Chronique de la quinzaine - 30 avril 1873

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Chronique n° 985
30 avril 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1873.

Elle est donc terminée, cette crise électorale où pendant quelques jours toutes les passions, toutes les excentricités et tous les ressentimens de partis se sont donné le plus bruyant des rendez-vous. Les réunions publiques ont fini leur tapage. Les murs de la ville ont cessé d’être illustrés de déclarations, d’adhésions, de manifestes et de contre-manifestes de toutes les couleurs. Le dernier mot est dit, et ce dernier mot, pour aller droit au fait, c’est l’échec de M. de Rémusat à Paris, c’est la victoire des radicaux triomphant dans la personne de leur candidat, M. Barodet, ancien maire de Lyon, présentement député de la première ville de France ! D’autres élections ont eu lieu le même jour dans quelques départemens, à Bordeaux, à Marseille, dans le Morbihan, dans la Nièvre, dans le Jura : elles sont en général, sauf dans le Morbihan, d’une nuance républicaine plus ou moins accentuée ; mais c’est évidemment l’élection de Paris qui prend le pas sur toutes les autres par les circonstances où elle s’est accomplie, par la signification qu’elle a prise. Elle éclaire et résume une situation.

Oui, c’est un fait certain, d’irrévocable évidence, authentiquement constaté, et qui s’est passé dimanche entre six heures du matin et six heures du soir : Paris ayant à nommer un député, mis en demeure de choisir entre M. de Rémusat et M. Barodet, a opté pour M. Barodet ! Assurément la défaite de M. le ministre des affaires étrangères n’est point sans compensations : le nom de M. de Rémusat a rallié plus de 135,000 voix qui ont bien leur poids par tout ce qu’elles représentent. M. Barodet n’a pas moins dépassé M. le ministre des affaires étrangères de 45,000 voix, il a réuni 180,000 suffrages. Voilà le fait clair et brutal. Le plus bel hommage qu’on ait rendu à Paris, c’est d’avoir douté jusqu’au bout d’un tel résultat, d’avoir cru au succès d’une candidature qui, prise en elle-même, semblait réunir les conditions les plus favorables. On savait bien, pour l’avoir vu plus d’une fois, que dans cette ville impressionnable et nerveuse, travaillée par les influences radicales et prompte aux brusques manifestations, tout est possible. On se disait aussi qu’en dehors de toutes les excitations de partis il y a dans la masse d’une population un certain bon sens naturel qui se retrouve aux grandes circonstances, que tous les momens ne sont pas bons pour les excentricités. Par une fortune heureuse, à la veille d’une élection il se rencontrait un candidat dont la nomination était faite pour honorer une ville. Éminent par l’esprit, renommé par une longue participation aux affaires publiques, libéral décidé d’opinions en même temps que conservateur de traditions et de goût, il avait tout ce qu’il fallait pour être accepté de tout le monde sans être blessant pour personne. Par sa position indépendante et neutre il ne représentait une défaite pour aucun parti, et comme ministre il représentait cette libération du territoire qu’il venait de signer. C’était même de la part de toutes les opinions un acte d’habileté de s’effacer devant cette candidature dont on pouvait faire si aisément la candidature du patriotisme.

Ceux qui ont cru au succès de M. le ministre des affaires étrangères n’ont point à désavouer leurs illusions. M. de Rémusat avait pour lui le talent, les lumières, la considération, l’honneur du caractère, sans parler de l’amitié de M. le président de la république. La raison disait Rémusat, le radicalisme a dit Barodet, tenant sans doute à réaliser jusqu’au bout ce mot cruellement juste de M. Allou, que « la force du nombre va chercher ses élus dans le néant comme pour mieux affirmer sa discipline et sa puissance. » M. Gambetta choisissait bien son moment en vérité pour dire l’autre jour dans une réunion de Belleville, à la veille du scrutin, que la réaction seule pouvait accuser la démocratie d’être « l’ennemie des supériorités sociales, » de repousser « les hommes supérieurs et distingués, » que la vérité la mieux établie était précisément « le contraire de cette calomnieuse invention. » — « Ce n’est pas à Paris, s’écriait-il fièrement, qu’on peut tenir un tel langage… » Oh ! non, certes, ce n’est pas à Paris qu’on peut parler ainsi ; le radicalisme parisien, fidèle à la voix de M. Gambetta ou dictant ses lois à M. Gambetta lui-même, vient de prouver son goût pour les hommes distingués en excluant M. de Rémusat, et de fait, on nous l’apprend du moins aujourd’hui dans la joie du triomphe, l’univers, qui avait les yeux fixés sur Paris, n’attendait que cela pour « voir si ce grand foyer de lumière était éteint, si cette flamme bienfaisante et vivace du génie français avait disparu, » et on s’écrie avec un tranquille orgueil : « Que le monde regarde maintenant ! » Le monde en effet regarde plus qu’on ne le croit, et il voit M. Barodet comme un de ces logogriphes que Paris lui donne à déchiffrer de temps à autre. Ils ont donc nommé M. Barodet pour représenter la flamme inextinguible du génie français, et pour une foule d’autres choses encore, pour donner une leçon au gouvernement, pour protester au nom de « l’intégrité du suffrage universel » en péril, pour réclamer la dissolution de l’assemblée, pour être à Versailles le spectre des « franchises municipales » de Lyon ; ils l’ont nommé pour tout faire, et peut-être le parti conservateur, le gouvernement lui-même, ont-ils de leur côté contribué depuis longtemps à préparer ce résultat par leurs divisions, par leurs hésitations, sans parler de ces diversions étranges des légitimistes et des bonapartistes venant à la dernière heure augmenter la confusion par cette candidature improvisée du colonel Stoffel, qui a réuni vingt-sept mille voix.

Que M. Barodet, inconnu la veille, ait été nommé député par la grâce de la discipline du nombre, qu’il prenne le train de Versailles, le train parlementaire de chaque jour, il ne fera pas certainement plus de bruit que bien d’autres, il en fera peut-être moins : ce n’est pas sa présence dans l’assemblée qui changera les choses ; personnellement il n’est qu’un obscur député de plus. La vraie et unique question est dans le caractère, de cette élection, dans les confusions périlleuses dont elle est le symptôme, dans les inquiétudes qu’elle suscite, dans la situation tendue et presque violente qu’elle crée par les perspectives qu’elle dévoile. Qu’ont voulu les radicaux en organisant ce coup de scrutin presque anonyme qui va frapper le gouvernement dans un de ses membres les plus éminens, et qui a la prétention de placer l’assemblée sous une sommation brutale, injurieuse, de dissolution ? Ils se sont proposé de donner un avertissement, disent-ils, ils ont voulu faire une protestation, ils ont tenu à montrer que la France n’est pas au bout de ses épreuves, que tout ce qui existe n’est à leurs yeux qu’une fiction dérisoire, qu’ils ont leur république à eux, leur suffrage universel à eux.

Ils ont réussi, la démonstration est faite : ils ont prouvé une fois de plus qu’ils sont toujours le parti des agitations, des protestations bruyantes, subordonnant tout à leurs passions exclusives, ne s’inquiétant de rien, ni des malheurs du pays, ni de toutes ces difficultés douloureuses que deux années de prudence n’ont pu parvenir encore à surmonter complètement, ni de tous ces besoins de sécurité, de repos, de travail paisible qu’éprouve une nation si durement frappée, à peine convalescente. Ils ne s’arrêtent devant rien, ils ne cherchent pas quelle influence peut avoir un vote de nature à troubler l’opinion et les intérêts, à être interprété au dehors comme le signe d’une condition intérieure sans garantie et sans lendemain. Chose profondément attristante, les organisateurs du vote du 27 avril en sont encore aujourd’hui à décorer du nom de patriotisme une manifestation qui, si elle ne restait stérile, aurait pour première conséquence de créer de nouveaux embarras à la libération du territoire. Qu’on se demande un instant en effet ce qui pourrait arriver, si on prenait au mot ces grands patriotes, si tout ce qu’ils réclament se réalisait, si la situation politique se trouvait changée du soir au lendemain, si l’assemblée se retirait immédiatement pour faire place à une assemblée selon l’idéal révolutionnaire ! Croit-on que ce qui reste à exécuter du traité d’évacuation deviendrait plus facile ? M. le président de la république et M. le ministre des finances n’en sont point sans doute à prendre leurs précautions pour être en mesure de faire face aux terribles charges qui pèsent sur la France de mois en mois d’ici au 5 septembre, ils connaissent leurs échéances ; mais enfin pense-t-on, avec des votes comme celui de dimanche dernier, leur prêter un secours bien efficace et pousser l’argent vers le trésor ? Est-on bien sûr que, si toutes ces excitations produisaient quelque effet, s’il y avait une de ces crises qu’on semble braver, il ne surgirait pas des difficultés nouvelles dont le poids retomberait sur les départemens occupés ? L’évacuation doit avoir lieu au mois de juillet, c’est vrai, elle ne sera cependant complète qu’au mois de septembre ; d’ici là il y a encore quatre mois. Voilà ce dont on devrait se souvenir. La vérité est qu’on se donne le passe-temps des protestations et des manifestations parce qu’on sait bien qu’il n’en sera ni plus ni moins, que l’assemblée et le gouvernement sont liés par cette considération supérieure de la libération. On veut en attendant se préparer, prendre position pour le moment décisif, au risque de compromettre par des agitations de partis un intérêt que d’autres sont chargés de sauvegarder. Et voilà comment, au point de vue national, ce vote du 27 avril est un oubli de patriotisme rendu plus sensible par ce fait, que le candidat présenté d’abord à la population de Paris était justement le ministre qui venait d’attacher son nom à la délivrance du territoire. Le parti de la révolution en permanence a répondu : Non, ce n’est pas ce qu’il me faut, la fin de l’occupation étrangère n’est qu’un détail, M. de Rémusat n’est pas mon homme ; voici un inconnu qui n’a pas délivré le territoire, mais dont je ferai le mandataire de mes ressentimens et de mes impatiences, dont l’élection, si je réussis, signifiera tout ce que je voudrai, la dissolution de l’assemblée, le congé donné aux « classes dirigeantes, » l’affirmation de la république des « nouvelles couches sociales. »

Les radicaux ont voulu frapper un grand coup, ils l’ont frappé, et, comme il arrive toujours quand on se livre à ces politiques violentes et aveugles, ils ont couru la chance d’un succès meurtrier pour leur propre cause. Ils n’ont écouté que leurs passions, ils n’ont pas vu que, par ces manifestations outrées, ils compromettaient bien plus qu’ils ne servaient tout ce qu’ils prétendaient défendre, Paris, dont ils se sont fait un complice abusé, le suffrage universel, la république elle-même. C’est Paris d’abord qui peut être la première victime de cette élection à laquelle on l’a entraîné, de cette faute qu’on lui a fait commettre, et il est exposé à être doublement victime, dans sa bonne renommée et dans sa fortune matérielle. Assurément, s’il y a une ville qu’une politique prévoyante doive traiter avec sollicitude, avec des ménagemens qui n’excluent pas une vigilante fermeté, c’est cette grande cité parisienne, qui a été depuis quelques années si cruellement éprouvée par des événemens, par des malheurs dont elle porte de toutes parts la marque douloureuse, dont elle n’est pas seule responsable. Dans quel piège la conduit-on aujourd’hui ? On la pousse à un vote qui peut raviver toutes les défiances des provinces contre elle, qui l’atteint aux yeux du monde dans sa considération de ville de l’intelligence et des arts, qui est fait en même temps pour paralyser tous les intérêts. On le sait bien, on le voit bien, le premier effet de toutes les manifestations de ce genre est de ralentir le travail, de diminuer les commandes, de mettre l’hésitation dans les affaires, en un mot, de créer une de ces situations dont les ouvriers eux-mêmes souffrent aussi bien que les chefs d’industrie. L’esprit provincial, qui a ses organes à Versailles, a quelquefois imprudemment traité Paris en suspect, et le radicalisme en profite pour se ménager un succès de hasard dont Paris en définitive commence par payer les frais. Les radicaux ont voulu, disent-ils, défendre le suffrage universel contre les mutilations dont il serait menacé. Ils le défendent tout comme ils défendent Paris, en le compromettant. Ils ne voient pas qu’ils font au contraire plus que jamais une obligation non de préparer des mutilations dont on n’a pas la pensée, mais de se préoccuper de cet étrange état où le monde électoral n’est plus qu’une vaste confusion, une promiscuité, où l’on crée tout un système de candidats errans, M. Barodet à Paris, M, Lockroy à Marseille, M. Ranc à Lyon, où les manifestations du suffrage universel, au lieu d’être la représentation fidèle et régulière de l’esprit des diverses contrées de la France, deviennent des tourbillons, des explosions artificielles, où il n’est plus question ni de l’opinion vraie, ni de la raison, ni des intérêts du pays. Laisser le suffrage universel tel qu’il est, sans garantie, sans vérité, à l’état d’ouragan périodique, croit-on que ce soit le moyen de le faire vivre et de lui assurer l’avenir ?

Les radicaux ont eu surtout la prétention de défendre la république, à ce qu’ils assurent, et certainement la république n’a pas reçu depuis deux années de coup plus dangereux que celui dont l’a frappée dimanche dernier la victoire du radicalisme. Si elle n’a pas été atteinte d’une façon irréparable, elle n’en est peut-être pas plus florissante de santé, et il faudra dans tous les cas du temps et bien des soins pour réparer le mal. Qu’a-t-on vu en effet ce jour-là ? La bataille électorale du 27 avril n’a point été visiblement une lutte entre la monarchie ou même la réaction et la république ; il n’y avait rien de semblable, la monarchie n’a eu dans l’élection qu’un rôle effacé, représenté par cette candidature du colonel Stoffel qui a réuni quelque 27,000 voix. Le vrai débat a été engagé entre la république incohérente et révolutionnaire, représentée par M. Barodet, et la république régulière, légale, possible, que M. Thiers essaie de faire vivre depuis deux ans au milieu de toutes les difficultés, que M. le ministre des affaires étrangères acceptait de représenter dans la lutte électorale. La république n’était donc nullement mise en doute par la candidature de M. de Rémusat. Elle était si peu en question que M. le ministre des affaires étrangères s’est trouvé appuyé, non-seulement par les esprits libéraux et conservateurs accoutumés à voir dans son nom une garantie, mais par les plus vieux républicains, par M. Littré comme par M. Vacherot, par M. Carnot comme par M. Henri Martin, et même par l’impétueux colonel Langlois. M. Grévy témoignait les sympathies les plus décidées pour M. de Rémusat. Tout ce qui compte dans le parti républicain, sans parler de ce qui ne compte pas, s’est prononcé et a combattu pour cette candidature, qui avait le mérite de désintéresser les partis, de les rallier par ce qu’ils ont de commun en évitant ce qui aurait pu les diviser. Eh bien ! non, ce n’était pas assez, les radicaux n’ont pas moins persisté à élever candidature contre candidature, à combattre M. de Rémusat avec M. Barodet. Il y a mieux, du haut de leur infaillibilité ils ont traité les vieux républicains en schismatiques, en excommuniés, appelant M. Langlois « vieille barbe, » malmenant fort M. Littré et M. Carnot, et les menaçant tous du jugement du suffrage universel au jour de la grande élection. Que fallait-il donc ? M. de Rémusat était toujours l’équivoque à leurs yeux. Sans doute M. le ministre des affaires étrangères avait fait une profession de foi en faveur de la république, sans doute il s’était prononcé pour « l’intégrité du suffrage universel ; » mais à ce programme ils avaient à opposer, eux, la « vraie république, » la « vraie et absolue intégrité » du suffrage universel. En d’autres termes, ils étaient seuls les purs et les orthodoxes, et de fait le scrutin a fini par leur donner le nombre à défaut de la raison.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que, par un euphémisme qui ne peut tromper personne, les radicaux n’ont pas moins affecté et ils affectent encore de prétendre qu’ils n’ont pas eu la pensée de faire une manifestation contre le gouvernement, qu’ils ont voulu au contraire donner de la force à M. Thiers contre ses adversaires de la droite. Certes, on n’en peut pas douter, les radicaux sont les meilleurs amis de M. Thiers, ils lui viennent en aide tous les jours, ils le soutiennent en suscitant à son ministre des affaires étrangères un concurrent obscur, en combattant toutes ses idées sur la loi électorale, sur la nécessité d’une chambre haute, en traitant avec dédain ses procédés politiques, en lui créant des embarras dans son action extérieure. Ébranler le gouvernement, non, à coup sûr, ils n’ont pas eu cette pensée malhonnête, ils ont voulu lui donner tout au plus un avertissement fraternel, à la façon radicale. Que désirent-ils ? Après tout, si M. Thiers le voulait bien, s’il était homme à subir certaines obsessions ou à comprendre à demi-mot certaines choses, ils ne demanderaient pas mieux que de l’aider un peu contre l’assemblée, la grande ennemie ! Or contre l’assemblée que peut-on faire ? C’est toujours un coup d’état plus ou moins déguisé, plus ou moins révolutionnaire. Le parti radical n’est pas précisément embarrassé sur ce point, il serait prêt à tout pour faire justice de l’assemblée avec M. Thiers, sauf à faire justice après de M. Thiers lui-même, et à installer dans le vide la république radicale avec ses agitations, ses incohérences, ses menaces pour la sécurité comme pour la grandeur de la France ; mais c’est là justement qu’éclate la vérité du mot de M. Thiers : « la république sera conservatrice ou elle ne sera pas. » Le jour où il serait prouvé que la république n’est pas possible dans des conditions conservatrices, qu’elle doit tourner inévitablement au radicalisme, ce jour-là la question serait résolue d’abord dans l’esprit de tous les hommes sensés, bientôt dans l’esprit de la nation tout entière. Croit-on en effet qu’un pays qui a besoin de paix et de travail consentirait à vivre dans un état perpétuel d’incertitude et d’agitation ? Non certes, ce pays, eût-il été un moment enlevé par surprise, répudierait bien vite un régime qui lui refuserait le repos et la sûreté dans une vie laborieuse. C’est ce qui fait que cette journée du 27 avril, qui a été une victoire pour le radicalisme, est en même temps le coup le plus sensible porté à la république, qui ne peut vivre qu’en se dégageant de plus en plus, en s’affranchissant de toutes les influences révolutionnaires.

Maintenant comment un tel résultat est-il devenu possible ? Que peut-on faire pour en atténuer les conséquences, pour maintenir la France dans les conditions de politique libérale et conservatrice où elle doit rester ? Ici c’est en vérité le conflit de toutes les impressions soudaines et de tous les jugemens précipités. Aux yeux des uns, ce n’est rien, ce n’est qu’un accident tout simple, tout naturel dans un pays démocratique et dont il n’y a ni à s’émouvoir, ni à se préoccuper, contre lequel on doit surtout s’abstenir de prendre des mesures ou de montrer une mauvaise humeur inutile ; aux yeux des autres, tout est compromis, il faut agir au plus vite, s’armer contre ce péril de révolution. Pour ceux qui ne veulent être ni optimistes ni pessimistes, c’est assurément une situation grave, qu’il faut savoir regarder sans trouble et qu’on peut toujours redresser, raffermir, en évitant précisément tout ce qui a pu la préparer. Le scrutin parisien du 27 avril n’a mis qu’un député de plus dans l’assemblée, il contient en réalité des lumières pour tout le monde, pour le gouvernement et pour l’assemblée. Évidemment ces agitations parlementaires, ces tiraillemens stériles dont se compose notre malheureuse existence politique depuis quelque temps, ne sont point étrangers au résultat qui vient de se produire. Que veut-on que devienne l’opinion devant ce spectacle ? Elle se laisse gagner par l’indécision et l’inquiétude, elle est déconcertée par des incidens qu’elle ne comprend pas, elle ne se sent pas conduite, et un jour de vote elle jette dans une urne un bulletin qui n’est que le résumé de ses incertitudes et de ses impatiences.

Le gouvernement a sa part tout aussi bien que l’assemblée dans ces mécomptes, qui sont quelquefois l’ennui des pouvoirs politiques. Il peut se demander s’il n’y a pas contribué par ses fluctuations, par ses voyages à travers tous les partis, s’il a toujours mis un soin suffisant à rallier tous les élémens d’une majorité dans laquelle il devait trouver sa force. Sans doute, lorsque des accidens comme celui du 27 avril sont arrivés, il est assez commode pour un gouvernement de se dire qu’il n’y est pour rien, et d’écouter ceux qui lui répètent qu’il est complètement désintéressé dans la question, qu’on n’a pas voté contre lui. Ce serait cependant une étrange illusion de trop se laisser aller à ces flatteuses complaisances de langage, et ce serait une erreur plus singulière encore de ne voir dans la dernière élection qu’une raison de répondre par des concessions aux avances intéressées des vainqueurs d’un jour. M. le président de la république a l’esprit trop clairvoyant et trop sûr pour s’y laisser tromper. Qu’un gouvernement reste impartial entre les opinions, qu’il ne se laisse pas transformer en pouvoir de parti ou de combat, rien de mieux assurément ; mais l’impartialité, c’est de la modération, et quand on est un gouvernement de modération, on doit nécessairement s’entendre avec les modérés, et avec ceux-là seulement, parce qu’avec eux ; seuls on peut diriger les affaires d’un pays. Le gouvernement le sait bien, il ne quittera pas un terrain où il est toujours sûr de retrouver tous les élémens conservateurs modérés, qui n’ont besoin que d’être ralliés et dirigés.

Quant au parti conservateur qui est dans l’assemblée et qui se compose de bien des fractions diverses, il n’a qu’à s’interroger, il peut faire son examen de conscience à la lumière du vote du 27 avril, il en viendra peut-être à s’avouer à lui-même qu’il y est pour quelque chose. A quoi passe-t-il son temps en effet depuis un an, surtout depuis quelques mois ? Il vit au milieu de tous les fractionnemens, de toutes les divisions, il se consume dans sa mauvaise humeur et dans ses inquiétudes. Sous prétexte de poursuivre ce qu’il ne peut réaliser, il laisse de côté ce qui serait possible et efficace. Il s’épuise en brouilleries et en réconciliations avec le gouvernement. On se querelle, on s’aigrit de part et d’autre, et on ne fait rien. Le moment est venu d’en finir avec cette singulière politique, où toutes les forces se perdent, de se rapprocher sérieusement non pas pour se laisser entraîner à des réactions qui n’ont jamais servi à rien, mais pour combiner un système de conduite mieux coordonné, pour reprendre ensemble la direction du pays. Le terrain est tout trouvé, il a été défini dans la commission des trente ; les forces existent, elles sont dans toutes les portions modérées de l’assemblée. Le but est net et clair, il s’agit de donner à la France des garanties d’institutions qu’on n’a pas, de faire cette république avec des conservateurs dont parlait un jour M. Thiers. Qu’on se réunisse donc pour fortifier le régime sous lequel on vit, pour en faire une sauvegarde de tous les intérêts, et qu’on puisse arriver au moment où la France sera délivrée de l’étranger, avec tous les moyens d’affronter sans trop de péril une crise intérieure contre laquelle l’imprévoyance seule pourrait consentir à rester désarmée.

Que se passe-t-il donc en Allemagne ? Est-ce que les apparences de prospérité et la gloire des armes ne serviraient qu’à recouvrir de profondes plaies intérieures, des germes de luttes sociales ? Est-ce que tout ne serait pas pour le mieux dans le plus victorieux des empires ? il y a quelquefois d’étranges symptômes qui montrent que l’Allemagne n’est pas plus que d’autres à l’abri des agitations et des malaises, que tous les succès d’orgueil et tous les avantages matériels qu’on peut tirer de la guerre ne tournent pas nécessairement au profit de la condition économique des populations. Tandis que M. de Bismarck emploie une partie de l’indemnité française à créer des forteresses, ou poursuit obstinément l’application de ce programme de politique religieuse pour lequel il vient encore de prononcer un nouveau discours dans la chambre des seigneurs, les questions sociales ne laissent pas de prendre une importance croissante et se produisent de temps à autre sous des formes assez inquiétantes. Difficultés des logemens à Berlin même, grèves d’ouvriers, crises des salaires ou des subsistances, ce sont là des faits de tous les jours se renouvelant avec une persistance singulière. Ce n’est rien encore lorsque tout se passe comme à Leipzig, où une lutte était engagée depuis quelque temps entre l’association des ouvriers typographes allemands et l’union des maîtres imprimeurs ; on a fini par s’accorder entre patrons et ouvriers pour choisir des délégués chargés de trancher des différends qui interrompent tout travail. Les choses ne se sont pas passées tout à fait ainsi à Francfort, où il y a eu tout récemment une véritable émeute, de vraies scènes de destruction, et cette échauffourée, œuvre de la multitude, est peut-être d’autant plus grave qu’on n’en peut saisir parfaitement ni l’origine immédiate ni la portée réelle. Le fait est qu’il y a peu de jours, à un moment donné, deux ou trois cents hommes réunis par bandes et portant un drapeau rouge se sont jetés sur un certain nombre de brasseries et ont tout brisé, tout saccagé, défonçant les tonneaux de bière, enlevant tout ce qu’ils ont pu trouver, essayant de mettre le feu sur quelques points. La force militaire a été obligée d’intervenir. Les émeutiers ont accablé les soldats de pavés et ont même tiré sur eux. La troupe s’est impatientée et a fait feu à son tour. La mêlée, sans être bien longue, n’a pas laissé d’être meurtrière. Il y a eu un certain nombre de morts, — les uns disent une quinzaine, d’autres disent trente, — et un plus grand nombre de blessés. Alors l’émeute a cédé le terrain pour ne plus recommencer ; elle n’aurait pas pu se renouveler en présence des renforts qu’on s’est hâté d’appeler de Hombourg, de Mayence, et de l’occupation militaire des principales positions de Francfort. Des scènes du même genre se sont produites depuis peu à Manheim et dans quelques autres villes, sans avoir toutefois autant de gravité.

Par un procédé de tactique ordinaire, les partis se renvoient la responsabilité de ces agitations. Les conservateurs accusent le gouvernement d’aider au développement des passions révolutionnaires par sa politique dans les affaires religieuses. Les partisans du gouvernement accusent les conservateurs, ultramontains, séparatistes, de n’être point étrangers à ces troubles, et en définitive la vraie cause est peut-être dans une situation économique qui devient de plus en plus pénible pour les classes ouvrières par le renchérissement de tous les objets nécessaires à la vie, dans des souffrances que les agitateurs révolutionnaires et socialistes peuvent exploiter. C’est ainsi que l’émeute de Francfort passe pour être l’œuvre des chefs de la secte lassalienne, qui auraient poussé au combat des masses exaspérées par l’élévation du prix du pain, de la bière. Le travail socialiste et révolutionnaire existe assurément en Allemagne, il est organisé, il se manifeste non-seulement par des grèves, mais encore par une presse spéciale qui prêche ouvertement la haine des classes, la destruction de la propriété, par toute sorte de publications où se déploie le radicalisme le plus violent. En réalité, cette propagande aurait sans doute bien moins d’action, si les souffrances n’étaient pas aussi grandes, s’il n’y avait pas ces conditions économiques qui ont produit depuis longtemps un phénomène caractéristique en Allemagne, cet immense mouvement d’émigration déterminé par le besoin d’échapper à la misère et aussi à la dureté des obligations militaires. La guerre et la conquête ont leurs charmes pour les gouvernemens ambitieux. Les populations allemandes n’en ressentent que les contre-coups douloureux, et elles font ce qu’elles peuvent pour s’y soustraire. Elles émigrent, elles fuient la misère et la vie du soldat. C’est un fait à constater et qu’un statisticien allemand remarquait il n’y a pas longtemps : le nombre des émigrans avait sensiblement diminué il y a une dizaine d’années ; la guerre de 1866 le relevait aussitôt. En 1868, le chiffre des émigrans était de 118,000 ; après la guerre avec la France, en 1872, il a dépassé 180,000, et il semble devoir être plus considérable encore. Ce mouvement ne s’arrêtera pas sans doute devant des paroles comme celles qu’un général prussien aurait prononcées, assure-t-on, dans une commission chargée d’examiner une loi sur la création d’une caisse des invalides de l’empire. « Avant que le dernier invalide de la guerre française soit enterré, aurait dit ce général, nous aurons eu d’autres guerres sanglantes qui auront fait de nouveaux invalides. » On ne dit pas que M. de Bismarck fût là pour encourager ces paroles, qui, dans tous les cas, ne sont pas faites pour ralentir le mouvement vers l’Amérique. Ainsi l’émigration d’une part, les propagandes socialistes d’un autre côté, c’est là ce qu’on pourrait appeler le revers de la médaille pour l’Allemagne, la contre-partie d’une gloire militaire qui ne suffit ni à retenir les Allemands dans leur patrie, ni à diminuer les souffrances de ceux qui restent, ni à supprimer le danger des agitations intérieures.

Veut-on voir ce que devient un pays livré aux passions des partis extrêmes, se débattant dans l’incohérence des révolutions sans issue ? L’Espagne est là : elle ressemble à un navire désemparé qui ne peut plus se diriger, qui ne sait plus où trouver un port de refuge. L’Espagne n’a plus d’assemblée, ce qui en tenait lieu vient d’être supprimé tout simplement par la force, et la nouvelle assemblée constituante dont on a décrété la convocation, qui va être élue d’ici à quinze jours on ne sait trop comment, se réunira dans des conditions assurément bien difficiles, si tant est qu’elle puisse se réunir. Y a-t-il un gouvernement à Madrid ? Il y a des ministres, une apparence de pouvoir, il n’y a point un gouvernement réel, puisque celui qui existe est réduit à sentir tout le premier son impuissance, à souffrir tous les désordres, toutes les violences qui s’accomplissent dans les provinces, et à vivre de l’appui de toute sorte de forces anarchiques qui le compromettent en le soutenant. Il n’y a plus d’armée, ce qui en restait s’en va tous les jours en morceaux ; l’indiscipline a gagné tous les corps, sauf peut-être la garde civile qui représente la gendarmerie. Les soldats se mutinent à chaque instant, n’obéissent plus à leurs chefs, et si quelque général veut faire acte d’énergie, comme cela vient d’arriver en Catalogne, il n’est pas soutenu par le gouvernement de Madrid. L’organisation militaire est à peu près détruite ; on a fait récemment quelques tentatives pour reconstituer l’artillerie, dont la dissolution a été le dernier acte du roi Amédée, et ces tentatives ont été abandonnées sur une sorte d’injonction venue des pouvoirs populaires de Barcelone. Partout règne et s’étend une confusion véritable sous l’apparence d’un fédéralisme qui n’est guère que le déguisement d’une décomposition croissante. En réalité, l’Espagne est partagée entre une sorte de démocratie fédéraliste qui s’impose au gouvernement lui-même, qui s’établit en maîtresse dans les grandes villes, et les carlistes, qui tiennent la campagne dans le nord.

Que devient cette insurrection carliste, qui reste un des premiers dangers de l’Espagne ? Assurément, si elle avait représenté une idée politique à demi populaire au-delà des Pyrénées, elle aurait trouvé dans les circonstances actuelles tout ce qui pouvait le mieux la servir, elle serait déjà peut-être à Madrid. Elle n’est pas même sur le chemin qui peut conduire à Madrid, et en définitive elle semble faire peu de progrès. Elle n’a pas réussi jusqu’à présent à prendre une ville de quelque importance, elle a récemment échoué dans ses tentatives sur des bourgs comme Oñate ou sur la petite ville de Puycerda, qui touche à la frontière française du côté de la Catalogne. Le fait est que l’insurrection carliste paraît peu en mesure de prendre une offensive sérieuse ; mais si elle ne gagne pas de terrain ou si elle échoue devant les villes qu’elle essaie d’attaquer, elle tient la montagne, où il n’est pas facile d’aller la saisir, elle est toujours assez forte pour entretenir une guerre civile qui peut se prolonger, surtout avec le peu d’armée qu’on a pour une action sérieuse. Le général Nouvilas, qui commande pour le gouvernement dans le nord, en Navarre et dans les provinces basques, trace des plans de campagne, combine des colonnes, et au bout du compte il n’atteint guère les bandes carlistes. En Catalogne, un nouveau chef militaire, le général Velarde, est arrivé récemment avec les meilleures intentions d’en finir. Il s’est heurté d’abord contre l’indiscipline de ses troupes ; il a commencé quelques opérations, et il n’est pas plus avancé que Nouvilas. Tous ces chefs carlistes, Saballs en Catalogne, Dorregaray, Lizarraga, le curé Santa-Cruz, dans les provinces basques, échappent à toutes les poursuites. Il en sera sans doute ainsi tant qu’il n’y aura pas une armée reconstituée ; mais cette armée, elle ne peut se reconstituer que s’il y a un gouvernement à Madrid. Or à Madrid la situation se trouble et s’aggrave de jour en jour ; elle vient de se compliquer d’un coup d’état assez mystérieux qui supprime la commission de permanence de l’assemblée sans donner à coup sûr beaucoup de force au gouvernement lui-même.

Le secret de ce nouvel imbroglio n’est pas facile à démêler à travers l’obscurité qui enveloppe depuis quelque temps les affaires de l’Espagne. Ce qui paraît assez vraisemblable, c’est que la commission de permanence s’est émue de la situation du pays, et, voyant le gouvernement faiblir devant tous les agitateurs, elle a senti le besoin de prendre des mesures. Elle s’entendait, dit-on, avec le général Serrano, et elle voulait proposer, elle a même proposé par le fait, la réunion à bref délai de l’assemblée, avec un ajournement des élections ; de là un conflit avec le gouvernement. Avec ces délibérations a coïncidé, d’une façon qui n’était point sans doute fortuite, un rassemblement en armes des anciens bataillons de la garde nationale du temps de la monarchie. Ces bataillons se sont réunis à la place des Taureaux, prenant une attitude de guerre, se déclarant prêts à soutenir la commission parlementaire. Aussitôt l’agitation s’est répandue dans Madrid. Le gouvernement s’est mis en défense, il a fait appel au peu de troupes qu’il avait, à sa garde nationale à lui, aux volontaires de la république. Il a fait cerner les anciens bataillons, qui se sont bientôt dispersés sans combat ; mais alors toute cette démocratie armée de Madrid s’est tournée contre la commission de permanence, menaçant d’aller l’enlever par la force, et le gouvernement, docile exécuteur des volontés de la multitude, dans laquelle il cherchait son appui, a prononcé tout simplement par décret la dissolution de la commission de l’assemblée. C’était, disait-on, le seul moyen d’éviter un conflit, et on n’a pas manqué de motiver le coup d’état par cette considération, invariable en pareille occasion, que la commission était « une cause de désordre. » Voilà donc la dernière apparence de légalité disparue au-delà des Pyrénées. C’est la dictature combinée avec la révolution. C’est une aggravation de la crise universelle où se débat l’Espagne, et à laquelle le pays sentira un jour ou l’autre le besoin de s’arracher pour se replacer sous un gouvernement de modération, éclairé du moins cette fois par une amère expérience, par toutes les fautes du passé.

ch. de mazade.


LA FRESQUE DE LA MAGLIANA.

Pendant ces derniers jours de fièvre électorale, presqu’à la veille du dénoûment et au plus fort de la mêlée, les amis de l’art ont eu du moins cette consolation qu’un merveilleux chef-d’œuvre, une introuvable fresque (fresque de Raphaël incontestable, incontestée), la seule dont aujourd’hui on puisse, hors d’Italie, constater l’existence, la fresque de la Magliana, digne émule de ses plus nobles sœurs du Vatican, est devenue la propriété de notre musée du Louvre. On la vendait aux enchères, et selon toute probabilité c’était par les musées de Londres ou de Saint-Pétersbourg qu’elle allait être acquise. On doutait même que la France tentât de la leur disputer, puisque notre crédit budgétaire pour acquisition d’objets d’art ne laissait disponible au présent exercice qu’une cinquantaine de mille francs tout au plus et que l’achat de cette fresque par adjudication publique devait atteindre à coup sûr un prix beaucoup plus élevé.

Heureusement les vendeurs ont consenti à laisser le musée du Louvre enchérir conditionnellement, et l’adjudication, faite au prix de 206,500 fr., est devenue définitive à leur égard, tandis qu’elle n’oblige l’administration que si l’assemblée nationale l’adopte et la ratifie. Il faut donc un vote, une sanction avant d’entrer complètement en jouissance, mais douter de ce vote, de cette sanction, ce serait méconnaître ce qu’il y a dans notre assemblée de lumières, de patriotisme et de juste orgueil national ; ce serait oublier les preuves qu’elle en a données en mainte occasion, notamment en votant le crédit de 200,000 francs demandé pour acquérir les médailles gauloises de M. de Saulcy. L’assemblée, nous en sommes certain, ratifiera avec bonheur un achat que tous nos artistes demandaient à grands cris, que la jeunesse de nos écoles applaudit ardemment, et que les organes de la publicité, sans distinction d’opinions ni de partis, approuvent tous d’une commune voix.

Nous verrons donc sous les voûtes du Louvre, dans quelque emplacement disposé tout exprès, nous l’espérons, comme pour la Vénus de Milo, cette noble peinture, grande pensée mystique si largement, si franchement rendue, scène immense dans un cadre restreint dont Léon X avait chargé son maître favori de décorer la voûte semi-circulaire sur montant le fond de sa chapelle dans sa villa, hors la porte Portese, sa villa dite la Magliana. Comment cette merveille a-t-elle échappé aux causes de destruction qui depuis trois cent soixante ans n’ont presque pas cessé de la menacer un seul jour ? Comment, malgré des traces trop nombreuses de mutilation et de restauration, conserve-t-elle encore dans quelques-unes de ses parties sa beauté virginale, notamment dans la figure vraiment céleste d’un des deux anges qui semblent ouvrir le ciel et dérouler les nues, pour laisser apparaître au milieu d’une auréole de chérubins Dieu le père bénissant le monde ? Par quel travail, quel procédé, au prix de quels efforts, a-t-elle été non pas détachée de la muraille à laquelle elle était adhérente, mais enlevée avec une portion, une tranche de cette muraille elle-même ? Comment enfin, et à travers quelles difficultés de douane et de transport, est-elle parvenue en France en 1869, portée au quai de Billy où les obus pendant le siège faillirent l’anéantir, puis établie récemment à Auteuil où elle vient d’être vendue ? C’est là toute une histoire pleine d’intérêt et de péripéties qu’on ne pourrait aborder ici sans dépasser de beaucoup les limites de cette simple note. Nous ne voulons que signaler une heureuse nouvelle à ceux qui, même aujourd’hui, dans les angoisses où nous sommes, sous le brouillard épais où l’avenir se cache à nous, en face d’un menaçant retour de barbarie et de ténèbres, conservent encore au fond du cœur le culte ardent du beau. Nous les convions à se réjouir et à féliciter l’intelligente initiative à laquelle nous allons devoir un des plus rares et des plus vrais joyaux de nos admirables collections.


L. VITET.


COMÉDIE-FRANÇAISE. — L’ACROBATE,
PAR M. OCTAVE FEUILLET.


Le titre de l’acte, trop court au gré des admirateurs de son talent si fin et si délicat, que M. Octave Feuillet vient de donner au Théâtre-Français, ce titre renferme par allusion la morale de la pièce. Qu’est-ce donc que cet acrobate qui ne figure point parmi les personnages de ce drame intime, qui se tient à l’écart comme s’il était déplacé dans ce milieu subtil, mais dont on discute la récente aventure ? L’acrobate, c’est l’âme encore neuve qui agit d’inspiration, qui obéit au premier mouvement, qui ne compte pas avec les devoirs du cœur. Il ne figure, hélas ! que dans une sorte d’avis charitable que M. de Solis donne à sa jeune femme au début de l’action. Il l’a surprise allumant les bougies de deux candélabres placés devant une glace sans tain qui permet de les voir du dehors. Elle a voulu les éteindre aussitôt ; le comte, un peu surpris, a rallumé le fanal sans rien dire. La conversation roule ensuite sur cet enlèvement de lady Forster, qui est partie avec un acrobate sans rien emporter. — C’est admirable ! dit Mme de Solis. — Moi, j’admire le saltimbanque, lui répond son mari ; il n’a point hésité, il n’a pas eu peur des regrets et des embarras du lendemain ; il est vrai que c’est son métier de ne douter de rien.

En quittant sa femme, M. de Solis la prie de l’excuser auprès de son cousin. « Je suis en retard avec lui d’une visite. » — Il la laisse dans une grande perplexité, car sous ses phrases banales elle a cru saisir une secrète intention. La soupçonnerait-il ? C’est qu’elle attend ce cousin, qu’elle devait un jour épouser et dont on l’a séparée parce qu’il était sans fortune. M. de Neville alors est parti pour se créer une position qui lui permît d’aspirer à la main de Jeanne ; il revient, et il trouve sa cousine mariée au comte de Solis, ancien officier, un peu raide de tournure et de principes, et qui n’a guère su changer en réalité les rêves de bonheur de sa romanesque petite femme. Jeanne a donné rendez-vous à son cousin pour s’expliquer avec lui entre quatre yeux ; les feux des candélabres étaient le signal qu’il attendait pour accourir. Il arrive en effet, M. de Solis à peine parti. Il arrive le cœur encore tout plein du souvenir de son premier amour, et son cœur déborde ; Jeanne le rappelle au sentiment de leur situation, lui défend de voir en elle autre chose qu’une amie. Le compromis est accepté, le pacte signé, et, rassurée par ces vaines précautions, Jeanne se trouve bientôt dans les bras de son cousin, qui, à genoux, la supplie de fuir avec lui.

À ce moment, la porte s’ouvre, et M. de Solis paraît. Il se domine pourtant, tourne sur ses talons, s’élance dans son appartement. Les deux amoureux restent interdits, décontenancés devant cette porte qui s’est fermée sur leur juge. Le temps s’écoule, M. de Solis ne revient pas ; que va-t-il se passer ? A la fin, cela tourne au comique ; l’amant lui-même s’impatiente : « Que diable ! on ne laisse pas un honnête homme dans une situation pareille ! » Cette scène, très originale et d’un grand effet, a peut-être le tort de promettre plus qu’elle ne peut tenir. Le comte reparaît enfin. Il a retrouvé tout son sang-froid, et il prie M. de Neville de le laisser un moment seul avec sa femme : elle n’a rien à craindre ! Alors il annonce à Jeanne qu’il entend lui rendre sa liberté. Elle a vu dans le mariage autre chose que ces devoirs qui font que l’épouse est mieux qu’une maîtresse ; . elle n’aime pas son mari, qu’elle parte avec son amant ! M. de Solis est prêt à lui remettre sa fortune personnelle ; il la prie d’informer M. de Neville de sa décision. Le comte sort, Jeanne rappelle son amant. A peine celui-ci a-t-il entrevu la perspective qui s’ouvre devant lui qu’il est dégrisé. Perdre sa carrière et se charger d’une femme mariée ! Il conseille à sa cousine de se retirer chez « son excellente mère ; » il ébauche des excuses, et finit par s’esquiver. La pauvre femme, mortellement humiliée, voit revenir son mari avec terreur. Elle entend avec une résignation profonde le sermon qu’il lui fait. « Vous ne m’avez pas aimée ! » est tout ce qu’elle trouve à lui répondre. Il plaide encore sa cause, gagnée d’avance. « Rien n’est donc possible ? » demande-t-elle timidement lorsque le comte lui dit adieu. — « Le pardon dépend de moi, répond M. de Solis ; quant à l’oubli, c’est l’affaire du temps ! » — C’est sur cette vague promesse de retour que tombe le rideau, et l’on sent que la leçon profitera à la pauvre désabusée, qui sait désormais quel fonds il convient de faire sur les sermens d’un amoureux de salon. — M. Octave Feuillet a réussi à enfermer dans le cadre gracieux d’un proverbe tout un drame domestique, et la moralité de la pièce, ainsi dégagée de toute péripétie accessoire, n’en est que plus frappante et plus persuasive. Dire que le dialogue fin et animé, l’intrigue aisément nouée et rapidement menée, tiennent le spectateur sous le charme jusqu’au bout, ce n’est rien apprendre de nouveau à ceux qui connaissent ce talent si sûr de lui-même ; mais n’est-il point permis de regretter que M. Octave Feuillet nous mesure ses largesses avec tant de parcimonie ?

M, Dressant s’est tiré du rôle de M. de Solis avec un tact parfait, il a su donner un grand air à ce mari morose et guindé. M. Febvre a joué avec finesse le lovelace insolvable, et Mlle Croisette s’est acquittée sans trop de désavantage du sympathique rôle de la comtesse.


R. R.


ESSAIS ET NOTICES.

Traité de climatologie générale du globe, études médicales sur tous les climats, par M. le Dr Armand, Paris 1873 ; Masson.


Les rapports mystérieux qui existent entre les maladies endémiques et les conditions du sol et de l’atmosphère n’ont pas encore été étudiés avec le soin méthodique que réclament l’importance du sujet et les habitudes de la science moderne. Les matériaux d’observation font défaut ou bien sont épars et incohérens ; les données statistiques qu’on possède n’ont pas encore été discutées et mises en lumière comme elles le mériteraient. On ne saurait donc trop encourager des tentatives comme celles de la ville de Paris, qui publie depuis huit ans un Bulletin de statistique municipale, comprenant les observations météorologiques de plusieurs stations, des données numériques sur l’état de la Seine et sur les eaux distribuées à Paris, enfin la statistique complète des naissances, des mariages, des décès, pour chaque mois de l’année. Ce bulletin mensuel a pris pour modèle une publication hebdomadaire analogue de la ville de Londres ; il constitue aujourd’hui une mine féconde de matériaux qu’il serait temps de coordonner et de soumettre à une discussion approfondie. En effet, les documens relatifs au mouvement de la population n’ont toute leur valeur que lorsqu’ils sont rapprochés des circonstances climatériques et météorologiques au milieu desquelles se sont produits les faits qu’ils constatent, et c’est là ce que ne paraissent pas avoir encore suffisamment compris les écrivains qui se sont occupés de cette matière. En veut-on un exemple ? Dans un volume de 883 pages que vient de publier M. le docteur Armand, sous ce titre ambitieux : Traité de climatologie générale du globe, on trouve bien reproduit un travail de M. Ély sur la statistique médicale de Paris, de 1865 à 1869, d’après le Bulletin municipal ; mais on y chercherait en vain un seul chiffre précis relatif aux conditions météorologiques de Paris ! En revanche, on y trouvera des renseignemens sur la chasse au requin, sur les familles de langues, sur les tombeaux égyptiens et sur l’homme fossile. L’ouvrage de M. Armand n’est donc pas encore, quoi qu’en dise le titre, ce résumé complet et méthodique des notions de climatologie fondées sur l’observation que les hygiénistes appellent de leurs vœux ; ce ne sont encore là que des matériaux plus ou moins précieux, qui seront utilisés à leur place dans un traité qui reste à écrire.

Il est vrai que, parmi les documens que reproduit M. Armand, il y en a de très curieux qu’il a recueillis dans le cours de ses longues pérégrinations à la suite des armées, en Afrique, en Orient, à travers les océans, dans la Malaisie et dans l’Indo-Chine. Médecin en chef de l’hôpital militaire de Saigon lors de l’expédition de 1861, il a pu par exemple fournir des tableaux nosologiques d’une grande valeur pour l’appréciation du climat de la Cochinchine, et les observations personnelles qu’il a faites en Algérie n’offrent pas moins d’intérêt ; toutefois le chapitre relatif à l’étiologie des maladies climatériques et notamment des fièvres s’appuie sur des données incomplètes ; M. Armand déclare le procès instruit avant d’avoir entendu tous les témoins. Il nie absolument la théorie des miasmes : c’est son droit ; mais il va trop loin lorsqu’il dit qu’aucune des nombreuses expériences entreprises en vue de prouver l’intoxication paludéenne n’a donné de résultat positif. Il fallait au moins citer les expérimentateurs qui prétendent au contraire avoir gagné la fièvre en étudiant la fructification des algues, et ceux qui affirment que l’air des marais est chargé de spores dont le microscope révèle la présence. M. Balestra, pour ne citer qu’un de ces témoins à charge, a trouvé en 1870 l’eau des Marais-Pontins remplie de microphytes parmi lesquels le plus remarquable était une petite algue d’un aspect particulier dont les spores se rencontrent en même temps disséminées dans l’air de cette région éminemment insalubre ; la rosée qui se déposait sur un verre froid en contenait toujours un grand nombre. Ces spores abondaient vers la fin du mois d’août ; or il suffisait de verser dans l’eau chargée de cette végétation quelques gouttes d’une solution de sulfate de quinine pour voir sous le microscope les algues et les spores s’étioler et s’affaisser. En présence des faits de cette nature, dont les exemples tendent à se multiplier depuis un certain nombre d’années, il n’est guère permis de condamner sans appel l’opinion de ceux qui voient dans les miasmes quelque chose de matériel, de tangible, voire de vivant.

On ne peut nier, d’un autre côté, que les faits que M. Armand oppose à l’hypothèse de l’intoxication miasmatique ne soient d’un certain poids. A cet égard, il faut d’abord citer le résultat d’une expérience qu’il a tentée un jour en Algérie pour s’assurer si le sang d’un fébricitant, inoculé à un homme sain, communique à celui-ci la fièvre intermittente. Convalescent de fièvre et exposé à des récidives, il ne devait pas songer à faire l’expérience sur lui-même : elle n’eût pas été probante. C’est alors que le porteur du sac d’ambulance qui accompagnait M. Armand dans ses visites, le soldat Pierre Lafond, s’offrit spontanément et sans hésitation aucune comme sujet d’expérience. Sa proposition fut acceptée ; avec la pointe d’une lancette imprégnée du sang d’un fiévreux, on lui fit trois piqûres à chaque bras, comme pour une vaccination. Cette inoculation ne fut suivie d’aucun accident ; après plus d’un an, l’état général du soldat était toujours excellent. Il ne semble donc pas qu’on puisse chercher la cause de la fièvre intermittente dans un empoisonnement miasmatique du sang. M. Armand ne veut même pas y voir une influence paludéenne. Selon lui, deux faits généraux dominent le mode d’apparition des fièvres en Algérie : elles vont en augmentant avec les chaleurs, et elles règnent aussi bien dans les portions du territoire réputées les plus saines, c’est-à-dire dans les massifs montagneux, que dans la région des plaines et des marais ; il s’ensuivrait, toujours selon M. Armand, que les conditions météorologiques sont pour l’étiologie des fièvres intermittentes d’une importance capitale, tandis que les circonstances locales n’ont qu’une influence secondaire.

Ce qui dispose surtout aux fièvres, ce sont les alternatives trop brusques des fortes chaleurs du jour et des froids nocturnes, accompagnés de serein. Dans la zone montagneuse, à Médéah, Sétif, Constantine, le thermomètre descend parfois au-dessous de zéro pendant la nuit, tandis que la chaleur du jour est intolérable. Des températures de 40 degrés à l’ombre ne sont pas rares ; mais c’est surtout par les jours de sirocco qu’on voit le mercure du thermomètre atteindre cette région de l’échelle où il se maintient dans les étuves des manufactures de coton. Voici quelques chiffres notés par M. Armand le 20 juillet 1847, au camp de l’Oued-Merdja, dans les gorges de la China (petit Atlas), par un sirocco d’une violence inaccoutumée. A trois heures, dans l’intérieur d’un gourbi en branchages impénétrables aux rayons du soleil, le thermomètre marquait 48 degrés. Un thermomètre suspendu à hauteur d’homme, sur le plan incliné formé par la paroi extérieure d’une tente à 16 hommes et sous les rayons directs du soleil, marquait à deux heures 66 degrés, à trois heures et demie 72 degrés ; en même temps, la température de la tente était de 63 degrés. Une carte géographique collée sur toile, qui était restée étalée, se fronça comme un parchemin crispé au feu, un morceau de cire d’Espagne se ramollit au point qu’il filait lorsqu’on le soulevait. Blottis sous leurs gourbis, les soldats attendirent la fin du sirocco dans un indicible malaise. On comprend que des températures pareilles ne laissent pas de produire dans l’organisme les perturbations les plus nuisibles, surtout lorsqu’on s’expose ensuite à un refroidissement subit. M. Armand en a fait l’expérience sur lui-même. Au printemps de 1846, il se trouvait avec un bataillon du 36e de ligne au camp de l’Oued-Ruina, dans la vallée du Chélif. Il avait eu déjà un certain nombre de fiévreux, bien qu’il n’y eût aucun marais dans le voisinage, et presque toujours les accès étaient survenus après un bain froid. Le 26 mai, accablé par le sirocco (le thermomètre marquait 46 degrés sous le gourbi et 50 degrés sous la tente), M. Armand prit à son tour le parti de se plonger dans la rivière. Tout d’abord il éprouva une sensation de bien-être infini ; se laissant caresser par le courant, il ne sortit de l’eau que lorsque des frissons l’avertirent qu’il se refroidissait. A peine sorti et habillé, M. Armand fut pris d’un malaise général ; le soleil ne put le réchauffer, la réaction ne se fit pas ; au repas du soir, il ne put manger, et un violent mal de tête l’empêcha de dormir. Cet état de malaise se prolongea pendant cinq jours ; le 1er juin, le camp fut levé, et pendant la marche au soleil M. Armand éprouva les premiers accès d’une fièvre rémittente qui ne céda qu’au bout de quinze jours au sulfate de quinine pris à haute dose. Il ne fut même entièrement rétabli qu’à la fin de juin, grâce à un changement d’air. Cette observation lui parut décisive pour la doctrine du chaud-et-froid contre l’hypothèse des miasmes, et il faut avouer que dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, la température et l’humidité semblent jouer un rôle prépondérant, sinon exclusif. D’un autre côté, les fièvres augmentent en Algérie d’une manière très sensible pendant la saison chaude ; de 1840 à 1844, le nombre moyen des entrées aux hôpitaux militaires était au printemps de 4,000 par mois, de 12,000 au mois d’août, de 11,000 en septembre, de 10,000 en octobre, et la présence ou l’absence des marais paraît avoir peu d’influence sur le chiffre des malades. Néanmoins la question est loin d’être tranchée, elle semble au contraire se compliquer davantage à mesure que les observations authentiques, les faits précis et bien constatés se multiplient.

Cette question et tant d’autres qui sont du ressort de la climatologie s’éclaireraient peut-être d’un jour nouveau par une discussion sérieuse des documens de statistique médicale épars dans une foule de publications, et qu’il faudrait rapprocher des données fournies par la météorologie, qui depuis près d’un siècle entasse des montagnes de chiffres dont on songe à peine à tirer parti. Pour que les chiffres parlent, il faut les grouper. Les tableaux ou les courbes qui résument la fréquence des diverses maladies devront être comparés aux données numériques que l’on pourra se procurer sur les oscillations de la température et du degré hygrométrique de l’air, sur la quantité de pluie tombée, sur les eaux souterraines, sur les variations de l’ozone et de l’électricité atmosphérique, sur les vents dominans, en un mot sur tous les phénomènes physiques qui affectent nos organes d’une manière sensible. Tant que ces rapprochemens ne seront pas faits sur une grande échelle, on risquera toujours de prendre des coïncidences fortuites pour des rapports de cause à effet, et les opinions les plus contraires trouveront de quoi s’étayer dans des résultats isolés et par suite incomplets. On est toujours porté à s’exagérer la force probante de ce qu’on appelle des faits ; l’expérience vous amène à en rabattre. Un fait a toujours deux faces ; nous ne voyons d’ordinaire que celle qui est tournée du côté de nos doctrines et éclairée par nos idées préconçues. Toutes les fausses théories qui encombrent la science reposent sur l’abus des faits, et on ne peut s’en garer qu’en multipliant le nombre des observations, en faisant manœuvrer les chiffres pour ainsi dire par masses compactes. Dans les séries d’observations prolongées et instituées dans des conditions multiples, les exceptions et les irrégularités sont noyées, les grandes lignes des lois physiques se dégagent, et les rapports de cause à effet apparaissent souvent avec une netteté qui emporte la conviction.


LES FUMEURS ET LES MANGEURS d’OPIUM EN CHINE.


Rien de plus connu que le fait même de la consommation de l’opium en Chine, rien de moins connu que le mode de cette consommation. M. le docteur Armand, dans son Traité de climatologie récemment publié, affirme qu’on a exagéré les effets pernicieux de l’extrait de pavot. C’est aussi l’opinion de beaucoup d’hommes d’état et de diplomates anglais, mais de pareils témoignages sont suspects ; celui de M. Armand au contraire paraît tout à fait désintéressé et doit être pris en considération. Ce médecin soutient que l’opium ne fait guère plus de mal aux Chinois que le tabac n’en fait aux Européens. L’importation de l’opium en Chine s’élève aujourd’hui à 75,000 caisses, soit 4 millions de kilogrammes, et cette quantité est consommée par 4 millions de fumeurs, ce qui fait une consommation annuelle moyenne de 1 kilogramme par fumeur. La proportion n’est pas énorme. Il est vrai qu’un certain nombre de fumeurs insatiables passent presque toute la journée à fumer et consomment jusqu’à 6 grammes d’opium par jour, ce qui, d’après les évaluations de M. Armand, représente soixante pipes à peu près (c’est-à-dire 1 décigramme par pipe), mais la grande majorité de ceux qui fument l’opium se contentent de quelques pipes par désœuvrement dans l’intervalle de leurs occupations. Les mandarins, les lettrés fument aussi cinq ou six pipes par jour, ce qui les occupe à peu près une heure, la durée de chaque pipe étant de dix minutes. Bref, il y a environ 4 millions de fumeurs consommant en moyenne 4 millions de kilogrammes d’opium, et cela sur une population de plus de 500 millions d’habitans. En vérité, ce fléau est bénin.

Comment fume-t-on l’opium ? Le tuyau d’une pipe à opium est large de 40 à 50 centimètres et fermé par un bout près duquel est percé latéralement un trou destiné à recevoir le fourneau de la pipe. Celui-ci est une sorte de pomme d’arrosoir en terre peinte ou en métal, au milieu de laquelle est disposé un orifice en infundibulum et très étroit. Pour charger la pipe, on garnit les bords de cet orifice avec l’extrait d’opium de façon à former une espèce de bourrelet. Pour la fumer, on approche la pipe ainsi garnie de la flamme d’une petite lampe, et on aspire la flamme de manière à la diriger sur l’opium qui brûle en bouillonnant et en remplissant de fumée l’intérieur de la pipe. L’opium se boursoufle alors et obstrue l’orifice. Les fumeurs remédient à cet inconvénient en passant, après chaque aspiration, une aiguille au milieu de la masse boursouflée, et rétablissent ainsi la communication de l’air avec l’intérieur de la pipe. Le fumeur doit donc avoir une flamme en permanence à côté de lui. Pour celui qui ne veut fumer que quelques pipes, la flamme d’une bougie suffit, mais celui qui veut fumer plusieurs heures, accoudé ou couché sur le côté, a besoin d’une flamme très basse et qui dure longtemps. A Singapour, les lampes de fumeurs sont alimentées d’huile de coco qui donne peu de fumée ; une lampe à esprit-de-vin brûlerait trop vite. — Pourquoi le trou central dont on enduit les bords avec l’opium est-il si étroit ? C’est pour que l’inspiration soit plus prolongée et aussi pour éteindre au passage la flamme employée à brûler l’extrait narcotique.

La quantité d’opium qu’on prend habituellement pour préparer une pipe est de 5 centigrammes à 1 décigramme. Pour puiser l’extrait dans le petit récipient qui le contient, le charger et l’enrouler sur la cuiller construite tout exprès, l’appliquer au pourtour de l’orifice central de la pipe, et disposer la lampe à la flamme de laquelle on doit le consumer, un fumeur exercé, mais qui goûte le charme de tous ces mouvemens préliminaires, emploie au moins cinq minutes. Il lui faut un temps à peu près égal pour fumer la pipe. A chaque aspiration, le fumeur fait un temps d’arrêt, il hume, savoure la fumée et la rend lentement, par le nez ou par la bouche. Entre ce premier temps et un deuxième, le fumeur méthodique s’arrête de nouveau et respire de l’air ordinaire. La pipe se refroidit, car l’opium ne brûle qu’au contact soutenu d’un jet de flamme et à l’aide d’une forte aspiration. On peut de la sorte mettre autant d’intervalle qu’on veut entre chaque aspiration. En tout cas, le temps nécessaire pour accomplir les douze ou quinze aspirations qu’exige la combustion de 1 décigramme d’opium est aussi au moins de cinq minutes, ce qui porte à dix minutes la durée de l’opération entière.

M. Armand compare la fumée de l’opium à celle du tabac, et la comparaison est tout au bénéfice de la première. La fumée d’opium est d’une saveur douce, qui n’affecte pas la gorge comme les vapeurs chargées de nicotine ; elle a aussi une odeur plus agréable. Elle n’empâte point la bouche, enfin elle n’incommode pas toujours les personnes qui en ressentent pour la première fois les effets. On peut donc dire que l’opium se présente avec des dehors plus avenans et d’une façon plus insidieuse que le tabac.

Les opiophages ou mangeurs d’opium sont moins nombreux que les fumeurs d’opium. Généralement on commence par être fumeur, et c’est à la longue que survient le goût plus dépravé et plus funeste d’une véritable alimentation opiacée. Certains individus, en Europe aussi bien qu’en Chine, prennent périodiquement d’assez fortes doses d’opium, soit par suite d’une véritable manie, soit pour calmer les douleurs que leur font éprouver certaines maladies, des névralgies par exemple. On ne sait à laquelle de ces deux causes attribuer les exemples fréquens qu’on trouve en Chine et en Indo-Chine, de gens mâchant et avalant de l’opium. Toujours est-il que la mort est souvent dans ces pays la suite de l’absorption de trop fortes quantités d’extrait narcotique.

L’étude attentive de la constitution médicale des pays où l’on fume l’opium et des effets physiologiques de cette drogue a conduit M. Armand à préconiser l’usage thérapeutique de la fumée d’opium. Ce médecin pense qu’en fumant de 1 à 10 grains d’opium dans les vingt-quatre heures, les malades atteints de bronchites ou de laryngites chroniques, et de certaines névralgies faciales, doivent éprouver les plus heureux effets de l’action sédative et calmante des principes opiacés. C’est une idée ingénieuse qui mérite d’être soumise à l’épreuve des expériences cliniques.


FERNAND PAPILLON.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.