Chronique de la quinzaine - 30 avril 1875

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Chronique n° 1033
30 avril 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 avril 1875.

Les étrangers qui accusent volontiers les Français d’ignorance et de légèreté commettent souvent eux-mêmes de singulières méprises dans leurs jugemens sur notre pays. Évidemment ils en sont restés à des impressions d’un autre temps. Ils ont l’air de croire à une France agitée, inquiète, livrée tout entière aux passions de partis ou dévorée d’impatiences vengeresses, toujours prête à se jeter dans la révolution ou dans la guerre. Ils ne peuvent se figurer une France tranquille, assez indifférente à toutes les excitations dont on l’assourdit, modeste et recueillie dans sa vie de labeur, résolument attachée à ses affaires, — la vraie France en un mot, telle qu’elle existe aujourd’hui, telle que les événemens l’ont faite.

Cette France nouvelle, beaucoup d’étrangers ne la connaissent pas, ils la voient de loin, ils continuent à la juger sur la foi des faux bruits, des témoignages intéressés ou des correspondances de fantaisie, en lui attribuant toute sorte d’intentions et de préméditations. Si ceux qui parlent légèrement de notre pays l’étudiaient un peu plus en toute sincérité et sans parti-pris, ils s’apercevraient bien vite qu’une métamorphose profonde s’accomplit depuis quelques années, que jamais la France n’a été moins disposée à courir les aventures, — pas plus les aventures de révolution que les aventures de guerre, — qu’il n’y a en définitive qu’une nation éprouvée cherchant uniquement la sécurité intérieure et la paix extérieure. Oui, avec un peu d’équité et de clairvoyance, les étrangers qui n’ont point de rôle dans les hautes comédies diplomatiques démêleraient la vraie nature du travail qui se poursuit en France, et ils comprendraient que dans cette reconstitution intérieure que tout rend laborieuse, dans cette réorganisation de nos forces qu’on se plaît parfois à dénaturer, il n’y a rien qui ne soit une garantie pour les intérêts de l’Europe, pour la paix du monde. On peut vraiment être fort tranquille ; les visiteurs, princes ou simples touristes, peuvent venir à Paris, ils ne rencontreront pas sur leur chemin ces masses de cavalerie que les lynx teutons ont vues en marche vers la frontière, ils ne découvriront pas la moindre trace d’une agitation ou d’une conspiration quelconque contre l’ordre universel ; ils verront le « péril social » dans des polémiques de journaux, point du tout dans les rues. Ils trouveront une nation toujours bienveillante, désabusée, prompte à jouir du repos qu’on lui laisse, assez peu disposée à prendre feu pour les conseils-généraux, dont la session vient de finir, et pour l’assemblée, dont la session va recommencer, pour les prétendus dissentimens de cabinet et pour les lois qu’on prépare, pour les monotones manifestes de la presse légitimiste ou pour le dernier discours de M. Gambetta lui-même. Ce qui se passe au moment présent en France n’est point toujours sans doute facile à saisir, et les étrangers peuvent s’y tromper, puisque des Français s’y méprennent souvent. Ce n’est nullement de l’indifférence ou une atonie découragée, c’est le sentiment profond d’une nation qui, en se concentrant sur elle-même, n’attache plus trop d’importance à des choses pour lesquelles elle se serait passionnée dans d’autres temps, — si bien qu’il y a une sorte d’étrange et indéfinissable contraste entre l’état réel du pays et les polémiques plus ou moins vives, les agitations plus ou moins artificielles de la politique. On le voit depuis quelques semaines dans cet interrègne parlementaire rempli de petites et assez vaines disputes. M. le vice-président du conseil changera-t-il un nombre plus ou moins grand de préfets ? M. le garde des sceaux a-t-il décidément expédié des instructions pour ramener les juges de paix aux soins et aux devoirs de leur magistrature toute locale ? M. Buffet et M. Dufaure sont-ils d’accord, ou se sont-ils querellés pour quelque circulaire nouvelle, pour le choix d’un fonctionnaire ? Le scrutin de liste prévaudra-t-il sur le scrutin par arrondissement dans le régime électoral ? Y aura-t-il une loi sur la presse, et quelle sera cette loi ? Ce sont là des affaires dont les journaux s’occupent avec la meilleure volonté d’animer la scène politique, avec leurs préoccupations de partis, au risque de hasarder beaucoup de conjectures et d’en être réduits à supposer dans le gouvernement des dissidences qui n’existent point ou qui n’ont certainement pas la gravité qu’on peut croire.

La vérité est que le pays ne prend pas un intérêt démesuré à la plupart de ces questions, qui se préciseront nécessairement le jour où l’assemblée sera réunie, qui seront résolues alors comme l’ont été jusqu’ici bien d’autres questions plus sérieuses. Le pays, quant à lui, est peu sensible aux subtilités et aux nuances, le plus souvent il ne les comprend pas. Il ne voit qu’une chose, l’établissement d’un régime constitutionnel qui le met à l’abri de l’imprévu en lui assurant des conditions fixes d’existence, en lui ménageant même les moyens de réformer régulièrement ses institutions. L’essentiel pour lui maintenant est que ce régime devienne une réalité, qu’on se hâte de faire les lois destinées à compléter l’organisation constitutionnelle, qu’il y ait enfin un gouvernement sensé et honnête, l’aidant à franchir sans secousse cette période de transition.

Que les partis déçus s’agitent encore, s’efforçant de ramener le pays à ses incertitudes d’hier et mettant leur dernière espérance dans quelque crise nouvelle, ils obéissent à la logique de leurs passions ou de leurs préjugés. Si tous ceux qui ont contribué au vote du 25 février ont un peu de prévoyance ou même de sollicitude de leur œuvre, ils resteront certainement unis ; ils mettront tout ce qu’ils ont d’esprit de conciliation et de zèle à éviter les difficultés ; ils laisseront surtout au ministère qui existe aujourd’hui le soin de conduire jusqu’au bout cette expérience de la première application du régime nouveau. C’est leur intérêt, et c’est aussi un sentiment qui paraît dominer toutes les opinions modérées aux approches de la session décisive près de se rouvrir à Versailles. Le mieux serait de s’interdire les interpellations irritantes, les discussions inutiles, de s’en tenir aux lois strictement nécessaires.

Il faudra bien toujours sans doute trancher la question du régime électoral, se prononcer entre le scrutin de liste et le scrutin par arrondissement. Ceci, on ne peut l’éviter, et il y a, ce nous semble, des esprits bien prompts à se décider par une sorte de tradition ou par un calcul peu sûr pour le scrutin de liste. Ces esprits ne prennent pas garde qu’en croyant mieux combattre ainsi les bonapartistes ils vont tout droit à des élections plus ou moins plébiscitaires qui peuvent être une arme aux mains de ces ennemis mêmes contre lesquels ils prétendent se prémunir. C’est dans tous les cas une de ces questions qu’on ne peut résoudre par des considérations accidentelles ou locales, sous peine d’avouer qu’on suit une politique de circonstance, ce qui n’est pas la meilleure manière d’accréditer et d’affermir un régime nouveau. Reste la loi sur la presse, qui paraît rentrer aussi dans le programme des propositions dont l’assemblée doit être saisie à son retour. Une commission consultative a été réunie par M. le garde des sceaux pour préparer un projet. Qu’en sera-t-il cette fois du travail de la commission appelée en consultation par M. Dufaure ? En vérité, nous nous demandons pourquoi la presse est toujours la première à solliciter des réformes de législation. Les assemblées ne songent guère à elle que pour lui imposer des restrictions ou des charges nouvelles, toutes les fois qu’on s’occupe de ses affaires, il y a de quoi s’inquiéter. Des lois sur la presse, il y en a déjà de toute sorte, il y en a de toutes les dates, de tous les régimes, et les meilleures encore, les plus équitables, les plus libérales, sont celles qui remontent à 1819, qui ont été léguées par la restauration. Une loi nouvelle est-elle donc nécessaire aujourd’hui ? La question se lie à la levée de l’état de siège, dit-on ; c’est possible, mais on nous permettra d’ajouter que ce qui est présenté comme une explication n’est à nos yeux qu’une sorte de rappel douloureux aux nécessités d’une situation difficile, délicate, où une loi de plus ne remédiera à rien et ne dispensera pas même en certains cas d’une action discrétionnaire. Il ne s’agit nullement ici de savoir si l’état de siège est une condition régulière et libérale ; il y a en jeu un intérêt d’un autre ordre devant lequel le gouvernement devrait s’arrêter, en demandant à rester armé sous sa responsabilité, et tous les partis devraient respecter la réserve du gouvernement. C’est à M. le ministre des affaires étrangères de ne pas laisser s’engager des discussions qui ne peuvent qu’être périlleuses comme l’ont été déjà les discussions des derniers mois sur la réorganisation de l’armée.

Le malheur est qu’on oublie trop souvent les difficultés, les rigueurs d’une situation où les assemblées elles-mêmes ont leurs obligations comme la presse, où l’état de siège n’est pas plus extraordinaire que bien d’autres choses, où le premier de tous les intérêts est de placer la sécurité de la France sous Lai protection, d’une sagesse que les partis doivent savoir s’imposer spontanément, qu’on doit leur imposer, s’ils ne l’ont pas volontairement. L’organisation, constitutionnelle, à laquelle se sont ralliés tous les esprits sensés, a été créée précisément pour assurer cette protection par des institutions fixes, par un gouvernement défini. C’est l’essence de ce régime, nouveau qui a été fondé sous le nom de la république, avec le concours de toutes les opinions modérées, pour la sauvegarde de l’intérêt national.

Que les partis commentent les institutions nouvelles à leur façon, ils sont libres ; ils doivent tout au moins commencer par les respecter, et les légitimistes s’engageraient dans une campagne singulièrement risquée, s’ils prenaient pour mot d’ordre le récent manifeste d’un congrès de journaux qui a la prétention de tracer le programme de ce qu’il appelle par un euphémisme la politique conservatrice. Le centre droit est assez malmené dans le manifeste des journaux de la légitimité traditionnelle. Les hommes du centre droit sont des défectionnaires, des tartufes, heureusement dévoilés depuis « la comédie d’octobre 1873. » Les purs, les « vrais conservateurs, » ce sont les royalistes décidés à marcher en avant, seuls, s’il le faut, la tête haute et le front découvert, « sans regarder qui suit. » Les légitimistes, avec cette règle de conduite, pourraient effectivement être bientôt « seuls » sur leur chemin d’aventure ; ils auraient, il est vrai, l’avantage d’avoir la tête haute, au risque de ne pas regarder où ils marchent, — ils s’exposeraient aussi à broncher sur la première pierre du chemin. Ce serait surtout de leur part une étrange manière de respecter la paix de la France que de tenter dès aujourd’hui de l’agiter de nouveau en entreprenant de la conduire par une campagne turbulente de révision vers une restauration tout aussi chimérique que celle qui a été déjà essayée, et qui a eu un si brillant succès. Si les légitimistes n’avaient pas d’autre procédé pour mettre au service de la France la considération, l’influence que peuvent leur donner les traditions, la position sociale et la fortune, ils n’auraient rien de mieux à faire que de rentrer dans la retraite ou de se réfugier dans cette bouderie qui a été quelquefois pour eux une politique. La pire des choses serait encore de se servir pour une agitation nouvelle de prétextes religieux en préparant jusque dans Paris des manifestations qui, en dépassant les limites d’un acte du culte, provoqueraient peut-être des manifestations contraires et pourraient devenir un principe de trouble. Des passions ardentes peuvent tenter de ces aventures, M. l’archevêque de Paris ne peut pas sûrement laisser transformer en rendez-vous d’agitation la cérémonie de la fondation d’une église sur les hauteurs de Montmartre, et il y aurait de la part du gouvernement une singulière imprévoyance à permettre, sous une couleur religieuse, les démonstrations d’un parti qui lui a déjà donné des embarras, qui peut lui en donner encore. Il faut en finir avec tous ces bruits, et contraindre toutes ces manifestations aussi dangereuses que stériles à respecter au moins l’intérêt national.

Comment les légitimistes entendent la situation actuelle, on peut le voir tous les jours par la manière dont ils interprètent la constitution du 25 février. Ils se réduisent volontairement à un rôle de protestation irritée et stérile. Ils ne peuvent plus changer ce qui a été fait, ils s’efforcent de le décrier et de le ruiner, sans s’apercevoir que tout ce qu’ils peuvent dire contre la république ne tourne pas nécessairement au profit de la monarchie de leur choix. Ce sont des agitateurs chagrins qui refusent de reconnaître la puissance des choses, qui en sont toujours à espérer le miracle sauveur devant lequel le régime nouveau s’évanouira. Il serait un peu plus curieux de savoir comment les républicains avancés eux-mêmes comprennent cette œuvre, à laquelle ils se sont associés, qu’ils ont sanctionnée de leur vote parce qu’elle porte l’étiquette de la république, et c’est le leader du radicalisme parlementaire, c’est M. Gambetta qui s’est chargé de le dire en allant expliquer les lois constitutionnelles aux électeurs de Ménilmontant et de Belleville. Il s’est fait le commentateur, le théoricien de l’organisation nouvelle dans une réunion nombreuse d’un quartier de Paris qui ne passe pas précisément pour conservateur.

Assurément M. Gambetta a un langage et des interprétations à lui. Il a des flatteries familières pour son parti, pour ses électeurs, et il ne peut se de faire d’un certain accent de premier rôle du drame. Il a l’éloquence assez prolixe et passablement trouble ; il parle de l’esprit communal qui « constitue les entrailles de la démocratie ; » il fait du futur sénat « le grand conseil » des communes françaises. Des phrases, des déclamations, des banalités retentissantes, de la forfanterie radicale, il y a tout ce qu’on voudra dans ce long discours, qui doit avoir duré au moins trois heures, et qui ressemble à un manifeste. Il n’est pas moins certain qu’à travers tout l’esprit est plus modéré que le langage dans cette harangue tribunitienne. Sous ces amplifications incorrectes, il y a une habileté réelle, un sens politique des plus fins, et si l’on veut mesurer le chemin qui a été parcouru en peu de temps, le travail qui s’est fait dans les partis, même dans les partis extrêmes, on peut s’en rendre compte par ce discours de Ménilmontant, par l’accueil qu’il a reçu d’un auditoire aux idées exaltées.

Tout est caractéristique. Il y a quelques années, M. Gambetta refusait avec arrogance à l’assemblée de Versailles le droit de constituer, s’il ne voulait pas même accepter de ses mains la république, s’il lui prenait fantaisie de la voter ; il se moquait de la république conservatrice de M. Thiers. La proposition d’une seconde chambre était aux yeux des radicaux une invention réactionnaire et oligarchique. Le droit de révision constitutionnelle réservé au parlement eût ressemblé à une usurpation, à un attentat contre la souveraineté populaire. Aujourd’hui cet orgueil est un peu tombé, ces prétentions de secte se courbent devant la nécessité, et non-seulement M. Gambetta trouve parfaitement légitime que l’assemblée vote la république, qu’elle crée un sénat, qu’elle consacre le droit de révision parlementaire, mais encore il fait alliance avec une fraction de la majorité conservatrice pour aider au succès de l’œuvre commune. Bien mieux, en vrai néophyte, il soutient que cette constitution à peine discutée, à peine ébauchée, n’est point aussi insuffisante qu’on le dit ; il exalte dans son principe et dans sa fonction de grand pouvoir public ce sénat qu’il affuble, il est vrai, du titre de « grand conseil des communes françaises, » et qu’il dénature passablement ; il assure que le droit de révision est tout ce qu’il y a de plus juste et de plus favorable ; il ne refuse point son vote à un ministère conservateur, et pendant trois heures, sauf les saillies de tempérament et les sacrifices à la popularité, il parle devant un auditoire radical de modération, de patience, de concessions, de ménagemens nécessaires. Il parle, il raconte ce qu’il a fait, il expose les raisons de prudence qui l’ont dirigé, et après tout ce qu’il dit ne semble pas mal accueilli. Belleville se pique de sagesse ! Est-ce de l’habileté de circonstance ? est-ce une sincérité réelle ? C’est là la question, et ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de mieux qu’on puisse se faire cette question.

M. Gambetta a sûrement pris une part active et efficace aux dernières transformations. Malheureusement il a toujours un peu trop l’air de jouer un rôle et de se croire plus habile que tout le monde. Avec ses alliés du parlement, il sacrifie bien un peu ses amis de Belleville, cette terrible « queue » qu’il prétend ne pas vouloir couper. À Ménilmontant, il semble faire des signes d’intelligence à ceux qui l’écoutent et leur dire : Entendez-moi bien et surtout comprenez-moi. Ne vous inquiétez pas de tout ce que nous faisons à Versailles, prenez patience. Laissez l’assemblée voter la république, voter le sénat, voter le droit de révision et tout ce qu’elle voudra. Quand le tour sera joué, les élections viendront. Le centre droit nous aura délivrés des bonapartistes, le suffrage universel nous délivrera du centre droit : nous aurons la majorité, et alors nous ferons ce que nous voudrons ; nous constituerons la vraie république des républicains, la république radicale ! — Eh bien ! si M. Gambetta se livrait plus ou moins à cette diplomatie, il serait la dupe de son habileté, et il exposerait le régime qu’il préfère à un prompt retour de fortune. Il est certainement intéressé pour le succès de ses idées à être sincère dans sa modération. Lorsque M. Thiers parlait un jour de faire la république sans les républicains, il exprimait sous une forme piquante une pensée profonde. Il voulait dire, non point à coup sûr que les républicains devaient être exclus du gouvernement, mais qu’ils ne devaient pas dominer, que le jour où ils seraient les maîtres la république serait perdue. Elle ne serait plus bientôt qu’une œuvre de parti ou de faction entraînée rapidement vers les excès, provoquant la coalition de tous les instincts conservateurs. C’est alors que M. Gambetta n’aurait plus la liberté, de « couper cette queue » dont il parle et dont il ne veut pas se séparer. Il ne serait que l’otage de ceux à qui il peut faire entendre aujourd’hui le langage de la raison, parce qu’il s’appuie à un régime gouverné par des conservateurs. Il serait emporté par la logique des passions qu’il aurait déchaînées. La république durerait sans doute encore assez pour bouleverser la France, pour attirer sur elle de nouveaux et effroyables malheurs, elle n’aurait plus qu’une existence bornée et déshonorée.

C’est une histoire invariable, claire comme le jour. La république par elle-même n’a certes rien que de simple et de rationnel, elle ne rencontre pas une opposition systématique parmi les esprits sérieux. Ses plus dangereux ennemis, ce sont les républicains, ou du moins ce sont ceux qui la compromettent par leurs préjugés ou leur fanatisme ; ce sont ceux qui la représentent sans cesse sous la figure du passé, qui la coiffent d’un bonnet phrygien, qui seraient toujours prêts à la faire persécutrice et tyrannique, qui voudraient contraindre tout le monde à se signer devant leur idole. Est-ce qu’on ne connaît pas de ces hommes ? La république est pour eux un fétiche, ils la voient dans leurs rêves, ils veulent avoir son portrait dans leurs conseils ; ils barbouilleraient les murs de son effigie, au risque de finir par la rendre agaçante et odieuse, ils mettraient partout son nom à la place du nom de la France. M. Gambetta en était encore là il y a quelques années dans son discours de Grenoble, il en est revenu, et ce qu’il a de mieux à faire, c’est de montrer que sa modération d’aujourd’hui n’est point un jeu, que l’expérience lui a servi. Qu’on suppose un instant les « vrais » républicains, ceux qui attendent toujours leur heure, dirigeant les affaires du pays depuis 1871, maîtres du pouvoir avec leurs idées, leurs entraînemens, leurs connivences et leurs faiblesses : rien n’est plus clair, tout serait déjà fini. La meilleure chance de la république après 1870 a été de rencontrer M. Thiers d’abord, puis maintenant M. le maréchal de Mac-Mahon, M. Buffet, M. Dulaure, M. le duc Decazes, M. le duc d’Audiffret-Pasquier, et tous les hommes sensés, modérés, dont l’alliance, après avoir contribué au succès du 25 février, reste une garantie. Elle existe aujourd’hui, cette république, à la faveur d’un ensemble de circonstances exceptionnelles, elle a passé par un certain nombre d’épreuves, elle a fini par prendre la consistance d’un régime légal et défini ; mais, il ne faut pas s’y tromper, elle ne peut vivre et s’affermir qu’en s’organisant et en se fortifiant par une vigilance incessante, en rassurant tous les intérêts, en devenant l’énergique instrument de la régénération de la France, en se créant des traditions de gouvernement, en montrant à l’Europe qu’on peut traiter avec elle, en toute sûreté. Elle n’a vécu jusqu’ici que parce qu’elle a gardé le caractère et les dehors d’un régime régulier, parce qu’elle est restée la république de tout le monde au lieu d’être la république des républicains, parce qu’elle a maintenu imperturbablement l’ordre et la paix : c’est ce qu’il s’agit de continuer par le vote des dernières lois qui doivent compléter l’organisation constitutionnelle, par la préparation prudente des élections générales ; de ces élections, qui doivent être une sorte d’acclimatation légale et définitive des institutions nouvelles, une garantie pour le pays, non une victoire de parti.

L’ordre intérieur et la paix extérieure, c’est la double et invariable condition qui s’impose aujourd’hui à la France ; c’est tout ce qu’elle désire, et les étrangers se trompent autant lorsqu’ils découvrent partout des impatiences de revanche, des préparatifs de guerre, que lorsqu’ils croient voir dans le moindre incident de nos affaires parlementaires le signe de prochaines convulsions. La France peut avoir des difficultés, elle est en mesure de les dénouer, ou de les surmonter ; elle n’est point heureusement à la merci des excitations de partis, et quatre ans de sagesse devaient montrer que notre pays sait rester maître de lui-même, qu’un gouvernement peut faire, ce qu’il veut lorsqu’il s’inspire de l’intérêt national.

La démonstration est d’autant plus éloquente que ces quatre années n’ont point été certainement exemptes de complications et de dangers. Les passions religieuses, les intempérances de parti, les menaces de restauration absolutiste et cléricale, nous ont fait par instans une situation à coup sûr délicate vis-à-vis de l’Italie. Est-ce que ces passions, et ces agitations ont eu le pouvoir de détourner ou d’entraîner notre politique ? Est-ce que le gouvernement, après comme avant le 24 mai, n’a pas été le premier à sentir la nécessité d’écarter tout ce qui pouvait être un sujet d’ombrage ? Est-ce qu’il n’a pas mis tout son zèle à rétablir l’intimité et la cordialité dans les rapports des deux pays ? Il y a réussi par une prudence qui ne pouvait rien coûter à notre dignité, parce qu’elle ne faisait que reconnaître l’accord intime des intérêts de la France et des intérêts de l’Italie. L’Espagne elle-même nous a fait des querelles d’Allemands, elle nous a envoyé des notes ; on a répondu le moins possible à cette diplomatie tapageuse, on a laissé passer ce pouvoir mal inspiré qui a été bientôt remplacé par un gouvernement ami. Avec l’Allemagne, nos relations n’ont pas été toujours faciles, et, bien que les difficultés ne vinssent pas de nous, est-ce que notre gouvernement ne s’est pas interdit jusqu’à l’impatience ? N’a-t-on pas tout épuisé pour éviter les conflits et les froissemens ? Nulle part assurément on ne peut distinguer la moindre trace d’une velléité agitatrice. Par raison, par dignité, par une inspiration de virile sagesse, la France s’est montrée entre toutes la nation pacifique ; elle a sûrement réussi à dissiper par cette conduite bien des défiances, et, lorsqu’aujourd’hui, à Liverpool, à Bradford, à Birmingham, un de nos éminens compatriotes, M. Michel Chevalier, est accueilli avec les plus honorables marques de sympathie, que signifient ces démonstrations ? Elles s’adressent non-seulement au promoteur de la liberté commerciale, mais encore et surtout au messager de la nation laborieuse et pacifique.

Évidemment, le bon sens des nations sérieuses ne peut s’y tromper, la France est tout entière à la paix pour longtemps, et si elle se livre lentement, quelquefois assez confusément, à cette réorganisation de l’armée, qui n’est qu’un prétexte de récriminations et de polémiques, ce n’est certes point parce qu’elle a des intentions menaçantes, c’est parce qu’elle veut rester la France. Elle fait aujourd’hui ce qu’elle aurait dû faire avant 1870 ; elle répare aussi les pertes qu’elle a essuyées pendant la guerre, elle relève ses forteresses démantelées ou elle renouvelle ses institutions militaires. Il faut en prendre son parti, on ne découvrira ni desseins d’agitation ni combinaisons secrètes dans l’acte le plus simple d’un pays qui ne veut pas déchoir, et les journaux allemands eux-mêmes, après beaucoup de bruit pour rien, finissent par se calmer. S’ils ne reconnaissent pas qu’ils se sont trompés, qu’ils ont pris des chimères pour des réalités, ils commencent à croire qu’ils ont tiré un coup de pistolet inutilement ou inopportunément. C’est fort heureux. Convenez cependant qu’il y a quelque chose d’étrange dans ces reproches d’armemens démesurés adressés à la France par les journaux d’une nation puissante ; qui depuis quelques années a dépensé des sommes immenses en fortifications, qui a sur notre frontière Metz et Strasbourg, qui a porté son armée permanente au-delà de 400,000 hommes et qui en quelques jours pourrait mettre plus de 1 million de soldats sur pied ! Les Allemands se plaignent quelquefois, ils ont les inconvéniens de la grandeur, et s’il y a par instans des malaises en Europe, au lieu de chercher les causes bien loin, ils n’ont qu’à se souvenir de ces paroles que M. de Moltke prononçait l’an dernier dans le parlement de Berlin : « Ne nous faisons aucune illusion, depuis nos heureuses guerres nous sommes partout respectés, nulle part nous ne sommes plus aimés. De tous côtés nous rencontrons la méfiance. On craint que l’Allemagne, devenue trop puissante, ne soit désormais un voisin gênant. » La France, quant à elle, ne veut sûrement importuner personne, elle se borne à écarter des soupçons aussi étranges qu’injustes, et pour le reste elle n’a vraiment d’autre rôle que de suivre avec curiosité, avec intérêt, M. de Bismarck dans la campagne semi-religieuse, semi-diplomatique, où il a cru devoir s’engager, où il s’avance avec la hardiesse habile qui ne lui manque jamais.

Ce qu’il y a de particulièrement allemand dans cette lutte suit son cours. Le parlement de Berlin vient de discuter la réforme des articles de la constitution relatifs aux églises, et M. de Bismarck, dans un de ces discours calculés et impétueux qui lui sont familiers, n’a point caché qu’il irait jusqu’au bout, qu’il emploierait tous les moyens pour réduire les résistances, qu’il armerait l’état de toutes pièces contre les agressions papales ou épiscopales, puis que, cela fait, il serait disposé à la paix, s’il survenait un pape pacifique au Vatican, s’il y avait un Antonelli homme d’esprit qui ne fût pas sous le joug des jésuites. Quant à la partie diplomatique de la campagne, il est bien clair que, s’il y a eu quelque ouverture faite auprès de l’Italie au sujet de la loi des garanties, elle n’a pu avoir un résultat bien décisif ; dans tous les cas, ces communications confidentielles n’ont évidemment exercé aucune influence sur les rapports des deux pays, qui restent ce qu’ils étaient avant l’entrevue de Venise. Après l’empereur d’Autriche, c’est le prince impérial d’Allemagne qui voyage en ce moment en Italie, qui est allé à Florence, à Naples, partout, excepté à Rome, et qui a reçu naturellement du roi, du prince Humbert, l’accueil qu’il devait recevoir. Maintenant faut-il chercher un sens politique dans ce voyage de l’héritier de la couronne d’Allemagne, comme on a voulu chercher une signification dans l’entrevue de Venise ? La politique joue toujours plus ou moins un rôle dans les voyages des princes ; nous inclinerions volontiers à croire cependant qu’il serait assez inutile de se mettre en frais d’imagination pour découvrir des combinaisons qui n’ont aucune raison d’être, parce qu’en définitive entre l’Allemagne et l’Italie pour le moment la cordialité des rapports n’implique pas la solidarité des intérêts et des politiques. L’Italie a son indépendance, qu’elle n’entend sûrement pas livrer ou subordonner aux convenances allemandes, et, si elle a elle-même ses affaires religieuses, ses querelles avec le pape, elle a aussi sa manière de les conduire et de les régler.

Où en est d’un autre côté la correspondance diplomatique engagée depuis trois mois par M. de Bismarck avec le gouvernement belge ? Il paraît bien que M. Disraeli prenait trop promptement son désir pour une réalité lorsqu’il disait, il y a quelques jours, dans le parlement anglais que l’incident était terminé par la réponse de la Belgique à une représentation amicale de l’Allemagne. Au moment où M. Disraeli parlait, l’envoyé allemand à Bruxelles, M. le comte Perponcher, faisait au ministère belge une communication nouvelle qui, ainsi que la précédente, a été portée à la connaissance des divers cabinets. Il ne faut rien grossir ; non évidemment, pas plus dans la dépêche nouvelle que dans la première, M. de Bismarck n’a adressé des menaces ou un ultimatum à la Belgique. Il ne demande pas non plus une réforme de la constitution belge. Si c’est là ce que M. Disraeli a voulu dire en parlant d’une simple représentation amicale, il a eu certes raison ; mais enfin il ne reste pas moins un conflit des plus délicats entre une puissance considérable et un petit pays couvert, jusqu’ici par la neutralité ! M. de Bismarck, il est vrai, semble avoir trouvé un moyen ingénieux, il transforme la question ; il proposerait de soumettre à une sorte d’examen international un code de garanties réciproques contre les attaques de la presse, contre toutes les manifestations hostiles dont des gouvernemens étrangers peuvent être l’objet. On remarquera cette tendance du chancelier allemand à généraliser les questions, soit à propos du pape, soit au sujet de la Belgique, à constituer un aéropage européen, où il aurait, bien entendu, le rôle directeur. Malheureusement M. de Bismarck ne simplifie pas les questions en les généralisant, il les complique au contraire en mettant en avant des combinaisons ; peu saisissables, peu admissibles pour les grandes puissances, assurément périlleuses pour les petites nations, aussi attachées que les grandes à leur indépendance, et en définitive il laisse tout en suspens.

Les événemens d’aujourd’hui ont cela de caractéristique qu’ils s’éclairent souvent de la lumière ; d’un passé plein de révélations et d’enseignemens pour les victorieux comme pour les vaincus. Ce passé M. Lanfrey le raconte dans son Histoire de Napoléon Ier, qu’il reprend après une interruption de quelques années, et dont il publie maintenant le cinquième volume. C’est l’histoire de cette période qui va de la campagne d’Autriche en 1809 aux préliminaires de la campagne de Russie à travers les guerres d’Espagne et de Portugal. M. Lanfrey se remet à l’œuvre avec un talent qui s’est mûri par l’étude, par l’expérience des affaires, qui a pris aussi un nouveau caractère d’élévation et de fermeté. Il décrit cette époque pleine d’actions héroïques et d’erreurs fatales. Il conduit Napoléon à ce point culminant que tous les dominateurs qui ne savent pas se contenir connaissent un jour ou l’autre, où ils sont saisis de vertige avant de se précipiter : dernier enseignement laissé par le plus grand des victorieux à ceux qui abusent de la victoire et de la puissance !


CH. DE MAZADE.
REVUE MUSICALE


Presque tous les musiciens d’aujourd’hui ont du talent ; mais comment l’emploient-ils ? En déshonorant la musique, en s’efforçant de travestir par le grotesque et le trivial un art dont la vocation est d’élever les âmes. L’orchestre de Chérubini, de Spontini, parlait jadis au monde des victoires de la France ; qu’est-ce que racontent à l’Europe les ritournelles qui depuis quinze ans grincent à nos oreilles, qu’est-ce que lui veulent toutes ces partitions d’où se dégage un écœurant parfum d’ambre et de patchouli que traîne après soi la société interlope pour laquelle on les écrit par pacotilles ? L’Europe s’en amuse, et la patrie de Beethoven, de Mendelssohn et de Schumann ne se lasse point de les entendre et d’y applaudir d’autant plus fort que ce sujet amène l’occasion de reparler un peu de notre décadence morale et de s’apitoyer à nouveau sur la Babylone moderne. N’importe, si la critique a ses mauvais jours, elle a aussi ses compensations quand du milieu de cette bacchanale obstinée et de cette incessante foire aux mirlitons un chef-d’œuvre surgit tout à coup. Quelle fête alors d’avertir le public, de diriger son goût de ce côté ! Le public pris en masse ne s’y connaît pas ; il flotte tantôt d’ici, tantôt de là, non sans une vague idée cependant, sans une sorte de pressentiment de ce qui pourrait bien être le beau, et c’est à gouverner cette impression, à ramener le mouvement à certains principes, que la critique doit veiller. Lorsque l’an passé, à pareille époque, la Messe de Verdi fit son apparition, nous fûmes ici des premiers à signaler, cette œuvre qui nous revient aujourd’hui forte de la double consécration du temps et du succès. Avons-nous besoin d’ajouter que notre admiration reste la même, et que nous avons éprouvé un égal ravissement en écoutant, récité par des voix divines, ce grand poème si humain et comme palpitant à chaque page de ce quelque chose de vibrante dont parle Joseph de Maistre ?

Naturellement avec les auditions l’éternelle glose a recommencé : belle musique, mais profane ! trop de couleur et trop de drame pour l’église ! comme si, dans une époque telle que la nôtre, il pouvait y avoir un idéal religieux en dehors de l’idéal poétique, comme si l’adagio du quatuor en ut mineur, le chœur d’Idoménée, n’étaient pas aussi bien des oratorios. Je vais plus loin, et je soutiens que, dans une période de foi, les morceaux dont je parle eussent naïvement accompagné les cérémonies du sanctuaire, car en ces temps-là tout ce qui touche à l’art étant empreint d’un caractère élevé, nulle ligne de démarcation n’existe entre le ciel et la terre, et ce qui appartient au monde appartient également au domaine de Dieu. Ces incompatibilités, c’est nous, fils d’un âge incrédule et gouailleur, qui les avons créées en cessant de respecter l’art, en poussant la musique vers les voies perverses où nous la voyons se démener, et c’est si vrai que, lorsque nous cherchons une forme pour exprimer notre sentiment religieux, nous remontons le cours des ans, et fouillons dans la bibliothèque du passé, dont les airs de danse, — par cela seul qu’ils furent composés naïvement comme peignait Van Eyck, comme écrivait Sébastien Bach, — deviennent pour nous presque des psaumes. Vous mettez à contribution les formules dont se servait, il y a cent ans, Haendel, lorsqu’il travaillait pour le concert ou le théâtre, et chacun de s’édifier aussitôt, de murmurer : « À la bonne heure, voilà qui s’appelle de la musique d’église ! » mais alors faire vieux serait la suprême ressource, et l’église n’admettrait musicalement que ce qui est mort. Un tel propos ne se discute pas. Mozart, ni Beethoven, quand ils composent leur musique sacrée, ne se croient obligés de sacrifier à l’archaïsme. Le Lacrymosa du Requiem, l’Incarnatus de la Messe solennelle, parlent la même langue que la Flûte enchantée et que les symphonies. Ils gardent le costume de leur temps plutôt que d’aller se vêtir à l’ancienne mode. Verdi, dans sa Messe, n’a pas suivi d’autre système. Quant à ce reproche qu’on lui fait d’avoir dramatisé le texte, en vérité c’est nous la donner belle ! Le drame ! je voudrais bien savoir comment un musicien s’y prendrait pour l’éviter ? J’ai cité Mozart et Beethoven, mais Orlando Lasso lui-même et Sébastien Bach sont dramatiques en pareil cas, et vous vous attendiez à voir un tempérament comme Verdi s’abstraire de son sujet, rester en dehors ! c’était là ne connaître ni l’homme ni le musicien. Ce qu’il faut admirer au contraire dans cette musique, c’est la profonde émotion, la subjectivité du maître ; le sujet ne lui vient pas par les côtés, il est tout entier dans son œuvre. De la première note à la dernière, il traduit, commente cette prose sublime selon sa conscience et selon son art ; il s’humilie, implore, espérant tout de l’infinie miséricorde de ce Dieu qui laisse le champ libre au repentir. On sent que la mort ne prévaudra pas ; même en ces ténèbres l’espoir luit par certaines éclaircies lumineuses ; Agnus Dei, lux æterna ! Vous pensez à Dante :

Una melodia dolce
Correva par l’aer luminoso.


Nous n’avons point à controverser la question de culte et d’orthodoxie ; mais nous maintenons que ces cris d’angoisse et d’épouvante, ces regrets, ces prières, ces tendresses de l’âme qui se refuse obstinément à désespérer, tout cela jaillit du fond d’entrailles humaines, et c’est pourquoi l’œuvre durera.

L’exécution de cette année a plus d’ensemble encore et plus d’éclat. La basse est excellente, le ténor une vraie trouvaille, du moins pour nous, qui sommes condamnés à si rude abstinence. Nos ténors français du moment me font l’effet de ces paysans de Millet attachés à leur glèbe et poussant lourdement, péniblement la charrue. Remplir son labeur quotidien, suffire à sa tâche et gagner ses appointemens comme l’artisan gagne sa journée n’est point tout ; on y voudrait un peu de charme, et c’est ce qui nous manque. Aussi quel délicieux régal quand s’élève une voix sincère, une voix jeune, bien timbrée et de bon aloi ! En outre M. Masini sait chanter, et telles phrases qui jusqu’alors passaient inaperçues, l’Ingemisco et l’offertoire par exemple, provoquent maintenant chaque fois un frémissement d’approbation. Je me tais sur les deux femmes pour ne pas me répéter ; du côté de la Waldmann, mêmes qualités sympathiques, même résonnance ; du côté de Teresa Stolz, même fulguration. Elle est partout présente, anime tout : sa voix, qui vient de se perdre dans les profondeurs de l’abîme, reparaît soudain parmi les astres ; vous la suivez ému, ravi, car vous savez qu’en elle est la parole du maître, et qu’elle ne faillira pas. Depuis la Frezzolini, un tel foyer ne s’était vu. Nous connaissons tous la cantatrice ; mais, si vous ne l’avez point vue au théâtre et voulez avoir un avant-goût de la tragédienne, écoutez la Stolz réciter les paroles finales du Libera : après les furieux déchaînemens de l’orchestre et des chœurs, ce parlando rapide, sourd, dit en a parte comme dans l’isolement de l’âme qui se replie sur elle-même, est d’un effet sublime, et si l’honneur revient à Verdi de l’avoir trouvé, celle qui le rend d’un pareil ton ne saurait être qu’une grande artiste. La restauration d’un théâtre italien à Paris offre assurément peu de chances, et nous n’avons assisté depuis des années qu’à des mésaventures ; cette Messe de Verdi et la soudaine adoption par la société parisienne des virtuoses qui l’interprètent change l’aspect du tableau. Rien ne donne à supposer qu’une expérience habilement dirigée dans ce sens ne réussirait pas. Ce sont les maîtres qui font les troupes, et pour celle que nous entendons à cette heure, l’auteur de Rigoletto et d’Ayda est ce que fut jadis Rossini pour la troupe de Barbaja, ce que fut Meyerbeer pour celle de Véron. Verdi a créé cet ensemble à son image ; qu’il s’installe à Paris, l’hiver prochain, monte et dirige Ayda avec Teresa Stolz et la Waldmann, comme il a conduit l’exécution de sa Messe, et vous verrez si le grand public d’autrefois et si la mode leur feront défaut.

On sait que dans le principe Hamlet à l’Opéra n’eut pas d’autre raison d’être que la présence de Mlle Nilsson. Sans la blonde suédoise, inventée tout exprès pour la figuration du personnage d’Ophélie, jamais l’ouvrage de M. Thomas n’eût enrichi le répertoire de notre première scène lyrique. Poème et partition ne savaient que devenir, personne n’en voulait, quand Mlle Nilsson, déjà célèbre au Théâtre-Lyrique, fut engagée à l’Opéra ; le directeur de ce temps-là, habitué à considérer les choses de la musique par le seul côté de la mise en scène, et possédant son Shakspeare juste assez pour se dire que sa nouvelle pensionnaire, avec sa taille élancée et flexible, son regard étrange, ses cheveux blonds, devait ressembler à la fille de Polonius, M. Perrin comprit tout de suite le parti qu’on pouvait tirer de la situation au point de vue des belles recettes, et la virtuose fit le succès. Quiconque aura suivi la brillante Suédoise dans ce rôle jugera comme nous que c’est perdre sa peine que de chercher à l’y remplacer. Christine Nilsson ne représentait pas cette Ophélie, elle l’était, ou plutôt cette Ophélie était Christine Nilsson en personne ; les auteurs avaient repris, remanié le rôle sur sa mesure, et fait entrer dans le portrait toutes les grâces caractéristiques, tous les signes particuliers du modèle. On pourrait presque dire que le quatrième acte, — espèce d’oasis dans le désert, — fut écrit sinon pour la cantatrice, du moins au plein courant de son inspiration. Le musicien à qui venait d’échoir une telle bonne fortune en utilisa précieusement les avantages et travailla sur le sujet et sur place, absolument comme travaillent les grandes habilleuses du jour. Par ce côté, tout de circonstance, Hamlet se rattache à la catégorie des pièces dites à tiroir ; c’est un cadre spécial fabriqué pour mettre en évidence et faire valoir jusque dans ses défauts la physionomie d’une virtuose exceptionnelle et dont l’individualité ne se conteste pas. Essayez de changer la figure en conservant le cadre, à la place de cette belle fille du nord aux yeux de walkyrie, à la voix pleine de vibrations et de fascinations inconnues, mettez qui vous voudrez : la Sessi, la Devriès, Mme Carvalho, vous aurez des effets de rencontre plus ou moins heureux ; mais cet imprévu, cette poésie, cet idéal que la Nilsson avait, adieu tout cela ! Christine Nilsson fut l’oiseau rare, l’édition princeps illustrée ; Mme Carvalho tout bourgeoisement est venue nous offrir l’édition du Conservatoire avec corrections, modifications et variantes à l’usage des jeunes élèves. Ceux qui aiment à faire d’un plaisir un objet d’étude, à mêler le solfège au théâtre, utile dulci, seront contens. Vous êtes à l’Opéra, et si le spectacle vous assomme, vous tâchez de vous consoler en pensant que vous prenez une leçon de chant. Tout ce que la science, le talent, la haute école, peuvent suggérer de compensations, Mme Carvalho vous le donne et vous le prodigue, elle porte son art merveilleux jusque dans la manière de se costumer, et nous avons entendu le premier soir de sa rentrée un de ses amis s’écrier : « Elle a dix-sept ans et sort du Sacré-Cœur ! » Mais tout cela ne fait pas qu’elle soit une bonne Ophélie. Ce rôle impose à la cantatrice trois conditions : il lui faut de la jeunesse, une voix timbrée en son medium, vibrante en ses altitudes, et beaucoup de spontanéité, c’est-à-dire encore et toujours de la jeunesse.

Or, quand elle créa le rôle, Christine Nilsson avait vingt-cinq ans, et sa voix comme sa personnalité venaient de donner leur mesure dans la reine de la nuit de la Flûte enchantée. On vous contera que le talent, la science, le grand art, tiennent lieu de tout, n’en croyez pas un mot ; rien ne remplace le don de Dieu, certains effets veulent être obtenus comme en se jouant. Vous souvient-il de ce qu’était la Suédoise dans la scène de folie au quatrième acte ? Quel entrain, quel brio démoniaque et quel naturel ! Les gammes chromatiques jaillissaient en fusées, les trilles battaient, se succédaient avec cette profusion, cette justesse inconsciente, qui vous émerveillent quand vous écoutez chanter un oiseau, et ce geste imprévu, bizarre, presque gauche, qu’elle fixait sur la dernière cadence, immobile, l’œil hagard, les bras étendus en croix, où le prenait-elle sinon dans la spontanéité de tout son être ravi et palpitant sous l’émotion ? Ce n’était qu’un éclair que traversait l’idéal entrevu par Shakspeare, et n’est pas qui veut la belle Ophélie, même pour un quart d’heure. Mme Carvalho apporte à l’exécution de cette scène décisive toutes les ressources d’une grande cantatrice émérite, rien de plus ; elle s’en tire, mais ne l’enlève pas. Avec elle, nous en sommes réduits à l’ordinaire de ce personnage de Molière qui veut qu’on fasse grande chère sans argent. Dans l’art comme ailleurs, l’étude et L’expérience ont leur prix, mais il est aussi d’autres monnaies ayant cours : la jeunesse, la voix, l’inspiration ; ces trésors-là, Christine Nilsson, encore presqu’à ses débuts, ne vous les marchandait pas. Elle se dépensait librement, semait l’or, elle était du parti de maître Jacques contre Harpagon et vous faisait grande chère avec beaucoup d’argent. Le directeur de notre première scène lyrique n’eût peut-être pas demandé mieux que de laisser à l’Opéra-Comique la docte interprète de Mireille et de Roméo et Juliette. Malheureusement les circonstances le pressaient, force était pour lui de sortir de l’embarras où le mettait la subite disparition de son étoile errante. Nilsson manquait, Devriès se récusait obstinément ; il s’est adressé à Mme Carvalho, et, l’engagement conclu à bon prix, comme on pense, il fallait que Mme Carvalho réussît. On ne se lasse pas de gémir, on déblatère contre les gros appointemens qui vous rendent la vie impossible, et en attendant on les paie, et pour rentrer dans son argent on pousse soi-même à la roue, on fabrique des succès et des ovations qui vont doubler et quadrupler des exigences avec lesquelles il va falloir compter le lendemain ; c’est ce qu’en langage vulgaire on appelle un cercle vicieux : ainsi va le monde.

L’affiche cependant commence à varier peu à peu son thème. Voici maintenant les Huguenots, plus tard viendront Robert le Diable et Don Juan. On parle aussi du Comte Ory pour accompagner le nouveau ballet. Tout l’intérêt de cette reprise des Huguenots se concentrait sur Gabrielle Krauss jouant pour la première fois Valentine, un des plus beaux rôles du répertoire et des plus scabreux. Valentine en effet mène tout, Meyerbeer a fait de ce personnage l’âme de sa tragédie lyrique ; à côté d’elle, Raoul n’est qu’un novice, un bachelier sentimental et chaste, presque imberbe, qui ne connaît rien de la vie et n’ose encore s’émanciper de la tutelle de son vieux domestique. Ce qui la plupart du temps nous empêche de mettre au point les figures du tableau, c’est la manière dont on nous les présente ; il faut aussi compter avec le physique de l’acteur, et jamais un ténor de la corpulence de ceux auxquels nous sommes accoutumés, un gros homme marchant à pas lourds et qui s’essouffle, ne vous donnera l’illusion d’un Roméo ou d’un chérubin d’amour. Raoul, malgré toute sa chevalerie, n’est autre chose qu’un jouvenceau « trop heureux de braver le trépas pour l’honneur, pour son Dieu, pour sa dame, » mais incapable d’une résolution. Il soupire, il se bat, il aime, et laisse à Valentine l’initiative et l’audace. « Où donc étais-je ? » s’écrie-t-il en s’éveillant de son ivresse. Il croit rêver encore ; elle pourtant ne s’est pas oubliée une minute et sait ce que vient de coûter à son honneur de fille et d’épouse l’extase qu’elle cherche maintenant à prolonger. Cette interprétation doit être la bonne ; j’en ai causé souvent avec Meyerbeer, qui pensait là-dessus comme moi et souriait malicieusement lorsque je lui disais qu’en marquant cette pause sur le mot viens trois fois répété il avait dépassé l’audace même d’un Mérimée. Gabrielle Krauss prend le rôle en vigueur et bravoure, mais sans se laisser emporter aux désordres de la Devrient, qui par momens oubliait Valentine pour ne se souvenir que de la Diane de Turgis de la Chronique du temps de Charles IX.

Le récitatif d’entrée au second acte et le chaleureux allegro du finale ont été dits avec puissance, et l’autorité de la cantatrice a continué à s’affirmer ensuite dans le monologue et le duo avec Marcel au troisième acte, ce duo si varié d’effets, si difficile, où le canto spianato le plus large, le plus pathétique, se mêle et s’entre-croise aux inextricables virtuosités d’une vocaliste de race ; mais ou sentait que l’artiste n’était pas dans son domaine et luttait contre un public qui croit se devoir à lui-même de résister jusqu’au dernier moment à son enthousiasme, et de ne céder que vaincu. De son côté, Mme Carvalho, piquée au jeu par son récent échec dans Ophélie, disputait vaillamment le terrain à sa rivale, attirant et ramenant sur la reine de Navarre, par d’incomparables prouesses de gosier, tout ce que la salle avait d’attention ; mais avec les Huguenots, quels que soient les détours et les labyrinthes, il faut toujours finir par arriver au grand duo du quatrième acte. C’est là que Mlle Krauss devait irrésistiblement triompher. Nous l’attendions tous au fameux reste, je t’aime ! un de ces passages que les virtuoses les plus illustres ont marqué de leur empreinte, et quand elle a d’un mouvement sublime d’audace et de passion lancé le tragique aveu, presque aussitôt repris, tempéré, étouffé par ce que la confusion féminine a de plus chaste, des applaudissemens frénétiques ont éclaté de partout. A compter de ce moment, la partie était gagnée, la Krauss devenait la personne sympathique de cette soirée mémorable, et le public sentait courir dans ses veines l’étincelle qui électrisait la cantatrice. Ce triomphe était confirmé par le cinquième acte, toujours si fâcheusement négligé et dont l’interprétation d’aujourd’hui fait, pour la première fois peut-être, ressortir en plein relief les beautés dramatiques,


F. DE LAGENEVAIS.

THÉÂTRE DE L’ODÉON. — Un drame sous Philippe II. THÉÂTRE DU GYMNASE. — Le Comte Kostia.


Il semblerait décidément que depuis déjà quelque temps le théâtre, abandonnant la comédie de mœurs, voulût se rouvrir au genre délaissé du drame historique. S’il y a lieu de s’en féliciter, il n’appartient qu’aux œuvres de le décider ; toujours est-il que les mêmes applaudissemens qui cet hiver avaient accueilli la Fille de Roland au Théâtre-Français saluaient l’autre jour à l’Odéon la pièce nouvelle de M. de Porto-Riche, un Drame sous Philippe II. Ce n’est pas d’ailleurs qu’entre l’un et l’autre drame il puisse venir à l’esprit d’établir aucune comparaison : en dépit des défaillances de l’exécution et d’une certaine lourdeur du style, il passait par intervalles dans la Fille de Roland comme un souffle de grandeur et de générosité qui soulevait l’œuvre, et qu’on chercherait vainement dans un Drame sous Philippe II ; mais surtout M. de Bornier avait eu la prudence de reculer la scène de son drame par-delà le moyen âge de l’érudition positive, jusqu’aux confins encore indécis de l’histoire et de la légende héroïque, tandis que M. de Porto-Riche a conçu la noble et malencontreuse ambition de dresser en pied dans le cadre de son œuvre une haute figure, trop réelle, trop vivante, pour qu’il fût possible à l’imagination poétique, même d’un maître, d’y toucher sans l’altérer. C’est qu’il y a deux manières d’entendre le drame historique et dont on pourrait craindre, si Shakspeare n’existait pas, que la seconde fût aussi fausse que la première est légitime. Si le poète en effet n’emprunte à l’histoire que le milieu réel où il fera vivre et mouvoir ses personnages, — détails de mœurs et de costumes, couleur locale, comme on disait il y a quelque trente ans, — évidemment on ne saurait lui disputer le droit de ne relever que du caprice de son inspiration : libre à lui, si d’autre part il a satisfait aux conditions de son art, de faire battre sous le pourpoint d’un Espagnol du XVIe siècle le cœur d’un plébéien du XIXe, pourvu seulement que ce soit un cœur humain. Nous croyons qu’il en va tout autrement, si ce sont des personnages réels qu’on traduise à la scène, de ceux-là dont le nom, dont les œuvres ont laissé derrière eux dans la mémoire des hommes une trace profondément empreinte, et dont la malignité du spectateur pourra confronter le langage avec le style de leurs dépêches d’état et de leurs lettres originales ; la vérité redevient aussitôt souveraine. Que reste-t-il autre chose aujourd’hui du Richelieu de Cinq-Mars ou de Marion Delorme que le souvenir d’une aventure périlleuse où le poète a compromis également la dignité de l’art et l’impartialité de l’histoire ? Mais sans doute ce n’est pas là l’opinion de M. de Porto-Riche, du moins s’il en faut juger par le portrait de Philippe II qu’il vient de nous donner. Un grand d’Espagne, don Miguel de La Cruz, conspire avec les comtes de Hornes et d’Egmont la liberté des Flandres. Don Miguel depuis longtemps aime une femme, la femme de son meilleur ami, Carmen, duchesse d’Alcala, qu’aussi le roi Philippe II poursuit d’un amour obstiné. À la tyrannique obsession du prince, comme au penchant qui l’entraîne vers le comte de La Cruz, la duchesse a courageusement résisté, quand Philippe II, pour avoir le champ libre, et mêlant à l’amour les jeux d’une politique sanguinaire, imagine de confier au duc je ne sais quelle mission équivoque dont il y a lieu d’espérer qu’il ne reviendra jamais. Le duc, sujet trop fidèle, part en remettant au comte de La Cruz, sous la foi du serment, le soin de son honneur. L’impertinence ne laisse pas que d’être brutale pour la duchesse, qui l’entend, et devant la cour assemblée qui les écoute. Cette succession de scènes traînantes, où l’action presque chaque réplique est entrecoupée de tirades sur la bassesse des courtisans, la fragilité de la femme, et d’autres choses encore, forme l’exposition. Il faut rendre dès à présent cette justice à M. de Porto-Riche, que des qualités de l’auteur dramatique il possède au moins celle que nous appellerons le courage du lieu-commun.

L’amour de la duchesse a grandi, le comte de La Cruz, pour ne pas trahir son serment, a besoin de toutes ses forces et de sa pensée ramenée vers la grandeur de son entreprise politique. Ferme jusqu’alors contre les assauts de la duchesse, qui, dans un langage dont la violence déclamatoire ne déguise pas l’impudeur, le somme de tenir les promesses de l’ancien amour, de s’emparer d’elle et de la déshonorer, il se résout à partir pour les Flandres sans qu’on voie clairement si c’est le fanatisme politique ou l’effroi de la tentation prochaine qui décide sa résolution. Aussi bien semble-t-il que ce soit une manière plus honnête, mais non pas moins certaine, de violer la religion du serment que d’aller rejoindre à Bruxelles ce pauvre duc d’Alcala. La duchesse, usant du pouvoir qu’il paraît que sa vertu n’a pas dédaigné de prendre sur le cœur du roi, voulant à tout prix garder le comte auprès d’elle, sollicite pour lui le commandement de la garde royale et l’obtient. Il faut croire qu’à la cour d’Espagne ce n’était pas, comme ailleurs, donner au prince qui vous assiège de son amour le droit de tout oser que de réclamer une faveur de lui ! Soupçonné par ses complices, don Miguel leur donne un écrit par lequel il fait promesse solennelle de dévouer tout son sang à la cause de l’insurrection, n’acceptant la charge que pour surveiller de plus près, et, s’il le faut, assassiner Philippe II. Il n’en repousse pas moins brutalement l’amour de la duchesse, qui se venge en devenant la maîtresse du roi. Ici finit le second acte : on y admire surtout la robe de Mlle Rousseil. Sur ces entrefaites, le roi, qui veillait dans l’ombre, fait saisir les conjurés : sur l’un d’eux, on retrouve le billet signé du comte de La Cruz. C’est en présence de la duchesse qu’on le remet au roi comme il proposait à sa maîtresse, lui, Philippe II, d’aller courir la mascarade à travers les rues de Madrid ! pourquoi pas rosser les alcades aussi ? L’amour qu’on croyait expiré dans le cœur de Carmen se réveille : elle essaie d’un dernier effort de passion pour séduire et sauver don Miguel, qui faiblit d’abord, — ce trait eût manqué au personnage, — refuse, et lui-même se remet à ceux qu’on avait chargés de l’arrêter. Désespérée, la duchesse va se jeter aux pieds du roi, qui s’abandonnait de grand matin à un monologue sur la mort. « Qui sait, disait-il, si les morts ne sont pas les vivans : »


......Et nous, vêtus d’un corps,
Qui sait si nous vivans ne sommes pas les morts ?

Certes nous savons bon gré à M. de Porto-Riche d’avoir suivi Shakspeare, mais nous ne pardonnons pas à Shakspeare de lui avoir fait mettre de si singulières paroles dans la bouche du plus catholique des rois catholiques. Heureusement qu’ici deux ou trois scènes ont relevé la fortune compromise du drame : la première ne manque pas d’une certaine agitation qui ressemble à du mouvement, d’une certaine brutalité qui ressemble à de la force. Le roi repousse la duchesse, raille ses sanglots, lui reproche amèrement ses dédains, sa froideur, puis, finissant par céder, jure sur l’Évangile de faire grâce au comte de La Cruz. Il n’a pas plus tôt juré qu’il apprend que l’appartement même de la duchesse a vu plus d’une fois les conjurés se réunir, — il n’en faut pas plus pour changer en certitude les soupçons jaloux qu’il a déjà conçus. Comme il cherche avec fureur un moyen « ténébreux » de se venger sans être parjure, à point nommé le duc d’Alcala revient de Flandre. Traîtreusement le roi persuade au vieillard que sa femme le trompe, au su de toute la cour, avec le comte de La Cruz : il tient désormais sa vengeance. Le duc empêchera Carmen d’arriver au pied de l’échafaud où Miguel va mourir, et l’obligera d’assister au supplice. Elle se frappe et meurt sur un coup de théâtre en désignant au duc le roi, qui passe gravement :


......Mon amant, le voilà !


Cette dernière scène surtout, quoiqu’elle tourne au mélodrame, produit néanmoins quelque effet ? il est vrai que, si ce dernier acte n’eût pas racheté quelque peu les trois autres, c’en était fait de la pièce et de toute la peine que l’Odéon avait prise pour organiser bruyamment le succès. Nous ne déciderons pas si la mise en scène, les décors, les costumes, sont plus luxueux ou l’interprétation plus médiocre. Il est triste que le second Théâtre-Français ne possède pas de meilleurs artistes et qu’il s’en console en mettant sur ses affiches les noms de ses décorateurs et de ses costumiers.

Il serait superflu de signaler maintenant les invraisemblances choquantes qui se heurtent dans la pièce, — un grand d’Espagne qui conspire contre la liberté des Flandres, — ce duc d’Alcala, qui parle si haut d’honneur et qui n’a pas même une ombre d’hésitation quand le roi lui propose d’aller fomenter honteusement la révolte des provinces, — cette Carmen enfin dont l’amour trahit à la fois le mari, l’amant et le roi, — quelle sorte d’intérêt veut-on que nous puissions prendre à de semblables personnages ? Du moins s’ils concouraient à une action dramatique émouvante, ou si l’on entrevoyait seulement un but à l’agitation qu’ils se donnent sur la scène ; mais où est l’unité du drame et quelle est l’intention de l’auteur ? Est-ce au complot de la délivrance des Flandres qu’il a voulu suspendre la curiosité du spectateur, est-ce aux amours de la duchesse d’Alcala ? Où est la lutte, où le conflit tragique, où l’émotion enfin que nous allons demander au théâtre ? La langue encore pouvait prêter une apparence de vie à ce simulacre de drame ; malheureusement, incorrecte, violente, emphatique, avec ce mélange de prétention et de trivialité familière qui caractérise la jeune poésie, d’exaltation brutale et de déclamations anti-religieuses ou démocratiques, il ne semble pas qu’elle promette le poète plus que la pièce ne promet l’écrivain dramatique. Reste une odieuse caricature de Philippe II, contre la licence de laquelle on ne saurait s’empêcher de protester, non pas que nous reprochions à M. de Porto-Riche d’avoir peint Philippe II amoureux : « il était facile, dit l’histoire, au péché de la chair. » Convenait-il toutefois de s’en souvenir, et l’amour chez Philippe II n’est-il pas de ces traits qui jurent avec le caractère vrai ? La ressemblance d’un portrait n’est pas dans l’exacte et littérale reproduction des moindres linéamens d’une physionomie, elle est tout entière comme ramassée dans un détail unique, celui-là que les grands peintres seuls en savent dégager. Et c’est aussi pourquoi je me soucie fort peu de savoir si tel costume semble quelque Titien ou quelque Véronèse descendu pour le plaisir des yeux de son cadre sur la scène de l’Odéon. Pourtant, s’il est entendu que des oripeaux et du clinquant arrangés d’une certaine manière s’appelleront Philippe II, et me donneront ce que j’aimerais mieux rencontrer de vérité dans les actes et la parole, que le pourpoint ne soit au moins brodé ni d’or ni d’argent quand l’histoire m’apprend que « Philippe II était toujours vêtu de drap de soie, à l’exclusion de l’or et de l’argent, » que l’homme ne m’apparaisse pas surtout sous le masque de ce tartuffe couronné qu’on lui impose à l’Odéon, et dont on dirait que l’acteur prend à tâche d’accuser la componction hypocrite. Qu’y a-t-il de commun entre ce Philippe II répondant à la femme qui lui oppose le courroux du ciel :

Je ferai tant pour lui qu’il me pardonnera !


et le Philippe II de l’histoire, fanatique sans doute, cruel, impitoyable, — en cela d’ailleurs l’homme de son temps, — mais convaincu ? Ce sont des applaudissemens de faux aloi que ceux qu’on arrache en travestissant et bafouant les majestés royales. Le théâtre est une école, pour beaucoup la seule et certainement la plus retentissante, il est bon de ne pas l’oublier. Il est bon, quand on met un Philippe II sur la scène, de le représenter tel qu’il fut, peut-être même, si l’on veut être juste, de songer qu’il y a des grâces d’état pour les rois, et « que les hommes élevés au-dessus des entraves ordinaires, soumis à des tentations plus qu’ordinaires, ont droit à une mesure extraordinaire d’indulgence. » C’est Macaulay qui dit cela.

S’il est difficile, pour ne pas dire impossible, au poète, si grand qu’il soit, de lutter victorieusement avec la réalité connue de l’histoire, parce que la loi de l’exactitude y est une entrave à la liberté de son invention, et qu’involontaire ou préméditée, l’erreur y ressort de tout ce que donne de relief aux choses la perspective du théâtre, il n’est pas beaucoup plus aisé de tirer du roman, qui est comme une imitation prochaine de l’histoire, pour l’accommoder à l’optique de la scène, ce qu’il renferme de drame ou de comédie. Et si le roman est plus qu’un tissu d’aventures, si l’on y trouve mieux qu’un attrait de curiosité banale ou d’émotion violente, si le mérite en est surtout dans la finesse et la subtilité de l’analyse psychologique, le charme poétique du détail et de la description, la verve légèrement railleuse du dialogue et de l’observation, il y faut une habileté de main singulière. Ne semble-t-il pas en effet que ce soient là toutes qualités qu’on ne puisse transporter au théâtre qu’en les diminuant de tout ce qu’elles pourraient donner de lenteur à l’action dramatique, et doit-on s’étonner de n’avoir pas retrouvé dans la pièce que MM. Cherbuliez et Raymond Deslandes viennent de donner au Gymnase le Comte Kostia tout entier ? On n’a pas oublié quel fut ici même, à son apparition, le succès du roman, un coup d’essai dont il est permis de dire qu’il était un coup de maître. L’originalité de l’intrigue, la vérité humaine des caractères, la réalité en quelque sorte ethnographique, l’art achevé du récit et je ne sais quelle pointe de saveur étrangère y séduisirent d’abord. Peut-être n’y loua-t-on pas assez une voie nouvelle, ouverte à l’observation, une tentative hardie et heureuse de faire pénétrer dans le roman quelque chose des conquêtes contemporaines de l’érudition et de la critique. On parle beaucoup dans notre siècle de psychologie des races : nul n’en a donné de plus vivantes leçons que M. Cherbuliez. Est-il besoin de rappeler ici Meta Holdenis et Miss Rovel, ces portraits crians de l’intrigante allemande et de l’aventurière anglaise de haute volée, qui sont en même temps la peinture de deux traits profondément et éternellement humains, la sincérité dans l’hypocrisie et la volupté singulière de l’audace ? L’œuvre ainsi conçue, M. Raymond Deslandes avait trop d’expérience de la scène pour essayer d’en tirer une action dramatique parallèle à l’action du roman. Je n’insiste pas sur des susceptibilités naturelles qu’il a fallu ménager en transportant le cadre des bords du Rhin sur les bords du Danube : aujourd’hui nous ne revêtons plus les bords du Rhin de ce brouillard fantastique et de ce mirage doré dont nous aimions, il y a treize ans, à les envelopper. Aussi bien les auteurs ont-ils tiré de cette nécessité l’ingénieuse idée de suppléer par l’originalité des costumes, à la suppression du détail ethnographique dont nous parlions ; mais deux personnages ont perdu plus qu’on ne saurait dire : aux modifications qu’ont exigées des raisons du même ordre : le père Alexis, ce hon pope mollement enfoncé dans la béate somnolence de la gourmandise et l’amour enfantin de la peinture byzantine, qui dépouillait tout à coup son masque pour laisser entrevoir sous ses traits vulgaires une beauté de martyr, est devenu quelque parasite mal défini qui n’a guère de rôle que d’égayer par intervalles le fond tragique du sujet.

Il est vrai d’ajouter que l’acteur chargé du rôle l’a tourné par trop au grotesque. La physionomie qu’il s’est faites elle seule, et le singulier chapeau dont il s’est coiffé, soulèvent le rire avant qu’il ait parlé. Quant au docteur Wladimir, il est devenu presqu’un traître de mélodrame. Du moins Gilbert, quoique bien faiblement interprété, Stéphane et le comte ont-ils conservé leur physionomie vraie. Si les ménagemens habiles qui dans le roman tournaient d’abord en une sympathie rebelles, puis en amour bientôt, la haine que Stéphane avait ressentie pour Gilbert, ont dû nécessairement disparaître, et s’il semble que dans la pièce le changement soit un peu brusque et surprenne comme à l’improviste, cependant les traits essentiels ont conservé toute leur vigueur et leur originalité. Nous avons retrouvé dans Stéphane l’enfant malade et la jeune fille révoltée sous la dure contrainte qu’on lui impose, chez le comte, « cette grâce ironique des manières qui est le propre des grands seigneurs moscovites, et qui atteste une longue habitude de jouer avec les hommes et les choses. » L’un et l’autre rôle d’ailleurs sont convenablement tenus : celui de Stéphane a permis particulièrement à l’actrice qu’on en a chargée de prouver des qualités que ses débuts, il n’y a pas bien longtemps encore, avaient pu faire craindre qu’elle ne possédât pas. Nous ne croyons point que la pièce retrouve le succès du roman ; c’est beaucoup toutefois que de n’avoir pas échoué dans une tentative délicate et d’en sortir en somme à leur honneur, comme ont fait M. Raymond Deslandes et M. Cherbuliez. Le drame est émouvant. Les personnages intéressans, la scène nous transporte dans le monde de la fantaisie où le théâtre contemporain nous mène si rarement ; qu’eût-il fallu pour que le succès fût complet ? Peut-être seulement que le roman n’existât pas. M. Cherbuliez ne nous en voudra pas, si nous nous permettons de dire que tout le monde y eût perdu.


F. BRUNETIÈRE.



LES ASCENSIONS À GRANDE HAUTEUR.


L’air est autour de la terre comme un vaste réservoir où tous les êtres boivent la vie. Cette enveloppe gazeuse est composée d’oxygène et d’azote, ; mais l’oxygène, l’agent principal de la double combustion qui, sous les noms de respiration et de transpiration, use et renouvelle la substance des corps vivans, l’oxygène n’entre dans le mélange que pour un cinquième. C’est sans doute le dosage qui convient à l’accomplissement des fonctions vitales. L’azote, quatre fois plus abondant, n’intervient pas directement dans les actes de la vie, mais il constitue avec l’oxygène ce manteau invisible qui pèse sur nous d’un poids moyen de 16,000 kilogrammes et comprime nos tissus pour en maintenir le ressort. Cette densité de l’oxygène et cette pression que nous rencontrons dans les couches inférieures de l’atmosphère sont des conditions essentielles de notre existence : elles circonscrivent le champ de notre activité en limitant la hauteur à laquelle il nous est permis de nous élever au-dessus de la surface terrestre, et ce n’est point impunément que l’homme tente d’allonger la chaîne qui l’attache à la glèbe natale. Une catastrophe récente qui a jeté la consternation et un douloureux émoi dans le monde savant ne l’a que trop prouvé.

Où est la limite de notre atmosphère ? jusqu’à quelle hauteur montent les dernières particules de plus en plus rares de l’air ? Cette question à la vérité n’a point encore reçu de réponse satisfaisante. Tout ce qu’on sait, c’est que la densité de l’atmosphère décroît lentement et d’une manière régulière à partir du niveau de la mer. En même temps que la densité décroît la pression, et la loi de cette diminution est connue assez exactement pour qu’il soit possible de conclure la hauteur à laquelle on s’élève de l’état du baromètre[1]. Les cimes neigeuses des montagnes de l’Asie centrale atteignent des altitudes qui approchent de 9,000 mètres ; en ballon, cette limite a été dépassée. À ces hauteurs vertigineuses, la pression n’est déjà plus que le tiers de ce qu’elle était au niveau de humer : elle n’est plus, comme on dit, que d’un tiers d’atmosphère. Vers 50 kilomètres, on trouve par le calcul que l’air doit être plus rare encore que dans le vide que produisent les meilleures machines pneumatiques ; toutefois on ne saurait dire que même à une hauteur double ou triple l’air n’existe plus. Divers phénomènes météorologiques prouvent le contraire. C’est d’abord l’aurore et le crépuscule du soir. L’atmosphère nous enveloppe comme un voile brillant où se propagent en longues traînées les rayons du soleil avant qu’il se lève et après qu’il a quitté l’horizon ; en déterminant la durée de ces lueurs crépusculaires, on acquiert la certitude qu’à 80 kilomètres les particules de l’air déjà prodigieusement raréfié ont encore le pouvoir de nous renvoyer la lumière qui fuient du soleil. Enfin les poussières cosmiques qui nous visitent sous forme de bolides paraissent s’enflammer par le frottement de l’air à des élévations de quelques centaines de kilomètres. Si toute l’atmosphère terrestre était comprimée de manière qu’elle eût partout la même densité qu’au niveau de la mer, elle ne formerait qu’une couche de 8 kilomètres d’épaisseur que perceraient les sommets de l’Himalaya ; mais la dilatation progressive de l’air des régions supérieures fait qu’à ce niveau l’atmosphère devient déjà impropre au séjour de l’homme. Les voyageurs qui entreprennent l’ascension des hautes montagnes éprouvent une lassitude et un malaise qui peuvent aller jusqu’aux syncopes ; la respiration est troublée, parfois le sang sort du nez, des lèvres, des gencives ; ce sont là les symptômes bien connus du mal de montagne, qui commencent généralement à se déclarer lorsqu’on dépasse 3,000 mètres. Les aéronautes ne ressentent ce malaise qu’à des hauteurs beaucoup plus considérables, sans doute parce qu’ils s’élèvent sans effort. En revanche, pour eux le danger est beaucoup plus sérieux à cause de la rapidité avec laquelle ils franchissent les niveaux successifs, quand le ballon subitement délesté bondit vers les régions supérieures, ou qu’en ouvrant la soupape l’aéronaute le fait retomber vers la terre. Ces transitions brusques deviennent la cause d’accidens plus ou moins graves lorsqu’on est déjà entré dans la zone inhospitalière où l’air est insuffisant pour la respiration.

La première ascension à grande hauteur fut entreprise en 1803 par Robertson et Lhoëst avec un aérostat à gaz. L’année suivante, le physicien Gay-Lussac s’éleva à 7,000 mètres, et vit le thermomètre baisser jusqu’à 10 degrés au-dessous de zéro, tandis qu’il marquait 28 degrés au départ. Ce n’est que quarante-six ans plus tard, en 1850, qu’une nouvelle ascension à grande hauteur fut tentée en vue d’observations scientifiques par MM. Barral et Bixio. Les intrépides aéronautes avaient formé le projet de sonder les solitudes glacées qui s’étendent au-dessus de 10,000 mètres. Après une première tentative qui échoua par suite d’un accident, ils réussirent du moins, dans un second voyage, à dépasser le niveau de 7,000 mètres. Ils virent le thermomètre descendre à — 39 degrés, et purent exécuter une foule d’observations sur la composition chimique, la température et l’humidité de l’air, sur la force des rayons solaires, le rôle calorifique des nuages, etc. Depuis cette époque, on ne peut guère citer comme ayant eu un objet vraiment utile que les ascensions entreprises, de 1862 à 1865, par M. Glaisher, de l’observatoire de Greenwich, avec l’aide du célèbre aéronaute Coxwell, enfin les voyages aériens accomplis dans ces dernières années par quelques aéronautes français ; celles de ces expéditions qui sont antérieures à l’année 1870 ont été racontées en détail dans l’intéressant recueil des Voyages aériens qui a paru à cette époque[2].

Les nombreux voyages de M. Glaisher ont beaucoup contribué à élucider la loi de la décroissance de la température avec la hauteur. Le refroidissement des couches aériennes est d’abord assez rapide, puis de plus en plus lent à mesure que l’air devient plus rare ; en moyenne, on perd 5 degrés lorsqu’on monte d’un millier de mètres. C’est le 5 septembre 1862 qu’eut lieu la mémorable ascension où MM. Glaisher et Coxwell dépassèrent l’altitude de 9,000 mètres. À un certain moment, après avoir constaté que le baromètre marquait 10 pouces et qu’il descendait rapidement, M. Glaisher se sentit paralysé, aveuglé, incapable de proférer un mot ; puis il perdit connaissance complètement, et il resta dans cet état pendant sept minutes. Il fut réveillé par son compagnon, qui lui criait de reprendre ses observations. M. Coxwell avait été obligé de sortir de la nacelle et de grimper dans le cercle pour dégager la corde de la soupape, qui s’était entortillée par suite du mouvement de rotation du ballon ; saisi par le froid, il avait perdu l’usage de ses mains, et avait dû se laisser glisser sur ses coudes pour revenir dans la nacelle, où M. Glaisher était étendu sur le dos. L’insensibilité le gagnait lui-même ; il prit alors la corde entre ses dents, et, par une violente secousse, parvint à ouvrir la soupape ; le ballon s’arrêta, puis descendit. M. Glaisher pense que la hauteur atteinte dans cette ascension est de 11,000 mètres. Entre les deux observations du baromètre qu’il a faites à environ 8,900 mètres, avant et après sa défaillance, il s’est écoulé 13 minutes ; au moment de la première, on montait avec une vitesse de 300 mètres ; au moment de la seconde, la descente s’opérait avec une vitesse double. À l’aide de ces données, M. Glaisher trouve que le ballon a dû s’élever encore pendant 8 ou 9 minutes, et parcourir un chemin vertical de 2,050 mètres, qui, ajouté à la hauteur déjà atteinte, donne un total de plus de 11,000 mètres ; mais il est clair que la vitesse ascensionnelle a dû se ralentir progressivement, et dès lors le chemin parcouru pendant les 13 minutes n’aurait été que la moitié du nombre trouvé par M. Glaisher ; il est probable qu’il n’a point dépassé 10,000 mètres.

La Société française de navigation aérienne avait depuis longtemps résolu d’entreprendre à son tour des ascensions à grande hauteur. Le 22 mars 1874, MM. Crocé-Spinelli et Sivel, à bord de l’Étoile-Polaire, s’élevèrent à 7,300 mètres. Ils avaient emporté un ballonnet plein d’oxygène, préparé par M. Paul Bert, le savant professeur de physiologie de la faculté des sciences de Paris. Quand M. Crocé-Spinelli ne respirait plus d’oxygène, il était obligé de s’asseoir sur un sac de lest et de rester immobile dans cette position. Pendant l’inhalation du gaz, il se sentait renaître, et après une dizaine d’aspirations il pouvait se lever, causer et reprendre ses observations. Grâce à leur provision d’oxygène, les deux aéronautes revinrent sans accident de leur excursion dans les régions supérieures de l’atmosphère. Ni l’un ni l’autre n’avait éprouvé d’hémorrhagie, bien que la face fût devenue très rouge et les lèvres presque noires, que le front semblât serré comme dans un étau. En redescendant, vers 4,000 mètres, M. Sivel, le plus vigoureux des deux, fut pris d’un tremblement très fort et d’un malaise extrême ; mais ces troubles passagers n’eurent aucune suite fâcheuse.

Cette année, la Société de navigation aérienne avait organisé deux nouvelles ascensions : une ascension de longue durée, une ascension à grande hauteur. Pour entreprendre en ballon des études météorologiques complètes, il paraissait en effet nécessaire de séjourner longtemps dans l’atmosphère, afin de se rendre compte des modifications que subissent les courans aériens sur un long parcours, ou bien, en y restant peu de temps, de s’élever à de grandes altitudes pour enregistrer d’une manière plus précise la superposition des vents. Pour ces expéditions, le capitaine Sivel avait préparé son ballon, le Zénith, cubant 3,000 mètres. La première eut lieu le 23 mars dernier avec un plein succès. Parti de l’usine à gaz de La Villette, à 6 heures 20 minutes du soir, MM. Sivel, Crocé-Spinelli, Jobert, Gaston et Albert Tissandier opéraient leur descente le lendemain à 5 heures du soir, à Monplaisir, non loin du bassin d’Arcachon, après un voyage qui avait duré près de 23 heures. C’est le voyage le plus long qui ait été exécuté dans l’air. L’aéronaute Green, qui a exécuté plus de 1,400 ascensions, est parvenu à maintenir son ballon 16 heures seulement au-dessus des nuages ; M. Rolier, pendant le siège de Paris, emporté par un vent furieux jusqu’en Norvège, n’est pas resté 15 heures dans l’atmosphère, tandis que les voyageurs du Zénith ont vu le soleil se coucher à Paris le 23 mars, et planaient encore dans l’air le lendemain au moment où l’astre allait disparaître dans le golfe de Gascogne. La seconde des deux ascensions projetées, l’ascension à grande hauteur, fut exécutée le 15 avril par MM. Sivel, Crocé-Spinelli et Gaston Tissandier. On sait quelle a été l’issue lamentable de ce voyage, qui a coûté la vie à deux des plus dévoués pionniers de la science. Les détails de l’ascension du 15 avril sont à l’heure qu’il est connus de tout le monde, et nous pouvons nous dispenser de les répéter ici. Rappelons seulement que par deux fois l’aérostat s’est élevé au-dessus de 8,000 mètres ; M. Tissandier s’est évanoui en lisant ce chiffre sur le baromètre anéroïde. On avait emporté six baromètres-témoins : ce sont des tubes recourbés, terminés par une pointe effilée d’où le mercure s’échappe quand la pression baisse, et qui sont enfermés dans des étuis scellés, remplis de sciure de bois. Deux de ces témoins ont été retrouvés intacts ; ils ont accusé une hauteur maximum de 8,600 mètres. La température, qui était de 14 degrés au départ, est descendue à — 21 degrés à 6,400 mètres ; mais à l’intérieur du ballon elle dépassait 20 degrés, tandis que l’air était à 10 degrés au-dessous de zéro, — sans doute par l’effet de la radiation solaire.

Le terrible accident du 15 avril est dû très probablement à l’effet combiné de deux causes distinctes : le manque d’oxygène et les variations brusques de la pression. Les expériences de M. Paul Bert ont mis en pleine lumière l’influence de la densité de l’oxygène et celle de la pression atmosphérique sur les phénomènes de la vie. Dans l’air au niveau de la mer, l’oxygène a la densité 0,21 ; quand cette densité diminue soit par suite de la raréfaction de l’air, soit par suite d’une consommation d’oxygène (comme dans le cas d’un animal confiné sous une cloche), le sang ne s’assimile plus la dose d’oxygène nécessaire à la circulation. Dès que la densité du gaz vital descend à 0,04, c’est-à-dire à un cinquième de la densité normale 0,21, la mort a lieu par asphyxie, quelle que soit d’ailleurs la pression à laquelle a lieu l’expérience[3]. On comprend que des symptômes fâcheux se déclarent bien avant que cette limite soit atteinte, et c’est pour les prévenir que M. Bert a imaginé de faire emporter par les aéronautes des ballonnets remplis d’oxygène et munis de tubes d’aspiration. Malheureusement la provision emportée par le Zénith n’était que de 120 litres, à peine de quoi respirer pendant vingt minutes, et l’état de prostration où étaient tombés MM. Sivel et Crocé-Spinelli a dû les empêcher de recourir à l’aspirateur lorsqu’il en était temps. Plus graves peut-être encore étaient les conséquences des variations brusques de la pression à ces hauteurs dangereuses où s’était élancé le Zénith. Les hémorrhagies pulmonaires et nasales, qui sont un des symptômes du mal de montagne, et qui ont été observées plus d’une fois dans les ascensions aérostatiques, sont causées par la diminution de la pression extérieure et par la dilatation des gaz du sang. Déjà, lorsqu’on s’élève à 3,000 mètres, beaucoup de personnes éprouvent des troubles physiologiques dus à cette cause : bruissement des oreilles, sensation de vertige, etc. Ce vertige n’est pas du tout ce qu’on éprouve quand, placé au sommet d’une tour, on regarde le sol ; c’est un vertige physiologique produit par le trouble de la circulation cérébrale. Les gaz du sang, se trouvant subitement à une tension supérieure à la pression de l’air, tendent à s’échapper ; de même le sang semble faire effort pour briser les vaisseaux qui le retiennent, et il survient des congestions multiples dans le cerveau, les poumons et le foie. Il est même probable que cette congestion du cerveau produit soit le délire, soit le sommeil. C’est un de ces accès de délire congestif qui a poussé Crocé-Spinelli à jeter tout le lest au moment même où il était temps de descendre. À cette excitation cérébrale a succédé une période de sommeil profond que les médecins appellent coma, puis l’irruption du sang hors des vaisseaux des voies aériennes a déterminé l’asphyxie.

L’année dernière, M. Bert avait pourtant soumis Sivel et Crocé-Spinelli à une épreuve qui semblait décisive en leur faisant faire une « ascension en chambre, » c’est-à-dire en les plaçant sous une cloche pneumatique où l’air peut être raréfié à volonté. À la pression de 300 millimètres, qui correspond à une altitude de 7,500 mètres, Crocé-Spinelli avait les lèvres bleues et l’oreille droite presque noire ; une aspiration d’oxygène fit disparaître ces symptômes inquiétans. Dans une expérience de ce genre faite sur lui-même, M. Bert avait constaté un affaiblissement singulier de ses facultés mentales, affaiblissement qui doit être à coup sûr une cause d’erreur pour les aéronautes qui vont à une grande altitude.

Les changemens de pression sont surtout dangereux lorsque la transition est trop brusque ; il en résulte une rupture d’équilibre dans l’organisme qui peut entraîner les désordres les plus graves. C’est ainsi que les plongeurs et les ouvriers qui ont travaillé dans l’air comprimé à la fondation des piles d’un pont sont atteints de paralysie, lorsqu’ils sont amenés sans transition à l’air libre. M. Bert a vu des animaux brusquement décomprimés succomber sur place. On sait que les attaques d’apoplexie s’observent plus fréquemment les jours où le baromètre baisse ou monte tout à coup. Les soubresauts irréguliers du Zénith ont certainement aggravé la situation des trois aéronautes. Une circonstance à noter, c’est que les deux qui ont succombé avaient mangé avant l’ascension, tandis que M. Tissandier était à jeun. Il est fort possible que la digestion ait rendu plus nuisibles les effets des variations de la pression ; on sait qu’il est dangereux de prendre un bain après un repas.

Le triste résultat de l’expérience du 15 avril montre que c’est trop peu d’emporter une provision d’oxygène, si les moyens de respiration artificielle ne sont pas complètement automatiques. Il faudrait pour ces ascensions se munir d’un appareil analogue au scaphandre, qui permette de respirer en dehors du milieu ambiant. M. Faye, dans une lettre adressée à l’Académie des Sciences, conseille de renoncer définitivement aux ascensions qui dépasseraient 7,000 mètres ; mais déjà de tous côtés des hommes amoureux du péril s’offrent pour recommencer l’aventure.


Le directeur-gérant, C. Bulot.
  1. La pression barométrique diminue d’environ un neuvième de sa valeur pour une élévation de 1 kilomètre : au niveau de la mer, elle est de 76 centimètres ; à 1,000, 2,000, 3,000, 4,000,… mètres, elle n’est plus que de 67, 60, 53, 47,… centimètres.
  2. Voyages aériens de MM. Glaisher, C. Flammarion, W. de Formelle et Gaston Tissandier ; Paris 1870, Hachette.
  3. Lorsqu’il ne reste plus dans l’air confiné à la pression ordinaire que 4 pour 100 d’oxygène, l’animal en a consommé 17 pour 100, qui ont été remplacés par 17 pour 100 d’acide carbonique. Cette proportion d’acide carbonique, sans être absolument inoffensive, n’entraîne cependant pas la mort ; les expériences que M. Bert a faites avec de l’air comprimé prouvent que l’acide carbonique devient mortel quand la densité de ce gaz dépasse 0,26, par conséquent lorsqu’il excède la proportion de 26 centièmes dans l’air à la pression ordinaire. En résumé, la mort a lieu par asphyxie dans l’air confiné : 1o pour des pressions inférieures à une atmosphère, quand la densité de l’oxygène ambiant descend au-dessous de 0,04 ; 2o pour des pressions supérieures à 2 atmosphères, quand la densité de l’acide carbonique exhalé dépasse 0,26 ; 3o pour une pression de 1 à 2 atmosphères, les deux limites se rapprochent, et la mort paraît avoir lieu à la fois par privation d’oxygène et par excès d’acide carbonique.