Chronique de la quinzaine - 30 avril 1872

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Chronique n° 961
30 avril 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1872.

La France n’est point certainement au bout des épreuves qui sont la douloureuse conséquence des ébranlemens qu’elle a subis ; elle commence seulement à se reconnaître et à reprendre un certain équilibre : elle se dégoûte des sauveurs qui l’ont perdue, des mauvais médecins qui n’ont fait qu’aggraver son mal, des excitations qui l’ont épuisée, des déclamations qui l’ont trompée. La France en vient peu à peu à comprendre que pour elle, dans la situation qui lui a été faite, la meilleure politique c’est encore de se conduire avec bon sens, de se défendre des mouvemens de passion et d’irréflexion, et comme pour le moment, sans avoir des illusions démesurées, elle se trouve mieux qu’elle n’a été depuis assez longtemps, elle n’éprouve pas le besoin d’être remuée ou inquiétée sur son lendemain. Être tout simplement une nation qui sent ses malheurs, qui cherche à se ressaisir elle-même, qui avec tout cela garde la fierté d’un grand peuple toujours assuré de se faire respecter, n’est-ce donc rien ? La France a aujourd’hui cet instinct que, pour résoudre tous les problèmes que de déplorables événemens lui ont légués, elle a besoin d’appeler à son aide le temps, le calme, la bonne volonté de tous, la raison prévoyante et pratique, et c’est surtout pour maintenir sa dignité extérieure qu’elle est tenue de s’attacher à une politique qui peut se résumer en deux mots : une modération exemplaire et une tranquille fermeté.

Que la France s’enferme systématiquement, résolument dans cette politique, elle retrouvera sans effort son rôle naturel, elle sera inexpugnable contre les mauvais vouloirs, s’il y en avait ; elle a bien moins encore à s’émouvoir des mauvais bruits que les nouvellistes se font un jeu de répandre de temps à autre sur ses relations avec l’Allemagne. L’Europe est aujourd’hui en proie aux agitateurs de la plume, dont les événemens ont développé l’imagination, et qui se complaisent à dérouler une fois par semaine les plus sombres et les plus redoutables perspectives. Un jour, la Prusse et la Russie vont être aux prises infailliblement d’ici à peu, il n’y a point à en douter ; la Russie se met en défense, M. de Moltke fait apprendre la langue russe aux officiers prussiens. Un autre jour, c’est avec l’Autriche que l’Allemagne va engager la lutte ; le duel est inévitable, et l’issue est déjà prévue. Naturellement la France, qui est dans une situation particulière vis-à-vis de l’Allemagne, n’est point oubliée dans toutes ces combinaisons, qui se succèdent et s’entre-croisent. Eh ! sans doute l’Europe n’est point dans les meilleures conditions possibles.

Quand l’esprit de conquête et la force se sont déchaînés et ont fait leur œuvre dans un coin de cet univers civilisé, il n’y a plus de sécurité nulle part. On s’en aperçoit un peu tardivement ; on finit par croire à tout parce que tout est possible, parce que les excès de domination et de prépondérance s’engendrent invinciblement. Cela ne veut pas dire que le feu soit déjà aux quatre bouts de l’Europe, et que la Prusse, même après ses succès, en soit à prendre le ton et les allures qu’on lui prête, pas plus avec la France qu’avec d’autres, à marquer sur ses horloges l’heure fatidique de la chute des empires et des peuples. Que n’a-t-on pas colporté pendant quelques jours dans toutes les gazettes du continent ! Avec un peu de bonne volonté, on pouvait croire assurément aux complications les plus menaçantes, à un de ces essais d’intimidation qui conduisent à des ruptures inévitables, s’ils ne restent pas un impuissant et inutile abus de la force, un acte d’arrogante ostentation. Un journal anglais, le Daily Telegraph, avait reçu la nouvelle de son correspondant de Berlin, aucun détail ne manquait. M. de Bismarck préludait décidément à de nouveaux exploits par une de ces campagnes diplomatiques qui lui sont familières. Les efforts que fait la France pour sa réorganisation militaire, le chiffre de notre budget de la guerre, tout cela inquiétait le chancelier de Berlin, qui ne trouvait rien de mieux que d’expédier un ultimatum à Versailles. C’était M. d’Arnim qui, à son retour en France, après être allé à Rome remettre ses lettres de rappel comme ancien ambassadeur auprès du saint-siège, devait être chargé de cette mission de confiance et surtout de conciliation auprès du gouvernement français. Ce qui avait particulièrement exaspéré M. de Bismarck, disait-on, c’était le discours prononcé par M. Thiers à la veille des vacances de l’assemblée, discours où M. le président de la république, tout en professant la politique la plus désintéressée, la plus pacifique, attestait une fois de plus la volonté persévérante de poursuivre la réorganisation de l’armée française.

Le coup était assez bien monté pour faire un instant quelque impression, pour laisser dans les esprits cette idée banale et éternelle qu’il devait tout au moins y avoir quelque chose. Par le fait, il n’y avait rien. Le lendemain, les journaux allemands qui passent pour avoir la faveur de la chancellerie de Berlin étaient les premiers à souffler sur la fantasmagorie du Daily Telegraph. Seulement ces journaux„ en démentant l’ultimatum, et les démonstrations menaçantes, reprenaient à leur tour le thème du journal anglais. Ils reprochaient à la France ses dépenses militaires exagérées, ses armemens faits pour éveiller les soupçons, ils accusaient la persistance de ses ressentimens contre l’Allemagne, ils lui faisaient un crime de trop se souvenir, ils voyaient, en M. Thiers un homme qui avait le tort, lui aussi, de céder à la passion populaire. En un mot, les journaux allemands reproduisaient avec des variations, la pensée qu’on attribuait à M. de Bismarck, si bien qu’on finissait par se demander si ce n’était pas encore l’ultimatum sous une autre forme, si toute cette stratégie de journaux marchant ensemble au même but ne constituait pas une campagne organisée pour exercer une certaine pression sur la France. On ne laissait pas d’avoir quelque doute, et, comme on voit partout ce qu’on a dans l’esprit, on s’est préoccupé de savoir si M. Thiers, en demandant à la rentrée de l’assemblée l’ajournement de la loi militaire, n’avait pas quelque raison de prudence et n’obéissait pas à quelque pressante considération de sûreté extérieure.

Eh bien ! non, il n’y avait rien. Si M. Thiers a demandé l’ajournement de la loi militaire, c’est tout simplement parce qu’il était indisposé, et en fin de compte la France n’a nullement à s’inquiéter, parce que l’Allemagne n’a aucun droit de sommation ou d’avertissement en dehors des questions par lesquelles les deux pays se touchent nécessairement et douloureusement. Quelle est en définitive la situation de la France vis-à-vis de l’Allemagne ? La France a signé une paix qu’elle respecte jusque dans ses conditions les plus cruelles, sans cesser d’être parfaitement libre d’en penser ce qui lui convient ; elle a une partie de son territoire occupée, et plus que jamais elle doit songer à délivrer ceux de ses départemens qui restent encore sous la domination étrangère, comme elle a délivré les autres ; elle a enfin 3 milliards à payer à l’Allemagne, et elle ne l’a pas oublié, elle ne l’oublie pas un instant. L’Allemagne, de son côté, a intérêt à être payée, et elle le sera certainement. Sur ce terrain, des négociations peuvent s’engager, et, selon toute apparence, c’est là un des plus sérieux objets de la mission du comte d’Arnim revenant aujourd’hui en France. Hors de là, chacun rentre dans son indépendance complète, dans la liberté de ses résolutions, de ses pensées et de ses sentimens.

Les relations générales de la France avec l’Allemagne restent toujours, nous en convenons, une des questions les plus graves et les plus délicates. Le meilleur moyen de les maintenir telles qu’elles doivent être, c’est de ne pas prétendre faire violence à la nature des choses. Il faut que les journaux allemands en prennent leur parti, la France a payé assez cher le droit de se relever librement, de faire ce qu’elle doit et même ce qu’elle veut, simplement, tranquillement, — et si M. Thiers a aujourd’hui un ascendant si naturel, c’est qu’on sait bien qu’il porte au cœur ce sentiment de la dignité française dans la mesure de modération et de fermeté que comportent les circonstances. Il ne risquera rien et il ne livrera rien, c’est le point essentiel à l’heure où nous sommes. Que M. de Bismarck se préoccupe particulièrement, comme on le dit, des discours que peut prononcer M. Thiers, de ce que pense ou de ce que fait M. le président de la république, il a raison ; il sent bien au fond que M. Thiers, avec sa renommée européenne, avec son expérience des affaires, avec son habitude des grands intérêts diplomatiques, n’est pas le premier venu avec qui on peut en prendre tout à fait à l’aise. Lui qui ne craint personne, il ne peut se défendre peut-être d’une certaine considération instinctive pour un homme qui à des dons personnels supérieurs joint l’autorité de la France, qu’il représente, qu’il a sagement conduite depuis un an. Si léger et si présomptueux que le chancelier prussien se soit montré quelquefois dans ses paroles à notre égard, il l’est moins dans ses démarches, et il hésiterait à pousser jusqu’au bout des exigences que notre gouvernement serait obligé de décliner. Non, on ne connaît pas M. de Bismarck : il écoutera M. le président de la république parlant au nom de la France, il restera poli et correct parce qu’il le doit, et puis parce que ce qu’il a de mieux à faire, c’est de ne rien dire là où il n’a le droit de rien empêcher.

Que peut-on d’ailleurs demander sérieusement à la France ? Est-ce qu’on a la prétention de nous fixer la mesure de nos sentimens, de nos regrets ou de nos espérances, — de nous imposer sous forme d’ultimatum ou d’avertissemens plus ou moins officieux l’amour de la paix que nous avons subie, la sympathie pour les Allemands, l’oubli du passé d’hier et l’abandon de l’avenir ? Ce qu’on a le droit de nous demander sans aucun doute, c’est que nous remplissions les engagemens que nous avons acceptés. Pour cela, la France le fera, et elle le fait tous les jours. Que veut-on de plus ? Si l’Allemagne, au faîte de l’orgueil et de la puissance, trouve qu’il n’y a pas une complète sécurité dans la situation qu’elle a créée, à qui la faute ? C’est elle qui l’a voulu : elle paie les frais de sa grandeur ; elle apprend en Alsace et en Lorraine, elle apprendra de mieux en mieux chaque jour que l’expiation des conquêtes, c’est le trouble dans les dominations abusives. Elle n’est pas au bout. C’est à elle de savoir se retenir sur la pente où elle est, surtout de ne point aggraver les conséquences de la situation qu’elle s’est faite. Quant à la France, sa politique est bien simple : elle reste dans les limites douloureuses que les circonstances lui ont tracées, et elle garde sa liberté, son inviolabilité. Les Allemands peuvent être tranquilles, on ne va pas entrer en campagne contre eux, on ne va pas dénoncer le traité de Francfort pour se dispenser de payer les 3 milliards.

La France n’a pour le moment qu’une préoccupation, qu’un devoir et qu’un but : se relever de ses malheurs, refaire son organisation intérieure et ses finances, reconstituer ses forces militaires, non pour troubler la paix, comme l’a dit M. Thiers, mais pour rester à la hauteur du rôle qu’elle n’est point disposée à déserter, — et tout ceci, elle a l’incontestable droit de le faire ; elle a tellement ce droit, que c’est la puérilité la plus saugrenue d’avoir admis, ne fût-ce qu’un instant, qu’il pût se produire des observations quelconques sur ce point. A la dernière extrémité, il se peut bien sans doute que tout ce qui s’est passé depuis un an ait trompé quelques calculs, qu’on ait été un peu surpris de l’élasticité énergique de notre pays, de ses ressources infinies, de sa promptitude à se remettre sur pied. C’est possible, la France n’a point à s’inquiéter de l’étonnement de ses ennemis ; elle n’a qu’à poursuivre son œuvre avec une patiente résolution, sans bravade et sans forfanterie comme sans faiblesse. C’est pour la France la plus sûre manière de reconstituer sa position en Europe, en faisant sentir à tous le prix de son alliance. Avec ce système de prévoyante et active modération, on peut marcher, il n’y a certainement rien à craindre, on ne nous troublera pas dans ce patriotique et sérieux travail de réorganisation, parce qu’on n’en a peut-être pas la pensée, parce qu’on ne l’oserait point en tout cas, parce que toute tentative que rien ne justifierait, qui ne serait qu’un abus criant de la force, ferait immédiatement de la France la personnification vivante de tous les droits menacés, de toutes les inviolabilités nationales.

Qu’on remarque bien à quel point tout se lie dans cette œuvre de réorganisation nationale qui s’impose aujourd’hui à la France. Le succès de la politique extérieure tient absolument à la politique intérieure, et c’est justement dans ces termes que l’assemblée retrouve encore la question en rentrant à Versailles, au moment où la chambre et le gouvernement vont avoir à reprendre ensemble ce grand et impérieux travail qui s’accomplit depuis un an. Il y a seulement un progrès qui est fait pour frapper tous les regards, c’est le sentiment décidé, presque tyrannique, de la nécessité du calme ; ce sentiment vient du pays lui-même, il s’impose aux partis, il réduit à l’impuissance tous ceux qui auraient la tentation de réveiller ou d’entretenir des agitations factices. Est-il donc si difficile, dans ces conditions, qui laissent subsister de fort grosses questions, nous ne l’ignorons pas, mais qui sont relativement favorables, est-il si difficile de se mettre à l’œuvre ? Les travaux sérieux et pressans ne manquent pas. La loi militaire est là toute prête, et le pays l’attend ; elle a été ajournée sur la demande de M. le président de la république, qui veut prendre part à la discussion ; cet ajournement toutefois ne peut être que très momentané. Les mesures financières qui doivent constituer l’équilibre et la force du budget sont à l’étude depuis longtemps ; tout a été examiné. Il y a encore, il est vrai, quelques dissentimens entre la commission de l’assemblée et le gouvernement sur quelques-uns des impôts qui doivent être proposés ; la solution définitive des difficultés financières peut d’autant moins être retardée désormais qu’elle est le préliminaire indispensable de tout ce qu’on peut entreprendre pour la libération du territoire. Que faut-il donc pour aborder ces questions ? La connaissance des affaires, un grand esprit pratique sans doute, mais aussi et peut-être par-dessus tout de la sincérité, du désintéressement, la bonne volonté d’hommes mettant en commun leur patriotisme et leur zèle, écartant pour le moment toutes les tactiques et les arrière-pensées. C’est là peut-être le point le plus essentiel. Le gouvernement, mieux que tout autre, peut exercer une influence heureuse et donner une salutaire impulsion, justement parce que personne ne songe sérieusement à contester son autorité. S’il y a même un reproche à lui faire, c’est de trop douter quelquefois de cette autorité qu’il possède, de n’avoir pas assez de foi en sa propre force et de se croire obligé de recourir à une certaine habileté de manœuvre entre les partis.

L’assemblée, de son côté, doit plus que jamais s’attacher à comprendre son vrai rôle. Elle a fait l’expérience de ce que peuvent les incohérences, les diffusions et les tiraillemens de partis. La meilleure politique pour elle aujourd’hui, c’est d’accepter la situation telle qu’elle est, de se grouper et de se coordonner autour de ce gouvernement qu’elle a créé, non pour lui livrer son indépendance, mais pour le soutenir, pour lui communiquer au besoin son impulsion, pour le contenir quelquefois, et surtout il ne faudrait pas que, pour quelques circonstances ou quelques dissentimens secondaires, on en vînt à faire le vide autour de lui, à se réfugier dans une sorte d’expectative où l’on s’immobiliserait sans profit. Ce serait une dangereuse tactique, lorsque la première nécessité est au contraire de maintenir dans sa force cet accord de l’assemblée et du gouvernement, avec lequel on peut tout faire, et sans lequel tout devient difficile.

Cet accord de l’assemblée, de la majorité de l’assemblée et du gouvernement, il se retrouve naturellement dans toutes les circonstances essentielles, comme il s’est retrouvé l’autre jour dans cette discussion qui s’est élevée à propos de la participation de quelques maires aux banquets où M. Gambetta est allé figurer à Angers et au Havre. Ce débat n’était peut-être pas sans inconvénient ; le promoteur de l’interpellation, M. Raoul Duval, a su du moins éluder fort habilement ce danger en s’attachant à un seul fait, la participation de magistrats municipaux à des manifestations dirigées contre l’assemblée nationale elle-même, et M. le ministre de l’intérieur s’est empressé de désavouer très hautement, très résolument, les maires d’Angers et du Havre. Sur de telles questions, l’accord de l’assemblée et du gouvernement est complet, et il est d’autant plus nécessaire qu’il peut aider à résoudre une difficulté qui survit à cette discussion même. À qui appartient le droit de nommer les maires dans les grandes villes ? Si le gouvernement garde ce droit, qu’il a réclamé l’an dernier, il doit l’exercer complètement. Si par prudence, comme il le fait quelquefois, il se borne à sanctionner le choix des conseils municipaux, il prend une responsabilité singulière. On l’a vu à Angers, au Havre, où des maires nommés par le ministère de l’intérieur ont pris part à des démonstrations contre l’assemblée nationale. On le voit mieux encore à Lyon. Le gouvernement, pour ne pas entrer en conflit avec le conseil municipal, a cru devoir nommer un maire qui représente le radicalisme le plus pur, et le voilà aujourd’hui obligé de faire arrêter les partisans de ce maire, les membres d’un comité qui règne à Lyon depuis plus d’un an ! C’est une véritable anomalie, une confusion morale que le gouvernement et l’assemblée ne peuvent laisser se perpétuer.

Ce qui reste la grande et invariable affaire de notre politique n’est assurément ni simple ni facile. Remettre de l’ordre dans les esprits comme dans les faits, relever avec une patiente fermeté de tous les instans le crédit, l’autorité extérieure de la France, préparer l’avenir sans parti-pris sur un terrain déblayé des ruines de la guerre étrangère et de la guerre civile, c’est là l’œuvre essentielle, et une des difficultés de cette œuvre, c’est de voir clair dans la situation qui nous a été léguée, c’est de dégager la vérité de cet amas d’événemens dont le poids retombe incessamment sur nous. Évidemment il y a encore aujourd’hui des choses et des hommes sur lesquels l’opinion a besoin d’être éclairée et fixée. S’il n’y a eu que du malheur dans nos tristes affaires, on a pu certainement être malheureux sans être coupable ; s’il y a eu des fautes, les fautes elles-mêmes ne sont cas encore un crime ; s’il y a eu autre chose que des fautes et du malheur, il faut le savoir. Une commission d’enquête composée de généraux est occupée depuis quelques mois à instruire ce grand procès militaire, à éclaircir l’histoire de toutes ces capitulations qui ont été les douleurs les plus poignantes de la dernière guerre, et parmi lesquelles la capitulation de Metz est restée la plus obscure. Les résultats de cette enquête appartiennent nécessairement à l’opinion. De son côté, le maréchal Bazaine, sur qui pèse une responsabilité exceptionnelle, porte aujourd’hui sa cause devant le public par son livre de l’Armée du Rhin. Vivement accusé, livré un instant à toutes les animadversions, il rompt le silence qu’il avait gardé jusqu’ici, il se défend comme il s’est défendu sans doute devant la commission d’enquête. Le général Changarnier vient de dire le mot décisif de tout cela. « La France a le droit de savoir si elle a été loyalement servie ! » C’est une question de moralité publique, de justice nationale. Il faut en finir avec cette affaire de Metz, autour de laquelle tourbillonnent depuis trop longtemps toutes les préventions et toutes les susceptibilités de l’opinion.

Que le maréchal Bazaine reste après tout un vigoureux soldat, ce n’est point là ce qui est en doute. Pour la direction de la campagne, il faut le remarquer en toute justice, le maréchal ne prenait le commandement que le 13 août, lorsque tout était déjà compromis, et à ce moment décisif il n’était même pas maître de ses actions. Ainsi, pour ne citer qu’un fait, le maréchal assure avoir eu la pensée de se jeter sur l’armée prussienne marchant de la frontière sur Pont-à-Mousson, d’essayer de la couper, pour gagner Frouard, où il aurait occupé de fortes positions qu’il avait signalées depuis deux ans, dit-il, à l’attention du ministre de la guerre. Pourquoi ne réalisa-t-il pas cette pensée ? Ah ! c’est que dans cette étrange guerre tout le monde faisait de la stratégie, même la malheureuse impératrice. C’est une dépêche toute stratégique, adressée de Paris par l’impératrice, appuyée de toutes les instances de l’empereur, qui arrêtait le maréchal, qui le déterminait à repasser la Moselle pour aller se jeter sur la ligne de Verdun, au risque d’avoir à livrer bataille dans sa retraite, de perdre un jour qui profitait à l’ennemi, et de trouver devant lui l’armée allemande qui le gagnait de vitesse sur la ligne ou il s’engageait. Ainsi allaient les choses ! Une fois le premier moment passé, le maréchal livre les furieuses batailles qu’on sait, il reste à demi victorieux, et il n’est pas moins arrêté avec 160,000 hommes dignes de la France par leur valeur, il est cloué autour de Metz sans pouvoir désormais se frayer un passage. Aurait-il pu mieux faire ? C’est possible.

Jusque-là cependant c’est une question militaire à débattre entre militaires. Le maréchal a hérité d’une situation compromise qu’il n’a pas pu ou qu’il n’a pas su relever, voilà la vérité ; mais c’est ici que cette malheureuse affaire de Metz devient singulièrement obscure, et que commence pour le maréchal Bazaine une responsabilité que ses récits mêmes accusent et précisent au lieu de l’affaiblir. Évidemment le commandant de l’armée du Rhin enfermé dans son camp retranché comme dans une vaste prison pendant que s’accomplissent au dehors les plus terribles événemens, le commandant de l’armée du Rhin se trouve soumis à une épreuve trop forte pour lui. Davout, enfermé à Hambourg en 1814, refusait absolument de recevoir les nouvelles que lui faisait passer l’ennemi ; il ne voulait rien écouter, il attendait des ordres réguliers du gouvernement constitué à Paris, et il conservait une armée intacte à la France. Ici, par un étrange renversement de rôle, c’est le chef des forces françaises investies dans Metz qui demande à l’ennemi ce qui se passe en France, et le prince Frédéric-Charles lui répond avec componction qu’après la capitulation de Sedan est survenue, « hélas ! à Paris, un bouleversement qui a établi, sans répandre de sang, la république à la place de la régence, » que cette république « n’est pas d’ailleurs partout reconnue en France, » que « les puissances monarchiques ne l’ont pas reconnue non plus, » que sa majesté le roi est arrivé devant Paris sans rencontrer de forces militaires françaises. Ce qui est plus étrange encore, c’est qu’à un moment donné le maréchal Bazaine, selon son propre aveu, se laisse aller à recevoir un personnage subalterne et mystérieux venu on ne sait d’où, remplissant on ne sait quelle mission, — qu’il engage avec ce personnage, dépêché par M. de Bismarck, une espèce de pourparler, et qu’au bout du compte il finit par faire ce qu’on lui demande en donnant congé à un général pour se rendre auprès de l’impératrice en Angleterre. Le maréchal prétend qu’il croyait avoir ainsi des nouvelles sûres par le retour du général : c’était assez naïf pour un homme d’expérience. Il était dur sans doute de sentir, au-delà des lignes de blocus, son pays dévasté par l’étranger, ébranlé par une révolution, et de se dévorer dans son impuissance : c’était alors le cas ou jamais de se rattacher simplement, sans arrière-pensée, avec un désespoir héroïque, à son rôle de chef militaire. On ne l’a pas fait assez complètement, c’est là le malheur.

Il est bien clair après cela qu’à une certaine heure, dans l’esprit du commandant de l’armée du Rhin, la politique est entrée en partage avec le sentiment du devoir militaire. Le maréchal s’est dit, et il l’écrit, que la question militaire était jugée, qu’il n’y avait plus que le péril social créé par la révolution, et que dans de telles circonstances son armée pouvait peser d’un poids immense ; « elle rétablirait l’ordre et protégerait la société, dont les intérêts sont communs avec ceux de l’Europe. Elle donnerait à la Prusse, par l’effet de cette action, une partie des gages qu’elle pourrait avoir à réclamer dans le présent, et enfin elle contribuerait à l’avènement d’un pouvoir régulier et légal. » M. de Bismarck a évidemment connu ou soupçonné ces perplexités morales du chef des forces françaises, et il n’a rien négligé pour les entretenir et pour s’en servir. Il paraît bien avoir caressé jusqu’au bout, ou il a feint d’admettre cette idée, qu’il y avait peut-être quelque chose à faire avec une régence reconstituée et appuyée par l’armée de Metz ; le fait est qu’au dernier moment, lorsque le maréchal envoyait le général Boyer à Versailles, la première condition qu’on mettait en avant pour rendre à l’armée de Metz sa liberté, c’était que cette armée se déclarerait fidèle à l’empire, « décidée à soutenir le gouvernement de la régence, » et que cette déclaration coïnciderait avec un manifeste adressé par l’impératrice régente au peuple français. Il faut ajouter que les chefs militaires ont toujours manifesté la plus grande répugnance à se laisser engager dans cette voie, qu’ils ont décliné pour l’armée toute intervention d’une couleur politique. Que des négociations dans ce sens aient été malgré tout poussées assez loin, rien n’est plus clair. L’impératrice est intervenue, puisque le roi de Prusse lui écrivait de Versailles le 25 octobre : « A l’heure qu’il est, je regrette que l’incertitude où nous nous trouvons par rapport aux dispositions politiques de l’armée de Metz, autant que de la nation française, ne nous permette pas de donner suite aux négociations proposées par votre majesté. »

L’intrigue a été menée jusqu’au bout ; seulement ce n’était qu’une intrigue de M. de Bismarck, des chefs prussiens, et, le tour une fois joué, il n’est plus resté à l’armée de Metz qu’à capituler. Le maréchal Bazaine s’y est laissé prendre, il a été saisi d’un de ces troubles d’esprit qui sont le malheur d’un chef militaire. Enfin, dans ces tristes événemens, il y a toujours un fait obscur et pénible qui n’est pas entièrement expliqué, c’est cette histoire des drapeaux que le maréchal Bazaine avait donné l’ordre de brûler, qui n’ont pas été détruits, et qu’il a fallu livrer à l’ennemi. C’est le poignant épilogue de toutes ces péripéties qui à cette époque allaient retentir si cruellement dans un pays disposé par l’infortune à toutes les méfiances, et qui pèsent encore aujourd’hui sur la conscience publique.

Quand on tourne ses regards vers ces mois lugubres de 1870 à 1871 qui ont été à la fois si longs et si courts, qui sont comme un tissu de catastrophes, il semble qu’on ne doive jamais épuiser tout ce qu’ils contiennent de dramatiques et cruels enseignemens, de terreur et de pitié. Ces événemens, ils sont faits pour l’histoire sans doute, et ils ont aussi certainement leur sombre et émouvante poésie. L’Année terrible, le titre est bien trouvé par M. Victor Hugo, et le sujet était digne d’une grande inspiration. Oui, l’année terrible, l’année des deuils publics, de l’invasion de la France, des mutilations nationales, des déchiremens de guerre civile ! que faut-il de plus pour donner à un poème les couleurs dantesques ? Les campagnes ravagées par la soldatesque ennemie, les populations en fuite, les armées captives ou réduites à chercher un chemin à travers les neiges jusque par-delà les frontières, Paris assiégé pendant cinq mois, puis livré à l’insultante domination d’histrions sinistres, puis brûlé par de nouveaux barbares, Moscou, Leipzig, la Berezina, Waterloo dépassés, oh ! jamais sûrement l’imagination n’avait pu rêver de pareils spectacles en pleine civilisation ! Qu’a fait M. Victor Hugo de ces navrans et prodigieux élémens d’inspiration ? Il a laissé tomber de sa plume une série d’élucubrations d’une artificielle sonorité, d’une fatigante redondance. S’il n’a pas mis l’année terrible en sonnets, il n’a fait guère mieux. Cela ne veut point dire qu’il n’y ait par instans dans ces pages un reste du vieux souffle lyrique de l’auteur. L’ancien Hugo se retrouve dans un éclair, par exemple dans ce fragment sur Sedan, où, après avoir convoqué toutes les gloires françaises depuis la Gaule, toutes nos victoires depuis Tolbiac et Châlons jusqu’à Wagram, tous nos hommes de guerre, Charlemagne, Turenne, Condé, Desaix, Napoléon lui-même, « plus grand que César et Pompée, » le poète montre tout ce qui a été la patrie vivante et glorieuse rendant l’épée de la France par la main de celui qui fut Napoléon III et que l’auteur appelle d’un autre nom. C’est une de ces images comme M. Hugo en a trouvé quelquefois. Pour tout le reste, il faut le dire, c’est de la poésie de décadence, un mélange de rêves humanitaires, d’effusions d’orgueil personnel, d’antithèses violentes, de puérilités titaniques et même de facéties assez lugubres.

Quel rapport y a-t-il entre ces tragédies sanglantes et la poésie qui a la prétention de les consacrer, entre les émotions de la lutte, les douleurs du siège, les tressaillemens de la patrie en ruines et en feu, et ces vers où ne palpite aucune émotion spontanée et sincère ? C’était le cri de l’âme émue de tant de sentimens généreux ou de tant de terreurs qu’il fallait reproduire pour que la guerre eût sa poésie. L’Année terrible n’est qu’un entassement laborieux et froid. Quand M. Victor Hugo parle du premier siège, c’est pour lancer des objurgations assez médiocres aux rois teutons, à M. Gladstone, à M. Bancroft, au général Grant, à un évêque qui l’a appelé athée, — chose importante à relever dans un pareil moment. Quand il parle de la commune et de l’incendie des bibliothèques, c’est pour aboutir à une antithèse qui ressemble à une excuse pour les incendiaires. Quand il parle des mésaventures qu’il a essuyées en Belgique pour l’hospitalité qu’il a voulu offrir aux évadés de la commune de Paris, l’affaire n’est franchement ni aussi tragique, mi aussi épique qu’il le croit. Lorsqu’enfin pour venger son képi de garde national contre le général Trochu, qui en a plaisanté, M. Hugo conjugue en vers le verbe tropchoir, dont le nom de l’ancien gouverneur de Paris serait le participe passé, ce n’est là peut-être ni de la poésie, ni même de l’esprit. C’est de l’esprit de M. Hugo ! Il y a pourtant dans ce livre un mot étrange, c’est le dernier. L’auteur décrit le flot montant qui bat incessamment le vieux monde. On lui dit : « Arrête ! » il monte toujours, il envahit tout, et aux conjurations par lesquelles on cherche à l’arrêter, le flot majestueux répond : « Tu me crois la marée, et je suis le déluge ! » C’est bien possible, l’auteur de l’Année terrible aura été entraîné dans le déluge démagogique, et il nous convie à le suivre dans son naufrage. Peut-être hésitera-t-on à l’accompagner. Le monde devient sérieux, et n’est plus trop disposé à se laisser charmer par le poète qui, après avoir chanté toutes les causes, finit par toutes les complaisances pour les derniers excès de l’ivresse révolutionnaire.

Que se passe-t-il donc en Espagne ? Depuis quelques jours, ce malheureux pays semble engagé dans une aventure nouvelle dont l’issue n’est point assurément indifférente pour la France. Au lendemain même des élections, au moment où les cortès allaient s’ouvrir, une insurrection carliste a éclaté au nom du roi légitime don Carlos, duc de Madrid, de la religion et de l’indépendance nationale ! Elle n’avait, à vrai dire, rien d’imprévu, cette insurrection, puisqu’elle avait été annoncée publiquement. Le duc de Madrid avait donné à ses partisans, aux députés carlistes récemment élus, l’ordre de ne point aller siéger aux cortès ; il avait même envoyé ses instructions à M. Candido Nocedal, comme à une sorte de premier ministre chargé de ses pleins pouvoirs. Le jour où l’on devait prendre les armes était fixé, il n’y avait en vérité rien de mystérieux ; ainsi vont les choses en Espagne ! Le fait est qu’à l’heure dite l’insurrection a éclaté, et en quelques jours elle a pris une tournure tout au moins inquiétante. Des bandes se sont montrées un peu de tous les côtés, sauf dans l’Andalousie : on en a vu jusque dans les monts de Tolède, au-delà de Madrid, autour de Guadalajara, dans la Vieille-Castille, dans certaines régions de la province de Valence, dans l’Aragon ; mais en définitive l’insurrection semble concentrée au nord, dans la Navarre et dans les provinces basques, où elle a, comme c’est arrivé dans d’autres temps, ses forces principales, son quartier-général et un théâtre d’opérations plus favorable à la guerre de partisans qu’aux marches d’une armée régulière. Au premier instant, le gouvernement n’a pas paru trop s’émouvoir, il n’a pas tardé à comprendre que le mouvement était sérieux, et la meilleure preuve qu’il en a jugé ainsi, c’est qu’il a chargé le général Serrano de se rendre en Navarre pour prendre le commandement des opérations militaires.

C’est donc tout au moins un commencement de guerre civile. Le gouvernement du roi Amédée a bien des chances de succès, cela n’est point douteux, il dominera la situation, c’est infiniment probable. Il ne faut pas s’y tromper cependant, le danger est grave. Le parti carliste est le seul en Espagne qui ait un fanatisme véritable. Jusqu’ici, il ne s’était engagé que très partiellement, cette fois la campagne semble plus sérieuse. Il y a d’anciens officiers de l’armée, des députés, à la tête des bandes. Les provinces basques et la Navarre sont tout entières dans l’insurrection. Le duc de Madrid est-il déjà en Espagne ? On ne le sait pas encore ; il vient de publier un manifeste qui est une avance à tous les partis, et on a eu l’habileté de substituer à tous les mots d’ordre ce cri de ralliement qui peut trouver un écho dans les passions nationales : vive l’Espagne ! à bas l’étranger ! Ce n’est pas tout. Les carlistes sont déjà en armes ; mais les républicains à leur tour ne profiteront-ils pas de l’occasion pour se jeter dans la lutte, et ne s’insurgeront-ils pas dans les villes tandis que les bandes de don Carlos tiendront la campagne ? On fait de grands efforts à Madrid pour les retenir ; d’autres annoncent tout haut que l’insurrection républicaine sera pour le 2 mai. Cette fois le chaos serait complet, et au fond toutes ces effroyables perspectives servent peut-être mieux que tout le reste le gouvernement du roi Amédée. Quant à la France, elle ne peut certainement désirer le succès d’aucune de ces causes qui pourraient se mêler dans l’insurrection, pas plus de la cause absolutiste que de la cause révolutionnaire.

CH. DE MAZADE.




ESSAIS ET NOTICES.
History of Scotland from Agricola’s invasion to the revolution of 1688, by John Hill Burton, vols. V, VI and VII, Londres et Édimbourg ; William Blackwood, 1870.

Lors de la publication des quatre premiers volumes de cet ouvrage, nous avons entretenu le public de M. Hill Burton, de son tour d’esprit, de sa méthode, de son patriotisme écossais libre de préventions et de préjugés ; de l’auteur passant au livre, nous en avons fait connaître l’idée générale, qui est l’histoire d’une nationalité[1]. Le quatrième volume finissait avec l’année 1568 ; ce moment était celui d’une crise pour la nation écossaise. Marie Stuart, accablée par le témoignage de sa correspondance, avait abandonné le trône, non sans esprit de retour. La royauté de son fils n’était pas contestée, les Écossais demeuraient fidèles à leur dynastie ; la reine seule était frappée de déchéance pour avoir trempé dans le meurtre de son époux. Tant que Marie demeura au pouvoir des Écossais, elle n’était pas à craindre ; ses adversaires étaient les maîtres du jeune roi, et elle comptait parmi ses adversaires tous les partisans de la nouvelle religion. La situation du pays était donc nette encore ; elle ne le resta pas longtemps. Marie, en s’échappant de captivité, prouva qu’elle n’avait pas renoncé à toute prétention. Si elle avait pu se réfugier en France, elle n’y aurait pas trouvé de soutien pour ses droits ; Catherine de Médicis n’aurait rien fait pour la fille des Guises, et les Écossais n’auraient pas prêté l’oreille à une puissance catholique parlant en faveur d’une reine catholique détrônée. Cependant cette démarche eût moins déplu ; s’il y avait là quelque motif d’inquiétude pour le gouvernement nouveau, il n’y en avait pas pour la nationalité. En se réfugiant en Angleterre, Marie Stuart suivait l’exemple de Baliol ; elle se replaçait sous la protection d’une nation autrefois rivale, et mettait ses dernières espérances dans une suzeraineté que l’Écosse n’avait jamais reconnue, que l’Angleterre n’avait pas entièrement abandonnée. Le danger pour l’église nouvelle n’était pas conjuré, puisque la reine Élisabeth tenait pour les prélats, dont les calvinistes ne voulaient pas, et pour les formules communes de la prière, common prayer, dont ils ne voulaient pas davantage. Quant à l’indépendance nationale, elle était évidemment menacée par l’ingérence d’une reine soi-disant suzeraine dans les affaires de la nation. On a trop facilement regardé la fiiite de Marie Stuart comme une des imprudences de cette princesse aventureuse ; elle savait sans doute ce qu’elle faisait quand elle mit le pied sur le sol d’Angleterre. Ce qui la perdit, c’est la lutte engagée avec une sorte de courage aveugle pour une cause dont les chefs étaient au-dessus d’elle et loin d’elle, la cause du catholicisme. Le signal de sa perte vint du continent.

Elisabeth la défendit dans une certaine mesure ; elle la soutint moyennant conditions jusqu’au moment où les événemens de France et d’Espagne mirent son propre trône en péril. Le coup d’état sanglant de la Saint-Barthélémy et l’alliance défensive et offensive des états catholiques renversèrent l’équilibre qui s’était établi entre les parties intéressées dans le procès pendant de Marie Stuart. Les Écossais relâchèrent quelque chose de leur jalousie nationale ; Elisabeth parut moins exigeante pour la majesté royale, que jusque-là elle n’avait pas voulu sacrifier dans la personne de Marie ; l’orgueil de la fille des Tudors se montra plus coulant pour des rebelles. Une ligue protestante fut signée entre l’Angleterre et l’Ecosse, premier pas vers l’union des deux nationalités. A partir de ce jour, non-seulement Marie n’est plus reine, elle n’est plus même Écossaise, elle appartient à l’histoire d’Angleterre. Du fond de chacune de ses prisons elle lutte désormais contre Elisabeth : comme femme, parce que l’amour-propre naturel du sexe aigrit le débat entre les deux adversaires ; comme reine, parce que Marie ne voulut jamais renoncer aux droits qu’elle prétendait avoir sur le trône d’Angleterre ; comme catholique, parce que cette princesse se dévoua jusqu’à la fin aux intérêts de son église. C’est ce dévoûment porté jusqu’au martyre qui a fait la beauté de son rôle dans l’histoire. A partir du même jour, l’Ecosse s’achemina vers la fin de sa nationalité indépendante. L’Angleterre, pays positif et pratique, fit toutes les concessions pour emporter à la fin le contrat auquel elle aspirait depuis des siècles. Elle en fit une fort curieuse dans ce contrat même. L’Ecosse ne voulut signer la ligue protestante qu’en y ajoutant la réserve de ne pas être obligée de rompre de vieilles alliances : c’était un scrupule en faveur de la France, sa plus ancienne et sa plus fidèle amie. Clause singulière assurément et qui mettait à peu près à néant le contrat ; mais les peuples ont de ces inconséquences : les Anglais eurent le bon esprit de n’y pas regarder de trop près. Moyennant cette réserve, dernier soupir de l’alliance française, on peut dire que la fierté écossaise, ayant sauvé les apparences, traversa bravement la Tweed.

Ceci se passait en 1584 ; mais tout n’était pas fini pour la nationalité de ce petit pays, dont la population n’excédait pas alors de beaucoup la population actuelle de Londres. Non-seulement l’union des deux pays se fit par l’accession du roi d’Ecosse Jacques VI au trône d’Angleterre, c’est-à-dire du petit roi au grand trône, ce qui était particulièrement flatteur pour la nation écossaise ; mais cette union même eut des périodes diverses avant de devenir un amalgame définitif. De 1603 à 1688, les deux peuples vécurent côte à côte, comme fédérés, sous le même roi, mais avec des lois, une administration, un parlement différens. Les Anglais furent assez sages pour accorder droit de cité à tous les Écossais nés et à naître après 1603. Les Écossais eurent la courtoisie d’accorder aux Anglais la réciproque, sans pouvoir se flatter de leur avoir rendu la pareille. Un jugement prononcé par les tribunaux, en tranchant cette question, fit plus pour l’union des deux pays que le roi et les chambres. Les Anglais se conduisaient toujours en ceci comme des hommes intelligens qui ne refusaient aucun sacrifice en vue d’une bonne affaire.

Quand le parlement anglais se souleva contre Charles Ier, s’il fut secondé par les Écossais, ce n’est pas que les deux nations fussent désormais unies de sentimens, — l’œuvre de la fusion n’était pas si avancée ; sous l’annexion politique, la nationalité survivait encore. L’Ecosse presbytérienne favorisait l’opposition aux tendances catholiques de Charles Ier. Quand Charles Ier fut livré aux parlementaires par l’armée écossaise, ce n’est pas que celle-ci voulût sa perte ; elle ne l’abandonnait pas pour de l’argent à ses ennemis ; ce ne sont pas les parlementaires qui devaient faire trancher la tête au malheureux prince. D’ailleurs les Écossais n’étaient pas des amis auprès desquels le roi s’était réfugié ; ils ne le défendaient pas, ils le gardaient comme un gage, et ils le remirent entre les mains du parlement quand celui-ci eut payé leur solde et les eut licenciés. Cette conduite n’était pas une preuve d’héroïsme ni même de générosité ; ce n’était pas non plus une trahison de Judas. Quand Cromwell et la faction des indépendans eurent commis le régicide, l’Ecosse ne se crut pas obligée de suivre l’Angleterre dans la révolution où elle s’engageait. Elle proclama Charles II en prenant des garanties, et le fils des Stuarts reconnut le covenant. Quand ce prince fut battu par Cromwell, les Écossais soumis par la force se regardèrent comme un peuple conquis, ainsi qu’une grande partie de l’Angleterre, et attendirent la restauration.

Les persécutions et les supplices préparèrent les deux peuples à se lier plus étroitement contre la dynastie des Stuarts, lorsqu’elle eut prouvé que la réunion des deux royaumes n’avait fait que la rendre plus despotique, et les souffrances de la révolution plus ombrageuse. Une nouvelle faute des catholiques du continent fit présager la ruine de cette maison : la Saint-Barthélémy, au siècle précédent, avait porté un coup fatal à Marie ; la révocation de l’édit de Nantes acheva la perte de sa famille. L’Angleterre et l’Ecosse furent averties du sort qui les attendait avec des princes formés à l’école de Louis XIV. L’Ecosse ne vit qu’un petit nombre de réfugiés, une colonie qui vint fonder dans Édimbourg la petite Picardie ; mais ces calvinistes français étaient en grande vénération, les presbytériens tenaient d’eux leur liturgie. Trois ans après la révocation de l’édit de Nantes, la révolution de 1688 était accomplie.

Soit qu’il parût aux Anglais qu’ils avaient assez fait pour l’union, soit qu’en matière d’argent ils fussent moins accommodans, les concessions firent place aux exigences. Sous les Stuarts, le danger commun avait rapproché les deux peuples ; sous les dynasties d’Orange et de Hanovre, les intérêts les divisèrent. Les Écossais avaient appris à leurs dépens qu’ils n’étaient pas les égaux des Anglais, quand il s’agissait de la protection de leur commerce. Leur établissement de l’isthme de Darien ou de Panama succomba faute de secours de la part de la marine, et dans sa chute il entraîna presque toutes les fortunes écossaises. À partir de ce jour, les Anglais n’employèrent contre leurs voisins que la force militaire et les taxes. L’union des deux parlemens en un seul, au grand détriment de l’Écosse et surtout de son aristocratie, ne fut obtenue que par la vénalité. L’heureuse fortune des armes anglaises sur le continent fut aussi de quelque poids dans la décision. John Bull sentait sa force et l’exerçait sans scrupule ; sa sœur, Margaret, subissait en grondant sa condition nouvelle. De là les émeutes d’Édimbourg, l’agitation dans les clans montagnards, les insurrections dans les comtés du nord, les expéditions des prétendans. Les Stuarts ne comptaient plus un grand nombre de partisans, et les partis ne se liguaient contre l’Angleterre que dans les occasions où la dignité du pays ou ses intérêts étaient compromis. Lorsque le parlement anglais, éclairé par les événemens, revint à une politique plus juste et plus sage, les vieux griefs furent oubliés ; l’Écosse, enrichie, ne songea plus à regretter l’union.

M. Burton avait commencé l’histoire d’Écosse par la dernière période, celle qui va de 1688 à 1744 ; comme s’il s’était proposé de prouver que cette histoire avait encore tout son intérêt malgré l’union des deux royaumes. Aujourd’hui son livre est complet : il commence aux sources de la nationalité écossaise et finit avec elle. Sept volumes contiennent la période qui s’étend depuis les origines jusqu’en 1688 ; le reste compose les deux volumes de son ouvrage primitif. Si M. Burton donne un jour une édition nouvelle de cette dernière partie, il développera sans doute les chapitres relatifs à la civilisation écossaise, qui ne répondent pas à l’importance des chapitres analogues dans les volumes précédens. Dès aujourd’hui pourtant l’Écosse possède une histoire complète et populaire qui n’a qu’un petit nombre de rivales dans les autres pays d’Europe et qui certainement remplace toutes celles qu’elle avait déjà, y compris celles de Robertson, de Walter Scott et de Tytler.


L. ETIENNE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1867.