Chronique de la quinzaine - 30 avril 1904

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Chronique n° 1729
30 avril 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril.


L’accueil qui a été fait à Rome et à Naples à M. le Président de la République a produit en France une heureuse impression : il ne reste plus rien désormais des nuages qui s’étaient élevés entre la France et l’Italie. Au fond, les deux pays n’ont sur aucun point du monde des intérêts nécessairement en conflit, et la preuve en est qu’aussitôt qu’ils ont sincèrement voulu les concilier ils y sont parvenus sans beaucoup de peine. Il faut rendre justice à la diplomatie des deux gouvernemens : c’est à elle que nous devons les résultats déjà obtenus. Nous en sommes reconnaissans à M. Delcassé et à M. Barrère, pour ne citer que les nôtres ; mais nous savons aussi quels ont été, de l’autre côté des Alpes, les bons ouvriers du rapprochement. Enfin le roi Victor-Emmanuel et M. Loubet ont le droit de se dire l’un à l’autre qu’ils ont eu une part prépondérante dans le succès d’une politique qu’ils ont voulue, préparée, et finalement consacrée.

Il y a chez nous unanimité de sentimens à cet égard. On nous permettra d’insister sur ce point, parce que les maladroites polémiques de quelques-uns de nos journaux pourraient faire naître dans les esprits quelque doute à ce sujet. Tout le monde en France se réjouit de voir l’amitié de la France et de l’Italie renouée ; mais il faut bien avouer que tout le monde ne le fait pas pour les mêmes motifs. La grande majorité des Français ne voit qu’une chose dans le rapprochement, à savoir le rapprochement lui-même ; mais d’autres se préoccupent seulement des intérêts particuliers de leur parti, et on pourrait croire, à les entendre ou à les lire, que le reste leur soit indifférent. Il faut qu’on le sache de l’autre côté des Alpes, la France entière est en ce moment d’accord avec son gouvernement. Sans doute il en serait autrement s’il était vrai qu’il y eût dans le voyage du Président de la République une intention offensante pour le Souverain Pontife. Beaucoup de Français se demanderaient alors ce qu’a fait le Pape pour mériter de notre part une semblable attitude, et ils auraient à exprimer non seulement des réserves, mais des protestations légitimes. Nous n’avons nullement à nous plaindre, et cela depuis longtemps, de le politique du Saint-Siège à l’égard de la France, ni même de son gouvernement. Dès lors, comment admettre que M. le Président de la République se soit proposé, en allant à Rome, d’ajouter quelque chose aux tristesses du Saint-Père ? Il n’a jamais eu l’intention qu’on lui prête, et nous sommes convaincus que, si son voyage devait produire sur l’esprit de Pie X la pénible impression qui cause tant de joie à nos radicaux et à nos socialistes, il serait le premier à le regretter.

La vérité sur cette affaire est bien connue. Ce n’est pas M. le Président de la République qui s’est refusé à faire une visite au Pape, mais bien celui-ci qui a fait entendre qu’il ne pourrait pas s’y prêter. S’il y avait là quelque chose de personnel au gouvernement de la République et à son représentant officiel, nos radicaux socialistes pourraient pour la première fois y relever un grief contre le Pape. Mais il n’en est rien. Le Pape et le Président sont dominés l’un et l’autre par une situation qu’ils n’ont point faite et dont ils subissent les conséquences. Les deux prédécesseurs de Pie X ont établi une règle à laquelle il croit devoir rester fidèle, et qui consiste à ne pas recevoir au Vatican les chefs d’État catholiques venus à Rome comme hôtes du roi d’Italie. Le Pape estime que, s’il accueillait un chef d’État catholique venant du Quirinal, il paraîtrait reconnaître comme légitime l’établissement de la maison de Savoie à Rome, et c’est un fait contre lequel il ne cesse pas de protester. Nous n’avons, quant à nous, ni à nous associer à cette protestation, ni à la combattre. Nous acceptons les faits accomplis depuis trente ans. Personne en France ne rêve des restaurations auxquelles on a d’ailleurs cessé de croire. Cela étant, il y a quelque chose d’un peu puéril dans la satisfaction bruyante que manifeste chez nous la presse radicale-socialiste au sujet de la visite que M. Loubet n’a pas faite à Pie X. M. Loubet n’a pas exprimé le désir d’être reçu par lui parce qu’il savait fort bien qu’il ne pouvait pas l’être et ne le serait pas. Nos radicaux se trompent d’ailleurs grandement lorsqu’ils disent que le gouvernement et le peuple italiens auraient vu dans une visite du Président au Saint-Père une démarche désobligeante et même injurieuse pour eux. Pourquoi en serait-il ainsi ? Pourquoi nos voisins et amis qui n’élèvent aucune objection contre les visites courtoises faites au Pape par Guillaume II ou par Edouard VII, jugeraient-ils différemment celle que pourrait lui faire M. Loubet ? Auraient-ils à notre égard des exigences qu’ils n’ont pas à l’égard des autres ? Nous sommes portés à croire qu’ils seraient plutôt satisfaits de voir le Pape faire fléchir une première fois la règle qu’il a posée : ils en tireraient aussitôt des conséquences heureuses pour eux, et en concluraient que Pie X n’est plus aussi intransigeant que ses devanciers au sujet de la présence du roi d’Italie à Rome. C’est une satisfaction que celui-ci n’a pas jugé à propos de leur donner. Mais les Italiens sont ingénieux ; ils tirent parti de tout ce qui arrive. Si M. Loubet était allé au Vatican, ils auraient dit que le Pape s’inclinait devant les faits accomplis. M. Loubet n’y va pas, et ils disent que c’est la France qui les accepte et les consacre. Tout est donc et ne pouvait être que pour le mieux, au moins en ce qui les concerne. Ils s’en réjouissent, et nous nous en réjouissons avec eux.

Ce sentiment est chez nous général, et c’est pour cela que nous nous élevons contre la prétention des radicaux qui cherchent à s’en attribuer le monopole. Ils veulent, disent-ils, rétablir l’unité morale de la France, et lorsqu’ils voient cette unité se produire sur un point, ils s’empressent de la rompre, ou du moins de le tenter. Il faut à tout prix que le voyage de M. Loubet à Rome leur serve à combattre leurs adversaires en France, et ils n’y trouvent qu’un prétexte à crier : Sus aux modérés ! Les modérés ne sont pas moins heureux qu’ils ne le sont eux-mêmes du voyage et de son succès : peut-être le sont-ils avec plus de désintéressement personnel. Ils aiment l’Italie pour elle-même, pour les services qu’elle a rendus à la civilisation universelle, pour la tournure de son génie, pour ses qualités généreuses, pour les avantages réciproques que les deux pays doivent retirer de leur entente, et non pas pour les petits profits qu’ils pourraient tirer eux-mêmes de la politique nouvelle dans l’intérêt de leur parti. A leurs yeux, le rapprochement est un fait important dans l’histoire de l’Europe, et la manière dont il est apprécié au dehors montre bien qu’ils ne se trompent pas. La France, alliée fidèle de la Russie, amie de l’Italie et de l’Angleterre, en bons rapports avec toutes les autres puissances, sortie de l’isolement auquel on l’avait longtemps condamnée, voit en tout cela une garantie de plus pour le maintien de la paix, ou pour la localisation de la guerre sur un seul point du monde : et ce sont là des résultats dont il lui est permis de s’applaudir.

La France, disons-nous, amie de l’Angleterre. En effet, avec l’Angleterre aussi ses relations viennent de se resserrer à la suite des conventions et arrangemens que nous avons annoncés il y a quinze jours, mais qui venaient à peine d’être signés alors, et dont il nous a été impossible de parler comme il convenait.

Nous ne le pouvons même pas aujourd’hui : le cadre d’une seule chronique est trop étroit pour cela. Nos arrangemens avec l’Angleterre touchent à une infinité d’objets : nous devons nous contenter d’en indiquer le sens général. Dans leur ensemble, ils nous ont paru équitables, et il faut bien qu’ils le soient puisqu’ils ont été accueillis favorablement des deux côtés du détroit. Ceux mêmes qui, en France, ont une tendance naturelle et en quelque sorte instinctive à croire que, dans tout accord avec l’Angleterre, nous devons nécessairement avoir été dupes, se sont tus cette fois ou n’ont exprimé que de timides réserves. Aussi gardons -nous toute notre liberté d’esprit pour reconnaître ce qu’il y a de satisfaisant et d’heureux dans le fait même que la France et l’Angleterre aient pu résoudre d’une manière amicale et loyale la plupart des difficultés pendantes entre elles. Nous avons toujours été partisans de cette entente, qu’on appelait autrefois cordiale, entre les deux pays : on y a mis longtemps bien des entraves, et nous ne rechercherons pas à qui la faute en est particulièrement imputable. Ce qui vient de se faire aurait été impossible il n’y a pas encore beaucoup d’années, peut-être même beaucoup de mois. Pourquoi ? Est-ce parce que les questions n’étaient pas les mêmes ? Non apparemment : ce ne sont pas les choses qui ont changé, mais les hommes, et on a vu alors qu’il n’y a rien d’impossible à une bonne volonté forte et sincère, ou plutôt à deux volontés de ce genre lorsqu’elles agissent en commun. On assure qu’au-dessus de toutes, celle du roi Edouard VII s’est exercée d’une manière active et efficace : les deux pays doivent lui en savoir gré. Nous parlions en effet, il y a un moment, des conditions les plus propres à maintenir dans le monde ce qui y reste encore de paix, et sans doute le rapprochement de la France et de l’Italie fera beaucoup pour cela ; mais l’amitié de la France et de l’Angleterre apparaît, pour la solution de ce problème, comme un facteur d’une puissance prépondérante, lorsqu’on songe qu’elles ont l’une et l’autre de grands intérêts en Extrême-Orient ; que l’une est l’alliée de la Russie et l’autre l’alliée du Japon ; et qu’elles peuvent, à un moment donné, contribuer à la cessation de la guerre ou au règlement de ses conséquences. Nous n’en sommes malheureusement pas encore là. Mais, avec un présent troublé et un avenir incertain, l’amitié des deux pays, qui aurait été en tout temps un bienfait pour le monde aussi bien que pour eux-mêmes, présente un caractère particulier de convenance et d’opportunité. Eussions-nous fait quelques sacrifices pour atteindre ce résultat, qu’il faudrait encore se féliciter de l’avoir atteint.

Les arrangemens conclus se divisent en trois groupes principaux : 1° Terre-Neuve-Afrique ; 2° l’Egypte et le Maroc ; 3° le Siam.

Nous ne parlerons que pour mémoire des jalons plantés en vue d’une entente future aux Nouvelles-Hébrides, et du retrait fait par l’Angleterre de la protestation qu’elle avait élevée contre les droits de douane établis par nous à Madagascar. Ce ne sont pas choses négligeables, mais ce sont choses secondaires à côté de celles dont il nous reste à dire un mot.

Terre-Neuve était une question délicate entre nous. Il faut rendre à l’Angleterre la justice qu’elle n’a jamais contesté, qu’elle a toujours reconnu, et qu’elle a constamment fait respecter, non parfois sans difficultés pour elle, les droits que le traité d’Utrecht nous avait attribués, en 1713, sur une partie très considérable des côtes de Terre-Neuve, et que des traités subséquens avaient encore développés. Cependant, on pouvait prévoir qu’un jour viendrait où il serait impossible de maintenir un état de choses infiniment plus onéreux à la colonie de Terre-Neuve qu’il ne nous était profitable, et contre lequel le temps avait déjà travaillé et continuait de travailler avec une force de transformation et de destruction plus puissante que tous les accords diplomatiques. Nos droits étaient incontestables et incontestés : ils n’avaient d’autre défaut que d’être contre nature. Ils consistaient essentiellement en ceci : que nous avions seuls, à l’exclusion des Terre-Neuviens eux-mêmes, le droit de pêcher dans les eaux du french shore, et d’utiliser la côte pour le séchage et la préparation du poisson. Nous ne pouvions, à la vérité, élever sur le rivage que des constructions légères qui ne survivaient pas à la saison ; mais les Terre-Neuviens, eux, ne pouvaient rien y construire du tout, et la moitié de leurs côtes était frappée par là d’une servitude qui devenait de jour en jour plus intolérable. Elle ne l’était pas au moment où a été signé le traité d’Utrecht, il y a près de deux cents ans. La population de la colonie était alors peu développée. Le french shore était un désert, sur lequel nos pêcheurs pouvaient établir leurs constructions volantes sans gêner personne, de même qu’ils ne trouvaient pas de concurrens dans les eaux territoriales. Mais, peu à peu, la situation a changé. La population de Terre-Neuve a décuplé, a centuplé : l’île est devenue trop étroite pour ses habitans. En même temps que le progrès matériel, est venu le progrès moral. Terre-Neuve a eu un gouvernement à peu près autonome, avec un parlement légitimement soucieux et jaloux des intérêts du pays ; et alors les difficultés ont commencé. Elles ont été sans cesse en augmentant. L’Angleterre a pu craindre sérieusement que Terre-Neuve ne se détachât d’elle pour se donner au Canada ou aux États-Unis, si elle n’obtenait pas satisfaction. Depuis quelque temps, on avait établi un modus vivendi qui devait être renouvelé tous les ans et qui l’était en effet par le parlement de Terre-Neuve, mais, chaque fois, avec une résistance plus grande. On sentait que la corde trop tendue finirait inévitablement par se rompre : il était temps d’aviser.

Ce qui rendait nos droits encore plus intolérables, c’est que, en fait, nous avions presque cessé de les exercer dans la partie qui nous était utile, tout en les maintenant dans celle qui était onéreuse aux Terre-Neuviens. Le poisson, c’est-à-dire la morue que nous pêchions autrefois dans les eaux du french shore, les avait désertées pour un motif inconnu, et nous allions pêcher en pleine mer, sur ce qu’on appelle le Grand-Banc. Toutefois, comme la morue pouvait revenir dans les eaux du french shore par un de ces déplacemens dont la loi est restée mystérieuse, nous maintenions à l’encontre des colons toutes les servitudes dont leur territoire était frappé. Naturellement, ils cherchaient à y échapper ; ils construisaient sur le french shore ; parfois même ils nous demandaient et nous leur donnions l’autorisation de le faire ; mais c’étaient des difficultés sans cesse renouvelées. Si nous leur en faisions, ils nous en faisaient aussi. Faute de morues, nous nous étions mis à pêcher des homards. Ils ont inventé alors contre nous que le homard n’était pas un poisson, mais un crustacé, et que nous ne le pêchions pas, mais que nous le captions, toutes choses qui n’étaient pas prévues par le traité d’Utrecht. Ce qui était plus sérieux, c’est le reproche qu’il s’nous adressaient de construire sur le rivage, pour le séchage et la préparation du homard, des établissemens permanens. Enfin, ce qui était plus grave, c’est qu’ils refusaient de vendre à nos pêcheurs la boëtte, c’est-à-dire l’appât indispensable à leur industrie. Le parlement avait voté un bill à cet effet. On le voit, entre Terre-Neuve et nous, si ce n’était pas l’état de guerre, c’était celui de vexations continuelles. Il fallait en finir.

A plusieurs reprises, il en avait été question, mais toujours sans succès. A l’indemnité pécuniaire que l’Angleterre se montrait disposée à donner à nos pêcheurs, nous lui demandions d’ajouter au profit de la France elle-même une indemnité territoriale, puisqu’il s’agissait pour elle de renoncer à des servitudes territoriales. Mais c’est à quoi elle n’avait jamais voulu consentir. Il n’en a plus été de même cette fois. Le gouvernement anglais nous a accordé en Afrique trois petits territoires. Nous aurions préféré qu’il nous concédât la Gambie, qui forme une enclave dans nos colonies de l’Afrique occidentale : il ne nous en a cédé qu’une parcelle, mais cette parcelle nous permet d’accéder à la partie navigable du fleuve, ce qui est pour nous un avantage appréciable. Il nous a accordé en second lieu une rectification de frontière entre le Niger et le lac Tchad. La frontière avait été tracée autrefois dans des conditions si défectueuses que, faute de routes avec des puits, il y avait solution de continuité entre nos divers territoires : nous aurons désormais une route qui en reliera les parties les unes aux autres. Enfin, on nous cède les îles de Lôs en face de Konakry. Tout cela n’est, si l’on veut, que de la petite monnaie territoriale : ce sont néanmoins des territoires, c’est-à-dii-e ce qu’on nous avait refusé jusqu’à ce jour. Nos pêcheurs, bien entendu, seront indemnisés pécuniairement, dans des conditions qui offrent des garanties suffisantes. Cette question de Terre-Neuve, il ne faut pas hésiter à le dire, est résolue convenablement et honorablement : peut-être même, est-ce la partie de nos arrangemens qui offre le moins de prise à la critique. Qu’on nous passe le mot, c’est pour nous une épine hors du pied. Nous conservons la liberté de pêcher, comme les Terre-Neuviens eux-mêmes, dans les eaux de l’ancien french shore, et non seulement la morue, mais encore le homard. Nous ne perdons que le droit d’utiliser le rivage pour la première préparation du poisson. Enfin on ne fera plus de difficultés pour nous vendre la boette. Nous gardons, par conséquent, à Terre-Neuve une situation privilégiée : nous n’y perdons qu’un privilège exorbitant.

La partie de nos arrangemens qui se rapporte au Maroc et à l’Egypte, — entre lesquels on a établi, soit dit en passant, un parallélisme que nous aurions préféré moins régulier, — soulève des questions plus complexes. Depuis qu’il est ministre des Affaires étrangères, M. Delcassé n’a jamais perdu de vue la question marocaine, et il a mis une grande ténacité à la résoudre, tantôt par un moyen, tantôt par un autre. On sait qu’il s’est déjà entendu avec l’Italie pour qu’elle se désintéressât du Maroc : en retour, il lui a dit que la France n’avait aucune vue sur la Tripolitaine. Mais il restait encore d’autres puissances à désintéresser, l’Espagne par exemple et l’Angleterre, et on devait y trouver plus de difficultés. S’il y a eu des pourparlers avec l’Espagne, ils n’ont pas abouti. Des négociations plus heureuses ont été poursuivies avec l’Angleterre, et nous en connaissons aujourd’hui le résultat. Il peut se résumer en un mot : l’Angleterre, elle aussi, à son tour, se désintéresse du Maroc, et se borne à nous recommander les intérêts de l’Espagne, Elle fait deux réserves auxquelles nous avons consenti : la première est que, sur une étendue assez considérable des côtes marocaines, à gauche et à droite du détroit de Gibraltar, il ne sera pas fait de fortifications ; la seconde que le régime douanier établi par les traités existans sera maintenu pendant trente années. Tels sont les engagemens que l’Angleterre prend envers nous au Maroc : nous verrons dans un moment ceux que nous prenons envers elle en Égypte. Mais, disons-le tout de suite, il s’en faut de beaucoup que cette question du Maroc ne laisse aucune appréhension dans notre esprit. Elle est très loin d’être réglée. Puisse-t-elle l’être seulement par la diplomatie ! C’est notre désir le plus vif, et c’est l’espérance de notre gouvernement ; mais nous avons des doutes à cet égard.

Il est si facile de commettre des fautes au Maroc que ce serait merveille si nous n’en commettions aucune : or chacune peut entraîner des conséquences très longues et très lourdes. Le pays, on le sait, est le contraire d’un pays organisé et centralisé ; l’anarchie seule y règne ; on n’y perçoit l’impôt qu’à coups de fusil. La population est fanatique et guerrière, mal armée heureusement et divisée ; mais, en ce qui concerne ces divisions, qui sait si elles ne s’effaceront pas devant l’étranger chrétien ? Nous ne pouvons donner ici que des indications rapides et sommaires : toutefois il est peu vraisemblable que la question du Maroc, telle qu’elle est posée, soit résolue par des procédés purement pacifiques, et les autres risquent de nous coûter cher et de nous conduire loin. Nous lisons le passage suivant dans la dépêche que lord Lansdowne a écrite à sir Ed. Monson, et qui sert en quelque sorte de préface au Livre bleu anglais publié sur nos arrangemens : « La France est prête à faire tous les sacrifices et à encourir toutes les responsabilités qu’implique l’objet de mettre fin à l’état d’anarchie existant sur les frontières d’Algérie. Le gouvernement de Sa Majesté n’est pas préparé à assumer de telles responsabilités ou à faire de tels sacrifices, et, en conséquence, il. a volontiers admis que, si une puissance européenne quelconque doit avoir une influence prépondérante au Maroc, cette puissance est la France. « Peut-être y a-t-il là quelque ironie. Peut-être lord Lansdowne a-t-il cédé au penchant assez habituel aux ministres anglais de déprécier ce à quoi ils renoncent. Lord Salisbury en a donné autrefois des exemples mémorables. Sans doute aussi faut-il tenir compte de ce fait que la lettre de lord Lansdowne s’adresse plus au public et au parlement britanniques qu’à sir Ed. Monson : elle n’en contient pas moins un avertissement discret, et les oreilles un peu sensibles doivent l’entendre. Il en est de même d’un autre passage, où lord Lansdowne parle de l’Espagne. On lit dans ce texte de l’arrangement : « Les deux gouvernemens, s’inspirant de leurs sentimens sincèrement amicaux pour l’Espagne, prennent en particulière considération les intérêts qu’elle tient de sa position géographique et de ses possessions territoriales sur la côte marocaine de la Méditerranée, et au sujet desquels le gouvernement se concertera avec le gouvernement espagnol. » Quel sera le caractère de ce concert ? « Une troisième condition, dit lord Lansdowne à sir Ed. Monson, a trait à l’Espagne. Une reconnaissance adéquate et satisfaisante des intérêts espagnols, politiques et territoriaux, a été dès le début, dans l’esprit du gouvernement de Sa Majesté, un élément essentiel de tout règlement de la question du Maroc. L’Espagne a des possessions sur la côte marocaine, et l’étroite proximité des deux pays a fait naître, du côté du gouvernement et du peuple espagnol, l’attente raisonnable qu’il serait tenu un compte spécial des intérêts espagnols dans tout arrangement ayant trait à l’avenir du Maroc. Le gouvernement de Sa Majesté a constaté avec satisfaction que, en tant qu’il s’agit du principe en question, les deux gouvernemens sont entièrement d’accord, et que c’est l’intention du gouvernement français, comme du gouvernement britannique, de veiller à ce que la considération spéciale que tous les deux reconnaissent être due à l’Espagne ne lui soit pas moins témoignée en ce qui concerne les questions de forme qu’au point de vue de ses intérêts matériels. » Et plus loin : « Finalement, en ce qui concerne l’Espagne, les deux gouvernemens constatent qu’ils ont admis que ce pays a des intérêts exceptionnels sur certains points du Maroc et que ces intérêts doivent être respectés par les deux puissances. Le gouvernement français s’est proposé d’arriver à une entente avec l’Espagne quant à la manière dont cette stipulation pourra être exécutée, et de communiquer au gouvernement de Sa Majesté les termes de l’arrangement qui pourra être conclu dans cette intention. » Tout cela est vague, sauf l’obligation finale que nous aurions acceptée, bien qu’elle ne soit pas dans l’arrangement, de constituer l’Angleterre juge de nos concessions à l’Espagne. Quelles que soient ces concessions, l’Espagne les trouvera-t-elle suffisantes ? Et quelles qu’elles soient aussi, il faut dire nettement que, dans le cas où la constitution politique et territoriale future du Nord de l’Afrique nous donnerait pour voisins à l’Est les Italiens et à l’Ouest les Espagnols, nous pourrions bien avoir à regretter un jour les voisinages inoffensifs qui assurent en ce moment la sécurité de l’Algérie.

Nous avons demandé le Maroc, l’Angleterre nous l’abandonne ; elle nous demande l’Egypte, nous la lui abandonnons. Elle y est à la vérité depuis plus de vingt ans, et tant de fautes, au moment initial et depuis, ont été commises par nous sur ce terrain, qu’il est devenu difficile d’échapper désormais à leurs conséquences. Nous consentons à une telle transformation de la Caisse, de la Dette qu’elle ne sera plus que l’ombre d’elle-même. Encore une institution dont nous avons bien mal su nous servir ! Nous avions fait reconnaître par les tribunaux notre droit de mettre opposition à l’emploi que le gouvernement anglo-égyptien voulait faire des réserves de la Caisse. Rien de mieux ; mais, le lendemain, il aurait fallu montrer de la bonne volonté, de la bonne grâce même à l’Angleterre, et entrer en relations permanentes avec elle sur l’utilisation des réserves, en vertu du principe do ut des. Au lieu de cela, nous avons veillé sur les réserves à la manière du chien du jardinier qui n’en use pas et empêche les autres d’en user, jusqu’au moment où nous livrons tout à la fois, et les réserves démesurément accrues, et la Caisse elle-même où elles ne se reformeront plus, et qui perdra d’ailleurs le caractère d’une institution diplomatique. Ce n’est pas un reproche que nous adressons aux négociateurs d’hier, ou du moins ce reproche s’adresse beaucoup plus au passé qu’au présent. Peut-être ne pouvait-on pas faire aujourd’hui autrement qu’on n’a fait. Mais on ne saurait se méprendre sur le caractère de nos concessions. Au surplus, la lettre de lord Lansdowne est, encore sur ce point, très explicite. Après avoir dit que le traité autorise le gouvernement britannique à nommer des consuls dans les cités et les ports du Maroc et à établir la juridiction consulaire sur les sujets britanniques, la lettre continue ainsi : « Il est nécessaire que j’ajoute quelques mots au sujet des autres points sur lesquels les droits internes de souveraineté du gouvernement égyptien sont soumis à l’intervention internationale. Ce sont les conséquences du système connu sous le nom de capitulations. Il comprend la juridiction des cours consulaires et des tribunaux mixtes, ces derniers appliquant une législation qui exige le consentement de tous les États européens et de quelques autres non européens avant de pouvoir être modifiés. D’après l’opinion de lord Cromer, le temps n’est pas encore venu pour aucun changement organique dans cette voie, et le gouvernement de Sa Majesté n’a pas dès lors, dans les circonstances actuelles, proposé des changemens dans ce sens. Aussitôt que l’Égypte sera prête pour l’introduction d’un système législatif et judiciaire semblable à celui qui existe dans d’autres nations civilisées, nous avons des raisons suffisantes de compter sur la coopération française pour effectuer les changemens nécessaires. » Cela est clair. L’échéance que prévoit lord Lansdowne est sans doute lointaine, et sans doute elle n’arrivera que lorsque la contre-partie de ce qui se ferait en Égypte pourra se faire aussi au Maroc ; mais enfin elle arrivera, et on comprend la joie de l’Angleterre à la pensée que les dernières institutions européennes disparaîtront alors de l’Égypte. On ne saurait exagérer la gravité de cette concession. Cependant nous ne nous plaignons pas qu’on l’ait faite : nous l’avons dit en commençant, notre bonne entente avec l’Angleterre valait quelques sacrifices. En revanche, celle-ci consent à mettre immédiatement en vigueur le traité conclu, en 1888, pour le libre usage du canal de Suez, c’est-à-dire pour sa neutralisation. Est-ce encore la contre-partie de l’engagement que nous avons pris de ne pas fortifier la côte marocaine à l’est et à l’ouest du détroit de Gibraltar ? Quoi qu’il en soit, il faut l’accueillir avec satisfaction.

La place nous manque pour parler du Siam. Un mot suffit d’ailleurs, à savoir que l’arrangement de 1896, atténué ou obscurci par des interprétations subséquentes, devient enfin une réalité et recouvre toute sa valeur. Nous sommes libres à l’est du bassin du Ménam, de même que les Anglais le sont à l’ouest : une fois de plus l’équilibre est parfait.

On nous reprochera peut-être de ne pas imiter les ministres anglais et de ne pas assez déprécier ce à quoi nous renonçons. Il nous est impossible, en effet, de ne pas exprimer quelques regrets au sujet de l’Égypte, non plus que quelques appréhensions au sujet du Maroc. Mais cela n’altère pas notre jugement sur l’ensemble de nos arrangemens : favorable dès le début, il reste tel après réflexion. Comment se mettre d’accord sans se faire des concessions réciproques ? Nous en avons fait, et quelques-unes sont pénibles ; on nous en a fait, et c’est tant mieux pour l’Angleterre si les siennes le sont moins pour elle. Cela n’en diminue pas la valeur pour nous. Enfin, et par-dessus tout, l’entente est conclue ; rien désormais ne nous divise ; nous pouvons entrer dans une ère nouvelle où nous avons sans doute beaucoup à oublier, mais où nous avons aussi quelque chose à espérer. Le monde. Dieu merci ! est assez grand pour la France et pour l’Angleterre, et pour d’autres encore. C’est une vérité certaine : toutefois elle ne paraît telle que lorsque les préjugés et les préventions ont cessé de l’obscurcir.


La grève qui se poursuit en ce moment à Marseille contient une leçon digne de ne pas passer inaperçue : si elle est bien comprise, les souffrances infligées au monde du travail n’auront pas été tout à fait perdues. Les inscrits maritimes se sont mis en grève, pourquoi ? Parce qu’ils ont voulu que, sur les navires de commerce, le commandement dépendît d’eux. Se faisant les juges de leurs officiers, ils ont prononcé une sorte d’ostracisme contre celui-ci ou celui-là. C’est une prétention analogue à celle des ouvriers qui excluent de l’usine tel contre-maître, ou tel ingénieur, quand ce n’est pas le directeur lui-même : elle est ici plus grave, car sur un navire, la discipline doit être absolue. Qu’ont fait les officiers ? Ils se sont mis en grève à leur tour, et ont déclaré qu’ils ne la cesseraient que lorsque leur autorité sur leurs hommes aurait été pleinement reconnue et consacrée. Les inscrits ne s’attendaient pas à cette réplique ; ils croyaient avoir seuls des syndicats ; ils estimaient pouvoir seuls dicter des conditions. On leur montre le contraire, et ils en restent très déconcertés. Le jour où on appliquera aux syndicats et aux grèves le principe : similia similibus obs(ant, bien des choses changeront dans le monde du travail. On ne sait pas encore comment se terminera la grève de Marseille ; nous souhaitons que ce soit le plus tôt possible, car elle apporte un trouble, des souffrances et des ruines nouvelles dans une ville qui a été déjà bien éprouvée ; mais elle apporte aussi un élément nouveau dans les conflits de ce genre. Et l’expérience vaut la peine d’être poursuivie jusqu’au bout.


FRANCIS CHARMES


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.