Chronique de la quinzaine - 30 avril 1908

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Chronique n° 1825
30 avril 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Malgré les protestations contraires de la Confédération générale du travail et des syndicats qui s’y rattachent, il semble bien que le lock-out de la maçonnerie soit à peu près terminé, et que le dénouement en ait été conforme aux espérances des entrepreneurs. Si nous ne sommes pas plus affirmatif, ce n’est pas que le fait soit douteux pour nous, mais seulement parce que les conditions n’en sont pas encore définitivement connues. Combien d’ouvriers ont-ils repris le travail ? On ne le sait pas au juste ; les journaux donnent des chiffres différens ; toutefois, on est bien près de la vérité en disant que les deux tiers des ouvriers sont rentrés dans les chantiers aussitôt qu’ils leur ont été rouverts, et, depuis, le nombre des embauchages va sans cesse en augmentant. Les patrons se déclarent satisfaits. Ils ont dès aujourd’hui assez d’ouvriers et, s’il leur en faut demain davantage, ils ne seront pas embarrassés pour en trouver en province, où beaucoup d’entre eux sont restés ou sont retournés lorsque la crise a éclaté. Ce résultat, on peut le croire, ne fait pas l’affaire des agitateurs. Nous sommes à la veille du 1er mai, jour consacré en principe aux manifestations ouvrières : ils seraient heureux que ces manifestations prissent cette année un caractère plus accentué que celui qu’elles ont eu les précédentes. Et c’est pourquoi la situation reste pour le moment un peu indéterminée.

Mais ce qui est plus intéressant encore que la crise de la maçonnerie, c’est la tentative intelligente et généreuse des entrepreneurs en vue d’une organisation du travail qui, de leur industrie, pourrait s’étendre à beaucoup d’autres. Dès le premier jour du lock-out, les entrepreneurs ont annoncé qu’ils allaient faire aux ouvriers des propositions nouvelles, et on n’a pas tardé à comprendre que, dans leur pensée, il ne s’agissait pas seulement de résoudre les difficultés pendantes, mais encore d’en prévenir le retour par un ensemble de mesures appropriées. Combien de fois n’a-t-on pas entendu dire, soit du côté des ouvriers, soit du côté des patrons, que le travail était à l’état inorganique et qu’il était urgent de l’en faire sortir ! Les ouvriers cherchent à le faire au moyen de leurs syndicats et de la Confédération générale du travail : les patrons, en présence de l’exemple qui leur est donné, resteront-ils dans une inertie qui serait pour eux dangereuse ? Ils peuvent en sortir par deux moyens : ou par une organisation exclusivement patronale, comme celle des ouvriers est exclusivement ouvrière ; ou par une organisation mixte qui, comprenant à la fois des patrons et des ouvriers, les habituerait les uns et les autres à comprendre et à sentir la solidarité de leurs intérêts. Ce second type d’organisation est certainement le meilleur : c’est celui que les entrepreneurs de la maçonnerie ont préféré. Ils ont donc arrêté les lignes générales d’un projet d’Union entre eux et leurs ouvriers, Union qui serait une « œuvre de solidarité et de prévoyance, » et dont ils prendraient à peu près tous les frais à leur charge. Elle se composerait, en effet : 1° de membres sociétaires cotisans, — ce seraient les patrons ; — 2° de membres associés non cotisans, — ce seraient les ouvriers ; — 3° de membres honoraires qui, eux aussi, verseraient une cotisation. Les ouvriers, simples associés, n’auraient rien à payer. Il leur suffirait d’adhérer à l’Union, — d’où ils pourraient d’ailleurs se retirer quand ils le voudraient, — pour jouir des avantages qu’elle est destinée à leur procurer, avantages qui se rattachent à la création d’organisations : 1° contre la maladie et le chômage ; 2° au bénéfice des veuves et des orphelins ; 3° pour les retraites.

Et ce n’est pas tout. L’Union aurait encore pour objet de procurer à ses associés ouvriers, qu’ils soient ou non syndiqués, un minimum de salaire fondé sur un minimum de travail. Les patrons s’engagent à donner tout le travail dont ils disposent aux associés, et à ne recourir à d’autres que si le nombre des premiers était insuffisant pour assurer le travail. Les ouvriers s’engagent de leur côté à ne travailler, pendant la durée de leur contrat, que chez les entrepreneurs adhérens à l’Union. Toutefois, lorsque le minimum d’heures garanti par l’Union sera atteint, l’ouvrier sera libre de travailler pour d’autres entrepreneurs si l’Union n’a plus de travail à leur donner. Quelques personnes regrettent les corporations de l’ancien régime ; nous ne sommes pas de leur avis ; les corporations d’autrefois étaient fondées sur le privilège, comme la plupart des autres institutions de l’époque, et, de plus, il y régnait une lourde oppression. Tout est libre, au contraire, dans l’Union nouvelle que les patrons de la maçonnerie cherchent à organiser. L’ouvrier y entre et en sort comme il veut : le patron seul y est lié pour la durée de la société, qui est de trois ans, mais toujours renouvelable. L’Union de la maçonnerie, si elle parvient à se constituer, aura la plupart des avantages des anciennes corporations, sans en avoir les inconvéniens. Nous désirons vivement que la tentative réussisse : en tout cas, elle vaut la peine d’être mise à l’essai.

Enfin ouvriers et patrons prendront les uns envers les autres l’engagement de ne décider ni lock-out, ni grève, sans recours préalable à la conciliation et à l’arbitrage. Encore une innovation d’une grande importance. Nous ne sommes pas partisans, on le sait, de l’arbitrage obligatoire. L’idée d’arbitrage et l’idée d’obligation sont contradictoires et exclusives l’une de l’autre. C’est pourquoi la loi ne peut pas imposer l’arbitrage ; mais ce que la loi ne peut pas faire d’autorité, les deux parties peuvent le décider en toute liberté. On comprend très bien que patrons et ouvriers, dans un contrat librement débattu et consenti, décident que leurs différends seront soumis à des arbitres, et qu’ils promettent de s’incliner d’avance devant la sentence que ceux-ci rendront. Les statuts de l’Union ne vont pourtant pas aussi loin. Ils ne disent pas que sociétaires et associés s’inclineront devant la sentence arbitrale, mais seulement qu’ils la provoqueront et qu’ils l’attendront avant de recourir au lock-out ou à la grève. En réalité, il ne s’agit là que d’une tentative de conciliation, mais d’une tentative faite dans des formes et avec des délais qui permettront aux deux parties de se reconnaître et de réfléchir avant de se déclarer la guerre. Et c’est encore là une expérience qui mérite d’être faite. Encore une fois, on ne saurait trop approuver la tentative des entrepreneurs de la maçonnerie. Nous ne la donnons pas comme parfaite et définitive dans tous les détails. En pareille matière, on ne parvient pas à la perfection du premier coup. Il n’y a peut-être là qu’une première ébauche qui devra être reprise, remaniée, précisée ; mais il y a aussi une preuve incontestable d’intelligence et de bonne volonté. Les meneurs des syndicats ouvriers ont voulu y voir, au contraire, et y ont dénoncé un acte de perfidie raffinée. Ils y ont répondu par des déclamations et par des affiches révolutionnaires. Ils ont mis en garde les ouvriers contre la séduction qu’elle pourrait exercer sur eux. Malgré cela, on l’a vu, les deux tiers ont repris le travail.

Ils ont dû, auparavant, signer un règlement de chantier qui comporte de leur part un certain nombre d’engagemens. Leur adhésion à l’Union intéresse l’avenir ; il fallait pourvoir au présent ; c’était le plus pressé. Depuis la grève de 1906, les patrons ont opéré des majorations de salaires qui s’élèvent à 20 pour 100 : cependant, ils ont consenti à en faire encore quelques-unes au bénéfice de leurs ouvriers les plus humbles. Puis, ils ont posé un certain nombre de conditions qui leur paraissent « indispensables à l’existence de l’entreprise, » et ils ont demandé aux ouvriers d’y souscrire. Ces conditions sont : 1° la reconnaissance de l’autorité du chef de l’entreprise pour la direction des chantiers ; 2° le maintien de la journée normale de dix heures, du 1er mars au 31 octobre ; 3° l’équivalence du travail et du salaire. L’autorité du chef de l’entreprise va de soi, semble-t-il. On ne l’aurait pas contestée autrefois ; mais, depuis quelque temps, les syndicats ouvriers cèdent à des tendances et émettent des prétentions nouvelles : c’est à eux que la direction de l’entreprise doit appartenir, à eux qui représentent le travail, et non pas aux directeurs actuels qui, à les entendre, ne représentent que le capital. Les patrons ont beaucoup de peine aujourd’hui à lutter contre les empiétemens dont leur autorité est de plus en plus menacée ; ils luttent cependant, ils affirment leur droit. Quant au maintien de la journée de dix heures pendant huit mois de l’année, elle est certainement justifiée. En fait, la durée du travail est assez souvent diminuée par des accidens de climat et elle est sensiblement réduite pendant la morte-saison. On ne peut pas comparer le travail en plein air, que tant de causes interrompent ou ralentissent, au travail régulier que l’ouvrier fait dans les lieux couverts et dans les mines. La moyenne du travail pour le maçon, si on la prend sur l’ensemble de l’année, est très probablement inférieure à celle que fournissent les autres ouvriers. Mais les syndicats ne veulent rien entendre : pour eux, le travail de neuf heures est devenu un dogme. Enfin les patrons ont été obligés de poser un nouveau principe, celui de l’équivalence du travail et du salaire. Les ouvriers prétendent obtenir tous le même salaire, qu’ils soient laborieux ou paresseux, intelligens ou inintelligens, et enfin qu’ils travaillent dix heures, ou neuf, ou moins encore. Qu’on leur assure un minimum de salaire pour un minimum de travail, soit ; mais, cela fait, c’est-à-dire la vie matérielle strictement assurée, il est naturel et légitime que chacun soit récompensé suivant ses mérites, et payé suivant son travail. L’article 5 du règlement de chantier porte : « Les ouvriers devront produire une somme de travail en rapport avec le salaire payé. » Et l’article 6 dit : « Il ne sera payé à l’ouvrier que le nombre exact d’heures de travail accomplies par lui. » D’où il résulte que, si l’ouvrier cesse de travailler au bout de neuf heures, il lui sera payé neuf heures et non pas dix : de plus, il pourra être congédié, car il aura manqué au contrat qu’il avait librement accepté. C’est une garantie prise contre la brusque cessation du travail et contre le sabotage, c’est-à-dire contre le renouvellement des pratiques qui avaient obligé les patrons de recourir au lock-out.

Nous restons nécessairement dans les généralités ; mais ce que nous avons dit de l’Union et du règlement de chantier suffit à montrer ce que l’initiative prise par les patrons de la maçonnerie a d’original, et ce qu’elle aura de salutaire si elle réussit. Pourquoi ne réussirait-elle pas ? Beaucoup d’ouvriers commencent à se révolter contre la tyrannie de leurs syndicats et de la Confédération générale du travail. Ils n’osent pas encore le faire ouvertement, et peut-être ne l’oseront-ils pas de sitôt ; mais lorsqu’ils peuvent s’émanciper sans bruit, ils en saisissent volontiers l’occasion. Les injonctions syndicales ont été mal obéies dans cette dernière crise ; la majorité des ouvriers y a échappé. Sans doute le succès des patrons n’est pas complet ; mais il est réel, en dépit de quelques défections, peut-être inévitables. Il faut aussi tenir compte du fait que les entrepreneurs, pas plus que les ouvriers, ne sont pas tous syndiqués ; ceux qui ne le sont pas sont restés libres de continuer le travail et la plupart l’ont fait. Ni d’un côté, ni de l’autre, la bataille n’a été engagée sur toute la ligne : dès lors, les résultats ne pouvaient être que partiels. Néanmoins, tout fait croire que la lutte est terminée, et quelque chose y survivra, à savoir la première esquisse de l’organisation du travail hardiment tracée par les entrepreneurs de la maçonnerie. Il y a peut-être là un germe d’avenir, malgré tous les efforts qu’on ne manquera pas de faire pour l’étouffer.


Pendant que l’attention continuait de se porter du côté de Casablanca, la nouvelle du sanglant combat de Menabha est venue nous rappeler que la question marocaine a pour le moins deux faces, une à l’Ouest, qui regarde la mer, l’autre à l’Est, qui regarde l’Algérie. Nous avons peut-être un peu trop négligé la seconde pour la première. Si on nous en avait cru, nous aurions développé progressivement notre politique de frontière, » au lieu de soulever en bloc toute la question marocaine et d’aller la résoudre dans les ports de l’Océan, diplomatiquement à Rabat et militairement à Casablanca. On voit où cela nous a conduits. Nous ne savons pas comment nous tirer d’affaire du côté de Casablanca, et nous sommes aux prises avec des incidens de frontière dont nous ne voulons nullement exagérer l’importance, mais qui, en somme, n’augmentent pas notre prestige dans le monde arabe. Pour faire face aux difficultés que nous rencontrons dans la Chaouia, nous avons diminué imprudemment nos forces sur d’autres points africains. L’affaire de Menabha est un avertissement : saurons-nous en profiter ?

Menabha est dans le Sud Oranais. Nous avions là un petit corps de troupes d’un millier d’hommes, en face de populations que les derniers événemens ont fort agitées. On a dit que Moulaï Hafid avait contribué à cette agitation au moyen d’émissaires envoyés par lui pour prêcher contre nous la guerre sainte. Il est probable qu’on enfle beaucoup l’influence de Moulaï Hafid, et qu’on lui attribue des faits qui n’ont pas besoin de son intervention pour se produire : à la vérité, ceux qui découvrent et dénoncent le danger de ses intrigues dans le Sud Oranais le déclarent réduit à la dernière extrémité dans la région de Merakech : il est impuissant là où il est, tout-puissant là où il n’est pas. Au surplus, qu’il soit ou non pour quelque chose dans les derniers événemens, cela importe peu. Ce qui est sûr, c’est que l’opinion, assurément très fausse, qu’ils ont de notre faiblesse a augmenté la hardiesse de nos ennemis, nous en a suscité de nouveaux, et a jeté du trouble et de l’hésitation dans l’esprit des ; populations qui nous étaient, ou qui semblaient nous être dévouées. Nos soldats ont été attaqués à Menabha pendant la nuit avec une audace extrême, et il semble bien qu’au premier abord ils se soient laissé surprendre, ce dont nous ne leur faisons pas un grief, d’abord parce qu’il est bien difficile de se garder, au milieu de l’obscurité, contre des ennemis qui arrivent en rampant, nus, confondus avec le sol, et armés de couteaux et de piques ; ensuite parce que, l’éveil une fois donné, nos hommes se sont défendus avec un courage héroïque, une admirable présence d’esprit, une ténacité merveilleuse. Ils ont dû le lendemain changer l’emplacement de leur camp, parce qu’il était obstrué par les cadavres ennemis. Nous avons fait quelques pertes sensibles à Menabha ; mais l’affaire est toute à l’honneur de nos troupes qui ont conservé toutes leurs qualités d’autrefois. Quant à l’ennemi, qu’est-il devenu ? Nous avons vu qu’il a perdu beaucoup de monde ; mais, pour nous attaquer comme il l’a fait, il devait disposer de forces nombreuses, qui ne se sont débandées que pour aller sans doute se reformer un peu plus loin. Des dépêches disent qu’on a signalé sur plusieurs points des débris de la harka, restés fort dangereux. Rien n’est plus vraisemblable. L’assaut a été brillamment repoussé, mais les assaillans n’ont pas été écrasés. La leçon qu’ils ont reçue n’a pas été assez forte, et nous avons encore quelque chose à venger. Sur la frontière algérienne, nous ne pouvons pas nous contenter d’un demi-succès.

Malheureusement, la plus grande partie de nos forces disponibles continue à être occupée du côté de Casablanca. Notre situation s’est étendue et développée ; mais elle ne s’est pas pour cela sensiblement éclaircie, et nous ne savons pas beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a six mois quelle sera l’issue de l’aventure où nous sommes engagés. Il serait cependant grand temps de le savoir. On affirme, nous l’avons dit, que Moulaï Hafid n’a plus aucune force, qu’il est abandonné de tous et que, d’ici à peu, il ne pourra plus tenir la campagne. Nous le souhaitons, sans en être sûr, et ceux mêmes qui l’affirmaient hier le plus haut n’en sont plus aussi sûrs aujourd’hui, car la nouvelle commence à se répandre que Moulaï Hafid marche sur Fez et qu’il pourrait bien y arriver avant son frère. Quel que soit l’événement, le Maroc, dans l’état d’anarchie où il est et d’où il ne semble pas destiné à sortir de sitôt, peut fort bien se diviser en plusieurs tronçons. A supposer qu’Abd-el-Aziz rentre à Fez le premier, ce n’est pas une raison nécessaire pour qu’il vienne à bout de Moulaï Hafid, pas plus qu’il n’est venu à bout du mahdi, pas plus qu’il n’est venu à bout de Raissouli ; les uns et les autres peuvent vivre à côté les uns des autres, non pas seulement des mois, mais des années. Mais Abd-el-Aziz reviendra-t-il à Fez ? On affirme que sa mehalla est prête, qu’il va se mettre en campagne, qu’il a noué des intelligences avec les tribus qui le séparent de sa capitale, qu’il est plein d’espérances, et que ses espérances sont fondées. Tant mieux ; nous nous en réjouissons fort ; mais nous entendons dire tout cela depuis si longtemps que nous commençons à nous demander sérieusement si on ne désespère pas alors qu’on espère toujours. Nous aura-t-on assez parlé de la grande mehalla d’Abd-el-Aziz ! Nous aura-t-on assez répété qu’elle allait partir et même arriver ! Il ne nous reste plus qu’à voir la réalisation de ces prophéties. Rien ne nous serait plus agréable que d’apprendre l’heureuse rentrée du Sultan dans sa capitale reconquise ; ce serait pour lui un point de gagné et un point important ; mais nous n’avons pas l’illusion de croire que ce point emporterait tous les autres. Le lendemain, du jour où il aura couché à Fez, — s’il y rentre, — le Sultan se trouvera aux prises avec des difficultés presque inextricables, non seulement dans le reste du pays, mais à Fez même. Faut-il répéter une fois de plus que le Maroc n’est pas un pays centralisé, ni même un tant soit peu organisé, et qu’il ne suit nullement le mot d’ordre venu de la capitale ? Le Sultan, autrefois, lorsqu’il était à son maximum de force, — et nous ne parlons pas du faible Abd-el-Aziz, mais de ses prédécesseurs et par exemple de son père qui était un tout autre homme que lui, — le Sultan n’a quelque peu gouverné le Maroc, et même n’y a perçu l’impôt, qu’en se déplaçant sans cesse à la tête d’une mehalla imposante. Abd-el-Aziz est-il à même de suivre leur exemple ? Nous en doutons, et d’ailleurs nous ne lui donnerions pas le conseil de sortir de Fez une seconde fois. L’épreuve qu’il vient de faire l’en détournera sans doute pour assez longtemps : il n’oubliera pas de sitôt son voyage à Rabat. S’il est vrai que les voyages forment la jeunesse, il tirera quelque instruction de celui-là.

Mais nous avons, nous aussi, quelque chose à en apprendre, à savoir qu’il est très périlleux pour nous de nous mêler des affaires intérieures du Maroc. Nous ne pouvons pas le faire, même indirectement, même de loin, sans contracter des obligations matérielles ou morales qui ne laissent pas ensuite d’être lourdes. Nous en avons déjà assumé quelques-unes, et nous ne demandons pas qu’on y manque ; nous demandons seulement qu’on n’en assume pas de nouvelles. A cet égard, le gouvernement a toujours donné, à la tribune, les assurances les plus formelles ; il a dit aussi énergiquement qu’on le lui a demandé que jamais, pour rien au monde, il ne se mêlerait des affaires intérieures du Maroc ; mais il a très médiocrement tenu cette promesse, et il serait facile de le prouver si nous voulions récriminer sur le passé. Mieux vaut se tourner du côté de l’avenir. Que compte faire le gouvernement ? Jusqu’ici, il n’a eu aucun plan déterminé ; il a hésité, tâtonné entre plusieurs sans se fixer à aucun ; il a eu des velléités en sens divers sans en poursuivre résolument aucune. Le moment est venu pour lui de choisir, à Casablanca, et dans la Chaouia, entre une politique d’action aventureuse ou une politique de lente et de prudente liquidation. S’il choisit la première, les 12 ou 13 000 hommes dont il dispose sont insuffisans. S’il choisit la seconde, il en a au contraire, les moyens d’exécution ; mais ces moyens ne sont pas moins de l’ordre politique que de l’ordre militaire. Avant tout, il faut se demander pourquoi nous sommes à Casablanca, et qu’est-ce que nous sommes allés y faire. Il régnera cet égard, beaucoup de confusion dans les esprits. On répète souvent que nous y sommes allés en vertu d’un mandat européen, et que nous continuons d’y être les mandataires des puissances. Rien n’est plus inexact. Nous sommes allés à Casablanca pour venger des Français qui y avaient été massacrés et, certes, nous avons tiré de ce fait une réparation éclatante et suffisante. L’Acte d’Algésiras n’a ici rien à voir. Il n’y aurait pas eu de Conférence et nous n’aurions pas reçu d’elle un mandat déterminé, que nous aurions dû faire et que nous aurions fait la même chose. Mais pourquoi, après avoir frappé un coup rapide et énergique, ne nous sommes-nous pas retirés ? Nous avons fait le contraire. Nous avons frappé une série de petits coups, qui ont été crescendo à mesure que nous avons envoyé des forces plus considérables, mais qui n’ont jamais produit un effet décisif et définitif. C’est là une bien mauvaise méthode, soit politiquement, soit militairement. Y persisterons-nous ?

Notre sentiment très formel est que, loin d’y persister, il faut se hâter d’en changer, et nous souhaitons vivement que la mission que viennent de remplir le général Lyautey et M. Regnault ait pour résultat d’apporter au gouvernement quelques idées claires, nettes, précises, qui lui permettront d’arrêter enfin un plan de conduite bien défini. Puisque, à tort ou à raison, nous avons occupé la Chaouia, nous devons y assurer le maintien de l’ordre et y ramener la sécurité : quant à la pacification du reste du Maroc, ce serait folie de nous en charger. M. Clemenceau et M. Pichon l’ont dit souvent et ils ont eu bien raison de le dire : qu’ils mettent enfin leurs actes d’accord avec leurs paroles. Est-ce à dire que nous devions évacuer dès aujourd’hui la Chaouia et Casablanca ? Non assurément : contentons-nous de ne pas rendre l’évacuation impossible plus tard. Achevons de pacifier la Chaouia, sans aller plus loin ; et quant à Casablanca, organisons-y une police capable d’y garantir la sécurité des Européens. Ici, nous rentrons dans le cadre d’Algésiras, et nous pouvons exciper d’un mandat que nous avons effectivement reçu : nous avons été chargés d’organiser, avec les Espagnols, la police du port. Il est bien évident que nous ne pouvons pas y procéder d’une manière efficace dans les conditions et avec les moyens restreints que la conférence avait prévus. Une police marocaine, même avec quelques instructeurs européens, serait aujourd’hui un instrument dérisoire : nous devons faire quelque chose de sérieux, laisser des troupes à Casablanca, et occuper pendant quelque temps encore les points qui couvrent la place, où nous avons versé notre sang et où flotte notre drapeau. A tout cela quelques milliers d’hommes suffisent. Il en faudrait beaucoup plus que le double de ce que nous y en avons actuellement, si nous voulions prendre à notre charge la fortune d’Abd-el-Aziz, lui donner les moyens d’aller à Fez, de s’y maintenir et étendre sa domination effective sur tout le pays. Entrer dans cette voie nous conduirait à la conquête du Maroc, et alors il faudrait 100 000 hommes, probablement même davantage, beaucoup d’années, plusieurs milliards. Et nous ne parlons pas des difficultés politiques qui risqueraient de se dresser de nouveau sur notre chemin. Peut-être n’en rencontrerions-nous pas, ou seraient-elles plus faibles que dans le passé ? Pourquoi les puissances, — toutes les puissances, — après s’être assuré à Algésiras l’égalité des bénéfices avec nous lorsque l’œuvre sera achevée, ne nous laisseraient-elles pas en assumer bénévolement toutes les charges ? C’est à nous de voir si nous voudrions les assumer dans des conditions qui nous feraient jouer un vrai rôle de dupes. Nos soldats ont été admirables ; le général d’Amade a complètement répondu à la confiance que le gouvernement lui avait témoignée ; il a atteint le but qui lui avait été assigné. Raison de plus pour tirer les conséquences de cette très honorable campagne : elles doivent nous rapprocher du dénouement.

C’est du côté de l’Algérie que nous devons aujourd’hui nous tourner, pour un double motif, d’abord parce que la sécurité de notre frontière exige en ce moment un nouvel et vigoureux effort, ensuite parce que cet effort peut nous procurer quelques avantages durables. La conférence d’Algésiras, qui nous a imposé des restrictions et des limites dans le reste du Maroc, n’a modifié en rien sur la frontière les droits antérieurs que nous tenons du traité de 1845 et des arrangemens que nous avons faits, en 1901, avec le Maghzen. Nous n’aurions d’ailleurs pas accepté qu’il en fût autrement ; nous ne serions pas allés à la conférence si nos droits n’avaient pas été reconnus au préalable ; nous en serions sortis immédiatement s’ils avaient été seulement mis en cause. L’agression que nous avons subie, et dont le combat de Menabha a été la manifestation la plus grave, exige de notre part une action répressive immédiate, préventive aussi, puisque nous continuons d’être menacés par la fermentation des tribus. Nous pouvons suivre l’ennemi sur le territoire marocain. En attendant le retour du général Lyautey, qui rejoindra prochainement son poste, — et le plus tôt sera le mieux, — le général Vigy a reçu des renforts et organise ses troupes pour atteindre les débris de la harka avec laquelle nous avons été aux prises, et pour l’empêcher de se reformer. Tout cela est conforme à notre politique traditionnelle, dont nous avons eu tort de nous détourner et à laquelle nous ferons bien de revenir. Quant aux événemens purement marocains, Dieu sait comment ils se dérouleront ! Nous devons les surveiller et nous tenir prêts, quels qu’ils soient, à y adapter nos intérêts. Tous nos vœux sont pour Abd-el-Aziz, qui est le sultan régulier, légal, internationalement reconnu, le seul actuellement avec lequel nous puissions traiter ; mais pouvons-nous faire pour lui plus que des vœux ?

L’Italie vient de remporter un succès politique dont il convient de la féliciter. Nous en avons remporté nous-mêmes un analogue, il y a quelques années, lorsque nous avons envoyé notre flotte à Mitylène pour obtenir de la Porte ottomane le respect des droits de nos nationaux : nous avons créé par là un précédent dont le gouvernement italien a usé à son tour, et qui lui a réussi, comme à nous. La Porte, malheureusement pour elle, n’a pas de marine qui lui permette de résistera une manifestation navale : quelques vaisseaux suffisent pour s’emparer d’un point maritime de son territoire, par exemple d’une ou de plusieurs îles de l’Archipel. Dans ces conditions, elle ferait bien de ne pas opposer une fin de non recevoir absolue à une réclamation légitime. Si la réclamation ne l’était pas, la Porte pourrait tout de même être obligée de céder, mais elle aurait pour elle la sympathie de l’Europe : ces forces impondérables et pourtant efficaces, dont on a parlé si souvent, s’exerceraient en sa faveur et peut-être, un jour ou l’autre, lui vaudraient quelque retour de fortune. Il n’en est pas de même si la réclamation qu’elle repousse est légitime, et celle de l’Italie l’était : en tout cas, les grandes puissances étaient fondées à la regarder comme telle, puisque l’Italie, qui est l’une d’entre elles, demandait ce qu’elles avaient obtenu les premières et ce qu’elles regardaient comme un droit ; il s’agissait effectivement de l’ouverture de bureaux de poste italiens dans des villes où elles en ont elles-mêmes. C’est un droit qu’elles tirent des capitulations et de la tradition : elles ne pouvaient pas trouver mauvais que l’Italie demandât à en profiter.

L’Angleterre, la France, l’Allemagne, ont des bureaux de poste en pays ottoman : c’est un fait, la Porte l’accepte ou s’y résigne. Et sans doute il est naturel qu’elle fasse son possible pour en empêcher la multiplication ; mais, sa force de résistance étant ce qu’elle est, il aurait été plus prudent de sa part de ne pas opposer à la demande du Cabinet de Rome un veto qu’elle devait retirer à la première menace d’une démonstration militaire. La menace a pris d’ailleurs tout de suite, du côté italien, un caractère extrêmement sérieux. Il semble que l’Italie ait été bien aise d’avoir une occasion de déployer, dans la Méditerranée, sa force maritime, et, en même temps, de faire une expérience de mobilisation. Elle a donc mobilisé 8 cuirassés, 3 croiseurs cuirassés, 3 croiseurs protégés, 24 torpilleurs, 3 canonnières et 3 navires auxiliaires. Il n’en fallait pas tant pour amener la Porte à composition ! Sous la pression d’une aussi formidable armada, elle a annoncé qu’elle cédait. Elle y a mis toutefois quelques formes. « Du moment, a-t-elle dit, que le gouvernement italien ne demande à ouvrir des bureaux postaux que dans les cinq villes indiquées (Constantinople, Salonique, Vallona, Smyrne et Jérusalem) où déjà existaient des bureaux ouverts à d’autres puissances, il n’y a pas lieu d’adopter à l’égard de l’Italie un traitement autre que celui qui est réservé aux autres puissances. Comme l’ouverture de bureaux postaux étrangers dans l’Empire ne repose sur aucun droit concédé, ni sur aucun engagement pris par le gouvernement ottoman, il demeure entendu qu’il sera procédé également à l’égard des bureaux italiens suivant la décision qui sera prise à l’avenir au sujet de tous les bureaux postaux étrangers. Il est donc établi que l’ouverture de ces bureaux ne sera pas interprétée comme un droit spécial acquis. » Lorsqu’il a reçu cette communication, des mains de l’ambassadeur ottoman, M. Tittorni s’est empressé de répondre qu’il n’avait jamais demandé pour l’Italie plus que la Porte n’avait accordé aux autres puissances, et que si les bureaux des autres étaient un jour supprimés, il ne demanderait pas que ceux de l’Italie fussent maintenus : en un mot, il ne voulait pour son pays d’exception ni dans un sens, ni dans l’autre, ni en moins, ni en plus. Et l’accord s’est trouvé rétabli. L’Italie, comme nous l’avions fait autrefois, poursuit du même coup le règlement de quelques-unes de ses réclamations restées en souffrance : elle l’obtiendra.

Nous ne voudrions, assurément, rien dire de désobligeant à la Porte, surtout dans une circonstance qui a été pénible pour elle. Une leçon, toutefois, ressort de l’incident : nous la recommandons à nos pacifistes qui prêchent le désarmement, sans se préoccuper de savoir si les autres suivraient l’exemple qu’ils conseillent à leur pays de donner : car, disent-ils, il faut bien que quelqu’un commence. La Porte n’a pas de marine ; l’Italie en a une : — on vient de voir quelle différence ce simple fait introduit dans leurs rapports.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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