Chronique de la quinzaine - 28 février 1901

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Chronique n° 1653
28 février 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février.


Depuis que le cabinet actuel est aux affaires, il est rare qu’il n’y ait pas une grève sur un point ou sur un autre du territoire. Nous n’accusons pas le gouvernement de le faire exprès ; rien ne serait plus injuste ; il trouve au contraire, et ses amis trouvent avec lui, que la présence d’un socialiste parmi ses membres est une satisfaction si grande donnée au prolétariat français qu’elle doit lui suffire pour longtemps. Mais le prolétariat ne l’entend pas de la sorte. Il lui importe peu que M. Millerand soit ou non ministre, si le fait reste sans conséquences pratiques et immédiates. Des gens qui souffrent, et cela d’autant plus qu’on ne cesse pas un moment d’appeler leur attention sur leurs souffrances comme pour les leur rendre plus sensibles, ne se contentent pas à si bon compte : il leur faut des avantages plus substantiels. À quoi bon avoir un des leurs au gouvernement, si ce n’est pas pour gouverner par son intermédiaire ? L’entrée de M. Millerand dans le cabinet a fait naître chez eux des espérances confuses, mais ardentes, et, forts d’un appui qu’ils estimaient pouvoir escompter, ils se sont mis en grève un peu partout et ont sommé le gouvernement d’intervenir entre les patrons et eux. Dans cette voie, ils ont déjà rencontré plus d’une déception : malgré sa bonne volonté, le ministère n’a pas pu faire tout ce qu’on attendait de lui. N’importe : les déconvenues du prolétariat ne l’ont pas découragé ; il poursuit toujours une revanche ; et, lorsque la grève vient à cesser quelque part, c’est pour recommencer ailleurs, avec une continuité sans interruptions. Hier, celle des tullistes de Calais prenait fin ; mais déjà celle de Montceau-les-Mines avait fait son apparition, et bientôt à celle de Montceau-les-Mines est venue se joindre celle de Chalon-sur-Saône. Où en est-on aujourd’hui ? D’après les dernières nouvelles arrivées de Saint-Etienne, nous sommes menacés, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de la grève générale de l’industrie minière. C’est une perspective qu’on ne peut pas envisager sans inquiétude.

Il est difficile de se rendre compte des motifs de la grève de Montceau-les-Mines : une fois de plus, une cause insignifiante en apparence produit des effets beaucoup plus grands qu’elle. A la fin de l’année dernière, la compagnie des mines s’est transformée, et l’ancienne administration a fait place à une nouvelle. Le directeur, M. Coste, a débuté par un certain nombre de mesures qui ont été bien vues des ouvriers. Il a repris ceux qui avaient été congédiés à la suite des troubles antérieurs. Il a augmenté les salaires dans une proportion notable. Les ouvriers rendaient justice à sa bienveillance et lui témoignaient de la sympathie. On pouvait donc croire qu’une ère pacifique allait commencer, et qu’elle se prolongerait pendant quelques années. Comment ces heureuses perspectives ont-elles été subitement troublées ? Une quinzaine de jeunes gens qui travaillaient dans des puits non grisouteux se sont plaints de n’être pas traités aussi bien que ceux qui travaillaient dans des puits à grisou. Rien n’est pourtant plus légitime que de payer un peu plus cher les ouvriers qui travaillent dans des conditions plus dangereuses : cela s’est toujours fait et se fera probablement toujours. Si le directeur avait donné satisfaction aux jeunes gens qui réclamaient, les ouvriers plus exposés auraient demandé une nouvelle augmentation de leurs salaires, et ils auraient eu raison. Mais la compagnie, qui venait de faire d’importans sacrifices, ne pouvait pas recommencer. La revendication imprévue d’un petit nombre d’ouvriers, alors que tous les autres avaient accepté l’accord fait en janvier, a suffi pour mettre le feu aux poudres. En quelques jours, la grève a été décidée. Elle ne l’a pourtant pas été sans hésitation, ni même sans résistances. Le syndicat ouvrier de Montceau-les-Mines, — nous allons voir qu’il y en a deux, mais nous parlons ici du principal, — a parfaitement compris qu’on le poussait à commettre une faute. De Paris, les chefs et les principaux organes du parti socialiste envoyaient de bons conseils : il leur semblait contraire au bon sens de compromettre par des exigences, d’ailleurs insoutenables, une situation qui venait d’être considérablement améliorée. Parmi les journaux socialistes qui comptent, pas un seul n’a soutenu les revendications des mécontens : ils ont même affecté de faire le silence à ce sujet. Malgré tout, la grève a été proclamée. Elle l’a été par un comité d’occasion sur lequel le syndicat ouvrier de Montceau-les-Mines s’est déchargé de la responsabilité qui lui incombait naturellement, et qu’il aurait dû retenir. Si nous entrons dans tous ces détails, c’est pour montrer qu’il en est du gouvernement des ouvriers par eux-mêmes comme de certains autres, où une minorité audacieuse, quelque faible qu’elle soit numériquement, réussit presque toujours à imposer ses résolutions à la majorité. Les chefs ont beau protester, il faut qu’ils marchent ; et bientôt tout le monde suit le mouvement. La grève ayant donc commencé, il ne restait plus qu’à la soutenir. Toutefois, on sentait qu’au fond de l’âme ceux qui la subissaient désiraient la terminer le plus vite possible. Ils prêchaient aux ouvriers le calme, la modération, la prudence, leur répétant que c’étaient là les véritables signes de la force, et que la victoire serait d’autant plus belle, et plus sûre, qu’elle n’aurait été compromise par aucun excès. Ce langage n’avait rien qui pût surprendre de la part des socialistes ministériels et de leurs journaux. Que ne feraient-ils pas pour éviter au gouvernement le moindre embarras ! Mais leurs adversaires habituels, les socialistes qui font profession d’être antiministériels, et par exemple MM. Jules Guesde et Lafargue, tenaient un langage analogue : ils se rendaient même sur place pour le faire entendre aux ouvriers. Ainsi donc, une grève qui a éclaté sans motif appréciable, sans raison sérieuse, sans appui officiel dans le parti, se maintient néanmoins, dure, se développe et menace de tournera la grève générale, tant il est vrai que nul n’est maître du mouvement, une fois qu’il est déchaîné.

Jusqu’à présent, l’ordre a été maintenu à Montceau. Cela tient à deux causes principales, à savoir que les ouvriers espèrent l’emporter grâce à l’appui des pouvoirs publics, et aussi qu’ils n’ont encore éprouvé aucune souffrance, ni aucune privation douloureuse. Bien que cette grève ait éclaté spontanément, les ressources ne manquaient pas. Le syndicat qui s’était organisé contre l’ancienne compagnie était parvenu à réunir des fonds en quantité assez considérable. Son activité avait été accrue par la concurrence, ou la rivalité qu’il avait rencontrée de la part d’un autre syndicat. Nous avons dit, en effet, qu’il y en avait deux à Montceau : on les appelle, tantôt le syndicat numéro 1 et le syndicat numéro 2, tantôt le syndicat rouge et le syndicat jaune. Cette seconde appellation tend à prévaloir ; on l’étend aux ouvriers qui font partie de l’une ou de l’autre organisation, de sorte qu’il y a à Montceau les rouges et les jaunes. Les premiers sont de beaucoup les plus nombreux : ce sont eux qui ont décidé la grève, ou qui, après s’y être ralliés, cherchent maintenant à l’imposer à tout le monde. Les jaunes, au contraire, sont les ouvriers qui veulent travailler, et qui se tiennent à la disposition de la compagnie pour se remettre à l’ouvrage aussitôt qu’elle voudra ou pourra leur en donner. Les jaunes faisaient autrefois cause commune avec les rouges ; ils s’en sont séparés sans attendre la grève actuelle, trouvant trop lourd le joug qui s’appesantissait sur eux. La tyrannie syndicale doit naturellement amener des scissions et des émancipations. Les journaux socialistes déclarent que les jaunes sont de faux frères, des renégats et des traîtres ; les jaunes disent qu’ils sont simplement des pères de famille désireux de gagner leur vie. C’est la première fois qu’on assiste à ce partage des ouvriers et à ce dédoublement du syndicat ; le phénomène est très caractéristique en lui-même ; probablement l’exemple en sera imité, et il ne peut l’être qu’avec profit pour l’indépendance des ouvriers. Dominés jusqu’ici par un syndicat unique, ils se sont créé un refuge contre un despotisme devenu intolérable. Les choses, toutefois, n’ont pas dans la pratique un caractère aussi tranché qu’on pourrait le croire, et un certain nombre d’ouvriers font partie de l’un et de l’autre syndicat, soit qu’ils hésitent entre les deux, soit qu’ils jugent prudent de se ménager des ententes de part et d’autre. Lorsqu’on fait le total des ouvriers du syndicat rouge et de ceux du syndicat jaune, on s’aperçoit qu’il est supérieur à celui de tous les travailleurs de Montceau : cela vient précisément de ce qu’il en est qui s’inscrivent dans les deux camps, de même que, dans les assemblées parlementaires, des membres s’inscrivent quelquefois dans des groupes différens, ou même opposés. Et c’est probablement le même esprit qui les détermine, les uns et les autres.

Actuellement, ni les rouges, ni les jaunes ne manquent de ressources. Les premiers en avaient déjà, nous l’avons dit ; les autres ont adressé un appel à leurs compatriotes, au nom de la liberté du travail qu’ils représentent, et les listes de souscriptions se sont bientôt couvertes de signatures. C’est là encore un fait sans précédent. Jusqu’ici les grévistes seuls avaient demandé des secours et en avaient reçu. Les autres, les ouvriers qui auraient voulu travailler, avaient fini par se soumettre à la grève, parce qu’ils n’avaient pas encore trouvé le moyen de faire autrement. A tous ces points de vue, la situation de Montceau-les-Mines est originale et instructive ; l’avenir y trouvera certainement des leçons. En attendant, le syndicat jaune a organisé dans toute la ville, et même au dehors dans la campagne, des soupes populaires où l’on donne à chaque gréviste et aux siens la nourriture qui leur est nécessaire. Ces distributions se sont faites les premiers jours avec beaucoup d’animation et de gaîté : mais cet air de fête durera-t-il longtemps ?

On en était là à Montceau-les-Mines, lorsqu’une diversion subite s’est produite à Chalon-sur-Saône. Personne n’a oublié que, dans cette ville, des désordres graves ont éclaté, il y a peu de temps, et qu’ils ont été réprimés avec sévérité. Mais des fermens de haine et de révolte n’ont pas cessé d’y agir sourdement, attendant l’heure favorable pour faire explosion. Le moment a paru venu. La grève de Montceau-les-Mines a exalté les esprits à Chalon avec plus de force encore qu’à Montceau même, et on y a assisté à un spectacle qui n’a pas tardé à devenir tout à fait inquiétant. Quelques ouvriers se sont mis en grève dans une usine. On n’a jamais su pourquoi, et on ne s’est pas beaucoup soucié de le savoir. Il a été tout de suite évident que la grève n’était qu’un prétexte ; qu’elle n’avait nullement, de la part de ceux qui l’avaient provoquée, un caractère professionnel : qu’on n’était pas en présence d’une revendication ouvrière, mais d’une émeute pure et simple. Pour peu qu’on écoutât parler les émeutiers, on reconnaissait aussitôt qu’il ne s’agissait pas pour eux d’obtenir l’amélioration de leur sort comme travailleurs : ils ne parlaient de rien moins que de « faire la révolution. » Le drapeau qui précédait leurs bandes à travers les rues était le drapeau rouge ou le drapeau noir. Dès le premier jour, ils se sont précipités sur les usines fermées, cassant les vitres à coups de pierres et enfonçant les portes avec violence. Le sous-préfet, M. Trémont, qui n’avait pas prévu le danger, manquait des forces nécessaires pour le conjurer : il a parlementé sans succès avec l’émeute, et s’est vu obligé de la laisser passer. On pouvait, ou plutôt on devait craindre pour le lendemain les pires excès. Heureusement, des troupes sont arrivées rapidement, et, lorsque l’émeute s’est reformée dans les rues, rassurée par l’impunité de la veille, elle a rencontré un obstacle infranchissable. Nous rendons volontiers justice à la résolution et à la fermeté des autorités civiles et militaires. Il y a eu un moment plein d’angoisse : la moindre maladresse, mais aussi la moindre hésitation, auraient pu amener de très graves accidens. Comment les choses allaient-elles tourner ? Tous les journaux en ont rendu compte. Les troupes présentaient la baïonnette au bout du fusil. Au premier rang de la foule étaient des hommes généralement tout jeunes, pâles, les yeux ardens, dans un tel état d’exaltation qu’ils semblaient ne plus pouvoir se contenir. Ils découvraient leurs poitrines et mettaient les soldats au défi de les frapper. Grâce à Dieu, le sang, en effet, n’a pas coulé. Les fusils se sont baissés ; mais, par un brusque mouvement, les soldats ont acculé les émeutiers contre les murs des maisons et se sont emparés des principaux d’entre eux, ou du moins des plus démonstratifs. En quelques secondes, les prisonniers avaient les menottes aux mains et étaient conduits à la prison sous bonne garde. Aussitôt leur exaltation est tombée. Deux ou trois jours plus tard, on les a vus devant le tribunal correctionnel : ce n’étaient plus les mêmes hommes. Gênés, embarrassés et timides, ils discutaient minutieusement les faits à leur charge : on s’attendait à ce qu’ils s’en glorifiassent. Ils cherchaient des excuses, au lieu de prendre hardiment la responsabilité de leurs actes. Combien auraient-ils été différens, si la troupe s’était laissé émouvoir par leurs provocations ! Depuis lors, d’autres chefs du mouvement ont été arrêtés. La physionomie de Chalon s’est transformée en quelques heures ; elle est redevenue tranquille en apparence ; le travail a même repris dans les usines ; mais il serait imprudent de trop se fier à cet aspect superficiel des choses. Une vive émotion continue de régner dans les cœurs. Peut-être a-t-on cru tout d’abord que Montceau relèverait le gant qui avait été jeté à Chalon : en ce cas, on s’est trompé. Il y a bien eu, à Montceau, des velléités d’arborer le drapeau de la révolution : les meneurs de la grève ont désavoué ces manifestations, qui ont pris fin instantanément. Mais on semblait attendre quelque chose, et, si aujourd’hui est calme, personne n’est assuré de ce que sera demain.

Ce qu’on attendait à Montceau, c’est la résolution qui devait être prise par le Comité fédéral national des ouvriers, réuni à Saint-Étienne. La question posée au Comité était de savoir s’il fallait proclamer la grève générale. Ici encore, les organes les plus importans du parti socialiste ont prêché la prudence. Ils ont dit clairement que l’heure n’était pas encore venue de recourir à cette ultima ratio, à cette dernière ressource des ouvriers contre les patrons. Mais les ouvriers commencent à se demander si cette heure viendra jamais. On la leur annonce sans cesse, et ils ne l’entendent pas sonner. Peu à peu leur patience se lasse, et, avec cet instinct de défiance qui est inné en eux, ils se demandent si on ne les trompe pas. Quand donc, pensent-ils, l’occasion sera-t-elle meilleure ? M. Millerand n’est-il pas ministre ? Le gouvernement n’est-il pas forcé, par sa composition même et par la politique qu’il suit, de s’appuyer sur les élémens les plus avancés de la gauche radicale et socialiste, c’est-à-dire sur leurs représentans à eux, sur leurs mandataires, sur les hommes qui sont entrés à la Chambre pour y apporter leurs revendications en promettant de les faire prévaloir ? Et rien ne vient ! M. Millerand a bien déposé un certain nombre de projets ; mais, outre qu’on n’est pas fixé sur leur valeur intrinsèque, on commence à se demander si la discussion en commencera jamais. Nous entrons dans la dernière année de la législature. Avec l’obligation où elle est de voter avant de se séparer le budget de 1902, la Chambre n’a plus que quelques mois, peut-être quelques semaines de session utiles. Il faut donc renoncer aux longs espoirs et aux vastes pensées. Et c’est dans un pareil moment qu’on demande aux grévistes de Montceau d’attendre encore. D’attendre quoi ? Auront-ils plus tard occasion meilleure ? Aussi toutes leurs pensées étaient-elles tournées du côté de Saint-Étienne, d’où devait venir la parole décisive. Elle est venue, mais elle n’est pas décisive. Le Conseil fédéral parle un peu comme la sibylle ; on ne sait pas très bien ce qu’il veut dire. Les mineurs de Montceau attendent leurs délégués, qui, ayant assisté aux séances du Comité, pourront peut-être expliquer ses oracles. Mais ces délégués ne se pressent pas de revenir ; peut-être demandent-ils eux-mêmes des explications. La nôtre est que le Conseil fédéral, plus diplomate qu’on ne l’aurait cru, ne veut rien décourager, mais qu’il ajourne tout. Il proclame le principe de la grève générale, mais il en renvoie la réalisation à plus tard. Il adresse au gouvernement les plus impérieuses sommations, mais il lui donne un délai pour y répondre. Au reste, voici ses résolutions, car rien ne vaut la précision des textes.

Elles sont au nombre de quatre. La première consiste à dire « qu’il y a lieu de donner à manger aux 60 000 bouches » de Saint-Éloy et de Montceau-les-Mines : en conséquence, tous les mineurs de France sont invités à leur venir en aide. « La cause que soutiennent nos camarades, dit le Comité, est celle de toutes les corporations. Il ne faut pas qu’ils succombent. Donnez, citoyens, donnez du pain aux grévistes de Montceau-les-Mines et de Saint-Éloy par souscriptions et par tous les moyens possibles. » Deuxième résolution : « Le Comité décide la grève générale. » Seulement, il ne dit pas quand on la commencera. D’après la troisième résolution, « une commission présentera de suite aux pouvoirs publics les revendications des mineurs. » Enfin ces revendications sont énumérées dans la quatrième résolution. Elles assurent à la corporation : 1° la retraite de 2 francs par jour après vingt-cinq années de service, sans condition d’âge, et proportionnelle en cas d’incapacité de travail ; 2° la fixation à huit heures de la journée de travail, descente et montée comprises ; 3° l’établissement du minimum de salaire fixé par les fédérations syndicales régionales. Mais, demandera-t-on, si la compagnie refuse d’accéder à ces revendications, qu’arrivera-t-il ? Le Comité national l’a prévu ; il a une sanction toute prête pour assurer le respect de ses volontés. Le gouvernement devra « prendre, dans le plus bref délai, les mesures nécessaires pour obliger les compagnies » à céder. On avait demandé jusqu’ici au gouvernement, ou du moins à l’un de ses représentans les plus élevés, de servir d’arbitre entre les ouvriers et les patrons en conflit. On ne veut plus d’arbitrage aujourd’hui. L’arbitrage n’a pas tourné toujours au profit des ouvriers ; il laisse quelque indépendance à la pensée et à la conscience de l’arbitre. Ce qu’on veut désormais, c’est un simple exécuteur des injonctions du Congrès. Il faudra que le gouvernement oblige les compagnies à s’y soumettre, et, en cas de refus de leur part, il retirera les troupes et reprendra à son compte des exploitations « qui sont la propriété nationale. » Cette fois, tout y est : on voit distinctement le but et le moyen. Néanmoins, le Comité de Saint-Étienne a bien voulu accorder au gouvernement et aux compagnies un délai pour se mettre d’accord. Il n’exige pas une réponse immédiate ; il demande seulement que cette réponse soit donnée au prochain Congrès national des mineurs, qui aura lieu dans la première quinzaine de mai.

Il semble que, jusqu’au terme de ce délai, le travail devrait être repris à Montceau-les-Mines ; mais ce n’est pas ainsi qu’on l’entend, et la preuve en est dans l’appel adressé à tous les mineurs de France pour soutenir la grève. Après deux jours de réflexion muette sur le sens obscur des résolutions de Saint-Étienne, M. Maxence Roldes, un orateur auquel une belle prestance et une certaine verve de parole ont donné de l’ascendant sur les ouvriers, a poussé de nouveau un cri de guerre, et, montrant l’usine : « Canonniers, à vos pièces, a-t-il dit ; voilà l’ennemi ! » Il faut donner le temps aux autres de préparer leur résistance et de se mettre en ligne pour le grand combat, qui n’est qu’ajourné. Et M. Maxence Roldes, qui sait son histoire, a rappelé qu’en 1848 le peuple avait accordé trois mois de crédit au gouvernement : il aurait pu ajouter qu’à l’échéance sont venues les journées de Juin. Mais restons dans le présent, et à Montceau-les-Mines. La grève y continuera donc ; elle y continuera parce qu’elle y a commencé ; il serait difficile d’en donner une autre raison. Le Comité fédéral de Saint-Etienne n’aurait eu qu’un mot à dire pour la faire cesser ; mais il n’a pas osé le prononcer, et, de peur de compromettre sa popularité, il a tenu un langage équivoque, contradictoire et dilatoire. Advienne que pourra ! Si les ouvriers reprennent leur travail, ils n’auront probablement pas tort ; s’ils ne le reprennent pas, on tâchera de les nourrir. En attendant, on parlementera avec le gouvernement et avec les groupes socialistes de la Chambre des députés, et sans doute finira-t-on par en obtenir quelque chose. Mais aussi, en attendant, la situation s’obscurcit et s’aggrave. Nous sommes en plein inconnu, en effet, nul ne peut prévoir ce qui se passera dans vingt-quatre heures. Et lorsqu’on songe aux origines de cette grève, si petites, si insignifiantes, désavouées par tous, on est surpris et encore plus inquiet de voir à quelles conséquences elles ont conduit en peu de jours. Rien n’a pu arrêter un mouvement d’autant plus redoutable qu’on ne sait même pas d’où il vient : on ne peut en mesurer la force que d’après les obstacles qu’on lui a opposés et qu’il a franchis sans la moindre difficulté. Des revendications de Saint-Etienne, toutes ne prévaudront pas, mais il en restera quelque chose : il est toujours resté quelque chose des tentatives du même genre faites par le parti socialiste et si mollement repoussées par le parti libéral. C’est pour cela que nous avons raconté, jusqu’à ce jour, l’histoire de ces dernières grèves : elle nous a paru instructive, et la leçon en est si claire qu’il faudrait plaindre ceux qui ne la comprendraient pas.


Nous n’avons pas parlé depuis quelque temps de l’Espagne. Il s’y est pourtant passé des événemens très dignes d’attention ; mais ces événemens n’avaient pas une portée générale, ils n’intéressaient que l’Espagne elle-même, et nos préoccupations devaient se porter de préférence du côté de l’Angleterre, de l’Allemagne ou de l’Italie. Toutefois, dans ces dernières semaines, l’agitation espagnole a pris un caractère nouveau, et que nous pourrions croire avoir été très dangereux s’il n’avait pas suffi de quelques jours d’énergie pour ramener le calme, sinon tout à fait dans les esprits, au moins dans la rue. La rue, en effet, avait été troublée à Madrid et dans plusieurs grandes villes, notamment à Valence, à Santander, à Saragosse et à Séville, c’est-à-dire, comme on le voit, sur des points du territoire assez éloignés les uns des autres. Si le mal n’a pas eu beaucoup de profondeur, il n’a pas du moins manqué d’étendue. Quelle en a été la cause ? Il faudrait plutôt dire les causes, car elles sont multiples et complexes ; mais toutes se rattachent au mécontentement produit dans certaines classes de la société par l’esprit clérical dont on accuse, à tort ou à raison, le gouvernement actuel d’être animé. Les conservateurs sont au pouvoir depuis longtemps, et, bien que les libéraux ne soient guère en mesure de l’exercer, ils éprouvent quelque impatience de le faire. Les occasions de critiquer le gouvernement ne leur manquent d’ailleurs pas ; mais feraient-ils mieux à sa place ?

Le mariage de la princesse des Asturies a donné un prétexte commun, et comme un centre de ralliement à tous les mécontens. La jeune princesse a épousé le prince Charles de Bourbon, fils du comte de Caserte. On n’a aucun reproche personnel à adresser au prince Charles, mais son père a servi autrefois dans l’armée carliste, et ce souvenir ne le recommande pas aux sympathies de la majorité des Espagnols. Il faudrait songer cependant que la participation du comte de Caserte à la guerre civile est un fait déjà lointain, que beaucoup de choses ont changé depuis cette époque, que le carliste d’autrefois reconnaît le gouvernement d’aujourd’hui, enfin que le fils n’est pas responsable des actes du père, et que sa jeunesse le met à l’abri de tout soupçon d’avoir participé, même par ses opinions intimes, à des troubles qui ont déjà pris pour nous le recul de l’histoire. En outre, le roi approche de sa majorité, sa santé s’est raffermie, et il devient de plus en plus improbable que la princesse des Asturies soit jamais appelée à mettre sur sa tête la lourde couronne de la monarchie espagnole. Les choses étant ainsi, il était naturel que la reine-régente et sa fille se déterminassent surtout par des convenances personnelles, dans une affaire où elles doivent toujours tenir une si grande place. L’esprit de parti aurait dû s’en occuper d’autant moins, qu’en admettant l’hypothèse de l’accession de la princesse au trône, l’histoire a montré à maintes reprises de quel poids léger les alliances de famille pèsent, dans la balance politique, à côté désintérêts. Mais les libéraux n’ont pas laissé échapper une aussi bonne occasion de protester, et il faut reconnaître que leur protestation a trouvé de l’écho dans le pays. Cela vient sans doute de ce que le pays était déjà mal disposé. La preuve en est dans un autre fait qui, en temps ordinaire, n’aurait été qu’un fait divers intéressant, ou émouvant, si l’on préfère, mais qui n’aurait pas entraîné des conséquences plus ou moins graves pour le gouvernement lui-même, car le gouvernement n’y était pour rien. Une jeune fille, Mlle Ubao, âgée de vingt-quatre ans, est entrée dans un couvent malgré la volonté de sa famille, qui a immédiatement intenté une demande en restitution d’enfant, en arguant de séduction et de captation. Il nous est évidemment impossible de savoir si l’accusation était fondée. La famille Ubao a d’abord perdu son procès en première instance et l’a finalement gagné devant la cour suprême. D’après les dernières nouvelles, Mlle Ubao, qui va d’ailleurs être majeure, refuse avec obstination de sortir de son couvent. Affaire romanesque à coup sûr, très propre à soulever des passions opposées, mais qui appartient à la vie privée et n’aurait pas dû troubler si violemment la vie publique. Enfin, une pièce de théâtre, l’Electra de M. Perez Galdos, est venue apporter un aliment nouveau à l’exaltation des esprits. On y a vu des allusions anticléricales, qui ont été saisies par une partie du public et applaudies avec enthousiasme. Naturellement, il y a eu des manifestations en sens contraire, et bientôt elles ont été aussi violentes d’un côté que de l’autre. Les premiers jours, les admirateurs de M. Perez Galdos se sont contentés de le ramener chez lui en triomphe : mais ils ont trouvé bientôt ces démonstrations trop platoniques. La question des congrégations religieuses s’est trouvée posée à la fois des deux côtés des Pyrénées. Chez nous, elle n’a encore donné lieu jusqu’ici qu’à des discours. En Espagne des moines ont été poursuivis dans la rue ; des couvens ont été assiégés et mis à sac ; la force publique a dû intervenir et il y a eu des morts et des blessés. La voiture même du nonce du pape a été l’objet, en plein Madrid, d’injures et d’attaques. Un souffle révolutionnaire est passé sur le pays, et il s’en est fallu de peu que le péril ne devînt tout à fait sérieux.

Par bonheur, l’attitude de l’armée a été correcte. La fidélité des officiers coûte cher au gouvernement actuel. L’intérêt financier conseillerait de faire des économies considérables dans le budget de la Guerre, et l’intérêt militaire n’en souffrirait pas : mais le gouvernement est obligé de tenir compte aussi de l’intérêt politique. Malgré toutes les propositions faites à cette fin, aucune réduction sensible n’a été apportée dans les cadres des armées de terre et de mer, et le chapitre des soldes est resté invariablement à un étiage très élevé. Peut-être est-il impossible de faire autrement. En tout cas, l’armée est satisfaite du régime actuel, et, aussi longtemps qu’il en sera ainsi, le régime éprouvera des dangers plus apparens que réels : il en viendra facilement à bout. L’état de siège a été proclamé en Espagne. Il a été appliqué à Madrid par le général Weyler, qui s’est acquitté de sa tâche avec beaucoup de vigueur. Ses opinions libérales sont connues, mais il s’est montré militaire avant tout, et on a compris tout de suite qu’il ne laisserait pas porter atteinte à l’ordre matériel. Il a d’ailleurs trouvé le moyen d’exprimer son opinion politique, tout en faisant son devoir de soldat. Un acteur qui jouait dans la pièce de M. Perez Galdos étant mort, le général s’est inscrit à la maison mortuaire et a envoyé un de ses officiers le représenter aux obsèques. Il n’en a pas moins réprimé l’agitation qui avait été si vive pendant les journées précédentes, et l’impression produite par son attitude a été si efficace qu’on a pu, sinon lever l’état de siège à Madrid, au moins en adoucir la rigueur presque aussitôt après l’avoir établi. Il en a été de même en province. Aujourd’hui l’orage est dissipé, et l’Espagne, qui avait pu se croire à la veille d’une révolution, est rentrée dans le calme avec autant de rapidité qu’elle en était sortie.

Il y a eu quelques jours d’incertitude au sujet des conséquences ministérielles de l’alerte si vive qu’on venait de traverser. Le ministère Azcarraga donnerait-il ou ne donnerait-il pas sa démission ? A la veille des émeutes, la question paraissait résolue : tout le monde semblait d’accord pour dire que le ministère disparaîtrait le lendemain du mariage de la princesse des Asturies. Personne ne voulait prendre sa place avant le mariage ; en revanche, on devait trouver facilement preneur aussitôt après. Le mariage de la jeune princesse était devenu la raison de subsister du cabinet. Toutefois, le lendemain de l’événement, l’obligation de se démettre qu’on lui imposait par avance a paru moins claire, et, pendant plusieurs jours, la question de savoir s’il se retirerait ou non est restée en suspens. Enfin elle a été résolue affirmativement : le général Azcarraga a remis à la reine Christine sa démission et celle de ses collègues. Mais peut-être sera-t-il chargé de former un nouveau cabinet… à moins que le mandat n’en soit confié à M. Silvela. Dans toutes les hypothèses, le pouvoir continuerait d’appartenir aux conservateurs : on estime sans doute que l’occasion serait mal choisie pour le leur reprendre au moment où ils viennent de tirer le pays d’une crise qui aurait pu devenir très grave. On ne saurait nier, en effet, que, si l’armée a fait preuve d’énergie, le gouvernement a montré de l’à-propos : il a compris que l’agitation manquait de causes sérieuses, et qu’il serait dès lors facile de la dissiper avec un peu de résolution et de fermeté. Il y avait là plus de mauvaise humeur et d’irritation que de passion et de violence réelles. Nous voudrions être sûrs qu’il en est de même dans nos grèves françaises, et malheureusement nous ne le sommes pas.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.