Chronique de la quinzaine - 30 avril 1898

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Chronique n° 1585
30 avril 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril.


« Les élections générales vont avoir lieu. On ne s’en douterait guère, en vérité, à constater le calme de cette campagne électorale. Il semble que les préoccupations extérieures aient absorbé toute l’attention de la nation… Seuls, les comités électoraux poursuivent leur petite besogne de préparation des candidatures… Et la lutte, cette fois encore, se circonscrira à de mesquines considérations de personnes et de partis. » C’est à une correspondance, datée de Tokyo, 17 mars, que nous empruntons ces lignes, — voyez le Temps du 26 avril, — mais elles pourraient être aussi bien datées de Paris, 1er mai 1898 ; et nous avons le droit d’en conclure qu’il y a sans doute quelques différences entre notre « frère jaune » et nous, — de ces fameuses différences de race ! — mais elles s’évanouissent en temps de campagne électorale. Voilà en effet plus d’une quinzaine de jours que la campagne est ouverte en France, mais on ne s’en douterait guère ! C’est à peine si, dans leurs journaux, quelques candidats plus bouillans échangent de rares injures. Ni les promesses de leurs affiches, ni les provocations de leurs discours, ni les airs menaçans que prennent quelques-uns d’entre eux ne réussissent à tirer les électeurs de leur calme. Personne, même à Carmaux, ne semble attendre sa perte ou son salut du triomphe de M. Jaurès. Paris, un peu étonné de la quantité de « députés sortans » qu’il ne se connaissait pas, ou dont il avait, depuis quatre ans, oublié jusqu’au nom, ne s’émeut seulement point à l’idée d’être privé de M. Brisson… Et tout irait enfin le mieux du monde, si, de cette indifférence, on ne craignait de voir sortir une Chambre encore trop semblable à celle qui s’en va.

Mais faut-il vraiment le craindre ? et pourquoi cette indifférence, que l’on pourrait appeler du nom de calme, ne serait-elle pas un signe d’apaisement ? Il se peut qu’elle soit un signe de lassitude ou de dégoût du parlementarisme, mais elle peut en être un d’apaisement des passions. Et puis, dans un pays de suffrage universel, et de suffrage universel inorganique ou inorganisé, une Chambre en vaut à peu près une autre ; et, en temps ordinaire, ce n’est pas son « esprit » qui importe beaucoup, ni sa composition, c’est le gouvernement qu’elle se donne, et c’est la manière dont ce gouvernement la dirige.

On dirait, à lire les affiches qui égayent en ce moment nos murs, qu’il existe en France presque autant de partis que de candidats. Mais nous ne sommes pas, et heureusement I si divisés. Les candidats ne s’évertuent à se distinguer les uns des autres que pour se donner à eux-mêmes une raison de s’offrir aux suffrages de leurs concitoyens. Ce sont des « individualistes », et il faut bien qu’ils aient l’air d’avoir une « individualité ». Mais, en réalité, il n’y a présentement que trois partis en France, pas davantage : — un parti « conservateur » dont l’action sociale s’accroîtra, quand il le voudra, de tout ce qu’il perdra d’influence politique proprement dite ; — un parti « révolutionnaire » qui va du radicalisme bourgeois jusqu’à l’anarchisme théorique ; — et, entre les deux, un parti qui n’en est pas un, que l’on ne sait trop de quel nom nommer, qui lui-même ignore généralement ce qu’il pense, qui attend qu’on le lui apprenne, et dont on peut faire, je dirais presque à volonté, l’instrument de la routine ou celui du progrès. Étant le nombre dans le pays, il sera, selon toute apparence, la majorité dans la prochaine Chambre. Et c’est pourquoi, de quelques élémens individuels que cette Chambre se compose, les ministères qu’elle se donnera la feront ce qu’elle sera. Mais c’est aussi pourquoi les élections vont se faire au milieu de cette indifférence relative, comme n’ayant pas, comme ne pouvant pas avoir de signification par elles-mêmes, et comme n’en devant recevoir une que de la manière dont se poseront devant la nouvelle Chambre trois ou quatre questions. Il n’y en a pas, en fait, beaucoup plus qui nous divisent ; et on peut différer d’avis sur « la composition d’une armée coloniale », par exemple, ou sur « les moyens de relever la marine marchande », sans avoir besoin pour cela de faire, comme on dit, bande à part, et déformer un parti dans son propre parti.

On ne lui demandera pas sans doute, à cette nouvelle Chambre, et elle ne se croira pas obligée de faire de démonstrations ou de déclarations « patriotiques ». Mais elle n’oubliera pas pourtant ses origines, je veux dire les circonstances dans lesquelles nous Talions nommer, et elle prendra garde en combien de manières et de combien de côtés, l’idée de patrie, depuis quelques années, est quotidiennement attaquée. Je ne parle pas d’une jeunesse imprudente et sceptique pour qui le cosmopolitisme est devenu comme une élégance ou un « sport ». Elle jette sa gourme ; et ces petits « sans-patrie » sont les bourgeois de l’avenir. Mais nos « internationalistes, » eux, ne sont pas des enfans ni des dilettantes ; et leur nom, lui tout seul, est sans doute un programme assez éloquent. « La masse prolétarienne n’a aucun intérêt à être patriote, à rendre un culte à cette entité indéfinie, embrouillardée qu’est la patrie » : ainsi s’expriment-ils sans détour dans leurs brochures de propagande. Ils trouvent d’ailleurs, pour les encourager, des savans ou des intellectuels qui n’hésitent pas à voir dans « l’idée étroite de patrie », ce qu’ils appellent tout simplement « l’obstacle le plus formidable à toute amélioration sociale dans l’avenir ». Et, tandis qu’ils travaillent ou qu’ils croient ainsi travailler à supprimer les frontières, et à fondre, on ne sait dans quelle vague et veule humanité, jusqu’au souvenir des patries locales, d’autres les aident, qui sont d’ailleurs animés des meilleures intentions, en essayant de faire revivre « les petites patries ». Ce sont nos « décentralisateurs », sur lesquels il sera temps de s’expliquer un jour, quand ils auront pris eux-mêmes leurs habitudes au fond de quelque province, et que, prêchant d’exemple, ils se seront « enracinés » à Draguignan, je suppose, ou à Concarneau. Mais, pour le moment, dans un pays comme la France, dont la frontière n’est pas à plus de quatre heures de sa capitale, et dans une Europe comme la nôtre, ils font le jeu de l’internationalisme ; et, nous l’espérons, c’est ce que n’oubliera pas une Chambre française, quand on lui viendra vanter les bienfaits de la décentralisation.

En second lieu, il lui faudra traiter la question religieuse, puisque aussi bien c’est, de toutes, celle qui nous divise le plus ; — et on le conçoit assez aisément. Les questions purement politiques, telles que « la révision de la Constitution » ou la « réforme du parlementarisme » sont intéressantes, et les conséquences peuvent s’en étendre plus loin qu’on ne le croit ; mais, en un certain sens, elles ne touchent, et surtout elles ne passionnent que les politiciens. Les questions sociales, telles du moins qu’on les voit posées dans les programmes ou dans les discours des chefs du parti révolutionnaire, « la journée de huit heures », par exemple, ou « les conditions du contrat de louage », ne touchent que les ouvriers de la grande industrie, — et aussi quelques patrons. Le paysan y est indifférent, et, comme lui, dans le petit commerce ou la petite industrie, tous ceux qui savent bien qu’ils n’y gagneront rien. Mais les questions religieuses intéressent directement, et immédiatement, tout le monde, par la raison bien simple que, selon qu’on les résout, tout le monde se sent atteint ou menacé dans sa liberté de conscience. Or, ce que les libres penseurs ne pardonnent pas à l’Église d’avoir fait dans le passé, — dans un passé dont ils arrangent d’ailleurs l’histoire au gré de leurs passions, — c’est précisément ce qu’ils font depuis plus de vingt ans : ils font servir à la propagation d’une doctrine philosophique tous les moyens de l’action gouvernementale. Quiconque ne pense pas comme eux, ils l’excommunient : ils le chassent de la République ; ils le dénoncent à l’exécration de tous les « républicains ». Ainsi faisait hier encore M. Brisson à Paris, M. Léon Bourgeois à Niort. Et, à la vérité, M. Méline et ses ministres ne parlent pas tout à fait le même langage, mais que voulaient-ils dire cependant, quand ils s’engageaient l’autre jour, M. Méline « à repousser l’envahissement du clergé dans le domaine politique, » et M. Barthou à respecter « les lois intangibles » ?

Il faudrait en effet s’entendre. « Qu’est-ce qu’un état de choses, demandait M. Etienne Lamy, où le titre de catholique suffit à écarter un homme des charges publiques ? » Et il exagérait, il allait un peu loin : le titre de « catholique » ne suffit pas encore pour empêcher un Français d’être évêque ! Mais qu’il suffise à l’écarter des emplois politiques ou, pour mieux dire encore, du maniement de ses propres affaires, — car enfin, catholique ou non, pourquoi les affaires de la France ne seraient-elles pas aussi bien les miennes qu’elles sont celles de M. Millerand ? — c’est ce que prouve l’exemple de M. Lamy lui-même et c’est un point sur lequel il faudra que la prochaine Chambre s’explique plus nettement que M. Méline. Un peu plus de justice, et un peu plus d’égalité ! Nous repousserons, si l’on le veut, « l’envahissement du clergé dans le domaine politique », quoique cependant un prêtre ne cesse pas d’être un citoyen, et qu’on voie mal pourquoi ce qui est permis à l’instituteur ne le serait pas au curé du village. Mais nous demanderons que l’on repousse également, dans le même « domaine politique » et avec la même vigueur, l’envahissement de la franc-maçonnerie, qui est beaucoup plus qu’un diocèse, et de la libre pensée, qui est toute une Église. Au temps de ma jeunesse, nous appelions M. Ernest Havet : « le sacristain d’en face » ; les solennels Brisson, les sémillans Bourgeois sont aujourd’hui les bedeaux de la libre pensée. Ne serait-il pas temps qu’on les renfermât, comme les autres, dans les limites de leur paroisse ? et l’opinion publique, l’opinion politique aura-t-elle encore longtemps pour leur philosophie de sectaires la complaisance qu’elle n’a plus, je ne dis pas pour le clergé, ni même pour les catholiques, pratiquans, déclarés, militans, mais pour tous ceux qui croient que le catholicisme a du bon, qu’il a de l’excellent, et que Voltaire, avec tout son esprit, assez grossier parfois, Renan, avec tout son hébreu, et Homais, qui n’était qu’une bête, n’en ont pas encore triomphé. Pas de curés politiques, d’accord ! mais pas de pontifes laïques, et surtout pas de « lois intangibles ».

On croit rêver quand on entend parler aujourd’hui de « lois intangibles » ! et nous insisterions, si l’opinion n’était faite sur ce point. On sait assez que, s’il ne peut quelque part y avoir de lois intangibles, d’objets tabou, c’est dans une République ; et, quand on les mettrait sous l’invocation d’autres fétiches encore que les Gambetta et les Ferry, on n’y touchera pas pour le plaisir d’y toucher, mais on les modifiera quand les circonstances l’exigeront et que le temps en sera venu. Il n’est pas éloigné si, de tous côtés, et depuis déjà longtemps, des plaintes s’élèvent sur les « résultats » de l’école neutre ou laïque, et si ces plaintes, comme tout porte à le croire, iront sans cesse en s’aggravant[1]. Non seulement l’école neutre n’a pas donné ce qu’on en attendait, mais elle a donné le contraire. C’est peut-être que la morale de la libre concurrence, admirable pour contribuer au développement de l’égoïsme, — et aussi, disons-le en passant, à l’accroissement de l’inégalité des conditions, — est inefficace pour assurer cette substitution des motifs sociaux aux mobiles individuels, qui est le premier objet de l’éducation. Si donc des parens veulent procurer à leurs enfans le bienfait de cette éducation, on comprendra qu’il est inique de le leur interdire parce qu’ils n’auront pas les moyens d’opposer un autre instituteur à celui du gouvernement. Et on n’en sera pas pour cela moins bon républicain, ni même plus « clérical » ! On ne nourrira pas la perfide intention, comme on le dit dans mon quartier, « d’entrer dans la République pour l’empêcher de porter ses fruits ». On aura seulement secoué le joug de quelques sectaires, dont il est inouï que l’on ait si longtemps supporté l’étroite, la tracassière, et la tyrannique domination.

C’est alors qu’on pourra discuter utilement les questions sociales, lesquelles ne sont pas sans doute des questions purement économiques, ni même politiques, mais aussi des questions morales, et pourquoi pas des questions religieuses ? Un journaliste croyait faire dernièrement merveilles en dénonçant ce qu’il appelait « les affinités de l’Église catholique » avec le socialisme ; et, comme il était savant, il citait à l’appui de son dire je ne sais quels textes de saint Ambroise ou de saint Jean Chrysostome. Il n’avait pas besoin de remonter si haut, et il n’avait qu’à relire tel sermon de Bossuet, ou de Massillon : sur le Mauvais riche. Mais il pouvait surtout lire ou relire le remarquable ouvrage où un écrivain anglais, M. Benjamin Kidd, a récemment établi le rôle essentiel de l’idée religieuse dans l’évolution sociale. « La réponse que la science évolutionniste donne au biologiste qui, sans idée préconçue, a poussé jusqu’au bout l’étude méthodique des phénomènes de la vie est très remarquable. Sa conclusion éventuelle est celle-ci : L’évolution qui s’accomplit lentement dans la société humaine présente avant tout un caractère religieux plutôt qu’intellectuel. » Ce n’est pas nous qui soulignons ces lignes. D’une manière confuse, beaucoup de gens, qui ne sont point des fanatiques, mais plutôt des positivistes, commencent à sentir ce qu’il y a de profondément vrai dans ces conclusions. D’autres encore en sont troublés ; et parce qu’ils le sont, c’est pour cela que les questions sociales ne peuvent guère être séparées des questions religieuses ; c’est pour cela, — parce qu’on a peur de voir l’Église, ou plutôt les églises, prendre la direction du mouvement social, — qu’on les attaque avec tant de violence ; et enfin c’est pour cela qu’il ne faut pas se faire du socialisme un épouvantail, mais au contraire l’étudier, et, avant tout, l’obliger à formuler son programme.

Il s’y refuse, on le sait. « Il n’y a d’action possible, écrivait M. Jaurès, que celle qui est conforme aux lois essentielles, aux principes dominans de la société où l’on vit : nous ne pouvons donc pas formuler aujourd’hui, sans une contradiction mortelle, un programme socialiste… nous ne pourrons produire un programme vraiment socialiste que quand le principe même du socialisme aura triomphé. » Voilà d’étranges scrupules de logique ! et ce serait le cas de nous souvenir que M. Jaurès a naguère enseigné « la philosophie », si d’ailleurs son scrupule ne lui était venu d’Allemagne. Mais surtout voilà se moquer éloquemment du monde ! A vrai dire, si M. Jaurès ne veut pas formuler de « programme socialiste » c’est qu’il ne le peut pas, en fait ; et il ne le peut pas, parce que, s’il l’essayait, les divisions du parti dont il est l’orateur, M. Millerand le conseil, et M. Guesde le théoricien, apparaîtraient à tous les yeux. En d’autres termes : pas plus en France qu’ailleurs il n’y a de « parti socialiste » ; et l’étiquette est mensongère : il n’y a que des « socialistes », des « collectivistes », des « anarchistes » momentanément coalisés pour une œuvre de destruction. Leur idéal est contradictoire. Il l’est des uns aux autres, si le maximum de liberté et, pour ainsi dire, d’ « individuation » qui est l’idéal anarchique, ne saurait coïncider avec le maximum de «  réglementation » qui est l’idéal collectiviste. On ne peut pas plus être tout ensemble anarchiste et collectiviste que l’on ne peut être idolâtre et chrétien, ou les mots ne veulent plus rien dire. Faut-il ajouter que cet idéal est également contradictoire en soi, si la « nationalisation des moyens de production », mines ou chemins de fer, aurait sans doute pour premier effet de détruire ce qu’il y a déjà de « collectif » dans la propriété individuelle d’une action de charbonnages ou d’une obligation de la Compagnie d’Orléans ? Ce sont ces contradictions, ces divisions qu’il faudra qu’on mette en lumière ; — et ce sera déjà un pas considérable de fait.

Après cela, puisqu’en l’absence de programme ils sont tous d’accord au moins sur un point, qui est la transformation du système capitaliste, ou, pour parler plus franchement, la suppression de la propriété individuelle, on la défendra contre eux tous, et contre leurs propositions de réformes fiscales. M. Méline rappelait récemment les paroles d’Henry George : « Ne confisquez pas, augmentez l’impôt. Il n’est pas nécessaire de confisquer la terre mais seulement la rente : nous pouvons laisser l’écorce aux propriétaires, si nous prenons l’amande. » Et, en effet, c’est précisément, c’est même uniquement où tendent l’impôt global sur le revenu, l’impôt progressif, ou l’impôt sur la rente. Nous n’avons pas besoin de montrer une fois de plus ce que le dernier pourrait avoir de dangereux, ce que le second a d’inique, et le premier, l’impôt sur le revenu, d’assez équivoque. Car ce sont toujours les revenus qu’un impôt se propose d’atteindre, même quand on l’asseoit sur le fonds, et toute la question n’est que de savoir comment on constatera le revenu. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que les impôts socialistes, — et on les reconnaît à ce signe, — ont essentiellement pour objet de détruire la fortune à mesure qu’elle se forme, et de manière à l’empêcher d’être jamais ce qu’on appelle acquise. Les socialistes, ceux qui veulent être députés, n’osant pas attaquer ouvertement la propriété individuelle dans un pays qui, comme la France, ne compte pas moins de quatre ou cinq millions de petits propriétaires, ont trouvé ce biais ingénieux d’intéresser lesdits propriétaires, en leur parlant de justice sociale, à leur propre dépossession. Et, grâce à la maladresse insigne du parti radical, qui n’avait pas vu d’abord où on le menait, — puisque, aussitôt qu’il l’a vu, les projets de M. Cavaignac et les discours de M. Bourgeois nous sont témoins que, de reculade en reculade, il n’a conservé de l’impôt sur le revenu que le nom, — la tactique a failli un moment réussir. Mais l’opinion, avertie, ne s’y laissera plus tromper désormais, et, tout en consentant qu’il y ait lieu de remanier notre système d’impôts, elle n’admettra pas que l’on fasse de ce remaniement la préface d’une suppression de la propriété individuelle. « Une famille, a-t-on dit, qui, de mercenaire devient propriétaire, se respecte, s’élève dans son estime, et la voilà changée ! Elle récolte de sa terre une moisson de vertus. » Souvenons-nous de cette parole, et que nulle part sans doute elle n’est plus vraie que dans une démocratie.

Si l’on excepte ce seul point, — qui a certes son importance, mais qui ne saurait être à lui seul toute la doctrine, — il y a de bonnes choses dans le « socialisme, » et, qui sait ? peut-être même dans le « collectivisme ». Ce que, par exemple, on appelle aujourd’hui la « municipalisation du service des eaux », ou de « l’éclairage », ou des « transports en commun » est-ce ou non du collectivisme ? et si les avantages, non pas même matériels ou pécuniaires, mais sociaux, en étaient démontrés, qui s’aviserait de les repousser ? Ou bien encore, s’agit-il, comme le demande M. Jaurès, « d’organiser la retraite pour tous les travailleurs, par un prélèvement légal sur les salaires, par un versement obligatoire des employeurs, et par une contribution de l’État ? » Je ne sais ce que vaut l’idée, comment on la réalisera, ni si l’application n’en rencontrera pas d’insurmontables obstacles ! Mais il n’y a aucune raison de la repousser a priori, de ne pas l’étudier, et, en attendant mieux, de n’en pas faire passer dans l’usage et dans la loi tout ce que l’on pourra. Autant en dirons-nous de toutes les questions relatives à l’association. Socialisme, association, — deux mots, dans une langue aussi claire que le français, ne sauraient être aussi voisins qu’ils n’expriment des idées voisines ! et, à cet égard, qui n’est aujourd’hui « socialiste » ? Si l’ennemi, comme nous le disions, est l’individualisme, l’association sous toutes ses formes est le vrai moyen qu’il y ait de le combattre. En développant l’association, non seulement nous y trouverons un moyen de faire d’excellentes choses, mais c’est le socialisme lui-même que nous dégagerons du collectivisme et de l’anarchisme, et, ainsi, c’est ce qu’il contient de pratique et de légitime que nous aurons séparé de ce qu’il contient de dangereux et d’utopique.


Parlerons-nous, en troisième lieu, de la question politique, et, en particulier, de « la réforme du régime parlementaire » ou de la « révision de la Constitution » ? M. Raymond Poincaré, dans un article de la Revue de Paris, a fait sur ce sujet de fort bonnes réflexions, et entre autres celle-ci, qu’« avant de réviser la Constitution on pourrait peut-être essayer de l’appliquer ». On peut encore se demander s’il appartient à une Chambre, ou même à deux, qui n’ont pas été nommées tout exprès pour cela, de modifier une Constitution ? et on peut discuter si la suppression du Sénat par la Chambre, — puisque enfin c’est à peu près tout ce que demandent les révisionnistes, — ne serait pas une sorte de « coup d’État » ou de « révolution » ? Voulons-nous en courir l’aventure pour l’unique satisfaction de venger l’amour-propre de M. Léon Bourgeois ? On essaie bien d’élever la question : « C’est la majorité réactionnaire de l’Assemblée nationale qui a rédigé la Constitution de 1875, nous dit-on. Elle a très résolument voulu créer sous le nom de République une institution toute semblable à une monarchie constitutionnelle, et rendu aussi indirect, aussi difficile que possible, l’exercice de la souveraineté des citoyens. » Mais, en vérité, la bonne plaisanterie ! Quelle souveraineté, que celle qui consiste à déposer tous les quatre ans un bulletin dans une boîte ! un bulletin blanc, quelquefois ! et qu’aurait-elle de plus effectif si, tous les neuf ans, je crois, nous en déposions un autre dans une autre boîte ? Mais les plus naïfs eux-mêmes des électeurs commencent à s’en apercevoir, qu’ainsi conçu, « l’exercice de leur souveraineté » n’est qu’une pure mystification ; et si l’on veut vraiment réviser ou réformer, il n’y suffit pas de « définir plus exactement le rôle des deux Chambres » ; ou de « rétablir entre le Sénat et le suffrage universel un bien plus direct » ; ou de « prévoir les conflits entre les deux Chambres et d’en assurer le règlement dans le sens des volontés de la nation souveraine ». C’est le suffrage universel qu’il faut organiser, et voilà ce qu’on devrait tenter[2].

De toutes les questions politiques proprement dites, il n’y en a pas de plus urgente ni dont nos législateurs semblent pourtant se moins soucier. Partout ailleurs on s’en est occupé. La Suisse a le referendum et la Belgique le vote plural. On a essayé en tel endroit d’organiser « la représentation des minorités », et ailleurs « la représentation des intérêts professionnels ». Nous, en France, tout ce que nous avons fait, dans les grandes occasions et pour de purs intérêts de parti, ç’a été de passer tour à tour du scrutin d’arrondissement au scrutin de liste et du scrutin de liste au scrutin d’arrondissement. C’est trop peu ! ou plutôt ce n’est rien ! Nous osons dire que la Chambre qui se donnerait enfin pour tâche d’organiser le nombre, et, — sans toucher à l’universalité du droit de suffrage, mais, au contraire en l’étendant encore, — qui se proposerait d’en conformer l’exercice et l’usage aux principes de la plus simple équité, nous aurait rendu plus de services qu’aucune depuis longtemps. Mais, hélas ! trop d’intérêts personnels s’y opposent, que l’on déguisera comme toujours sous de beaux noms. On continuera de parler des « volontés de la nation souveraine », et, pour quelques centaines de voix qu’on aura eues de plus qu’un concurrent, on se croira des droits, on s’en attribuera du moins à tyranniser tout ce qu’il représente. C’est le spectacle auquel nous assistons depuis déjà bien des années, et s’il était pour quelque chose dans cette indifférence, et cette lassitude, et ce dégoût dont nous parlions, y aurait-il lieu de s’étonner ?

En attendant, et faute de mieux, essaiera-t-on seulement de quelques palliatifs, comme de « restreindre le droit d’amendement », ou d’une manière plus générale « l’initiative parlementaire » ? limitera-t-on la durée des sessions ? empêchera-t-on le « législatif » d’empiéter sur « l’exécutif », et au besoin sur le « judiciaire » ? Augmentera-t-on le pouvoir du président de la Chambre ? ou diminuera-t-on le nombre des députés ? Toutes ces questions, à vrai dire, n’intéressent guère que les politiciens ; et nous n’avons pas, nous qui ne sommes ni députés, ni candidats, mais simples électeurs, à nous en préoccuper, ni même peut-être à les poser. On nous mettrait en demeure de les résoudre ! et ce serait le monde renversé. Chambres et ministères, nous ne leur demandons que de faire de bonne besogne. A eux de s’arranger entre eux ! « On oublie trop aujourd’hui que le gouvernement a un double rôle, un double devoir, disait M. Méline à Remiremont : ce n’est pas seulement d’aider les Chambres à légiférer, c’est aussi de gouverner, c’est-à-dire de porter son attention et ses efforts sur le dehors, sur toutes les affaires qui intéressent le pays. » C’est à la Chambre qu’il faudra dire cela, non à nous, qui n’en pouvons mais ; et qui ne demandons qu’à voir « le gouvernement gouverner » mais qui ne pouvons vraiment pas lui en procurer les moyens.

Il nous resterait à examiner une dernière question, qui est la plus obscure et la plus redoutable de toutes ; qu’on ose à peine poser, tant il est difficile et délicat d’y répondre ! qui existe pourtant ; et qu’on ne saurait affecter d’ignorer. C’est la question de l’extension ou de l’expansion coloniale, et de ses rapports ou de sa liaison avec la situation de la France en Europe. Pouvons-nous, avec une population de 38 000 000 d’habitans et dans l’état de nos finances, suffire à la double ambition que nous nous sommes imposée, d’être à la fois une grande puissance continentale, et une grande puissance coloniale ? Nos lecteurs se rappelleront peut-être avec quelle ampleur de vues et quelle noblesse de langage, il n’y a pas encore deux ans[3], le duc de Broglie, ici même, avait posé le problème. « Il n’est aucun des avantages qu’on nous fait espérer de nos domaines lointains, disait-il, qu’il ne faille, d’un commun aveu, renvoyer à une échéance presque séculaire » ; et il se demandait si, ce que nous croyons avoir fait en ce sens pour accroître nos forces, n’avait pas plutôt et pour longtemps ajouté à notre faiblesse. C’est cependant un point sur lequel nous n’avons rien trouvé de bien précis ni de bien clair dans les programmes des candidats ou dans les discours de nos ministres. « Notre empire colonial s’étend tous les jours », nous dit-on, et nous, nous voudrions savoir une bonne fois si ce n’est pas aux dépens de notre force intérieure. « Le moment est venu de tirer parti de ces espaces immenses », ajoute-t-on ; et par hasard cela voudrait-il dire qu’on n’en a jusqu’ici rien tiré ? « Il faut créer toute une organisation, ajoute-t-on encore, commerciale, financière, administrative. » Nous ne l’avons donc pas ? et comment la « créerons-nous » ? Mais encore un coup, puisque ceux qui savent le fond des choses, ou qui devraient le savoir, ne se sont pas expliqués sur tous ces points, nous imiterons leur réserve ; et nous nous contenterons, comme nous le disions, d’avoir indiqué la question. La nouvelle Chambre la trouvera-t-elle indigne de son attention ?


Ni les démarches du pape Léon XIII, ni celles des grandes puissances, ni la longanimité dont l’Espagne a fait preuve, ni les dispositions personnellement pacifiques, — autant du moins qu’on les connaisse, — du président Mac-Kinley et d’une partie du peuple américain lui-même, n’ont réussi à empêcher la guerre d’éclater entre les États-Unis et l’Espagne. La presse, une certaine presse américaine, qui semble avoir joué depuis deux ans dans cette affaire un rôle considérable, et lucratif autant qu’odieux ; le Sénat, le Congrès qui, pas plus à Washington qu’ailleurs, s’ils sont une « sélection » ne sont celle du mérite ou de l’expérience ; le sentiment populaire, toujours facile à émouvoir et, quand on l’a une fois ému, plus difficile à maîtriser, ont été les plus forts ; — et le bombardement de Matanzas a donné le signal des hostilités.

Ce que sera cette guerre, quand et comment elle se terminera, quelles en seront les conséquences, on ne saurait le dire ; et il y a tout lieu de croire qu’elle nous réserve plus d’une surprise, de toute nature. Aucun ami de l’Espagne ne la suivra sans une sympathie mêlée d’inquiétude, et aucun ami des Américains sans quelque tristesse. A n’envisager les choses que du point de vue européen, l’Espagne a le droit pour elle, ou plutôt tous les droits, y compris celui du premier occupant ; et, sous la menace d’une lutte prodigieusement inégale, elle s’est montrée digne de ses traditions d’héroïsme chevaleresque. Il y a de la grandeur dans la résignation fière avec laquelle elle a poussé les concessions jusqu’aux dernières limites ; il y en a, dans l’explosion de colère patriotique par laquelle, sans en vouloir entendre davantage, elle a répondu à l’ultimatum américain ; il y en a dans la soudaineté même, et la sincérité, avec laquelle tous les partis, oubliant leurs divisions, se sont unis pour la défense de l’honneur national attaqué. Mais, d’autre part, il y a bien aussi quelques Cubains dans l’affaire, qui mettent en avant de terribles griefs, et qui ne font après tout, en secouant le joug de la métropole, s’ils ne peuvent plus le supporter, que ce que le Pérou, jadis, ou le Mexique ont fait. Et puis, quand les Américains déclarent qu’ils n’ont pris les armes qu’au nom de leurs intérêts gravement compromis ou lésés, et au nom de l’humanité, nous devons les en croire, sauf d’ailleurs à penser qu’ils en eussent pu trouver d’autres moyens et, en raison même de leur supériorité de ressources et de puissance, montrer plus de patience. La guerre était-elle vraiment inévitable ? et la « pacification » de la grande île n’eût-elle pu s’opérer d’une manière moins belliqueuse et surtout plus diplomatique ?

Toutes ces réflexions sont sans doute inutiles, mais on ne peut s’empêcher de les faire. L’opinion française, en penchant, comme il semble, et peut-être un peu trop, du côté de l’Espagne, ne saurait oublier qu’en dépit des vicissitudes de la politique, il y a plus d’un lien d’ancienne amitié entre la France et l’Amérique. Il nous faut maintenant attendre les événemens ! en souhaitant, — non seulement pour l’Espagne et pour les États-Unis, mais pour le monde entier, — que la guerre soit courte, et, si l’Espagne devait perdre Cuba, que les Américains ne tirent du moins de leur triomphe d’autre profit que de l’avoir remporté.


Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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  1. Voyez dans la Revue du 15 janvier 1897 l’article de M. Alfred Fouillée sur les Jeunes criminels, l’École et la Presse.
  2. Voyez sur cette question de l’Organisation du suffrage universel, dans la Revue des 1er juillet, 15 août, 15 octobre, 15 décembre 1895, et des 1er avril, 1er juin, 1er août et 1er décembre 1896, les articles de M. Charles Benoist.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1896, l’article intitulé : Vingt-cinq ans après.