Chronique de la quinzaine - 30 avril 1858

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Chronique n° 625
30 avril 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1858.

Il est des momens où il faut bien se résigner à ne point voir cesser de si tôt une certaine indécision des choses, où il faut bien s’accoutumer à vivre au milieu de toute sorte de questions importunes qu’il n’est vraiment pas facile de bannir de toutes les polémiques et de toutes les préoccupations, une fois qu’elles ont fait irruption dans la vie publique. Ces questions, qui semblent se mêler à tout et toucher à tout, se montrent à l’horizon, tantôt sous la forme d’un procès, tantôt sous la forme d’une discussion parlementaire. On les voit poindre, disparaître, pour reparaître encore et offrir une sorte d’énigme à toutes les curiosités impatientes. À les observer en elles-mêmes, elles ne sont rien assurément ; elles ont même cela de particulier qu’elles semblent se perdre souvent dans des détails d’un ordre subalterne. Elles ont au contraire leur valeur et leur importance, si on les considère comme l’expression de certaines situations, comme un signe extérieur des rapports entre les peuples ou entre les gouvernemens. Joignez à cela les commentaires et les interprétations qui perpétuent les incidens et les aggravent quelquefois.

Un procès n’a par lui-même rien d’essentiellement politique ; c’est pourtant un procès qui a eu le premier rang dans les affaires de l’Angleterre durant quelques jours, et qui a retenti partout, en commençant par la France. Par quel étrange concours de circonstances peut-il en être ainsi ? Cela tient évidemment à cet ensemble de vagues et insaisissables complications qui sont venues embarrasser un instant la politique de l’Europe et susciter quelques nuages dans les relations de la France et de l’Angleterre. On sait au surplus comment est né ce procès dirigé contre un réfugié français, du nom de Simon Bernard. L’action judiciaire s’est, pour ainsi dire, grossie en marchant. D’abord elle ne mettait l’inculpé en cause que pour un délit de conspiration tout au plus passible d’une peine légère. À mesure que des circonstances nouvelles se sont révélées, les charges se sont accrues, l’accusation a pris une forme plus grave, et Simon Bernard a été mis en jugement pour complicité dans l’attentat du mois de janvier dernier. Une seule chose restait douteuse en présence de cette accusation intentée contre un étranger : quelle était l’efficacité des lois britanniques ? Des actes tombés en désuétude ou sans précision étaient-ils applicables ? Le ministère de lord Palmerston ne croyait pas la loi anglaise efficace ; il présentait, ou s’en souvient, le bill sur les conspirations, et c’était là, sinon la cause directe de sa chute, du moins le prétexte dont les partis, appuyés en cela par l’opinion extérieure, se servaient pour le renverser. C’est dans ces conditions que lord Derby arrivait au pouvoir. Le nouveau ministère trouvait une action judiciaire engagée, et surtout l’opinion vivement émue de cette pensée de modifier la législation anglaise. Le procès tirait pour le moment le cabinet d’embarras. N’était-il pas naturel en effet d’attendre l’issue de cette épreuve à laquelle allait être soumise la loi britannique ? L’épreuve est faite aujourd’hui par les débats qui se sont récemment déroulés à Londres. Simon Bernard a été jugé et absous par le jury, et de plus, en vertu de cet acquittement sur le fait principal de tentative de meurtre, il a été exonéré de toutes poursuites pour un délit secondaire de conspiration qui n’avait plus d’importance, et qui n’aurait pu être justifié d’ailleurs que par les mêmes témoignages invoqués dans le premier procès. Que le cabinet de Londres eût préféré au fond un autre résultat, qu’il ait surtout regretté les manifestations tumultueuses qui ont accompagné l’acquittenient de Bernard, cela ne paraît guère douteux, d’autant plus que ce dénoùment ne résout pas une question toujours assez indécise, celle de savoir si la législation actuelle est efficace contre des crimes d’un certain ordre. Sous ce rapport, tous les embarras du ministère anglais peuvent n’être pas terminés. Faut-il cependant attacher à tous ces incidens une importance de premier ordre, les aggraver même par des commentaires passionnés ? Judiciairement, l’affaire paraît finie ; politiquement, peut-elle laisser encore des difficultés ? Le simple sentiment des intérêts des deux pays devrait suffire, il nous semble, pour faire évanouir tous ces ombrages, et l’accueil que reçoit en ce moment le maréchal Pélissier, les flatteuses manifestations dont il est l’objet, montrent le prix que les classes éclairées de l’Angleterre attachent à l’alliance de la France.

Si toutes ces affaires de justice et de procédure ont mis le cabinet anglais dans une situation délicate, ce n’est pas là ce qui peut actuellement menacer son existence. La véritable question pour le ministère, c’est de gagner la fin de la session, de louvoyer sans provoquer de lutte décisive. La difficulté, c’est de traverser les épreuves de toutes ces discussions qui vont ôire soulevées par le bill ou plutôt par les bills de l’Inde. Effectivement il y a aujourd’hui plusieurs bills en présence pour régler la nouvelle situation des Indes britanniques. Il y a celui de lord Palmerston, il y a celui de lord Derby, il y a même une troisième proposition qui consisterait à substituer une série de résolutions à une loi formelle. Le bill de lord Palmerston proposait de transférer le gouvernement des possessions britanniques de la compagnie qui l’exerce aujourd’hui à la couronne, et d’instituer un ministre responsable de l’Inde, qui choisirait lui-même les membres d’un conseil placé auprès de lui. Le bill soumis par lord Derby au parlement avait un caractère particulier : le gouvernement des Indes devait être également transféré à la couronne ; seulement une certaine part était faite à rélection dans la formation du nouveau conseil. Les grandes villes manufacturières d’Angleterre et les actionnaires de l’ancienne compagnie devenaient les grands électeurs du conseil de l’Inde. Aucune de ces combinaisons n’a paru satisfaisante. Le bill de lord Palmerston a essuyé le reproche de faire une trop large part à l’action du gouvernement au détriment de l’action individuelle, chose grave en Angleterre. Dans le bill de lord Derby, on a vu une conception plus compliquée et plus ingénieuse qu’efficace. De là est née l’idée d’écarter cette forme de la loi, et de procéder par voie de résolutions, expédient que M. Disraeli s’est hâté d’accepter dans la chambre des communes pour éviter un échec. Lord Palmerston cependant tient à son bill, et paraît décidé à le défendre. Ses amis ne désespèrent peut-être pas encore de trouver là une occasion favorable de rallier une majorité et de ramener l’ancien premier ministre au pouvoir. C’est là ce qui peut menacer le cabinet tory, et d’un autre côté ce qui peut aider à le prémunir contre toute mauvaise aventure, au moins pour la session actuelle, c’est le succès qu’a obtenu dans le parlement le budget présenté par M. Disraeli, budget habilement conçu et combiné de façon à passer à travers tous les écueils. Le ministère trouve encore un autre gage de sécurité dans la rivalité qui existe entre lord John Russell et lord Palmerston. Lord John Russell manœuvre visiblement depuis quelques jours de manière à déjouer les tentatives de lord Palmerston pour reconquérir le pouvoir. Cette neutralisation de forces dans le parti libéral est peut-être aujourd’hui la garantie la plus efficace pour le cabinet de lord Derby.

En d’autres temps, une élection de députés à Paris eût été considérée comme un événement ; il n’en a pas été de même du vote qui vient d’avoir lieu. Le vote du 25 et du 26 avril a présenté cependant ce résultat singulier, que sur trois élections un seul candidat du gouvernement, le général Perrot, a été nommé ; M. Jules Favre l’a emporté sur son compétiteur d’un autre côté, et la troisième élection est restée incertaine. Un nouveau scrutin dira prochainement le dernier mot des élections de Paris dans ce débat certes fort peu agité et pourtant significatif.

Nous approchons du terme assigné aux travaux du corps législatif. Un décret du 27 avril a prolongé jusqu’au 8 mai la durée de la session. La discussion du budget de 1859 et l’examen de plusieurs projets de loi importans rendaient ce délai indispensable. À défaut d’initiative et même de participation directe dans la direction politique du pays, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, le corps législatif tient à exercer strictement son droit de contrôle sur la gestion des finances. L’expérience démontrera si les concessions que le gouvernement a déjà faites aux vœux de la chambre, notamment en ce qui concerne les règles à observer pour l’ouverture et la sanction des crédits supplémentaires et extraordinaires, sont tout à fait suffisantes : question délicate, qui se reproduit à chaque session, que ramène chaque discussion de budget, et qui met en présence les prétentions respectives du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Quoi qu’il en soit, et sans insister davantage sur ce point essentiel, qui est du domaine de la constitution, c’est-à-dire en dehors de toute polémique, nous devons signaler une heureuse innovation que présente le budget de 1859. Pour la première fois depuis 1848, l’amortissement reparaît dans le budget des dépenses autrement que pour mémoire : il figure dans la loi des finances de 1859 pour une somme de 40 millions. C’est là assurément un symptôme favorable ; c’est le gage d’un retour prochain aux règles normales suivant lesquelles s’établissent nos budgets. Depuis dix ans, les secousses politiques, la disette et la guerre avaient détourné de sa destination régulière la somme qui aurait dû être consacrée à l’amortissement. Il eût été en effet illogique de maintenir le crédit affecté à cette dotation, lorsqu’on se voyait obligé de recourir à des emprunts soit par la création de rentes nouvelles, soit par l’accroissement excessif du chiffre de la dette flottante ; mais le principe même de l’amortissement, contesté par certains économistes, n’était pas atteint par la suspension momentanée de son action, et l’on devait s’attendre à le voir pratiqué de nouveau dès que le permettrait la situation financière. Le moment est venu. Sur un total de dépenses s’élevant à 1,779 millions de francs pour l’exercice 1859, une somme de 40 millions est portée au crédit de l’amortissement. D’autre part, les recettes étant évaluées à 1,772 millions, il en résulte que, d’après les estimations, le budget se solde par un excédant de 7 millions. On doit, il est vrai, prévoir les crédits supplémentaires et extraordinaires ; mais on suppose que l’excédant de 7 millions, diverses augmentations de recettes et les annulations de crédits suffiront pour y faire face, de telle sorte que le budget serait en équilibre. L’équilibre budgétaire ! le mot est bien ancien : c’est l’ambition, c’est le rêve de tous les gouvernemens ; que de calculs habilement groupés, que de raisonnemens pour arriver à écrire ce mot magique à la fin des lois de finances ! L’équilibre promis et proclamé pour 1859 a-t-il été unanimement accepté ? On ne saurait nier que certaines objections ne se soient produites, et il ne faut pas s’en étonner, car en pareille matière le champ du débat est très vaste, et les argumens peuvent, de part et d’autre, être très élastiques. La dotation régulière de l’amortissement devant s’élever à 123 millions, si l’on n’y consacre en 1859 qu’une somme de 40 millions, le budget ne peut être considéré comme étant en équilibre, et ce résultat si désirable ne sera vraiment atteint que le jour où les recettes ordinaires couvriront toutes les dépenses ordinaires, y compris la somme totale qui doit être affectée à l’amortissement. Voilà l’objection : nous nous bornons à l’indiquer ; mais en définitive, si l’on veut bien ne pas trop s’attacher aux mots et tenir compte surtout des faits, on doit équitablement reconnaître que le budget de 1859 est en progrès sur ses devanciers, puisque, pour suffire aux dépenses prévues, on n’est plus obligé de supprimer complètement la dotation de l’amortissement.

Une fortune singulière a placé dans le Piémont un des fils de cet étrange réseau de difficultés, apparentes ou réelles, qui a semblé s’étendre un moment sur une partie de l’Europe. Ces difficultés avaient un caractère tout à la fois international et intérieur, en ce sens qu’elles impliquaient une question de rapports diplomatiques, et affectaient en même temps l’existence des cabinets dans les pays où elles se sont produites. En Piémont, comme on sait, le gouvernement avait présenté une loi punissant les attentats aussi bien que l’apologie de l’assassinat politique, et modifiant dans une certaine mesure l’organisation du jury. La commission législative, nommée pour examiner le projet ministériel et composée par une sorte de surprise d’une majorité appartenant à la gauche, proposait le rejet de la loi. Quelques ménagemens que prît la commission pour ne pas ébranler le cabinet en repoussant son œuvre, la question n’en était pas moins nettement posée. Quel était le juge naturel entre le ministère et la commission ? Il n’y en avait point d’autre que la chambre. Le jugement est prononcé aujourd’hui après un débat prolongé, où toutes les opinions ont pu se produire, et, comme il arrive souvent, la difficulté s’est évanouie à mesure qu’on l’a considérée de plus près. Il s’est trouvé en effet, dès les premiers votes de la chambre, que les conclusions de la commission n’ont obtenu qu’un très petit nombre de voix. C’est la discussion même qui a simplifié cette situation ; c’est surtout un habile et éloquent discours de M. de Cavour qui a déterminé le succès de la mesure sur laquelle le parlement avait à se prononcer. Et d’abord, ainsi que le disait le président du conseil, n’est-il pas évident que la commission agissait avec une inconséquence extrême, en se fondant, pour repousser la loi, sur la pression étrangère, et en continuant à prêter son appui au ministère qui aurait subi cette pression ? Le cabinet de Turin a bien reçu, il est vrai, une communication du gouvernement français ; mais cette communication, à laquelle il a été répondu de façon à maintenir la pleine indépendance du Piémont, n’avait nullement le caractère d’une intervention abusive. En présentant la loi sur les attentats, le cabinet sarde n’a fait que détacher certaines dispositions particulières d’un projet de code pénal en élaboration, et, en dehors de toute intervention de la France, il a été principalement déterminé à se hâter par le travail croissant des sectes, par le redoublement des passions révolutionnaires, devenues menaçantes pour le roi Victor-Emmanuel lui-même, par le scandale des acquittemens répétés et systématiques qui absolvaient depuis quelque temps les journaux les plus violens et les plus odieuses apologies de l’assassinat politique. Sur ce point, le témoignage de M. Ratazzi est venu en aide au cabinet, et l’ancien ministre a réclamé sa part de responsabilité dans cette pensée qui a inspiré la loi.

Ce qu’on nomme la pression étrangère n’est en réalité qu’une face de cette question, qui touche à toute la politique du Piémont, à la position de ce pays en Europe. Or, à ce point de vue, la mesure présentée au parlement de Turin était-elle une dérogation à la politique piémontaise ? Il est évident que le Piémont, dans sa situation, a un intérêt de premier ordre à conserver ses alliances. De quel côté peut-il donc se tourner ? Il ne peut se rapprocher de l’Autriche, avec laquelle sa politique le met en antagonisme permanent. Il est l’allié de l’Angleterre, il est vrai ; mais l’Angleterre n’est peut-être pas assez mal avec l’Autriche aujourd’hui pour tourner ses regards vers l’Italie, et elle n’a soutenu que fort tièdement jusqu’ici le cabinet sarde dans son affaire avec Naples au sujet du Cagliari. La Russie et la Prusse sont des amies bienveillantes, mais lointaines. Serait-ce le moment pour le Piémont de laisser se refroidir ou se compliquer ses relations avec la France ? Il en résulterait une sorte d’isolement. Or, en s’isolant, en se renfermant pour ainsi dire en lui-même, le Piémont ne renoncerait-il pas, par le fait, à la position diplomatique qu’il a prise en Europe ? Il ne peut se mêler à toutes les affaires européennes qu’en conservant ce rang qu’il a conquis, et ce rang lui-même, il ne peut le garder et le défendre que par ses alliances. La question nationale domine ici toutes les autres questions. Voilà pourquoi, au point de vue de sa politique extérieure, le cabinet de Turin n’a point hésité à présenter un projet qui était un gage de bonnes relations avec la France. Et, d’un autre côté, en proposant cette loi qui a été l’objet de tant de commentaires, le ministère sarde ne restait-il pas encore dans la ligne de sa politique intérieure et de sa politique en Italie ? Sous un certain aspect, cette loi n’est autre chose que le désaveu de toutes les tentatives violentes de la démagogie. Par là, elle caractérise essentiellement et heureusement le rôle du Piémont, qui représente en Italie, non la révolution, mais un libéralisme éclairé, destiné à rayonner pacifiquement. Si M. Mazzini a cherché récemment à impliquer M. de Cavour dans ses tentatives d’insurrection, il a reçu une réponse assez méprisante et aussi nette que possible. Le discours du président du conseil, dans la dernière discussion, a été l’éloquente exposition de cette politique libérale et modérée du Piémont, et l’acte d’accusation le plus sanglant dirigé contre les conspirateurs ténébreux et les sectaires dont les agitations permanentes sont une menace pour toutes les sécurités, un prétexte dont se servent tous ceux qui redoutent la liberté.

Quelle a été l’attitude des diverses tractions de la chambre dans ce débat ? Une confusion singulière des partis avait contribué un instant à jeter du doute sur le sort qui attendait le projet du gouvernement. On se demandait comment une majorité hostile avait pu se glisser dans la commission parlementaire. N’était-ce point l’indice d’une sorte de coalition tacite entre la droite et la gauche, coalition qui, si elle eût existé réellement, eût amené sans doute un résultat semblable à celui qu’on a vu en Angleterre il y a deux mois ? Le jour où la discussion s’est ouverte, toutes les situations se sont éclaircies ; un certain nombre de membres de la gauche ont continué à combattre la loi. La droite au contraire s’est ralliée tout au moins au principe du projet. M. de Revel a même saisi cette occasion de faire une profession de foi nettement constitutionnelle, et peut-être ce programme de l’un des principaux chefs de la droite a-t-il poussé M. le comte de Cavour à répondre à son tour par un exposé de toute sa politique, tandis que d’un autre côté il ralliait un certain nombre de libéraux hésitans au ministère, ainsi menacé de trouver un successeur dans une nuance plus conservatrice. M. Ratazzi a donné l’exemple d’un véritable esprit politique en soutenant le projet ministériel. Toujours est-il que de cette remarquable lutte parlementaire le cabinet de Turin sort aujourd’hui victorieux, et que la politique du Piémont reste ce qu’elle était, une politique libérale et conservatrice.

Après les oscillations qui ont eu leurs effets depuis quelques années dans la vie publique de la Hollande, qui ont troublé parfois les rapports entre le gouvernement et les chambres, un nouveau cabinet vient de se former à La Haye au milieu de la paix des opinions et des partis. Ce cabinet, dont le chef est définitivement M. Rochussen, ancien gouverneur des Indes, se compose en outre de M. van Goltstein, qui est passé de la présidence de la seconde chambre au ministère des affaires étrangères, de MM. van Bosse, ministre des finances, van Têts, ministre de l’intérieur, van Bosscha, ministre du culte réformé. Les autres membres du précédent cabinet restent dans le nouveau. Au premier instant, le roi a paru tout au moins peu pressé de souscrire à un changement de ministère qui était, dans une certaine mesure, un changement de politique. M. Rochussen, tout d’abord appelé par le roi dans cette crise, avait dû renoncer à la mission de former un ministère en présence des difficultés qu’il trouvait à faire accepter ses propositions. Invité de nouveau à prendre le pouvoir, il a été plus heureux dans cette seconde tentative, et par le fait le cabinet nouveau est venu au monde sous d’assez heureux auspices. On s’est plu à reconnaître chez les hommes qui viennent d’entrer au gouvernement des qualités éminentes ou du bon vouloir, et surtout un ferme attachement aux principes constitutionnels, des idées progressives tempérées par un véritable esprit de modération. Aussi le nouveau cabinet a-t-il rencontré une faveur à peu près générale, qui n’exclut pas sans doute les dissentimens possibles, mais qui peut d’avance en adoucir les effets. Cette sympathie marquée et presque universelle est due évidemment au système politique qui vient de triompher, et ce système, M. Rochussen l’a exposé dans un remarquable discours, prononcé devant la seconde chambre dès que les états-généraux ont repris leur session. Le nouveau ministère représente au pouvoir le libéralisme modéré. Le régime constitutionnel est sans doute fortement enraciné en Hollande ; il est encore cependant bien des hommes qui, sans se faire illusion et sans vouloir précisément revenir aux institutions du passé, tiendraient à restreindre dans l’application les principes proclamés par la loi fondamentale. Ils diminueraient volontiers l’efficacité des prescriptions constitutionnelles, soit dans un intérêt politique, soit dans un intérêt religieux. De là sont venues les crises qui ont agité la Hollande dans ces dernières années. Le cabinet actuel s’est posé en pouvoir franchement libéral et sincèrement modéré, décidé à observer en tout point la constitution, et à ne laisser prédominer aucun intérêt exclusif dans la solution des questions politiques ou religieuses. C’est là le programme que M.’Rochussen avait tout d’abord soumis au roi, que le souverain a fini par sanctionner, et qui a été développé dans la seconde chambre. Quant à ce qu’on pourrait appeler la police administrative du cabinet, M. Rochussen, tout en étant sobre de promesses, a laissé néanmoins entrevoir la prochaine présentation de plusieurs projets relatifs aux finances coloniales, au système d’impôts de la métropole, aux chemins de fer et à l’émancipation des esclaves aux Indes occidentales. Dans ses premiers rapports avec les chambres, le cabinet n’a trouvé que faveur, et l’esprit public attend encore plus de lui peut-être. Ainsi donc, sauf l’imprévu, on peut regarder la situation politique de la Hollande comme raffermie et placée dans des conditions faciles et sures. Il reste toutes les questions économiques et financières dont le pays attend la solution.

Pour la Hollande, tout ce qui a rapport aux colonies ne cesse d’avoir un vif intérêt. Aussi les affaires coloniales occupent-elles une grande place dans les discussions récentes des chambres depuis que les états-généraux sont de nouveau réunis. Révision du régime de la presse aux colonies et émancipation des esclaves, emploi des excédans de recette coloniale, toutes ces questions ont été l’objet d’interpellations adressées au gouvernement. Une motion a même été votée, sans opposition du ministère, au sujet des assurances des denrées coloniales ; la seconde chambre a émis le vœu que, par une diminution graduelle, on arrivât à l’abolition complète des assurances maritimes, qui ont coûté à l’état, depuis huit ans, plus de 4 millions de florins. Mais, de toutes ces discussions, la plus curieuse peut-être est celle qui a eu lieu à l’occasion d’un projet de loi sanctionnant une ordonnance du gouverneur général de l’Inde néerlandaise qui défend l’importation des armes à feu et des munitions de guerre à Palembang. Ce n’est point précisément par son objet spécial que cette discussion a été curieuse ; c’est par un incident qu’elle a révélé, un de ces incidens lointains où l’on retrouve toujours quelque Anglais agissant sous sa responsabilité propre et par l’unique droit de son initiative individuelle. Il y avait récemment encore à Siak (Sumatra) un Anglais de Singapore, M. Wilson, qui, après avoir offert ses services au sultan du pays, s’y était établi et avait fini par s’arroger de tels droits que le sultan a dû invoquer le secours du gouverneur-général hollandais. M. Pahud a effectivement envoyé un de ses résidens à bord d’un bâtiment de guerre. Pendant ce temps, Wilson et ses amis s’étaient fortifiés à Klapa-Pati, dans l’île de Bang-Kalis, et ils accablaient en toute sécurité les indigènes d’impôts et d’exactions. À son arrivée, le résident hollandais descendait à terre pour prendre une connaissance exacte de la situation. Il fut reçu par un prétendu gouverneur de l’île qui avait été nommé par le quasi-sultan Wilson, et qui lui apprit que ce dernier seul avait des ordres à donner. Le résident commença par sommer le prétendu gouverneur de démolir les fortifications. On lui répondit d’abord par un refus, en assurant que ces fortifications avaient été élevées par l’ordre du gouvernement britannique. De son côté, Wilson envoyait au gouvernement néerlandais copie d’un traité de cession de l’île de Bang-Kalis, traité qui aurait été signé par le sultan de Siak. Ce traité était une pure fiction, comme on put s’en assurer en s’adressant au sultan lui-même. Les choses étant ainsi, il fut signifié à cet étrange dominateur que les fortifications allaient être détruites par le canon, si on ne les détruisait volontairement, ce que voyant, Wilson et les siens jugèrent prudent de quitter l’île avant que la menace fût mise à exécution. Cette petite aventure, nous le disions, a eu son retentissement dans les discussions récentes des chambres de La Haye. On n’y a vu du reste qu’une raison de plus de fortifier la position des Hollandais dans le royaume de Siak, de porter une plus grande attention au développement des possessions néerlandaises situées hors de Java, et le ministère s’est rallié sans peine à cette opinion.

Quand l’esprit est las du présent et des mobiles spectacles de tous les jours, il se réfugie dans l’histoire, il se retourne vers le passé, et il y retrouve l’indéfinissable attrait des choses évanouies, la lumineuse expérience qui se dégage du mouvement permanent des passions et des intérêts humains. Dans ce drame du passé qui a l’Europe pour théâtre, et dont la France est une des premières héroïnes, les petits événemens disparaissent, les détails s’obscurcissent, les résultats généraux frappent seuls l’attention, et à travers le flot pressé des générations on voit se succéder tous ces grands faits et ces grands noms, la formation des sociétés modernes, le xvie siècle, les commotions religieuses, les rivalités nationales, Henri IV, Richelieu, Louis XIV. Quel est le rôle spécial de la France ? Il est écrit dans son histoire. C’est cette histoire que continue à retracer M. Michelet dans un nouveau volume qui a pour sujet et pour titre Richelieu et la Fronde. L’époque, les hommes, les questions qui s’agitent, les combats qui se livrent, tout est ici également puissant. On est à l’issue du xvie siècle, entre les guerres de religion qui ont agité l’Europe et cette guerre bizarre des rues de Paris qui doit un peu plus tard enflammer la société française. Henri IV vient de mourir sous le poignard avant d’avoir pu mettre la main à la réorganisation européenne qu’il méditait. Il semblerait que toutes les forces, lassées et épuisées d’agitation, dussent aspirer au repos. C’est au contraire le moment où l’Europe se précipite dans cette latte indescriptible qu’on a appelée la guerre de trente ans. Le prétexte importe peu du reste en pareille situation : ce sera la dépossession du palatin, la revendication de la Bohème par l’empereur d’Allemagne. Ce qu’il y a de caractéristique en cette époque, c’est que la guerre était dans la nature des choses, dans toutes les situations contraintes, dans l’avènement de droits et d’intérêts nouveaux qui réclamaient leur place, dans le péril universel que créait la puissance démesurée de la maison d’Autriche. De là les traits distinctifs de cette lutte à la fois religieuse et politique, soutenue par les princes protestans d’Allemagne combattant pour leur existence, continuée par Richelieu combattant la puissance autrichienne. De là aussi ces alliances de la France et du protestantisme, héroïquement représenté par Gustave-Adolphe. Laissez se mêler toutes ces passions, tous ces intérêts : vingt fois la guerre changera de théâtre et d’objet ; enverra naître ce cosmopolitisme des partis qui n’est point un phénomène propre à notre temps, comme on pourrait le croire. Il se développera une confusion gigantesque au sein de laquelle la guerre deviendra une sorte de fatalité inexorable et normale. Des générations de soldats se succéderont, et le dernier mot de cette sanglante mêlée sera le traité de Westphalie, qui fonde la paix de l’Europe non sur un principe de droit, mais sur l’équilibre ou la neutralisation des forces.

C’est là l’obscure et tragique période que M. Michelet raconte aujourd’hui. Ces pages sur la guerre de trente ans et sur Richelieu, comme toutes celles qui les ont précédées, sont-elles cependant une histoire ? Si vous ne connaissez pas les événemens, M. Michelet ne vous les apprendra guère à coup sur. Il les connaît pour sa part, il ne les raconte pas. Il les intervertit souvent, il trouble les dates, et l’on marche à sa suite comme dans un tourbillon où se succèdent des tableaux étranges tracés d’une main fiévreuse. Si vous connaissez l’histoire au contraire, M. Michelet deviendra un guide, sinon toujours sûr, du moins pénétrant et hardi, plein de fantaisie et d’imagination, qui donnera une couleur aux choses et aux hommes. L’auteur de Richelieu et la Fronde ne s’arrête point aux faits positifs et acceptés ; il recompose la scène, il refait des personnages, il analyse les traits d’une physionomie avec un don d’intuition aussi bizarre qu’imprévu. M. Michelet est un merveilleux scrutateur de la vie intime ; il est parfaitement renseigné, n’en doutez pas, sur l’heure précise à laquelle Anne d’Autriche conçut Louis XIV. Il avait déjà résolu le même problème pour Marie de Médicis. Heureusement M. Michelet a des traits mieux inspirés pour peindre Gustave-Adolphe, Wallenstein, le terrible soldat de la guerre de trente ans, Condé lui-même, qu’il traite un peu trop librement, et qu’il appelle un général d’été. En ne traçant qu’une imparfaite et capricieuse image de l’histoire, il sait en communiquer du moins la vive et forte impression.

Le passé au reste, on peut ne pas l’aller chercher si loin. À côté du passé de Richelieu et de Conde, il y a un autre passé qui est d’hier, celui de la révolution et de l’empire, de la restauration, de la monarchie de juillet, de la seconde république : l’énumération est assez longue. Une révolution vient clore successivement ces périodes diverses de notre histoire, et chaque période, sorte de saison morale et politique, passe en laissant des souvenirs distincts. Qui peut recueillir ces souvenirs, si ce n’est les contemporains successifs de tous ces régimes qui se pressent déjà derrière nous ? Mais sous quelle forme se produiront de tels témoignages ? Des mémoires intimes, tout personnels et prématurés, ressembleront à une œuvre de vanité puérile, à une indiscrétion calculée ou vulgaire ; l’histoire risquera d’être passionnée et de se faire la complaisante de l’esprit de parti. Éviter ces écueils, intéresser les esprits à toutes les choses de son siècle sans se livrer à de frivoles divulgations, demeurer impartial dans ses jugemens sans abdiquer un certain idéal politique, mêler des impressions directes, quoique toujours réservées, au récit des événemens accomplis, c’est Jà, on peut le dire, la pensée qui a inspiré M. Guizot dans le livre qu’il publie aujourd’hui sous le titre de Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps. Le premier volume a seul paru jusqu’ici, et il conduit jusqu’à la révolution de 1830. Jeune homme obscur et mûri par l’étude sous l’empire, fonctionnaire, publiciste, professeur sous la restauration, député, ministre, président du conseil sous la royauté de juillet, M. Guizot réunissait une double condition pour écrire le livre qu’il met au jour : il a pris part à toutes les luttes de la pensée, et il a manié les affaires de son pays. L’historien, le penseur, en lui, n’a point été sans influence sur le politique, et l’homme d’état conseille l’historien par l’expérience pratique des choses. On connaît assez d’ailleurs les procédés d’esprit de M. Guizot. L’auteur de l’Histoire de la civilisation n’est pas de l’école pittoresque : il condense et résume les événemens d’une époque plus qu’il ne les peint ; il s’inquiète peu de l’originalité superficielle et extérieure des hommes, il ressaisit pour ainsi dire leur figure morale. Sa grande et réelle supériorité d’écrivain se révèle dans l’analyse d’une situation, dans la description des courans d’idées. C’est ainsi que M. Guizot écrit encore les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps. Il ne peut parler beaucoup de l’empire, il en dit assez cependant pour laisser voir ce mouvement d’intelligence qui s’accomplissait, ce travail solitaire d’un certain nombre d’esprits qui n’étaient point assurément dangereux par eux-mêmes, qui ne conspiraient nullement, mais qu’une force invincible portait vers un autre idéal. Quand vient la restauration, M. Guizot est déjà tout prêt à entrer dans la vie active : il est secrétaire-général avec M. de Montesquiou ; enfin la carrière est ouverte devant lui, et c’est dès ce moment que ses souvenirs peuvent devenir plus précis et plus instructifs.

Ce n’est point sans doute, comme nous le disions, que ce livre de Mémoires puisse offrir à une curiosité futile l’appât de détails inconnus ; il ne révèle peut-être rien d’essentiellement nouveau. Il a du moins le mérite de remettre en lumière un temps où le régime constitutionnel se fondait dans les circonstances les plus critiques, au milieu du travail de tous les partis et de l’incandescence de toutes les passions. Une chose doit frapper surtout dans le livre de M. Guizot, c’est que tous les efforts, même ceux des hommes qui passaient pour aimer le moins la liberté, tendaient, en ce premier moment, à propager l’esprit des institutions nouvelles. C’étaient les royalistes de 1815 qui les premiers invoquaient la charte et en développaient les théories. Ils s’en servaient, il est vrai, contre le roi lui-même, afin de s’imposer, et sans un grand amour pour ce régime de libérale discussion ; ils ne contribuaient pas moins à naturaliser, à développer les habitudes parlementaires. C’était M. de Vitrolles qui, faisant appel à l’exemple de l’Angleterre, cherchait, dès 1816, à démontrer la nécessité de faire du ministère une institution, en d’autres termes d’avoir un cabinet homogène, animé d’un même esprit politique, en intime et complète union avec les chambres. Et, comme le dit M. Guizot, il est assez curieux de retrouver cette idée chez le confident le plus particulier du comte d’Artois, du prince qui devait être Charles X. Plus tard encore, c’était M. de Villèle, arrivé au pouvoir, qui disciplinait le parti royaliste en le contenant pendant quelques années avec autant de prudence que de finesse. Cela veut dire que bon nombre de royalistes tout au moins pouvaient vivre en paix avec la charte, ne fût-ce que diplomatiquement, de même que beaucoup de libéraux, comme M. Guizot, ne nourrissaient assurément aucune pensée ennemie contre la maison de Bourbon, et que, sauf des dissidences naturelles, légitimes, il aurait pu, il aurait dû y avoir entre ces deux grandes fractions de l’opinion une alliance supérieure qui eût été la garantie victorieuse des institutions. Malheureusement jusqu’ici, dans l’histoire des partis, ce n’est pas l’esprit de modération et de prévoyance qui triomphe, et tandis que dans le sein du pays il y avait une masse libérale, constitutionnelle, disposée à identifier le régime nouveau avec la vieille dynastie, les partis réguliers avaient déjà leurs extrêmes, leurs sectaires, — ceux-ci, moins libéraux qu’ils ne le paraissaient, poursuivant la dynastie d’une haine implacable au nom de souvenirs qui n’avaient pourtant rien de commun avec la liberté, ceux-là se servant de cette hostilité même pour se mettre au-dessus de la charte, et conservant toujours une arrière-pensée de coup d’état. Une fatalité heureuse avait fait de la maison de Bourbon la restauratrice d’un régime de libertés légales : la fatalité des passions extrêmes fut la corruptrice de cette situation, et, le jour où la lutte s’engagea, les partis modérés ne pouvaient plus rien. M. Guizot rapporte qu’un jour, peu avant juillet 1830, M. Pozzo di Borgo, reçu par Charles X, le trouva lisant et relisant la charte, interrogeant avec scrupule le sens de ce fatal article 14, spectacle étrange que celui de ce vieux roi cherchant dans la charte même de quoi rassurer ou endormir une conscience étroite et peu clairvoyante, encore émue par la religion du serment ! C’est ainsi que M. Guizot fait pénétrer dans ce monde évanoui qu’il a connu, remettant en lumière des figures comme celles de M. de Richelieu, de M. de Serre, de M. de Montesquieu, de M. Royer-Collard, évoquant tous les souvenirs d’une époque qui a eu plus d’éclat que de durée.

Et tandis que des esprits élevés cherchent dans l’histoire le secret des destinées publiques, tandis que d’autres interrogent avec sévérité le travail mystérieux des idées, ou bien étudient l’âme humaine dans ses affections et ses instincts, voici un esprit violent, puéril, qui passe en dévastateur, et ne s’en cache pas, à travers toutes ces régions de la vie morale et intellectuelle. La justice est intervenue en évoquant devant elle le livre nouveau que M. Proudhon vient de publier sous le titre de la Justice dans la Révolution et dans l’Église. Nous n’avons plus à juger cette œuvre d’une dissolvante ironie, qui croit se mettre au-dessus de tout parce qu’elle ne respecte rien. Dans tous les cas, il est toujours un sentiment de tristesse qu’éveillent de telles manifestations, et ce sentiment est d’autant plus profond qu’on a plus d’attachement pour une liberté honnête et réglée, parce que des livres comme celui de M. Proudhon ne servent pas la liberté : ils la compromettent et la font reculer quelquefois.

ch. de mazade.



REVUE MUSICALE.

La saison du Théâtre-Italien est terminée. Conduite avec mollesse et un peu à l’aventure, la troupe de chanteurs qui a desservi cette année un théâtre autrefois le premier de l’Europe n’y a obtenu que des succès contestables. La direction ne semble guère savoir ce qu’elle veut ni où elle va. Ainsi se multiplient des représentations peu dignes de l’art qu’on veut protéger et qui n’atteignent pas le but qu’on se propose, d’offrir à l’école française des modèles dont elle a toujours eu besoin depuis qu’elle existe. Le répertoire s’est composé du Trovatore et du Rigoletto de M. Verdi, de l’Italiana in Algieri de Rossini, où Mme Alboni, MM. Zucchini et Belart n’ont pas été trop au-dessous du délicieux chef-d’œuvre qu’ils interprétaient ; de la Gazza Ladra, qui a été indignement strapassée, et de quelques agréables représentations de la Marta de M. de Flotow. La saison se serait languissamment traînée jusqu’à la fin du mois d’avril, s’il ne fût survenu un artiste célèbre qui a ranimé tout à coup la curiosité presque éteinte des amateurs. Nous voulons parler de M. Tamberlick, chanteur depuis longtemps connu en Europe, qui ne s’était jamais fait entendre à Paris, dont on assure qu’il appréhendait le jugement. M. Tamberlick doit être maintenant complètement rassuré. Huit représentations consécutives d’Otello ont attiré une foule empressée qui a donné à M. Tamberlick des marques non équivoques de satisfaction. Le succès de l’artiste est donc incontestable, et nous avons été des premiers à le reconnaître. Il s’agit maintenant d’apprécier la nature de son talent et de faire le départ des qualités et des défauts qui constituent une physionomie d’artiste.

M. Tamberlick est né à Rome, d’une famille adonnée au commerce de la quincaillerie. Son nom, tout germanique, aura été déposé dans la ville éternelle par un de ces courans de population qui n’ont cessé de descendre des montagnes du nord vers les contrées lumineuses de l’Italie. M. Tamberlick doit avoir au moins quarante ans, puisqu’on assure qu’il a débuté à Naples vers 1843 dans la Fidanzata Corsa de Paccini. Son succès fut très grand au théâtre de Saint-Charles, où sa voix, alors dans toute la fraîcheur de la jeunesse, produisit un effet si puissant que le virtuose en abusa jusqu’au point d’en altérer le timbre. Des personnes de goût, qui se trouvaient alors à Naples, m’ont assuré que M. Tamberlick, en quittant cette ville pour aller en Espagne, avait la voix tellement fatiguée qu’il était permis de craindre que l’artiste ne pût la conserver longtemps. M. Tamberlick s’est fait entendre tour à tour à Madrid, à Barcelone et dans la capitale du Portugal. Engagé à Londres au théâtre de Covent-Garden, M. Tamberlick y a chanté avec un grand succès ce répertoire mêlé d’œuvres de tous les genres qui forme le divertissement du public anglais. Il y a successivement abordé le rôle d’Arnold de Guillaume Tell, ceux de Robert et de Raoul dans les opéras de Meyerbeer. M. Tamberlick est aussi engagé depuis plusieurs années au théâtre de Saint-Pétersbourg, dont la salle immense est plus favorable à l’émission de sa voix, assure-t-on, que celle de Ventadour, dont la sonorité n’est pas la qualité dominante. Cet artiste éminent était donc connu de l’Europe et même du Nouveau-Monde, car il a chanté pendant trois mois à Rio-Janeiro, lorsque le hasard lui fit traverser Paris, où il aspirait depuis longtemps à se faire entendre. Il nous est apparu pour la première fois dans le rôle d’Otello, non sans éprouver une assez vive émotion. Rassuré, après le grand duo du second acte, par les applaudissemens chaleureux du public, M. Tamberlick a repris ses avantages et a donné la mesure de son talent de chanteur dramatique. Il a été fort bien secondé par M. Belart, dont la jolie voix de ténor s’est vivifiée au contact de M. Tamberlick, et qui a chanté avec un bon sentiment le rôle de Rodrigo, par M. Corsi, qui a été remarquable dans le grand duo de la jalousie, et surtout par Mme Grisi, qui, dans le rôle de Desdemona, et particulièrement dans la scène finale, a retrouvé quelques-unes des belles inspirations de sa jeunesse.

D’une taille bien prise, qui n’est pas au-dessus de l’ordinaire, M. Tamberlick possède une voix de ténor élevée dont le vrai diapason s’étend depuis le la du médium jusqu’à l’octave supérieure. Les quelques notes qu’il possède encore dans la partie haute de l’échelle, telles que si, ut et même ut dièse, forment un complément de vibration, un luxe de sonorité masculine dont l’artiste peut se servir avec avantage pour exprimer certains élans de la passion, mais qui n’entrent pas dans ce qu’on appelle le corps de la voix et que les Italiens nomment tessatura. Les cordes graves de l’organe de M. Tamberlick sont presque toutes sourdes, et ne donnent que des sons pâteux et enroués. La voix de M. Tamberlick, qui a dû être dans l’origine d’un timbre délicieux, est aujourd’hui fatiguée, ternie et affectée d’un tremblottement involontaire dont l’artiste n’est plus le maître. Aussi sa vocalisation se ressent-elle beaucoup de cet état un peu maladif de son organe, car elle est lourde, inégale, strascinata, c’est-à-dire qu’elle n’aboutit qu’avec peine au terme d’une longue série diatonique. On a pu s’apercevoir de ces imperfections de mécanisme dès le premier morceau que chante Otello au commencement du premier acte :

Ah ! si per voi già sento
Nuòvo valore in petto.


Dans cet air magnifique, composé de gammes ascendantes dont Garcia faisait ressortir chaque note avec une puissance et une solidité admirables. M, Tamerlick n’est pas à son aise. Il retrouve une partie de ses avantages dans le second mouvement, premio maggior di questo, dont la phrase délicieuse lui siérait encore mieux, si elle était écrite quelques notes plus haut. Énergique dans le finale du premier acte, M. Tamberlick s’élève jusqu’au pathétique dans le fameux duo de la jalousie avec Iago II déclame avec un sentiment parfait chaque mot contenu dans la lettre de Desderaona, et, dans l’andante qui suit :

Nò plu crudel un’ anima,
Nò che giamm’ ai si vide?


les sanglots de la douleur étouffent sa voix. Avec quelle émotion profonde et touchante il dit aussi la phrase incomparable :

Il cor mi si divide,
Per tanta crudeltà!


Comme cela est humain, beau de forme, et pourtant dramatique ! Que dire des pauvres esprits qui ont osé méconnaître de pareilles beautés? Dans l’allegro de ce même duo, M. Tamberlick lance avec vigueur le rhythme baldanzoso qui traduit le sens de ces paroles : l’ira d’averso fato. Après avoir dit simplement d’abord le passage qui suit :

Morrò, ma vendicato
Si dopo lei morrò,


à la seconde reprise il s’élance du fa dièse qui forme une sorte de demi-repos, et frappe successivement et avec vigueur sol dièse, puis ut dièse, qui ressort, dans le fond gris qui constitue le timbre de la voix de M. Tamberlick, comme une éclaircie dans un ciel bleu et transparent. Cette note prodigieuse est à la fois douce, forte et très musicale. C’est incontestablement la plus belle corde du clavier de M. Tamberlick. Dans le trio avec Rodrigo et Desdemona, et surtout dans la scène finale, d’une si belle terreur, M. Tamberlick a été à la hauteur de la musique et de la situation. Il m’a rappelé Garcia par la manière large dont il chante le récitatif, faisant ressortir le moindre accent de cette belle déclamation, plus musicale que celle de Gluck et d’une vérité plus moderne.

On assure que M. Tamberlick doit la belle prononciation qui forme une des qualités précieuses de son talent, qu’il doit le style ample et le large horizon qu’il sait imprimer à la phrase musicale, aux conseils de Giacomo Guglielmi, fils du compositeur illustre qui a été le rival de Cimarosa et de Paisiello. Giacomo Guglielmi fut un chanteur de mérite, un ténor qui vint à Paris en 1809, où il débuta dans un opéra de son père, la Serra innamorata. Après une carrière dramatique d’assez courte durée, Guglielmi quitta le théâtre pour se livrer à l’enseignement. C’était un maître soigneux, me disait une personne de goût qui a profité de ses conseils, un professeur de chant imbu des principes de la vieille école italienne, dont il avait la tradition. Il avait pu entendre les plus grands chanteurs de la fin du XVIIIe siècle, tels que David père, Ansani, Babbini, Viganoni, les sopranistes Marchesi, Crescentini, et il fut le contemporain d’une génération de virtuoses non moins, remarquables qui ont aidé à l’éclosion du génie de Rossini. M. Tamberlick nous prouve une fois de plus que l’ancienne école italienne, sur laquelle les ignorans ont débité tant de sottises, était non moins préoccupée de la belle déclamation que de l’art de bien dire un cantabile et d’approprier le style à la nature des caractères et des situations. On n’avait pas besoin de l’exemple éclatant de Mme Ristori et de Salvini pour savoir que les Italiens avaient l’intelligence de la scène, et qu’ils pouvaient être tout à la fois des chanteurs et des comédiens de premier ordre, comme la Pasta, la Malibran, la Pisaroni, Garcia, Pellegrini, Lablache, etc. N’est-ce pas de Pacchiarotti que Mme Pisaroni avait appris cette grande manière de chanter le récitatif qui a émerveillé tout Paris il y a vingt-cinq ans? Des artistes comme Tamberlick sont la consolation et la justification de la critique; ils prouvent que nous ne sommes pas des rêveurs, des esprits chimériques ou chagrins qui demandent l’impossible pour se donner le facile avantage de n’être jamais contens. L’idéal que nous poursuivons se trouve ailleurs qu’en paradis, et M. Tamberlick, sans être tout ce qu’on pourrait désirer, nous montre les fragmens d’un grand virtuose et d’un comédien intelligent.

Quelques personnes, un peu désappointées de ne pas retrouver dans la voix et la vocalisation de M. Tamberlick le charme et la fluidité incomparables qu’elles ont tant admirés dans le talent de Rubini, se sont montrées sévères pour le nouveau ténor que la fortune leur a fait entendre. Si ces amateurs désabusés avaient plus de goût que de souvenirs, ils n’auraient pas établi de comparaison entre deux chanteurs d’un mérite si différent. M. Tamberlick est loin de Rubini, qui était un enfant gâté de la nature : elle l’avait doué d’un organe si merveilleusement flexible, d’un timbre si pénétrant et d’une sensibilité si exquise, qu’il n’avait qu’à ouvrir la bouche pour enchanter ses auditeurs. Rubini cependant n’a jamais possédé cette large manière de chanter le récitatif et cette belle prononciation qui distinguent M. Tamberlick. Il est à regretter que nous n’ayons pu l’entendre que dans un seul rôle, et que nous n’ayons pu apprécier la flexibilité de son instinct dramatique. Nous serons peut-être plus heureux l’année prochaine, car M. Tamberlick a été trop bien accueilli du public parisien pour ne pas s’empresser de cultiver sa faveur.

L’administration du Théâtre-Lyrique vient d’acquérir un nouveau titre à la reconnaissance des amateurs de la belle musique : elle a fait arranger par deux hommes d’esprit, MM. Nuitter et de Beaumont, l’adorable chef- d’œuvre Preciosa, de Weber. Preciosa est un mélodrame allemand en quatre actes, qui fut représenté sur le grand théâtre de Berlin dans le printemps de 1820, une année avant l’apparition de Freyschütz dans la même ville. Ce mélodrame, dont le sujet est emprunté à une nouvelle de Cervantes, est d’un comédien nommé Wolff, qui fut aussi un auteur intelligent. Wolff est mort en 1828, deux ans après son illustre collaborateur. Le succès de Preciosa fut grand dans l’origine, grâce à la musique de Weber, qui devint promptement populaire. Sans parler des ingénieux pastiches où M. Castil-Blaze avait fait entrer plusieurs des principaux morceaux de Preciosa, la Société des concerts du Conservatoire, la Société de Sainte-Cécile, ont exécuté à plusieurs reprises l’ouverture, le chœur de l’introduction et la marche des Bohémiens, d’un caractère si pittoresque. Il ne faudrait pas juger le mélodrame de Woiff, qui a inspiré le génie de Weber, avec nos idées françaises de 1858. Weber était un poète, et un poète du Nord, dont l’imagination était constamment tournée vers les régions bienheureuses d’où viennent la lumière, la chaleur, les figues et les oranges. Or l’action de ce drame, dont l’héroïne est fille d’un roi des Bohémiens, se passe en Espagne, dans le pays du Cid et du Romancero, où Schubert fait chanter aussi, sous un balcon fleuri, son chef-d’œuvre de la Sérénade. Preciosa est donc une légende où l’infini de la distance se complique de l’infini de la rêverie qu’inspire à un homme du Nord la terre où naissent les myrtes et les sycomores. Weber achèvera son rêve de poésie, qui commence avec Preciosa, dans Euryanthe, et puis dans Oberon. C’est la même idée sous trois formes différentes. Faut-il absolument vous analyser ces parfums d’harmonies exquises, ces mélodies élégantes et diaprées comme les ailes d’un papillon céleste, ces chœurs qui retentissent dans les bois, où ils soulèvent les échos de la nature qui s’éveille à la voix de l’homme qui a compris ses mystères? Allez donc au Théâtre-Lyrique : vous y entendrez d’abord l’ouverture, dont le thème est emprunté à une vieille romance espagnole, avec l’accompagnement de guitare traditionnel; viennent ensuite la marche des Bohémiens, si originale, la valse d’une rêverie délicieuse, le chœur Aux bois, qui est si connu, la ballade que chante Preciosa, et que Mme Borghèse-Dufour ne dit pas trop mal, la danse espagnole, le chœur avec le ballet, et trois autres morceaux qui sont tirés, deux de Sylvana, un des premiers opéras de Weber, puis un duo pour soprano et ténor qu’un ingénieux musicien a bâti avec deux fragmens d’une symphonie de Weber, celle en ut. Les couplets si piquans que chante M. Serène, qui joue le rôle d’un Bohémien féroce, appartiennent à la partition de Sylvana, où ils expriment l’humeur joyeuse de Krips, personnage secondaire. Ces couplets ont été redemandés par le public ravi. Du reste, la pièce de MM. Nuitter et Beaumont est suffisante pour encadrer la musique enchanteresse de Weber, qui est fort bien rendue par les chœurs et par l’orchestre que dirige M. Deloffre. Mais voici une nouvelle bien autrement intéressante : le Théâtre-Lyrique prépare une merveille, le Mariage de Figaro de Mozart, chanté par Mmes Carvalho, Van-den-Heuvel et Ugalde ! Ah ! que de reconnaissance nous devrons à l’intelligent directeur qui nous convie à de pareilles fêtes du génie ! Qu’il lui soit donc beaucoup pardonné de Wolfram et autres merles blancs, dont il est obligé d’affliger de temps en temps le public, en faveur de son amour pour les œuvres immortelles !

Au théâtre de l’Opéra-Comique, on vient de représenter tout récemment un petit acte, les Chaises à porteurs, une agréable bouffonnerie qui ne fera pas concurrence au style pompeux de Quentin Durward. La musique de M. Victor Massé se prête assez bien à la plaisanterie de MM. Dumanoir et Clairville, où M. Couderc est, comme partout, un spirituel comédien.


P. SCUDO.



ESSAIS ET NOTICES.

Les Manuscrits slaves de la Bibliothèque impériale de Paris, par le révérend père Martinof, de la compagnie de Jésus[1].


Depuis le commencement de notre siècle, les nations de la famille slave manifestent une ardeur remarquable d’investigation qui les porte à étudier et à mettre en lumière leurs antiques monumens historiques et littéraires. Initiées bien longtemps après les peuples de race latine et germanique à la civilisation et aux sciences que l’esprit moderne a fait naître et a développées dans l’Europe occidentale, elles semblent vouloir aujourd’hui compenser par la rapidité des progrès ce qu’a de tardif chez elle cette rénovation : phénomène intellectuel analogue à la végétation dans les régions boréales, enchaînée par un hiver long et rigoureux, et s’épanouissant, sous l’action fécondante des premiers rayons solaires, avec une spontanéité qui tient du prodige. Dans cette transformation, une large part doit être attribuée aux travaux et à l’influence de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, qui, dans le cours d’une existence comparativement récente, a su conquérir une des premières places parmi les associations savantes de l’Europe. On sait qu’une des sections de cette académie, la deuxième, pourvue d’attributions analogues à celle de notre Académie française, est vouée à l’étude spéciale de la langue et de la littérature russes ; mais, de plus que cette dernière, elle embrasse dans son domaine tout ce que cette langue et cette littérature ont produit dans les âges anciens, et par ce côté elle participe au caractère de notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Dans l’impossibilité de rappeler ici tous les titres par lesquels elle s’est illustrée, je me bornerai à citer sa collection complète des annales russes (Polnoïé sobranié rousskich liétopiceï), magnifique monument dont l’exécution fait le plus grand honneur au gouvernement du tsar, par l’impulsion et aux frais duquel il a vu le jour, à la commission archéographique chargée de le publier, et au rédacteur de cette commission, le regrettable et très savant M. Berednikof. À ces labeurs collectifs viennent s’ajouter ceux qui sont dus à des efforts particuliers, et qui tous tendent, avec des mérites divers, à exhumer les restes vénérables de l’antiquité slave.

M. Serge Stroïef, après avoir visité les principales bibliothèques de l’Allemagne et de la France, avait rédigé sa Description des Monumens de la Littérature russo-slave[2], ouvrage qui n’a été imprimé qu’après sa mort (Moscou 1841). Ce livre, qui n’est qu’un essai, mais un essai d’un mérite réel, est le premier où les manuscrits slaves de la Bibliothèque impériale de Paris aient été passés en revue et examinés d’une manière sérieuse. Un autre travail du même genre, mais exécuté sur un plan plus étendu et avec toute la critique désirable, est celui qui a pour objet les manuscrits slaves du musée Roumiantzof à Saint-Pétersbourg, et pour auteur M. Vostokof (1842). Enfin, deux savans professeurs de Moscou, MM. Névostrouïef et Gorski, viennent d’entreprendre une description des ouvrages du même ordre qui sont conservés dans la Bibliothèque synodale de Moscou.

Un docte religieux d’origine russe, fixé parmi nous depuis plusieurs années, le révérend père Martinof, a voulu apporter aussi son contingent à ces études et nous révéler les précieuses épaves dont la littérature de sa patrie a enrichi la France. Le volume qu’il vient de faire paraître n’est point une revue complète et détaillée comme celle de M. Vostokof, ni un simple catalogue, mais une notice où le contenu et l’âge des manuscrits sont indiqués suffisamment pour donner une idée nette de la valeur littéraire ou historique de chaque document. Nos richesses en fait de manuscrits slaves ne sont malheureusement pas considérables, et ceci ne doit pas être entendu par rapport à ce que possède la Russie, mais en comparaison de ce que nous avions autrefois. Montfaucon, dans sa Bibliotheca bibliothecarum manuscriptorum, donne la liste de quarante-cinq codices slavici portés sur le catalogue de l’abbaye de Saint-Germain des Prés, et qui aujourd’hui ont disparu sans que l’on ait pu en retrouver la trace. Cependant, malgré son infériorité sur ce point vis-à-vis de la Russie, la France l’emporte sur l’Allemagne.

L’idiome dans lequel la majeure partie de nos manuscrits est tracée est celui qui a été employé dans la version de la Bible, des livres liturgiques et des saints pères, et qui s’est propagé chez tous les peuples de la même souche : c’est le slave ancien, ou patéoslare. Devenu la langue de l’église et de la science, cet idiome obtint facilement sur les dialectes congénères une suprématie qui se maintint depuis le IXe siècle jusqu’au-delà du XIIIe, et qui, imprimant aux productions de la littérature ecclésiastique un cachet d’uniformité, contribua à la diffusion universelle du paléoslave. Toutefois les manuscrits qui nous restent ne nous le présentent point dans sa pureté parfaite et primitive ; la plupart trahissent l’empreinte d’influences locales et portent les traces plus ou moins visibles d’élémens empruntés au bulgare, au serbe, au russe, etc. L’action des dialectes vivans sur la langue écrite, passée bientôt à l’état de langue immuable et morte, est évidente, et peut être suivie d’âge en âge. Plus ces monumens remontent haut, plus ils montrent le paléoslave dégagé de tout alliage. Les variations orthographiques occasionnées par ces causes locales et accidentelles constituent un critérium essentiel pour déterminer l’âge des manuscrits. La règle que l’on en a induite a permis de les ranger en quatre catégories, ayant chacune ses traits distinctifs : paléoslave, bulgare, serbe et russe.

Ces observations s’appliquent exclusivement aux livres en caractères dits cyrilliques, du nom de saint Cyrille, qui, avec Méthode, son frère, fut au IXe siècle l’apôtre des populations de la Boulgarie, de la Moravie et de la Bohême, et qui leur enseigna l’usage de ces caractères, aujourd’hui répandus parmi les Slaves du nord. Une autre sorte d’écriture, dite glagolitique ou hiéronymienne[3], est celle dont se servent les Yougoslaves ou Slaves du sud. L’alphabet cyrillique et le glagolitique séparent les membres de la même famille, qui professent le rite gréco-slave, prédominant en Russie, en Galicie, dans plusieurs contrées de l’Autriche et de la Turquie européenne, et ceux qui ont adopté le rite latino-slave, c’est-à-dire le rite romain, avec l’usage du slavon, en sorte que la langue liturgique de l’une et l’autre église est identique, et qu’il n’y a de différence que dans la forme des lettres. Je laisse ici de côté une fraction considérable des Slaves, les Polonais, parce qu’ils ont adapté à leur idiome, comme on sait, les caractères latins.

Les origines de la glagolitsa sont loin d’être éclairées et restent encore un sujet de controverses. L’illustre auteur des Slavische Alterthümer, M. Schafarik, est celui qui s’est le plus occupé de cette question et qui a le plus fait pour en préparer la solution dans ses Monumens de la littérature glagolitique, qui forment le digne pendant de ses Monumens de la littérature yougoslave. Ce savant est arrivé à cette conclusion, que les deux espèces d’écriture glagolitique connues jusqu’à présent, la ronde et la carrée, ne sont que des dérivations du type ancien, dont les fragmens, récemment découverts à Prague par M. Le Dr Hoefler[4], viennent de nous signaler l’existence, et qu’il est permis de considérer comme primordial. Ce type, en se développant sous l’influence graphique des modèles antérieurs, aurait pris la forme ronde ou carrée, suivant qu’il subissait l’action de l’élément grec ou de l’élément romain.

Au milieu de ces divergences d’opinions, le révérend père Martinof pense que l’invention de la glagolitsa doit être contemporaine de celle de l’écriture cyrillique, et que, dans toutes les hypothèses possibles, elle doit être considérée comme née très certainement longtemps avant le XIIIe siècle. Quelques slavistes attribuent cette invention à saint Clément, évêque de Vélitsa, au nord du mont Athos et de Thessalonique, et Bulgare d’origine; d’autres en font honneur à saint Cyrille lui-même, dont saint Clément était le disciple.

La littérature glagolitique a eu deux périodes : l’une ancienne, et qui s’étend du IXe siècle au XIIIe, l’autre moderne — toutes deux bien distinctes l’une de l’autre, non-seulement par la forme extérieure de l’écriture, mais encore par la structure de la phrase et l’organisme interne de la langue. Les monumens qui se rattachent à la première période sont fort rares; dans ce nombre est le fameux Abecedarium bulgaricum de la Bibliothèque impériale de Paris, regardé, même après les découvertes faites jusqu’à ce jour, comme un des plus antiques débris de la paléographie slave. L’opinion la mieux appuyée et accréditée maintenant le place au XIe ou XIIe siècle au plus tard. Un volume qui est une sorte de vade-mecum sacerdotal, puisqu’il réunit un bréviaire, un missel et un rituel, et qui est du même temps que la portion glagolitique de l’Évangile de Reims dit le texte du sacre (XIVe siècle), représente la seconde période. La dénomination de bulgare donnée à l’abécédaire de la Bibliothèque impériale semble indiquer quel a été le berceau de la glagolitsa, et en effet la conjecture la plus plausible est celle qui, guidée par cette dénomination, nous conduit en Bulgarie.

Les manuscrits du fonds slave de la Bibliothèque impériale fournissent vingt-sept numéros. Les sept premiers se rapportent à la rédaction russe; les trois suivans sont de la famille serbe; le onzième est celui dont il a été déjà question, et qui est en caractères glagolitiques. Le reste est en paléo-slave. Le fonds grec renferme un fragment bulgare, caché dans un manuscrit de Platon (XIIIe siècle); le fonds latin, une grammaire slave et l’Abecedarium bulgaricum. Enfin dans le fonds français se trouvent un remarquable manuscrit tchèque et quelques ouvrages traduits du français en russe, comme l’Histoire de Charles XII de Voltaire, des comédies de Molière, et plusieurs de nos auteurs du second ordre. Ces dernières productions, à défaut d’autre mérite pour nous, ont du moins celui d’attester l’influence que le génie français a exercée et qu’il conserve encore sur la littérature russe. Dans la série des manuscrits historiques de la rédaction russe figure une chronique commençant à l’année 1353, avec le règne d’Ivan II, et finissant en 1541, neuvième année du règne d’Ivan IV, surnommé le Terrible. C’est une portion de la chronique dite de Voskrecensk (de la Résurrection), du couvent de ce nom, auquel elle fut donnée en 1658 par le patriarche Nicon. L’académie de Saint-Pétersbourg a fait paraître en 1793 et 1794 la partie de la chronique de Voskrecensk qui s’étend jusqu’en 1347 ; le texte publié dernièrement (1856) par la commission archéographique, dans le tome VII de la Collection des annales russes, va jusqu’en 1354. Le manuscrit de Paris le complète en se terminant au chapitre LXXe et à l’année 1541.

Dans la rédaction serbe, nous avons à noter un recueil de pièces ascétiques, parmi lesquelles est une vie d’Étienne Niémania, en religion saint Siméon, seigneur et autocrate des pays serbes et pomoriens. L’auteur est le fils aîné de Siméon, le kral Étienne, surnommé le Premier-Couronné (Pervo-Vientchanny), grand joupan ou gospodar depuis 1195. En 1222, il prit le titre de roi, et ceignit la couronne qu’avait obtenue pour lui du pape Honorius III l’archevêque Méthode. La légende de saint Siméon a été écrite sous l’inspiration de cette foi naïve, de cet amour du merveilleux qui ont dicté tant de compositions analogues dans notre Occident, mais avec une teinte où se reflètent l’esprit et la tradition de l’église orientale. Elle a pour but principal, on le conçoit facilement, d’exalter la piété fervente et l’ascétisme du héros à qui elle est consacrée, et ses libéralités envers les sanctuaires alors les plus en renom, la grande église de Jérusalem, Saint-Pierre et Saint-Paul de Rome, Notre-Dame de Bjzance, et l’église de Salonique ; la fondation, faite à ses frais et exécutée en partie par le travail de ses mains, des monastères de Stoudénitsa, en Serbie, et de Khilandar, au mont Athos ; sa dévotion particulière envers le thaumaturge saint Nicolas et le grand martyr saint George ; — enfin sa retraite dans son couvent chéri de Stoudénitsa, où il revêtit la forme angélique[5]. En récompense de tant de bonnes œuvres, Dieu bénit constamment ses armes et celles de son fils et successeur, le kral Étienne, dans les guerres qu’ils eurent à soutenir, tantôt contre l’empereur des Grecs et le roi de Hongrie, tantôt contre le prince de Dratch et de la grande île située en face de la Dioclétie et de la Dalmatie.

Nos manuscrits paléoslaves sont, comme je l’ai déjà fait observer, d’un caractère liturgique : ce sont des kanonniks, des synaxaires, des hymnaires notés, des évangéliaires, etc. En faisant passer sous nos yeux ces richesses bibliographiques, le révérend père Martinof a soin de nous expliquer les pratiques de l’église russe auxquelles chacun de ces livres est approprié. Les kanonniks sont des recueils de canons ou séries d’hymnes qu’on chante ordinairement à l’office des matines. Les hymnaires sont de trois sortes : les uns ne comprennent que les hymnes pour le jour des fêtes principales ; les autres se bornent à certaines parties de l’année ecclésiastique, dont ils tirent alors leur dénomination, comme l’Hymnaire quadragésimal pour le carême ; enfin il y en a qui embrassent le cycle tout entier, et que l’on appelle irmologues. Au point de vue musical, ces recueils offrent déjà un assez grand intérêt, car l’ancien chant de l’église russe et le système de neumation qu’elle employait autrefois sont aujourd’hui presque ignorés, même en Russie.

En suivant dans cette revue de nos manuscrits slaves le révérend père Martinof, nous devons remarquer, avec toute l’attention à laquelle il nous convie, un volume tchèque transcrit dans le XVIe siècle, et où se trouve une partie des œuvres du philosophe bohème Thomas de Schtitny. Son Traité philosophique, écrit en 1480, consiste en une suite de considérations sur Dieu, les anges et l’homme, sous forme de dialogues entre un père (l’auteur lui-même) et ses enfans. Les travaux de Schtitny, longtemps enveloppés de ténèbres, ont fixé naguère l’attention de plusieurs savants, et entre autres de MM. Hanouch, qui a donné une Analyse de la philosophie de Schtitny (Prague, 1852), et Wenzig dans ses Studien über Thomas von Schtitny (Prague, 1857). Grâce à l’habitude qu’avait l’auteur bohème de retoucher ses ouvrages, ses Entretiens ont eu trois rédactions différentes ; le manuscrit de Paris nous présente la dernière, qui pourrait être consultée avec d’autant plus de profit, que les deux premières semblent seules avoir été étudiées jusqu’à présent.

Schtitny est accompagné dans le volume précité d’un autre écrivain de la même nation, Kheltchiçky, que l’on croit communément avoir été maître-tailleur de profession, et qui est connu par la part active qu’il prit aux controverses et aux guerres religieuses dont la Bohême fut le théâtre au XVe siècle. L’horreur de toute contrainte imposée à la conscience, de toute intervention de la force ouverte dans les affaires de religion, une aversion profonde contre la noblesse et le clergé, le mépris et la haine de tout pouvoir, tels sont les sentimens qui éclatent à chaque page des ouvrages de Kheltchiçky, et qui se retrouvent notamment dans son Traité de la foi et de la religion, composé en 1437, et que nous a conservé notre manuscrit tchèque. Il y expose avec complaisance son utopie de république spirituelle, dont tous les membres n’auraient d’autre lien que celui de la conscience, d’autres dignités ou richesses que celles que procurent la foi et le nom de chrétien ; la guerre en serait bannie, et chaque citoyen devrait se laisser immoler plutôt que de recourir aux armes pour sa propre défense.

J’ai essayé de donner une idée du livre du révérend père Martinof et de l’intérêt que méritent les recherches auxquelles il s’est voué. Nous sommes heureux d’apprendre, par les paroles qu’il laisse échapper en plusieurs endroits de son livre, que ce n’est là qu’un prélude à d’autres travaux plus considérables sur l’ancien monde slave. Ces études, si florissantes maintenant en Russie, et auxquelles l’Europe occidentale est restée longtemps étrangère, personne ne peut nous les faire connaître mieux que lui, qui est familiarisé avec la langue antique et moderne de sa patrie, et qui écrit la nôtre avec élégance. Cette tâche lui est dévolue, et les facilités pour la remplir ne lui manqueront pas dans la compagnie dont il fait partie, et qui a toujours eu un tact merveilleux pour seconder et mettre en valeur les aptitudes diverses qu’elle sait si bien recruter.


ED. DULAURIER


V. DE MARS.

  1. Paris, 1858, in-8o de cent onze pages, avec un calque.
  2. Opiçanié pamiatnikov slaviano-rousskoï literatoury.
  3. Ainsi appelée du nom de saint Jérôme, et, suivant l’explication de M. Schafarik, à cause de la ressemblance que l’on remarque dans les rédactions glagolitiques de la Bible et de la Vulgate.
  4. Glagolitische Fragmente, herausgegeben von De Hoefler und Dr Schafarik, Prague 1857.
  5. C’est l’expression par laquelle on désigne dans l’église orientale l’habit monastique.