Chronique de la quinzaine - 30 juin 1840

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Chronique no 197
30 juin 1840
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 juin 1840.


La session touche à son terme. Il ne reste devant la chambre des pairs que cinq affaires importantes : le budget, les chemins de fer, les paquebots transatlantiques, la création d’une faculté des sciences à Rennes, et la réforme du tribunal de la Seine.

La chambre des pairs se trouve dans une situation qui n’est pas nouvelle, mais qui donne lieu cette année à des débats plus vifs et plus amers que par le passé. Nous ne sommes pas surpris de ce redoublement de plaintes et de reproches.

D’un côté, la situation, par cela seul qu’elle se prolonge et qu’elle paraît vouloir s’établir comme une règle, devient insupportable à la chambre dont elle compromet la dignité et l’importance politique.

De l’autre côté, le ministère ne compte pas dans la chambre un grand nombre d’amis. Si l’on ne songe pas à le renverser, on n’est pas non plus disposé à lui donner des preuves de sympathie.

Quant au fond de la question, voici l’exacte vérité. D’abord la situation dont la chambre des pairs a droit de se plaindre, ne saurait être avec justice imputée au ministère. Ce n’est pas lui qui a distribué le travail de la session. Arrivé aux affaires dans le mois de mars, il n’était pas en son pouvoir de modifier le cours des choses, comme il n’est au pouvoir de personne de retenir à Paris les députés après le vote de la loi de finances.

Une fois le ministère mis hors de cause, reste la question tout entière. Comment faire cesser un abus qui trouble profondément l’équilibre des pouvoirs, un abus auquel la chambre ne pourrait se résigner sans anéantir, au préjudice du pays et de la couronne, une des principales garanties de notre système politique ?

Si la pairie se résigne, la constitution est faussée. La chambre des pairs, on l’a dit mille fois, ne serait plus qu’un bureau d’enregistrement. Si elle résiste en amendant le budget, seul moyen qu’elle aurait de contraindre la chambre des députés à reprendre ses séances, elle fait naître entre deux grands pouvoirs de l’état une de ces luttes qui ne se justifient que par une nécessité extrême.

Sans doute c’est là le summum jus, et la chambre des pairs ne devrait pas hésiter à l’appliquer le jour où il lui serait démontré que c’est là le seul moyen de rétablir l’équilibre. Il serait alors par trop indigne de la chambre de borner son ressentiment à des complaintes annuelles, complaintes que leur retour périodique et toujours inefficace ne tarderait pas à rendre complètement ridicules.

Heureusement il est plus d’un moyen que le ministère peut employer pour rendre aux travaux des deux chambres leur cours simultané et régulier, et il n’est pas douteux pour nous que le cabinet ne cherche sérieusement, dès la session prochaine, à résoudre la difficulté.

On peut facilement distribuer le travail entre les deux chambres d’une manière plus égale.

Il y a lieu d’examiner si l’on ne pourrait pas changer l’année financière de manière que les chambres pussent au besoin ne délibérer définitivement sur le budget présenté dans le cours de la session qu’au commencement de la session suivante.

Il y a aussi lieu d’examiner s’il est indispensable de persévérer dans l’usage de présenter les budgets de tous les ministères dans une seule et même loi.

Nous ne voulons rien affirmer. Ces expédiens exigeraient dans nos rouages administratifs, et peut-être aussi dans les règlemens des chambres, des modifications qu’il serait par trop présomptueux d’indiquer ici ; elles ne peuvent être que le résultat de sérieuses méditations, d’études approfondies.

Ajoutons seulement que, sur la distribution du travail, il a été énoncé dans les discussions de la chambre des pairs une opinion qui nous paraît excessive.

On a dit que l’article de la charte portant que toute loi d’impôt doit être d’abord votée par la chambre des députés, ne s’appliquait qu’aux lois dont le but direct est l’établissement d’un impôt ; qu’ainsi on aurait pu présenter d’abord à la chambre des pairs la loi sur les paquebots transatlantiques, ou toute autre loi prescrivant une dépense. À l’aide de cette interprétation, on pourrait aller jusqu’à soutenir que la loi capitale du budget, la loi des dépenses, peut être portée directement à la chambre des pairs.

L’interprétation nous paraît forcée. L’état n’a pas chez nous deux moyens de subvenir à ses dépenses. Qui dit dépense dit impôt, impôt qu’on établit, qu’on augmente ou qu’on ne diminue pas. — D’un autre côté, il est également vrai que ce serait donner à l’article de la charte un sens trop large que de l’appliquer indistinctement à tout projet de loi pouvant impliquer une dépense. La chambre des pairs a plus d’une fois voté la première des lois de ce genre, et nul n’a révoqué en doute la légalité de son vote. Il y a là une juste ligne de démarcation à tracer.

Mais sans entrer ici dans le fond de la question, sans vouloir scruter la lettre et rechercher l’esprit ainsi que les origines de l’article de la charte, disons seulement que nul ne songe à enlever à la chambre élective ce qu’elle regarde, sur le fondement d’une pratique de vingt-cinq ans, comme un de ses droits, comme sa prérogative la plus importante. C’est une voie où la chambre des pairs ne voudrait pas, et avec raison, s’engager ; c’est s’affaiblir que d’user ses forces à saisir des droits contestables. La chambre des pairs veut maintenir, avec la vigueur et la dignité qui lui appartiennent, ses prérogatives reconnues, ses droits incontestés.

L’état des partis ne s’est pas modifié dans la quinzaine qui vient de s’écouler. Les députés rentrant dans leurs foyers, commence maintenant ce travail local, cette communication intime entre le député et ses électeurs, dont il est toujours difficile, même aux plus habiles, de prévoir toutes les conséquences avec quelque exactitude. Les députés qui ont interrompu leurs longues habitudes ministérielles, comme les députés de la vieille opposition qui prêtent aujourd’hui leur appui au ministère, auront à s’expliquer avec leurs commettans. Ici le député convaincra les électeurs de la sagesse de sa conduite ; ailleurs les électeurs réagiront peut-être sur le député.

Au surplus, les députés qui ont soutenu le ministère pourront parler avec quelque orgueil des résultats de la session. Des lois importantes vont donner une nouvelle impulsion à la prospérité matérielle du pays. La navigation intérieure perfectionnée, l’exploitation du sel ramenée partout au droit commun, les chemins de fer en voie d’exécution soutenus, et de nouvelles entreprises autorisées, aidées, encouragées ; la question des sucres terminée d’une manière équitable ; le grand établissement de la Banque de France mis à même, par la certitude de son avenir, de rendre au commerce des services de plus en plus importans ; enfin nos relations commerciales avec le Nouveau-Monde secondées et étendues par plusieurs lignes de paquebots transatlantiques : ce sont là des faits importans qui honorent cette session et témoignent de l’active habileté du cabinet qui a pu, dans le peu de temps que lui ont laissé les discussions politiques et les difficultés de tout début, imprimer aux affaires une si puissante impulsion.

Nous sommes convaincus que la chambre des pairs n’hésitera pas à donner son suffrage aux projets que le ministère lui a présentés en dernier lieu.

En rejetant le remboursement de la rente, malgré le vote réitéré de l’autre chambre et les efforts du ministère, comme en confirmant à une très grande majorité le privilége de la Banque, malgré l’opposition presque unanime de la presse, la chambre a suffisamment prouvé que rien ne peut la détourner de ce qui lui paraît bon, utile, équitable. Nous nous plaisons à rendre hommage à son indépendance, quelle que soit d’ailleurs notre opinion sur la question de la rente.

Le même sentiment d’indépendance lui fera adopter des lois que le pays attend avec une juste impatience. On aura beau lui dire que le départ des députés lui ôte toute liberté, qu’on a voulu la placer sous le joug de la nécessite. La chambre sait qu’il n’en est rien, qu’il serait parfaitement libre à elle de rejeter toutes ces lois. Sans doute elle aurait à rendre compte de son vote à l’opinion publique et à sa propre conscience ; mais la marche régulière du gouvernement, le cours des services publics ne seraient point paralysés par le rejet de ces lois : ce rejet n’aurait point les conséquences que pourrait avoir le rejet du budget ou d’une mesure quelconque indispensable au salut de l’état.

Il n’y a donc pas cette contrainte, cette nécessité artificielle et impérieuse dont la chambre pourrait se blesser, cette nécessité, disons-le, qui la domine pour le budget, qu’elle ne pourrait refuser sans compromettre la régularité des services publics.

En adoptant les autres lois, la chambre, qui pourrait les rejeter, aura agi avec liberté et indépendance ; elle aura prouvé que les motifs de l’adoption l’emportaient dans son esprit sur les objections qu’opposent les adversaires de ces projets.

La chambre, il est vrai, ne pourrait amender ces projets ; tout amendement produirait, dans les circonstances actuelles, les mêmes conséquences que le rejet, et retarderait d’une année toutes ces utiles entreprises. Dans ces limites, les plaintes sont fondées ; mais tout a été dit sur ce point lors des débats sur la loi de la navigation intérieure.

Trop insister sur les mêmes plaintes (nous ne disons pas les mêmes reproches, le ministère a prouvé qu’il n’en méritait pas), ce serait les affaiblir, ce serait donner au langage de la chambre un ton lamentable et peu digne d’un grand pouvoir de l’état. La chambre a fait connaître sa pensée : il ne lui reste plus d’autre moyen, le même inconvénient se renouvelant, que la résistance, lorsqu’elle aura devant elle un ministère qui aura préparé et distribué le travail de la session.

L’amendement, c’est-à-dire le rejet d’un de ces projets de loi, sur qui retomberait-il ? sur les compagnies, sur les villes maritimes, sur le commerce, sur l’industrie, sur le public, qui certes ne sont pas responsables de la marche des travaux au sein des deux chambres. Le rejet ébranlerait-il le cabinet ? nullement : le cabinet a trouvé à son avénement l’état de choses dont on se plaint ; il ne pouvait plus le changer. Le rejet ferait-il revenir à Paris un seul député ? encore moins ; les députés ne seraient ramenés sur leurs siéges que par un amendement au budget. La chambre ne veut pas sans doute en venir cette année à ce moyen extrême ; elle voudra encore moins témoigner de son mécontentement par une résolution qui ne frapperait que ces intérêts nationaux, que la chambre est jalouse de seconder et de protéger.

Il est sur la loi des chemins de fer une autre observation qui s’applique également aux débats de l’une et de l’autre chambre. Nous voulons parler de la réunion dans une seule et même loi de plusieurs projets tout-à-fait différens indépendans l’un de l’autre ; ainsi le chemin de fer d’Orléans et celui de Strasbourg à Bâle, et plusieurs autres, se trouvent compris dans le même projet de loi. Il faut, en conséquence, tout adopter ou tout rejeter ; ces projets se présenteront aux suffrages de la chambre, pour ainsi dire l’un portant l’autre. Encore si le même principe, si le même système de secours était appliqué à tous ces projets. Loin de là : la même loi embrasse six projets et quatre systèmes différens ; nous ne voulons pas dire opposés ; il se peut en effet que ces systèmes divers, contraires mêmes, soient avec raison applicables à des entreprises différentes. Toujours est-il que la sincérité des débats législatifs reçoit une atteinte lorsqu’une assemblée est forcée de voter in globo des projets différens, nullement connexes, et pouvant parfaitement exister l’un sans l’autre.

Mais ce n’est pas là un expédient inventé par le ministère du 1er  mars ; c’est un usage sur lequel il importe seulement d’attirer l’attention du gouvernement pour les projets futurs.

La mort de M. Daunou laisse vacante aux archives du royaume une place importante. Le bruit public a désigné plusieurs candidats. Si nous sommes bien informés, ceux sur qui l’attention paraît se fixer d’une manière particulière sont M. de Gasparin, l’ancien ministre, et M. Fauriel. M. de Gasparin est un administrateur habile, M. Fauriel, un historien dont les travaux se distinguent, entre autres, par l’exactitude et la profondeur des recherches. Selon le point de vue auquel on se place, le choix de l’un ou de l’autre ne mériterait que des éloges.

M. Vincent passe dans le conseil d’état du service extraordinaire au service ordinaire. Rien de plus naturel que de voir un administrateur aussi éclairé et d’une si grande expérience se vouer entièrement aux travaux du conseil d’état. Nous espérons qu’il sera dignement remplacé dans ses importantes fonctions au ministère du commerce.

Le public est fort préoccupé dans ce moment des nouvelles d’Alger. En admettant qu’il y ait quelque exagération, peut-être aussi un peu d’animosité dans les nouvelles qui circulent, toujours est-il que notre campagne en Afrique est longue, difficile et sans résultats décisifs qui compensent les sacrifices en hommes et en argent qu’elle exige. Il serait plus que superflu de rechercher aujourd’hui à qui l’on pourrait imputer la guerre que nous avons sur les bras, les difficultés que nous rencontrons en Afrique. Ce n’est pas le moment de discuter, mais d’agir, d’agir avec résolution et d’une manière digne de la France. Quelles qu’en soient les causes, c’est là désormais une guerre à mort avec les populations indigènes, avec les Arabes africains. C’est le mahométisme, la barbarie et le génie nomade qui veulent expulser d’Afrique la religion, la civilisation, la puissance françaises. Dans le commencement, il aurait été légitime et sensé de poser la question de savoir s’il convenait à la France, à sa politique, à son influence d’entrer dans cette voie, de jeter hors de l’Europe une partie notable de ses revenus et de ses forces, si les avantages militaires, maritimes, commerciaux qu’elle pouvait en espérer, étaient de nature à compenser ses sacrifices, si le moment était arrivé d’implanter par la force des armes, par la conquête la civilisation française sur le sol aride et malsain, sous le ciel brûlant de l’Algérie.

Aujourd’hui, empressons-nous de le reconnaître, la question ne peut être posée dans ces termes. Le drapeau français a été solennellement planté sur le sol africain. La France a dit qu’il y resterait : Abd-el-Kader veut l’en arracher de force. La France peut-elle le supporter ? non, à aucun prix. C’est là une réponse qui est au fond de tous les cœurs, de toutes les pensées, de tous les systèmes. Les adversaires les plus décidés de notre établissement en Afrique, ceux-là même qui n’auraient pas hésité à évacuer l’Algérie, lorsque nous y étions en paix avec tout le monde, ne voudraient pas aujourd’hui abandonner un pouce de terrain. C’est que toutes les opinions, comme tous les systèmes, se rencontrent sur un point commun ; c’est qu’il n’y a plus de dissentiment possible lorsqu’il s’agit de la dignité de la France, de l’honneur national.

D’un autre côté, tenons-nous en garde contre l’esprit de notre temps ; préservons-nous des atermoiemens, des demi-mesures. L’affaire d’Afrique, conduite mollement, serait interminable ; elle pourrait renouveler pour nous cette longue et funeste guerre d’Espagne, lorsque nous n’étions jamais maîtres que du terrain qu’occupaient les semelles de nos soldats, lorsque, vainqueurs dans tous les combats, nous n’avions cependant jamais pu vaincre le pays et le plier à nos lois.

Ce fut une erreur de Napoléon que de se persuader que l’affaire d’Espagne n’exigeait pas de grands efforts, qu’on pouvait la combiner avec d’autres expéditions, qu’elle finirait d’elle-même, de guerre lasse ; que les populations, fatiguées, vaincues, appauvries, rentreraient paisiblement dans leurs foyers. Les guerres nationales des peuples fanatiques et barbares sont régies par d’autres lois générales que celles qui gouvernent les guerres des nations riches et civilisées. Nos soldats avaient l’instinct de cette différence, lorsque, en Espagne, ils regrettaient si gaiement cette Italie, cette Allemagne si bonnes à conquérir, si faciles à garder.

Le cabinet s’occupe très sérieusement de l’affaire d’Afrique. Nous ignorons ses idées, ses projets. Ce que nous demandons avant tout, ce sont des mesures décisives et un plan bien arrêté. Un système médiocrement bon, qu’on maintiendrait avec suite, avec énergie, avec persévérance, vaudrait mieux que les idées les plus heureuses, les plus lumineuses, mises en pratique avec hésitation, par voie de tâtonnement et d’essai.

Jusqu’ici on n’a jamais su au juste ni ce qu’on voulait faire en Afrique, ni ce qu’on voulait faire de l’Afrique. Qu’Abd-el-Kader nous rende du moins le service de nous contraindre à prendre un parti, à résoudre les deux questions.

On parle beaucoup du projet du général Rogniat, de l’obstacle continu au moyen d’un mur et d’un fossé qui mettrait une partie de nos possessions, la plaine de la Mitidja, à l’abri des incursions des Arabes. Le projet est ingénieux ; la dépense ne serait pas excessive ; le résultat paraît certain ; un faible corps suffirait pour garder l’enceinte contre des hordes barbares. Nous sommes moins rassurés sur les effets morbides d’un grand remuement de terre dans un pays si exposé aux influences typhoïdes, aux ravages de la fièvre et de la dyssenterie.

Les affaires d’Espagne prennent tous les jours une tournure plus favorable à la cause constitutionnelle. Le général Ségarra fait sa soumission, et il exhorte les insurgés à se rallier au parti national. Balmaseda a été battu. La reine est accueillie en Catalogne par les flots d’une population remplie d’enthousiasme. Le peuple espagnol est toujours profondément monarchique. Nul doute que le voisinage de la cour ne contribue à rallier les partis, à ramener un grand nombre d’hommes égarés. Après beaucoup de conjectures, on paraît croire aujourd’hui que le voyage des deux reines n’a eu réellement d’autre but que le rétablissement de la santé de la reine Isabelle. Quoi qu’il en soit, on se ferait illusion si on croyait qu’une fois Cabrera vaincu et le parti carliste entièrement dissous, les difficultés de l’Espagne s’évanouiront complètement. Loin de là. Le peuple est monarchique et religieux, voire même superstitieux. Il n’est pas moins vrai qu’une partie considérable des classes moyennes, dans les grandes villes surtout, est imbue de nos idées, de nos principes ; et précisément parce que ces idées et ces principes sont trop avancés pour l’Espagne et ne sont pas en harmonie avec l’état général du pays, la minorité qui professe cette politique d’emprunt, impatiente de réaliser ses idées, est toujours tentée de devenir violente et factieuse. On n’est ni impatient ni violent lorsqu’on sait qu’on a le pays derrière soi, lorsqu’on ne doute pas d’un prochain succès. Sous la restauration, Casimir Périer disait aux trois cents de M. de Villèle : « Nous sommes quinze ici, mais nous avons le pays derrière nous ; » aussi Casimir Périer et ses amis ne conspiraient pas ; ils attendaient, et n’attendirent pas long-temps.

Après la dispersion complète de l’insurrection carliste, le parti radical en Espagne deviendra probablement plus exigeant et de plus en plus violent. Le gouvernement aura besoin de fermeté, d’habileté, de mesure. Qu’il se garde surtout de mépriser ses adversaires. Les minorités ont si souvent bouleversé et gouverné le monde !

M. Cousin poursuit le cours de ses paisibles réformes dans le domaine de l’enseignement.

Une ordonnance royale vient de créer à la Faculté de Droit de Paris une chaire d’introduction générale à l’étude du droit. C’était une lacune qu’il importait de combler. Ainsi que l’a dit le ministre dans son rapport au roi, ce cours préliminaire aura pour objet d’orienter, en quelque sorte, les jeunes étudians dans le labyrinthe de la jurisprudence.

Il a été aussi décidé qu’à l’avenir, soit dans les examens, soit dans les concours devant les facultés de droit, il n’y aura plus ni argumentations ni leçons latines. Nous félicitons M. le ministre de l’instruction publique d’avoir mis fin à un usage qui n’était qu’un moyen de dissimuler l’ignorance et de paralyser le savoir.


Le drame de la Maréchale d’Ancre, représenté il y a neuf ans à l’Odéon, vient d’être repris par la Comédie-Française. On a pu remarquer dans cette œuvre, dont la mise en scène révèle un zèle louable, toutes les hautes et rares qualités qui distinguent le talent de M. Alfred de Vigny. Bien qu’une tendance instinctive semble entraîner l’auteur d’Éloa vers la contemplation et l’élégie, c’est avec une supériorité réelle, il faut le reconnaître, qu’il a essayé, dans la Maréchale d’Ancre, l’interprétation dramatique de l’histoire. Tout en avouant nos préférences pour les œuvres du poète qui relèvent uniquement de l’inspiration élégiaque ou contemplative, nous croyons que ce drame d’une pensée si haute, d’une exécution si sévère, doit prendre rang parmi les plus importantes créations de M. Alfred de Vigny. Il nous suffira, pour appuyer cette opinion, de rappeler rapidement quels matériaux fournissait l’histoire et quel parti l’auteur en a su tirer.

Assurément le récit des historiens, dans sa nudité austère, ne lui offrait que d’insuffisantes ressources. Il s’agissait de la chute d’un favori, d’un ambitieux vulgaire ; il semblait qu’aucune émotion élevée ne pût jaillir du spectacle de ces intrigues mesquines, terminées par un assassinat. Pourtant M. de Vigny a su introduire dans son drame un noble et grave enseignement. Dans ce meurtre de Concini, qui termine la minorité de Louis XIII, il a vu l’expiation du crime de Ravaillac, qui avait amené le nouveau règne et fondé la puissance passagère du favori. Cette donnée philosophique peut s’appuyer sur des preuves. Dans une des notes qui accompagnent son drame, M. de Vigny cite quelques passages trouvés dans les pièces relatives au procès de la Galigaï, et d’après lesquels il est permis de regarder l’ambitieux Italien comme le complice de Ravaillac. Quoi qu’il en soit de l’exactitude historique de cette accusation portée par les contemporains contre Concini, on doit reconnaître que le souvenir du crime de Ravaillac, habilement amené par le poète, produit un effet saisissant. Cette pensée de l’expiation une fois admise, il reste à voir comment le poète l’a développée. C’est autour de la figure mélancolique et hautaine de Leonora Galigaï qu’il a groupé ses nombreux personnages. Si on la dégage de certains détails que l’auteur a cru nécessaires pour compléter son tableau historique, l’action est fort simple. La chute de la maréchale est le véritable et unique sujet du drame. L’expiation n’atteint pas seulement Concini, elle frappe à côté du lâche ambitieux une femme d’un noble et ferme caractère ; dès-lors l’intérêt s’éveille, et le drame devient possible. L’action s’engage et se dénoue en deux jours. Cette rapidité de l’action est le seul rapport qu’offre la pièce avec les créations du théâtre classique. L’auteur n’a aucunement cherché à réduire les proportions de l’immense tableau que lui offrait l’histoire. Il a transporté dans son drame tout le mouvement, toute la variété que réclame la scène moderne. Peut-être a-t-il trop multiplié les détails, peut-être la simplicité du sujet disparaît-elle un peu sous l’abondance des caractères et des incidens. M. de Vigny n’a fait en ceci, nous le savons, que suivre l’exemple des tragiques étrangers ; mais cet exemple ne saurait infirmer notre objection, qui reste entièrement fondée au point de vue de la scène française.

M. de Vigny avait à envisager trois faces diverses dans le personnage de Leonora Galigaï : l’Italienne dissimulée, l’amante et la mère. Il a su accorder avec discernement, à chacun des aspects de ce caractère, l’attention qu’il méritait. Il s’est attaché surtout à faire ressortir avec vigueur la fermeté mâle et courageuse de l’épouse de Concini. Il a indiqué, avec une rare délicatesse, ce qui restait de la faiblesse et des superstitions de la femme dans ce caractère presque viril. À côté de la maréchale, Borgia et Concini se placent comme pour éclairer cette imposante figure, l’un par son amour, l’autre par son ambition. C’est au Corse passionné qu’appartient le cœur tendre et ardent de l’Italienne ; c’est à l’ambitieux Florentin qu’elle consacre l’énergie de son intelligence et de sa volonté. Ces trois personnages forment le groupe principal du tableau. Derrière la maréchale, Borgia, Concini, se rangent les personnages secondaires. La jalousie fougueuse d’Isabella Monti, la femme de Borgia ; l’avarice et l’humilité du juif Montalto, l’impassible et hautaine ambition de M. de Luynes, l’hypocrisie du magistrat Déageant, la brusque probité du bourgeois Picard, la pétulance et la légèreté de Fiesque, toutes ces nuances, tous ces types si divers ont été rendus par M. de Vigny avec une rare finesse et une parfaite vérité. On retrouve, dans les plus petits détails de ces figures, les traces d’une exécution sérieuse et patiente.

Nous croyons inutile de raconter la lutte qui s’établit entre ces divers personnages. L’arrestation du prince de Condé, la révolte des mécontens, le procès de la maréchale, son supplice, suffisent largement à l’intérêt de toutes les parties du drame. On sait quelle terreur éveille la scène du duel, quelle émotion accueille la douleur sombre et résignée de la maréchale rencontrant sur le chemin du bûcher les cadavres de son mari et de son amant. Ce sont là des effets qu’il est superflu de louer. C’est sur le mérite de la forme que nous croyons surtout devoir appeler l’attention du public, trop habitué peut-être aujourd’hui à n’estimer que le mouvement et l’action. Le soin qui a présidé à la conception, à l’arrangement des personnages, se retrouve en effet dans le style. Grace, vigueur, coquetterie, la forme de la Maréchale d’Ancre offre toutes les qualités qui distinguent les plus durables créations du poète.

Il nous reste à parler de l’interprétation des acteurs. Mme Dorval avait une tâche difficile : dans le caractère de la maréchale d’Ancre, il n’y a pas seulement la tendresse et la résignation d’une femme, il y a l’énergie et la dignité qu’exige une haute position politique. Mme Dorval, touchante comme toujours dans la partie passionnée de son rôle, a moins parfaitement rendu la partie calme et sérieuse. Ligier, chargé du rôle de Borgia, n’a point eu de peine à rendre la brusquerie sauvage du montagnard corse ; mais il n’a réussi qu’imparfaitement à faire ressortir la passion ardente et profonde qui subsiste sous cette rude enveloppe. Beauvallet n’a été à l’aise que dans les parties du rôle de Concini où la dissimulation fait place à la colère. Malgré ces imperfections, rachetées par beaucoup de zèle et d’intelligens efforts, le public a pu étudier avec intérêt l’œuvre qui était soumise une seconde fois à son jugement, et le beau drame de M. Alfred de Vigny a été écouté dans tous ses développemens avec une attention et une curiosité soutenues.


— La bibliothèque Charpentier s’enrichit de trois charmans volumes, qui offrent, réunies, toutes les œuvres de M. Alfred de Musset : 1o  La Confession d’un Enfant du Siècle, revue et corrigée avec le goût que l’auteur apporte désormais à tout ce qu’il écrit ; 2o  les Comédies et Proverbes en prose ; 3o  les Poésies complètes. Ce dernier volume surtout, par ce qu’il reproduit de si agréablement connu, et par ce qu’il ajoute d’inédit, est un vrai cadeau pour le public. De tous les poètes qui se rattachent au mouvement littéraire de 1828, M. Alfred de Musset fut le plus jeune, le plus hardi et le plus fringant dès l’abord ; il entra dans le sanctuaire lyrique tout éperonné et par la fenêtre, je le crois bien. Il chantait, comme Chérubin, quelque espiègle chanson, son Andalouse ou sa Marquise ; il avait fait enrager le guet avec sa lune comme un point sur un i. Le lyrisme de cette époque était un peu solennel, volontiers religieux, pompeux comme un Te Deum, ou sentimental. M. de Musset lui fit d’emblée quelque déchirure : il osa avoir de l’esprit, même avec un brin de scandale. Depuis Voltaire, on a trop oublié l’esprit en poésie ; M. de Musset lui refit une large part ; avec cela, il eut encore ce qu’ont si peu nos poètes modernes, la passion. De la passion et de l’esprit, voilà donc son double lot dans ses charmans contes, dans ses petits drames pétillans et colorés. Il est sûr de vivre par là entre tous les poètes ses contemporains ou quelque peu ses aînés. Sa Nuit de Mai restera un des plus touchans et des plus sublimes cris d’un jeune cœur qui déborde, un des plus beaux témoignages de la moderne muse. Le Lac, Moïse, Ce qu’on entend sur la montagne, la Nuit de Mai, voilà comme de loin, j’imagine, la postérité, ce grand pasteur au regard sommaire, et qui ne voit que les cimes, énumérera les princes des poètes de ce temps. Après ce qu’il a fait, M. de Musset est resté modeste ; il ne s’exagère point la grandeur de son œuvre, il s’en dissimule trop peut-être le côté délicieux et captivant ; peu soucieux de l’avenir, il dit pour toute préface au lecteur :

Ce livre est toute ma jeunesse ;
Je l’ai fait sans presque y songer.
Il y paraît, je le confesse,
Et j’aurais pu le corriger.

Mais quand l’homme change sans cesse,
Au passé pourquoi rien changer ?
Va-t’en, pauvre oiseau passager,
Que Dieu te mène à ton adresse !

Qui que tu sois, qui me liras,
Lis-en le plus que tu pourras,
Et ne me condamne qu’en somme.

Mes premiers vers sont d’un enfant,
Les seconds d’un adolescent,
Les derniers à peine d’un homme.

Ce naturel-là, qui est un charme, ne doit pas aller pourtant jusqu’au découragement intérieur et à la négligence de si beaux dons. Au moment où les fruits sont le plus parfaits et le plus savoureux, il ne faut pas que l’arbre se dégoûte d’en produire. L’idéal suprême, à l’instant où on le découvre, fait tomber le ciseau des mains de l’artiste, mais il le reprend bientôt, et poursuit plus lent et plus sûr, ne perdant plus de l’œil la grande beauté. M. de Musset fera ainsi ; les trésors d’observation et de larmes qui se sont amassés dans cette ame jeune encore en sortiront. Voici, en attendant, et comme signe de bien gracieuse espérance, deux pièces inédites que nous empruntons au dernier recueil, l’une plus tendre, l’autre plus légère, et toutes deux sensibles.

Pâle étoile du soir, messagère lointaine,
Dont le front sort brillant des voiles du couchant ;
De ton palais d’azur, au sein du firmament,
Que regardes-tu dans la plaine ?
La tempête s’éloigne, et les vents sont calmés.
La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère ;
Le phalène doré, dans sa course légère,
Traverse les prés embaumés.
Que cherches-tu sur la terre endormie ?

Mais déjà vers les monts je te vois t’abaisser,
Tu fuis en souriant, mélancolique amie,
Et ton tremblant regard est près de s’effacer.

Étoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d’argent du manteau de la nuit,
Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine,
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit ;
Étoile, où t’en vas-tu dans cette nuit immense ?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ?
Où t’en vas-tu si belle, à l’heure du silence,
Tomber comme une perle au sein profond des eaux ?
Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
Avant de nous quitter, un seul instant arrête ;
Étoile de l’amour, ne descends pas des cieux !

CHANSON.

J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur
N’est-ce point assez d’aimer sa maîtresse ?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C’est perdre en désirs le temps du bonheur ?

Il m’a répondu : Ce n’est point assez,
Ce n’est point assez d’aimer sa maîtresse ;
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
Nous rend doux et chers les plaisirs passés ?

J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur
N’est-ce point assez de tant de tristesse ?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C’est à chaque pas trouver la douleur ?

Il m’a répondu : Ce n’est point assez,
Ce n’est point assez de tant de tristesse ;
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
Nous rend doux et chers les chagrins passés ?