventé la poudre. Puisse l’Europe n’avoir point à regretter un jour d’avoir inventé le canon et porté si loin la manière d’en faire usage !


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.

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  1. Dans la première édition de la Biographie universelle des Musiciens.
  2. Du 1er novembre 1862.
  3. Il suffit de connaître les attachans travaux de M. Henri Martin sur les monumens celtiques en Irlande pour comprendre à combien d’interprétations diverses tant de nouvelles remarques peuvent donner lieu, et jusqu’où elles peuvent intéresser nos propres origines.
  4. Les Habitans primitifs du Nord Scandinave ; Stockholm, in-4o, en suédois.
  5. Dans un écrit particulier intitulé des Sacrifices religieux chez les Carthaginois Breslau 1847.
  6. Voyez le second des quatre volumes de la collection Didot contenant ce qui nous reste des anciens historiens grecs non conservés en entier.
  7. Bateman, Antiquities of Derbyshire.
  8. Voyage archéologique dans la régence de Tunis, publié sous les auspices et aux frais de M. le duc de Luynes, par M. V. Guérin ; 2 vol., avec carte, Plon, Paris 1862.
  9. Le bassin de la Medjerdah et tout le nord de la Tunisie conservent encore leur ancienne dénomination sous la forme corrompue de Frikia ou Ifrikia.
  10. 1 vol. in-8o, librairie Guillaumin, Paris 1862.
  11. Un vol. in-4o, librairie militaire de Dumaine, 1862.