Chronique de la quinzaine - 28 février 1881

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Chronique n° 1173
28 février 1881


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1881.

On aurait beau s’en défendre et vouloir fermer les yeux sur la réalité des choses, la vie publique de la France est pour le moment dominée par un fait à la fois avéré et difficile à préciser ou à définir : c’est l’importance qu’a prise par degrés, que tend de plus en plus à prendre M. le président de la chambre des députés. Cette importance ou cette prépotence, on la commente, on l’explique, on l’exalte ou on la décrie, on l’exagère ou on la diminue à volonté. Elle n’en est pas moins un fait qui, en frappant l’opinion, la laisse indécise, qui se dérobe et reparaît tour à tour, qui reste jusqu’à un certain point une énigme. Non pas que l’influence exercée, même dans une mesure assez large, par M. le président de la Chambre des députés ait rien d’imprévu et d’extraordinaire. M. Gambetta, par le rôle qu’il a joué depuis dix ans, par ses interventions décisives à des momens difficiles comme par ses dons d’orateur, est certainement un des hommes les mieux faits pour l’action politique. Il a l’habileté du tacticien et l’art de capter les grandes réunions par une éloquence appropriée aux circonstances. Il a au besoin le goût de plaire, ne fût-ce que pour mieux déguiser ou mieux accompagner le goût de s’imposer; il a particulièrement un avantage que personne ne contesté, celui d’une supériorité marquée sur tout ce qui l’entoure et le suit. C’est assez pour lui assurer une place éminente et légitime dans les conditions et les limités d’un régime constitutionnel et parlementaire; mais il est bien clair que ce n’est pas de cette influence naturelle et simple qu’il s’agit. L’énigme, c’est cette importance d’une autre nature qui sort des proportions ordinaires, qui est censée peser sur le gouvernement comme sur le parlement, qu’on croit voir partout, qui ces jours derniers encore a été pour ainsi dire mise sur la sellette à la chambre des députés et au sénat à propos des affaires de Grèce; c’est cette prépotence enfin qui, interpellée jusque sur le fauteuil présidentiel, s’est crue obligée ou intéressée à descendre dans l’arène pour s’expliquer elle-même, pour éclaircir un mystère, — qui cette fois encore n’a pas été complètement éclairci. Il y a évidemment deux choses distinctes dans cette récente interpellation, qui, à tout prendre, n’a été qu’une occasion ou un prétexte. Il y a la question elle-même, cette question de la politique de la France en Orient qui a été déjà l’objet d’explications successives dans les deux assemblées. Sur cette politique, sur ses velléités et ses hésitations, et ses retours et s6s contradictions apparente?, on croyait que tout avait été dit. On savait bien qu’il y avait en un instant où notre diplomatie, avec plus de générosité que de réflexion, s’était un peu engagée pour les Grecs, où elle était même allée assez loin en se flattant d’avoir conquis à la conférence de Berlin un « titre irréfragable » en faveur du royaume hellénique. On savait aussi qu’il y avait eu un projet de mission militaire à Athènes et que ce projet, conçu sans doute à la sollicitation de la Grèce, s’était bientôt évanoui devant les susceptibilités de l’opinion française. Tous ces faits, atténués d’ailleurs par la politique et les déclarations plus récentes du nouveau ministre des affaires étrangères, on les connaissait avec plus ou moins de précision, on croyait les connaître, lorsque tout à coup s’est produit un incident imprévu; le gouvernement anglais a publié dans son Blue-Book des dépêches de son représentant à Athènes, M. Edwin Corbett, et il s’est trouvé que le « livre bleu » anglais en disait plus que le « livre jaune » français. Deux dépêches de M. Corbett, en reproduisant une conversation avec un ministre du roi George, M. Tricoupis, laissaient croire qu’il y avait eu à Paris des promesses plus précises qu’on ne l’avait pensé et au sujet de la mission militaire de M. le général Thomassin, et au sujet d’un fait moins connu, même complètement inconnu, la cession éventuelle de trente mille fusils de nos arsenaux contre de l’argent grec. La révélation venant de Londres a excité un mouvement de surprise et d’émotion. Jusque-là cependant il n’y avait rien de bien sérieux, rien de compromis, puisque la mission militaire n’était pas partie et que les fusils n’avaient pas été livrés. On en était là lorsque tout s’est aggravé par un incident nouveau plus imprévu encore que le premier. Il n’y a que peu de jours, on apprenait que des armes et des munitions sorties de nos dépôts, achetées par le commerce, étaient expédiées à la destination de la Grèce par les ports français, avec le visa des autorités françaises. La question déjà réveillée par les révélations des documens anglais s’est trouvée plus ravivée encore, plus compliquée et plus embrouillée par ces opérations de commerce, qui ressemblaient à un subterfuge concerté ou toléré pour déguiser une cession d’armes qu’on avait cru devoir refuser officiellement. Il n’y avait rien de semblable, — on aurait pu cependant le croire à voir l’attitude embarrassée et un peu effarée du gouvernement dans cet imbroglio où il s’est trouvé jeté sans avoir l’air de s’en douter.

Parlons franchement. Ces derniers incidens par eux-mêmes n’étaient pas bien graves; ce qui a tout gâté, c’est que les ministres ont manqué de sang-froid, de netteté et même, si l’on nous passe le mot, de bonhomie. Pourquoi ne pas dire tout simplement la vérité ? Pourquoi ne point avouer qu’on avait eu certainement des sympathies pour la Grèce et qu’on avait voulu la servir, — ce qui était parfaitement avouable, — qu’on avait cru même un instant pouvoir pousser cet intérêt jusqu’à fournir aux Grecs des officiers instructeurs et des armes, — mais que, devant l’émotion soudaine, manifeste de l’opinion publique, on s’était arrêté comme on le devait? Pourquoi, à propos des récens marchés d’armes et d’approvisionnemens de guerre, ne pas convenir tout bonnement qu’on avait été un peu pris en défaut, qu’il y avait eu quelque confusion, comme il y en a dans beaucoup d’autres parties de l’administration ? Au lieu de ces explications toutes simples et d’un aveu sans artifice, le principal porte-parole du cabinet, M. le président du conseil, s’est cru obligé de mettre dans son langage une certaine diplomatie, de se perdre en subtilités et en réticences. Il s’est laissé arracher comme à regret des pièces qu’on n’avait pas publiées et qui en font supposer d’autres. Il a tenu à prouver qu’avec la « mission Thomassin, » on ne faisait que ce qu’avaient fait tous les gouvernemens antérieurs, qu’il n’y avait pas eu promesse de fusils. Pour les dernières ventes d’armes consenties directement par les arsenaux avec le commerce, on est allé exhumer des dispositions anciennes qui les autoriseraient, un décret de 1872 dont on a donné une interprétation étrangement libre, vivement relevée par M. le duc d’Audiffret-Pasquier. On s’est prévalu de ce décret sans prendre garde, que si ces marchés étaient réguliers, on n’avait pas le droit de les annuler après coup comme on l’a fait en interdisant l’expédition, qu’on couvrait un premier défaut de vigilance par un acte tardif d’autorité discrétionnaire, qu’on exposait enfin l’état à des revendications, à des paiemens d’indemnités pour lesquels il faudra bien demander des crédits dont le vote sera une difficulté nouvelle. Sur tout cela, s’il faut le dire, le gouvernement s’est embrouillé dans ses réponses aux pressantes interpellations de M. le duc de Broglie; dans le sénat comme à la chambre des députés, il a eu trop l’air d’être gêné, et en définitive le résultat le plus sensible de ces explications qui n’ont rien expliqué a été de laisser soupçonner qu’on ne disait pas tout, qu’il y avait autre chose ; que ce que n’avaient pas fait ou promis les ministres, d’autres avaient pu le faire ou le promettre, enfin que derrière le gouvernement ostensible et régulier, si visiblement embarrassé, il y avait ce qu’on a appelé un « gouvernement occulte. »

C’était la vraie question. L’incident grec n’était rien, il n’a été qu’une occasion, un rendez-vous attendu ou recherché depuis longtemps. Il n’a fait que démasquer une situation plus générale où M. le président de la chambre des députés, bien plus que le gouvernement, se trouvait mis en cause dans ses actes et dans ses intentions, dans ses projets et dans ses pensées, dans cette prépotence au nom de laquelle il s’est donné à lui-même la parole, comme il l’a dit avec une rondeur de bon compagnon.

Que les partis soient toujours prompts à saisir les occasions et même à les provoquer, qu’ils se plaisent à tout exagérer, même l’influence la plus naturelle et les interventions les plus légitimes, quand ils ont un puissant adversaire à combattre, — c’est leur rôle, leur tactique et presque leur droit. Mettons qu’on ait exagéré beaucoup dans tout ce qu’on a dit de ce « gouvernement occulte » qui a fait l’autre jour son apparition dans les assemblées. De son côté, M. le président de la chambre des députés, on en conviendra, est allé un peu loin dans un autre sens lorsque, sous prétexte de détruire les fables et les légendes qui courent sur son compte, il a cru pouvoir affirmer, sans crainte d’être démenti par les ministres d’aujourd’hui ou d’hier, que « jamais, à une heure quelconque, ni de près, ni de loin, il n’était intervenu pour peser sur leurs opinions et leurs résolutions, ni même par un conseil. » Il a dû compter un peu sur la magie de sa parole et sur la bonne volonté de tous ceux qui l’ont entendu ou lu lorsqu’il a cru pouvoir dire : « Je défie aucun ministre, aucun agent de la France à l’intérieur ou à l’extérieur, présens dans les bureaux ou en mission, de venir dire qu’à un jour, à une heure quelconque, je lui ai donné des instructions ou un mandat. » M. Gambetta a voulu trop prouver dans cette partie de son discours et se faire trop petit pour la circonstance. Il a oublié qu’à l’instant même où il parlait, son attitude, son langage, son accent, le sens de certaines de ses déclarations, tout protestait contre ce rôle modeste qu’il s’attribuait.

Il y a des cas où les apparences équivalent à des réalités, et ici l’apparence, c’est que M. Gambetta est évidemment depuis longtemps un personnage plus considérable, plus actif qu’il ne le dit. Des instructions, des mandats, des ordres, M. le président de la chambre n’en donne certainement pas, et il est peu vraisemblable qu’il entre dans les détails d’une vaste administration publique dont d’autres ont la direction officielle. Il n’est pas moins admis que M. Gambetta n’est étranger à rien. Lorsque le précédent cabinet, après avoir refusé et combattu l’amnistie, s’est décidé à proposer cette mesure, à quelle inspiration a-t-il obéi? Lorsqu’il y a eu des crises où deux présidens du conseil ont successivement disparu, après avoir reçu des votes de confiance, devant quelle influence se sont-ils effacés? M. Gambetta ne fait pas tout ce qu’il veut sans doute, il n’en est pas là; la vérité est cependant que, malgré ses protestations de réserve dans la direction des affaires, quoiqu’il déclare qu’il n’est rien, il a, par sa parole, une action décisive sur le parlement quand il le veut, et il a sur le gouvernement des prises assez efficaces pour que ceux qui sont soupçonnés de lui résister soient toujours menacés, pour que quelques-uns des ministres paraissent ne vivre que par lui. Il est beaucoup plus qu’il ne le dit, et s’il n’est pas tout, comme le prétendent ses adversaires, il a dans tous les cas une position d’influence mal définie, réelle néanmoins, prépondérante et débordante en dehors des pouvoirs réguliers. Or c’est là justement la question, l’énigme dont nous parlions. Quelle est cette situation d’un homme qui fait et défait des ministres et qui n’a pas voulu encore être ministre, qui n’est ni un simple président de la chambre puisqu’il se mêle aux plus vifs débats, ni un président du conseil puisqu’il n’a pas la responsabilité des affaires, ni un chef de parti conduisant ostensiblement son armée au combat dans le parlement? Pourquoi M. Gambetta, avec la majorité qu’il a pu former, dont il a pu évidemment disposer plus que tout autre, a-t-il paru jusqu’ici se dérober au pouvoir? S’il lui faut une autre chambre, d’autres conditions, que veut-il donc? quel est ce rôle de grand chancelier de la république pour lequel il semble se préparer?

A y regarder de près, à travers tout, la faiblesse de M. Gambetta, c’est ce goût des situations irrégulières, d’un ascendant supérieur et exceptionnel dont il paraît se faire un système. Sous ce rapport, le discours que M. le président de la chambre a prononcé l’autre jour et qui dépassait visiblement l’enceinte de l’assemblée où il retentissait, ce discours est peut-être singulièrement instructif. Il est savamment conduit, il a deux parties. Au commencement, M. Gambetta se fait un devoir de déclarer qu’il entend ne rien critiquer, qu’il donne sa confiance au gouvernement « les yeux fermés. » Il proteste qu’il est étranger aux affaires de Grèce aussi bien qu’à toutes les autres affaires, que, par un privilège spécial d’ignorance parmi ses contemporains, il n’a connu « la mission Thomassin » que lorsque « le brave et distingué général » est venu lui annoncer qu’il avait dû partir pour Athènes, qu’il ne partait plus. M. le président de la chambre défie ministres passés ou présens, agens extérieurs ou intérieurs, de lui prouver qu’il a pesé sur une résolution quelconque, qu’il a donné même un conseil. Voilà certes un homme bien empressé à se défendre de toute ingérence illégitime! Ceci, il est vrai, est pour le passé. A peine ces déclarations un peu invraisemblables ont-elles retenti cependant, tout change : c’est le candidat qui se déclare en vue des élections prochaines et qui, se dégageant des nuages, s’appuyant sur une position acquise, sur une popularité dont il a le sentiment, ne craint plus d’avouer des aspirations assez difficiles à définir.

M. Gambetta, parlant de la réserve qu’il a cru devoir garder jusqu’ici, a ajouté aussitôt : « Cette réserve, je me l’imposerai jusqu’au jour où il conviendra à mon pays de me désigner nettement pour remplir un autre rôle...» Pour un simple candidat à la députation, même à la direction d’un cabinet, c’est là, il faut l’avouer, une parole un peu étrange, passablement mystérieuse et telle qu’en l’entendant on pouvait se rappeler, on murmurait presque involontairement cette parole d’un autre temps, d’un autre prétendant, de celui qui a été Napoléon III, parlant à l’assemblée de 1848 : « Si le peuple m’impose des devoirs, je saurai les remplir. » M. Gambetta ne l’a point entendu de la même manière, cela n’est pas douteux ; on pourrait malheureusement s’y méprendre, il y a des réminiscences ou des analogies toujours malencontreuses. Et pour justifier cet appel à un vote de confiance du pays, à une manifestation solennelle du suffrage universel, sur quoi s’est appuyé M. le président de la chambre ? Il venait justement de s’exprimer ainsi : «Je n’ai pas à dire si j’ai une politique. Je n’ai pas à faire connaître si cette politique différerait de celle du gouvernement. J’ai mes sentimens, mes opinions sur les affaires extérieures : je saurai attendre !.. Oui, je le dis bien haut, j’ai une opinion sur la politique que la France doit adopter avec sagesse, avec précision, avec maturité, avec esprit de suite surtout, afin de prendre la place légitime qui lui appartient et qui n’est pas moins nécessaire aux autres nations qu’à elle-même dans les conseils de l’Europe… J’ai bien le droit d’avoir cette opinion… Est-ce que j’ai cherché, par les moyens légaux qui nous appartiennent à tous, à pousser l’esprit de mes concitoyens vers une politique d’expansion à outrance ? En aucune façon, j’ai toujours gardé le silence. Je n’ai jugé ni critiqué la politique qui a été suivie… Cette réserve, je me l’imposerai, etc. » Tout cela se tient et s’enchaîne. De sorte qu’au moment même où M. Gambetta demande au pays de le « désigner nettement pour remplir un autre rôle, » il déclare qu’il n’a point à dire s’il a une politique, qu’il saura attendre, qu’il a ses opinions, ses sentimens, mais qu’il garde le silence, qu’il sa réserve — « jusqu’au jour » où la France aura parlé.

Fort bien ! Sur quoi veut-il donc que le pays se prononce et vote ? Qu’est-ce donc alors, si ce n’est tout simplement un plébiscite sur un nom, ce qui a toujours passé pour un grand défi à l’inconnu sous le voile d’une manifestation populaire ? Et qu’on ne dise pas que c’est l’usage des pays libres, que lorsque, dans les momens d’élection, M. Gladstone ou lord Beaconsfield s’adressent au peuple anglais, ils ne font, eux aussi, que demander à leur nation de les désigner « pour remplir un autre rôle, » pour prendre le pouvoir. Oui, sans doute, c’est la loi des nations libres. Il y a seulement ici, on en conviendra, quelque différence. Lorsqu’en Angleterre libéraux et conservateurs livrent bataille devant le pays, leurs chefs, qu’ils s’appellent Gladstone ou Disraeli, savent que, s’ils ont la majorité, ils seront appelés au pouvoir dans certaines conditions, ils ne seront que des premiers ministres sous l’autorité traditionnelle et héréditaire de la reine. C’est le jeu naturel, prévu et limité d’avance, des institutions parlementaires, tandis que la manifestation provoquée en France aurait, par la force des choses, même, si l’on veut, par l’entraînement de l’esprit français, un autre caractère. Cette manifestation créerait au dépositaire privilégié de la confiance populaire une position telle qu’elle déborderait de toutes parts la constitution, qu’elle annulerait surtout la présidence de la république elle-même. Qu’on imagine un instant cette juxtaposition d’un chef de l’état nommé par quelques centaines de voix dans un congrès et d’un chef de ministère « désigné » par des millions de suffrages ! Ce serait, si l’on nous passe le mot, le plébiscite transposé passant du président de la république, à qui il a été appliqué en 1848, au président du conseil.

Qui ne voit dans ces procédés, dans ce langage une sorte de recrudescence croissante, presque coordonnée de l’idée du pouvoir personnel? Il n’y a sans doute ni à exagérer des incidens ni à dénaturer des intentions. Il n’est pas moins vrai que ce fait d’une prépotence toute personnelle existe, qu’il s’accentue, qu’il prend une place de plus en plus visible dans nos affaires, et rien ne le prouve mieux que ce qui se passe en ce moment même au sujet de la proposition de réforme du régime électoral. Quel est le meilleur système d’élections, est-ce le scrutin d’arrondissement, est-ce le scrutin de liste? Laissons de côté la question pour aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est que, d’après la formation de la commission récemment nommée, le scrutin d’arrondissement garderait jusqu’ici l’avantage. Le scrutin de liste a cependant toujours bien des chances de l’emporter, — uniquement parce qu’il a pour lui M. Gambetta. Et qu’on le remarque bien, ce n’est pas parce que M. Gambetta aura donné de bonnes raisons ou parce qu’il aura une fois de plus déployé une entraînante éloquence que le scrutin de liste a la chance d’être voté ; c’est tout simplement, de l’aveu de tous, parce que le rejet de ce mode de scrutin serait un échec direct pour M. le président de la chambre et que beaucoup de députés craignent de s’associer à ce qui pourrait passer pour un acte d’hostilité ou d’insoumission. De telle sorte que cette obsession de pouvoir personnel est partout. Eh bien! il faut sortir de là, et ce que M. Gambetta a de mieux à faire, c’est de se dégager lui-même de ce rôle démesuré, de rentrer dans la vérité politique et constitutionnelle, de ramener une importance qui sera toujours réelle à des proportions plus justes. S’il aspire au pouvoir, comme il en a le droit, qu’a-t-il besoin d’une désignation exceptionnelle qui ne peut être qu’un danger ou une vaine ostentation ? Il n’a qu’à imiter M. Gladstone: il n’a qu’à se faire élire, à avoir une majorité, et dans ces conditions toutes régulières, avec ses facultés que personne ne conteste, il peut certes servir utilement son pays. Il ne trouvera ni préventions, ni hostilité systématique. S’il se laisse aller à d’autres tentations, il rencontrera infailliblement, même parmi les républicains, la résistance de tous les esprits libéraux qui ne sont pas sans doute le nombre, qu’on traite quelquefois pour ce motif avec dédain, qui finissent souvent cependant par avoir le dernier mot, parce qu’ils sont la raison éclairée et prévoyante.

Les affaires d’Allemagne ont repris depuis quelques semaines plus d’animation, plus de précision avec la rentrée des chambres, avec les discours d’inauguration de l’empereur Guillaume, surtout avec la réapparition du chancelier sur la scène parlementaire. Ceux qui croyaient M. de Bismarck endormi dans quelque manoir poméranien, ou épuisé de forces, ou dégoûté du pouvoir, ceux-là se sont trompés. M. de Bismarck n’était ni engourdi dans la vie rurale, où il va souvent chercher le repos, ni dégoûté de la puissance, ni disposé à prendre sa retraite et à se faire ermite à Varzin. Il a fait sa rentrée avec une provision de forces nouvelles, avec une humeur plus batailleuse, plus dominatrice que jamais, et, depuis qu’il a reparu, il n’a laissé échapper aucune occasion de montrer que rien n’était changé en lui, qu’il restait toujours le tout-puissant chancelier, accoutumé à faire sentir sa lourde main à ses adversaires et même à ses amis. Dès l’abord, il a paru tenir à s’expliquer de façon à ce qu’il n’y eût aucune méprise ni sur ses intentions, ni sur sa politique, ni sur sa manière d’être. Il n’a pas caché que, s’il a eu il y a deux ans quelque velléité de se retirer, soit par suite d’une fatigue physique, soit parce qu’il ne trouvait pas l’appui qu’il désirait, il n’y songe plus, il est bien décidé à ne pas quitter la place, — quoiqu’il n’aime pas à y rester, à ce qu’il assure. Il l’a dit avec sa familière et hautaine originalité : « Maintenant, je crois utile de constater que je suis revenu complètement de l’idée de prendre ma retraite; l’idée ne me vient plus de me retirer avant que sa majesté trouve bon que je me retire. Ce qui a considérablement contribué à me faire prendre cette résolution, c’est que j’ai vu quelles sont les personnes qui tâchent d’obtenir que je me retire. Je les ai regardées nettement, longuement, et je me suis dit : Eh bien! non, il sera très utile à la patrie que je reste, et alors j’ai décidé que je resterai tant qu’il me restera un souffle de vie... » Voilà qui est clair! Peu de jours après, il a déclaré, sans façon, qu’à son âge, à soixante-six ans, après vingt ans de fonctions publiques, il ne changera plus, qu’il faut « se servir de lui tel qu’il est ou le mettre de côté. » Et puis, à ceux qui l’accusent de se servir de toutes les politiques, il a répondu plus lestement encore qu’il n’a qu’un but, l’indépendance du pays vis-à-vis de l’étranger, et son bien-être à l’intérieur, que « la question de savoir si ce but peut être atteint par la politique conservatrice, libérale ou dictatoriale est pour lui fort secondaire, qu’il se sert tantôt de l’une, tantôt de l’autre, selon qu’elle convient le mieux au but. » C’est l’homme tout entier avec son originalité puissante, mêlée de hardiesse, de familiarité, d’ironie et de hauteur, avec le sentiment de sa supériorité et de son ascendant personnel.

Le fait est que depuis quelques jours M. de Bismarck s’est montré prodigue de manifestations et de boutades qui, sans avoir rien d’absolument nouveau peut-être, dénotent une vive reprise de possession du pouvoir. Ce n’est pas l’habitude du chancelier de reparaître pour rien. Il ne semble pas heureusement, il est vrai, avoir été rappelé sur la scène par quelque grande question extérieure comme à d’autres époques. C’est lui-même qui a pris soin de déclarer que « Dieu merci, on ne prévoit pas qu’il y ait de guerre avant longtemps, » et ce que le chancelier a déclaré, le discours lu ces jours derniers au nom de l’empereur à l’ouverture du Reichstag ne fait que le confirmer en écartant toute prévision d’une « perturbation même partielle de la paix de l’Europe. » M. de Bismarck ne songe pas à la guerre pour le moment, pour tout le temps qu’il jugera convenable. S’il est remonté avec un certain éclat « sur la brèche, » pour parler son langage, c’est dans l’intérêt du système économique, financier, administratif, même un peu socialiste, dont il poursuit la réalisation et qui rentre dans ce qu’on peut appeler avec lui la politique « dictatoriale. » Un des projets qu’il vient de soutenir devant les chambres prussiennes est une partie de ce système, dont le but est le développement de l’organisation indépendante de l’empire. Il s’agit de constituer les finances impériales par la création d’impôts indirects et par le produit des douanes. L’empire se trouverait ainsi dispensé de recourir à des redevances qu’on lui marchande quelquefois; il serait doté de ressources indépendantes qui dépasseraient peut-être les dépenses, et avec les excédens il donnerait aux états particuliers le moyen de diminuer leurs impôts directs. L’allègement pour la Prusse est de 14 millions de marks. C’est ce qui vient d’être l’objet d’une longue et vive discussion où l’on n’a pas eu de peine à démontrer que cela pouvait être fort ingénieux, mais que le dégrèvement était plus apparent que réel, que le seul résultat pour les contribuables de la Prusse serait de payer un peu moins comme Prussiens et beaucoup plus comme Allemande. Un autre projet récemment discuté dans les chambres de Berlin a trait à une réorganisation provinciale et communale combinée de façon à fortifier l’action administrative de l’autorité centrale. En même temps, M. de Bismarck, tout entier à son idée d’un socialisme d’état destiné à combattre le socialisme révolutionnaire, fait proposer au Reichstag un système d’assurances et de corporations pour les ouvriers. Il demande aussi, par la même occasion, une réforme de quelques articles de la constitution, de façon à avoir la liberté de ne réunir le parlement allemand que tous les deux ans.

Voilà bien des œuvres difficiles ! Tous ces projets auxquels M. de Bismarck s’attache d’un esprit opiniâtre ne sont pas encore des réalités. La loi de dégrèvement est seule votée, et elle n’a été adoptée que par raison d’état, sous la pression du chancelier. La loi sur l’organisation provinciale reste ajournée faute d’entente entre les chambres. Les projets d’assurances pour les ouvriers et de la réforme constitutionnelle sont à peine proposés ou annoncés. M. de Bismarck, avec sa volonté énergique et son autorité jusqu’ici irrésistible, est certainement homme à ne pas se désister de ce qu’il veut et à avoir raison de bien des difficultés. Il ne reculera pas, il le dit, — c’est possible. Il a beau cependant livrer combat sur combat, multiplier les discours, soumettre les volontés hésitantes ou récalcitrantes, menacer et intimider ses adversaires, il n’est pas au bout. Dans la voie où il est engagé, il ne marche même pas sans provoquer par ses saillies d’humeur dominatrice des incidens qui ont leur gravité, ne fût-ce qu’en faisant sentir à tout le monde le poids et l’excès de son omnipotence.

On vient de le voir par deux fois à quelques jours d’intervalle. La première fois, dans la chambre des seigneurs, un homme qui a été six ou sept ans ministre des finances avec M. de Bismarck lui-même, M. Camphausen, a pris la liberté de montrer ce qu’il y avait de chimérique et de fictif dans la loi de dégrèvement. Aussitôt le chancelier, irrité, ne se contenant plus, a fait une charge furieuse sur son ancien collègue, qu’il a tout simplement accusé d’ineptie; i! s’est livré à de tels éclats de colère et de sarcasme que la chambre en a été stupéfaite. M. Camphausen en a été quitte pour recevoir avec quelque sang-froid ce torrent d’injures. M. Camphausen n’est plus, il est vrai, qu’un ministre hors de service!. Peu de jours après est survenu un incident plus grave à propos de la loi d’organisation administrative. Un amendement restreignant les prérogatives des délégués de l’autorité centrale avait été adopté par la chambre des députés et semblait près d’être admis par la chambre des seigneurs. Le comte Eulenbourg, ministre de l’intérieur, s’était lui-même rallié à l’amendement, lorsqu’un conseiller délégué de M. de Bismarck lisait une lettre par laquelle le chancelier se prononçait avec vivacité contre la modification introduite dans la loi. Le comte Eulenbourg, sous le coup de ce désaveu, n’avait plus qu’à remettre sa démission à l’empereur. Malheureusement la famille Eulenbourg est depuis longtemps bien placée à la cour. L’empereur a eu vraisemblablement quelque peine à sacrifier son ministre de l’intérieur, et il ne pouvait, d’un autre côté, donner tort au chancelier. Des négociations ont eu lieu, et si le chancelier a donné une satisfaction apparente au ministre de l’intérieur, le comte Eulenbourg ne finit pas moins par se retirer. Ce qu’il y a de parfaitement évident, c’est que M. de Bismarck a l’habitude de procéder à peu près de même avec ceux de ses collègues dont il n’apprécie plus le concours ou qui ne s’associent pas avec un dévoûment sans limites à ses vues, à ses projets. Il ne le cache pas ; le jour où il rencontre chez un de ses collaborateurs un dissentiment, une apparence d’opposition, ce qui est toujours possible avec les fréquentes évolutions dont seul il a le secret, il dit sans plus de façon : « Il faut se séparer! » C’est ainsi que, sans parler de M. Camphausen, si maltraité l’autre jour, il a successivement évincé et M. Delbruck, et M. Falk, et M. Friedenthal. M. de Bismarck ne connaît de solidarité ni avec ses collègues dans le cabinet ni avec les partis dans le parlement. Il se sert des uns et des autres, comme il le dit, pour travailler à cette œuvre de l’organisation de l’empire allemand qu’il poursuit, dont il se considère comme le seul garant après l’empereur. La question est de savoir si cette œuvre, préparée par la victoire des armes, est aussi avancée et aussi forte que le croit M. de Bismarck, et si la politique dictatoriale, toute personnelle du chancelier est le meilleur moyen de la consolider.

Les petits états aussi bien que les grands ont toujours un assez long travail d’organisation ou de réorganisation à poursuivre après les épreuves d’une guerre, même quand cette guerre a été heureuse. Ce n’est pas tout pour ces nouvelles principautés d’Orient, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, d’être sorties des derniers événemens avec des accroissemens d’indépendance et de territoires. Elles ont maintenant à s’établir dans leur situation nouvelle, à se créer des finances, à affirmer leur indépendance par le développement de leurs intérêts, et il est à craindre que les rivalités d’influences, les antagonismes politiques qui ont si souvent agité l’Orient ne passent dans cet ordre nouveau de questions pour les compliquer et les embarrasser. C’est ce qui arrive peut-être aujourd’hui ou ce qui est sur le point d’arriver dans une des principautés du Danube, en Serbie, où se débattent d’assez sérieux projets dont la réalisation aurait pour heureux effet de relier ces contrées à l’Occident, à l’Europe civilisée par le développement des communications et le rapprochement des intérêts. Un certain nombre de conventions récemment négociées par un homme habile dans les opérations financières et dans les constructions des chemins de fer, M. Bontoux, le président de l’Union générale des banques, avec le gouvernement de Belgrade, tendraient justement à donner un certain ensemble et une impulsion nouvelle au développement économique de la principauté. L’une de ces conventions a trait à la création d’une banque nationale de Serbie, l’autre à l’emprunt et à la consolidation de la dette flottante créée pendant la guerre ; une troisième décide la construction d’un réseau ferré reliant la Serbie d’un côté par la Bulgarie à Constantinople, de l’autre par Mitrowitza à Salonique ; la quatrième règle l’exploitation des chemins de fer. C’est tout un programme de finance et d’industrie soumis en ce moment à l’assemblée serbe, qui paraît fort disposée à le ratifier. Rien de plus simple en apparence. Malheureusement c’est ici que renaissent les rivalités. L’influence russe, appuyée par les agens anglais, fait ce qu’elle peut pour empêcher le succès des récens traités. Le meilleur moyen pour la Serbie de manifester son indépendance, c’est de s’affranchir de ces rivalités, de ratifier des projets qui peuvent la servir mieux que de nouvelles aventures de guerre.


CH. DE MAZADE.