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Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1854

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Chronique n° 543
30 novembre 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 novembre 1854.

Il se débat aujourd’hui en Europe un problème étrange en vérité. Il s’agit de savoir si la vigueur d’action que la France et l’Angleterre ont montrée dans les affaires d’Orient fera pencher la balance du côté du droit et de toutes les garanties conservatrices de la sécurité du continent, si elle parviendra à incliner toutes les volontés vers une politique plus décisive, ou si les deux puissances auront à combattre la Russie assistée de toutes les temporisations, de toutes les divergences intérieures et des neutralités mal déguisées de l’Allemagne. Il y a plus d’un an déjà que ce drame, noué par l’irrésolution et la faiblesse, se déroule dans toutes les chancelleries de l’Europe, lassant et décourageant toutes les prévisions. Il a eu ses personnages, ses épisodes, ses mystères, et même ses coups de théâtre ; il ne se peut pas qu’il ne touche désormais à son terme, soit que l’Allemagne prenne une résolution définitive favorable à l’Occident, soit que l’Angleterre et la France aient à continuer seules une guerre qui leur a été imposée par le sentiment le plus strict d’un intérêt universel. C’est là le double nœud de la situation de l’Europe au point où elle est arrivée.

Quoi qu’il en soit, c’est une lutte formidable, à coup sûr, qui se poursuit en ce moment dans la Crimée, tandis que l’Allemagne est en travail d’une politique. La guerre est suspendue sur tous les autres points de l’Europe ; nos escadres ont quitté la Baltique, et les vaisseaux russes ont pu librement sortir. Rien n’a été tenté sur le Pruth, comme on s’y attendait. Tout s’est effacé devant l’intérêt de ce choc terrible et toujours nouveau où nos armées sont forcées de balancer la supériorité du nombre de l’ennemi par la puissance de leur discipline et l’impulsion de leur courage. Trois fois, depuis qu’elles sont entrées en Crimée, les armées alliées ont eu à se mesurer avec les forces russes, — sur l’Aima, à Balaklava, et plus récemment à Inkerman ; — trois fois elles sont sorties en définitive victorieuses de la lutte, emportant les 1026 REVUE DES DEUX MONDES.

positions russes, ou restant inexpugnables dans celles qu’elles occupaient elles-mêmes, et poursuivant les opérations du siège le plus laborieux. Joignez à ceci les diflicullés qui naissent d’une saison déjà rigoureuse, les tempêtes de la Mer-Noire, qui menacent nos vaisseaux et troublent nos communications, toutes les fatigues et toutes les privations stoïquement supportées : il y a sans nul doute dans ce spectacle de quoi réveiller le sentiment de patriotisme le plus endormi, et, de tous les résultats de ce conflit, celui-là n’est pas le moidre. S’il y a une compensation aux maux de la guerre, elle est dans cette révélation émouvante de tant d’héroïsme naturel et intelligent, comme aussi en présence de tant de braves gens qui meurent obscurément à ce simple mot d’ordre : La France vous regarde ! on peut se dire qu’il n’y a qu’une grand cause qui vaille ces immolations sanglantes. C’est surtout dans cette dernière journée du 5 novembre, dans la bataille d’inkerman, que ces deux armées, fières de combattre et de mêler leurs drapeaux, ont montré ce qu’elles pouvaient et ce qu’il était donné à l’héroïsme militaire de notre temps d’accomplir. Tout indique dans ce combat, de la part de la Russie, une tentative extrême, dans la prévision d’un assaut qu’elle considérait comme prochain. Les généraux russes ont voulu évidemment, par un suprême effort, briser ce réseau de fer et de feu qui se rapprochait chaque jour de Sébastopol, en prenant l’offensive sur plusieurs points à la fois contre les alliés et en combinant une attaque extérieure avec une sortie de la garnison. Ils en avaient reçu l’ordre, dit-on, du tsar lui-même, qui avait envoyé ses deux fils, les grands-ducs Michel et Nicolas, pour assister à la délivrance de la ville assiégée. Des renforts nombreux avaient été expédiés sur Sébastopol, soit du Danube, soit des provinces méridionales de l’empire. Plusieurs divisions avaient été transportées en poste d’Odessa à Simphéropol. Les forces étaient considérables : elles s’élevaient au chiffre de soixante-dix mille hommes. Ce n’est point non plus le courage qui a manqué aux Russes, et, il faut le dire, c’est l’honneur de ce vieillard de soixante-douze ans, du prince Menchikof, de porter le poids de cette lutte, d’animer encore son armée de son feu et de son énergie. Le nombre et le courage des Russes sont venus échouer cependant devant l’inébranlable vigueur des soldats alliés, qui ont eu à soutenir le combat le plus inégal.

C’est le matin du 5 novembre, à la faveur d’un brouillard épais et sous une pluie qui durait depuis vingt-quatre heures, que les masses russes s’ébranlaient avant le jour, pour attaquer l’aile droite des Anglais, dont les positions avancées, malheureusement mal fortifiées sur les hauteurs d’inkerman, offraient peu de résistance, il en est résulté qu’au premier choc le petit nombre d’hommes intrépides qui défendaient ces positions n’ont pu que déployer un courage inutile. Bientôt cependant les division anglaises, au nombre de sept ou huit mille hommes, accouraient au combat, et alors la mêlée devenait générale. Il y avait des scènes terribles, des luttes corps à corps, des positions prises et reprises plusieurs fois. Les soldats anglais opposaient au nombre cette inébranlable solidité qui est leur génie militaire. Ainsi pendant plusieurs heures se prolongeait cette mêlée, où le duc de Cambridge lui-même était blessé, lorsqu’un hurra enthousiaste vint annoncer l’approche des colonnes françaises que le général Bosquet menait au combat. C’est là, à vrai dire, le moment où la bataille changeait de face. L’armée russe n’était point vaincue encore, mais elle avait devant elle l’impassibilité anglaise et la fougue française. Devenu moins inégal, le combat se rétablissait par degrés, jusqu’à ce que la résistance des Russes fût brisée et se changeât en un mouvement prononcé de retraite, qui devenait bientôt lui-même une déroute sous le feu meurtrier de notre artillerie. La sortie de la garnison de Sébastopol, on le sait, avait le même sort ; elle était vigoureusement repoussée, et nos soldats arrivaient jusque sous les murs de la ville, où le général de Lourmel, entraîné par son ardeur, allait tomber mortellement frappé. Ainsi finissait cette journée. Ce qu’elle a eu de terrible, on peut le pressentir par les pertes des diverses armées. Cinq mille morts russes restaient sur le champ de bataille ; près de quinze mille hommes avaient été mis hors de combat parmi les soldats du tsar. Les armées alliées avaient environ cinq mille morts ou blessés. Les Anglais avaient trois généraux tués et cinq blessés. Dans nos rangs, le général Canrobert lui-même avait reçu une blessure. Il en résultait évidemment que, si les Russes étaient hors d’état de renouveler pour le moment leur tentative, les armées alliées étaient également dans la nécessité de ne point risquer témérairement un assaut avant l’arrivée de nouvelles forces. Expédier ces forces, c’est là maintenant le soin le plus pressant pour la France et pour l’Angleterre. Aussi des renforts sont-ils déjà partis et partent-ils chaque jour de nos côtes, outre le corps d’occupation de la Grèce, arrivé déjà sur le théâtre de la guerre. Deux nouvelles divisions françaises s’embarquent encore en ce moment pour la Crimée. L’Angleterre elle-même presse ses envois de troupes, et parait devoir porter son armée au chiffre de trente-six mille hommes. L’armée russe de son côté réparera ses pertes sans nul doute, et recevra de nouveaux accroissemens. Tout annonce ainsi des luttes prochaines, plus redoutables encore peut-être que celles qui ont eu lieu, et si l’illusion est dissipée sur la facilité de la prise de Sébastopol, la chute de la ville russe sera du moins le couronnement d’une campagne soutenue jusqu’ici avec la plus héroïque intrépidité.

C’est là la part de la guerre. La paix n’apparaît ici, on le voit, que comme le prix d’une série de nouveaux combats. Or cette paix, qui sera toujours chèrement achetée désormais, cette paix, que tout le monde désire et appelle, sortira-t-elle plus aisément des conclaves de l’Allemagne que de nos champs de bataille ? Telle est la question dont l’Allemagne croit avancer beaucoup la solution en rédigeant bien des dépêches et des circulaires, et en offrant au monde le spectacle de la plus prodigieuse élaboration diplomatique. Soit donc : l’Allemagne est parvenue, provisoirement du moins, à se mettre d’accord avec elle-même, c’est-à-dire que l’Autriche et la Prusse, après des dissidences très vives et très marquées, semblent avoir retrouvé un terrain commun pour agir d’intelligence et proposer les mêmes résolutions à la diète de Francfort ; mais sur quelles bases s’est rétabli cet accord ? Quelles sont ses conditions ? quelle est sa portée au point de vue de l’Allemagne et de l’Europe ? Les deux puissances allemandes, on le sait, étaient divisées sur des points politiques très essentiels, plus essentiels même, nous osons le croire, que ne le disait M. de Buol, quand il exprimait récemment l’opinion que l’Autriche et la Prusse différaient moins sur les principes que dans la manière d’apprécier certains faits. Ainsi, lorsque le cabinet de Berlin était d’avis que la convention du 20 avril était expirée par le fait même de l’évacuation des provinces du Danube par les Russes, tandis que l’Autriche considérait ce même traité comme ayant conservé toute sa force, c’était là sans doute plus qu’une simple nuance. Lorsque la Prusse, dans ces derniers temps, élevait l’étrange prétention d’exclure des principautés les Turcs et leurs alliés et de constituer l’Autriche dans une situation de neutralité armée entre les belligérans, lorsqu’elle demandait au cabinet de Vienne l’engagement de ne prendre en aucun cas l’offensive contre la Russie, de se contenter désormais, quelles que fussent les chances de la guerre, des propositions de paix du 8 août, de ne point contracter d’alliance en dehors de l’Allemagne et de soumettre toute résolution de sa part à une décision allemande, quelle était la réponse de l’Autriche ? Elle était aussi simple que formelle. L’Autriche répondait sur le premier point que sa position dans les principautés n’était nullement celle d’une neutralité armée, et qu’elle ne lui conférait aucun droit d’entraver les opérations de la Turquie ou de ses alliés. Elle refusait d’aliéner l’indépendance de son action vis-à-vis de la Russie en abdiquant son droit d’offensive. Le cabinet de Vienne ne cessait point de considérer les conditions du 8 août comme une base de paix acceptable ; mais ces conditions, essentiellement variables, pouvaient se modifier selon l’état de la guerre, et on ne dissimulait point que, si les puissances occidentales demandaient davantage, elles seraient fondées à le faire. Enfin, quant à l’engagement de ne contracter aucune alliance en dehors de l’Allemagne, l’Autriche était si peu disposée à y souscrire, que d’un autre côté elle se montrait au même instant prête à traiter avec l’Angleterre et la France pour régler son intervention éventuelle dans la guerre. L’Autriche était logique autant que l’était la Prusse elle-même. L’une marchait pas à pas à une action plus décisive, l’autre cherchait à faire sortir de toutes les circonstances la justification et le triomphe de son inaction. Comment un accord nouveau a-t-il été scellé entre les deux puissances allemandes ? La réalité est que sur la plupart des points de dissidence la Prusse a retiré ses conditions et ses oppositions. Elle a laissé l’Autriche libre de tout engagement ; elle a consenti à ce que l’Allemagne s’appropriât les quatre garanties du 8 août. Le cabinet de Berlin n’a obtenu gain de cause que sur une question, c’est que le traité du 20 avril ne suffisait pas pour assurer à l’Autriche les secours de l’Allemagne dans le cas où elle serait attaquée par la Russie en raison de sa position dans les principautés, et alors un article additionnel a été signé entre les deux cabinets. L’Allemagne se trouve donc pour le moment à l’abri de la scission qui la menaçait, mais il est bien évident que l’Autriche et la Prusse ne peuvent attacher le même sens à cet accord nouveau.

On va voir sans doute se dessiner cette différence à l’occasion de l’offre faite, dit-on, par l’empereur Nicolas de souscrire aux garanties du 8 août. Ces dispositions nouvelles du tsar connues à Berlin, voilà peut-être la grande cause des concessions de la Prusse, qui ne s’est point tenue pour très compromise de faire entrer dans la politique de l’Allemagne ce que la Russie acceptait. Les dernières propositions de la Russie, si elles étaient sincères, si elles portaient réellement la marque du désir de souscrire aux nécessités européennes. auraient incontestablement leur valeur et leur poids ; mais il faut se rendre compte de la nature de ces garanties du 8 août, acceptées aujourd’hui, assure-t-on, par le cabinet de Pétersbourg. La Russie ne refuse pas, dites-vous, de laisser substituer un protectorat collectif de cinq puissances au droit exclusif de protection qu’elle s’attribue sur les chrétiens d’Orient. Or, qu’on le remarque bien, il n’a nullement été proposé de remplacer un protectorat par un autre protectorat, mais bien de les supprimer tous, en laissant intacte la souveraineté du sultan, et en réservant simplement l’influence naturelle de l’Europe sur les conseils de la Porte^dans l’intérêt des populations chrétiennes. Il en est de même des principautés, où tout protectorat doit s’effacer devant la garantie diplomatique des privilèges qui constituent ces provinces dans une quasi-indépendance. La Russie accepte le principe de la révision du traité de 1841. Soit ; mais ici encore il est bon de s’entendre. Il y a dans ce traité deux parties assez distinctes : il y a un article unique qui ne fait que consacrer une vieille tradition de la politique ottomane par la clôture des détroits, et il y a le préambule, où est la véritable pensée de l’Europe, pensée de garantie en faveur de l’intégrité et de l’indépendance de la Turquie. Par qui et comment cette indépendance a-t-elle été menacée ? Elle l’a été par la Russie en raison de la situation de cette puissance en Orient et dans la Mer-Noire. Il est donc clair que la révision du traité de 1841 doit porter moins sur la stipulation officielle que sur le changement essentiel de ces situations inégales qui ont amené la crise actuelle. Or est-ce ainsi que la Russie entend les conditions qu’elle vient d’accepter ? Elle le pourrait indubitablement aujourd’hui, d’autant plus que l’attitude de son armée a mis son honneur militaire hors de cause, et que nul jusqu’ici n’a eu sérieusement la pensée d’une atteinte à l’intégrité de l’empire russe. Pour que la Russie reconnût le droit de l’Europe, il suffirait qu’elle désarmât son ambition, et qu’elle se résignât à abdiquer une politique qui rencontrera toujours devant elle la coalition de tous les intérêts et de toutes les forces de l’Occident. Les garanties du 8 août n’ont point d’autre but général que de désarmer l’ambition russe. Le cabinet de Saint-Pétersbourg leur attribue-t-il cette signification ? La récente et tardive acceptation qu’il viendrait d’envoyer à Berlin n’est-elle pas plutôt tout simplement un habile expédient imaginé pour diviser encore une fois et immobiliser l’Allemagne, en offrant un prétexte à son inaction ? Il y a quelques mois déjà, il en a été ainsi dans un moment où l’Autriche, prête à marcher sur le Danube, était sur le point de signer une alliance plus étroite avec la France et l’Angleterre. Ce spectacle peut-il se renouveler aujourd’hui ?

Que la Prusse se soit engagée sans péril à s’approprier les quatre garanties de paix, lorsqu’elle les savait acceptées, en apparence du moins, par le cabinet de Pétersbourg, qu’elle ait saisi avec empressement ce moyen d’échapper à la nécessité d’une résolution sérieuse, rien n’est plus simple : c’est dans la politique qu’elle suit fort tristement jusqu’ici, allant de l’un à l’autre, intervenant partout, cherchant à s’entendre avec tout le monde, et en définitive ne trompant plus même personne. Mais l’Autriche ne saurait évidemment être arrêtée par de telles considérations. Les dernières démarches de la Russie ne peuvent arrêter la main du cabinet de Vienne, prêt à signer aujourd’hui un traité d’alliance offensive et défensive avec l’Angleterre et la France. C’est là en effet qu’en sont les choses en ce moment. L’Autriche n’a cessé de dire que l’année actuelle était consacrée par elle aux négociations, et que ces négociations une fois reconnues inutiles, elle était prête à agir. L’instant est venu, et il y a une raison bien simple de croire que l’empereur François-Joseph ne faillira pas à cette politique : c’est qu’il y va du crédit de l’Autriche. Le cabinet de Vienne a pu se faire un jour l’illusion qu’il accomplissait un acte sérieux par l’envoi des troupes autrichiennes dans les principautés. L’acte était sérieux en effet ; mais la retraite volontaire des Russes en diminuait immédiatement la portée, et depuis il n’a été rien fait. Non-seulement il n’a été rien fait, mais la Russie a pu se croire en assez grande sécurité sur le Pruth pour précipiter ses forces sur la Crimée, si bien que les armées alliées voyaient dans l’arrivée de chaque bataillon russe une défection de l’Autriche. Nos soldats se trompaient sans nul doute, ils ne comprenaient pas la diplomatie allemande, et ils étaient fort excusables ; cependant leur impression même dans sa vivacité était l’indice manifeste d’une situation qui ne pouvait se prolonger. Plus que jamais aujourd’hui il importe que toutes les forces disposées à entrer dans la lutte se réunissent et combinent leurs mouvemens. Tandis que l’Autriche se liera, comme nous n’en pouvons douter, avec l’Angleterre et la France, Omer-Pacha, de son côté, reprendra sur le Pruth des opérations qui, poussées avec vigueur dans un temps plus opportun, eussent été une diversion puissante. Des divisions françaises vont être envoyées, dit-on, dans les principautés pour marcher sur la Bessarabie, pendant que les armées de Crimée, renforcées de troupes nouvelles, pourront poursuivre leur laborieuse campagne. Ainsi se dessine la situation actuelle, au point de vue militaire comme au point de vue diplomatique. Le voyage récent de lord Palmerston parmi nous dans ces circonstances a eu certainement pour but de régler de plus près quelques-unes des conditions de la lutte où l’Angleterre et la France sont engagées ensemble. Les conditions financières par exemple ont pu être l’objet de combinaisons qui ne tarderont point sans doute à se révéler. Au surplus, toutes ces questions vont se poser de nouveau dans tout leur jour au sein du parlement anglais, qui va se réunir le 12 décembre, et le corps législatif français est convoqué lui-même pour la fin du mois. Avec des prérogatives fort inégales, les deux corps politiques vont se trouver en face du même problème de la guerre, avec toutes ses nécessités et ses impérieuses conditions.

Peut-être dans les deux pays, en Angleterre et en France, y a-t-il en ce moment une même pensée : c’est qu’on s’est fait d’abord beaucoup d’illusions sur ce qu’il y avait à faire, et qu’il faut aujourd’hui redoubler d’efforts pour suppléer à ce qui a été négligé. Si ce n’était cette obsession puissante et permanente d’une grande lutte à soutenir, il est certain que la vie intérieure de la France resterait invariablement uniforme. Elle serait un composé de petits incidens, de préoccupations matérielles et de bruits de toute sorte qui ont leur retentissement naturel à la Bourse, où la spéculation hardie les exploite, où la crédulité les propage. Cette société française si souvent éprouvée retrouvera-t-elle le goût des soucis virils, de l’activité publique et des travaux qui élèvent le caractère d’un peuple au-dessus de la poursuite exclusive des bienfaits matériels de la civilisation ? Il faut le croire sans doute. En attendant, elle profite de son repos et de son calme, elle oublie le plus qu’il lui est possible, elle crée des entreprises pour l’exploitation de tous les élémens, elle tâche de faire sa fortune et d’en jouir vite ; elle va à la Bourse, et se repose de ses émotions en s’informant des actrices qui partent ou qui reviennent, des causes de leur fuite ou de leur retour. Il y a ainsi deux parts dans notre existence actuelle, — l’une remplie par toutes les préoccupations des affaires extérieures et de la guerre, l’autre perdue dans tous, les soins matériels et les futiles entraînemens. Entre ces deux points extrêmes, n’aperçoit-on pas un vide, — ce vide que laisse toujours l’absence d’une activité réglée appliquée aux intérêts les plus sérieux et les plus élevés d’un pays ?

Mettons donc toujours de côté, comme il est juste, tout ce qui touche à ces grandes questions internationales et au mâle héroïsme de nos soldats. Dans ce qui reste de nos mœurs intérieures, dans ce monde ainsi fait, plus accoutumé aux jeux capricieux de la fortune qu’à l’idéal, dévoué à la passion du bien-être et des jouissances matérielles bien plus qu’à une pensée sérieuse dans ce monde de frivolité et de calcul, de recherches factices et de fausses élégances, certes un moraliste ou même un politique pourrait aller puiser sans effort le conseil de plus d’une page saisissante. Sans pénétrer si profondément, un écrivain vient d’y trouver le sujet d’un récit, — la Robe de Nessus, — qui reflète en courant tout un côté de la vie actuelle, avec ses personnages, ses épisodes et ses mœurs. La Robe de Nessus de M. Amédée Achard nous montre dans un de ses derniers aspects ce roman moderne, qui n’est plus déjà ce qu’il fut, et qui n’est point encore ce qu’il redeviendra quelque jour. Le roman autrefois, il y a moins de dix ans, avait conquis sa place dans le journal ; il y régnait en souverain, il y était fêté. Il a été quelque peu banni depuis, mais il n’est pas redevenu simplement un livre, — et en attendant, s’il s’obstine encore par habitude dans le journal, c’est pour s’y traîner sans éclat, d’une façon obscure ; s’il tente la fortune du livre, c’est sous la forme la plus vulgaire, presque sur ce papier brouillard des éditions mal venues. Le conte nouveau de M. Amédée Achard, par l’esprit, par l’observation, par la peinture d’une situation vraie, tranche aisément avec la plupart de ces fictions sans originalité et sans grâce. Sous cette trame légère, il y a une idée qui ne manque pas de nouveauté. Quand on s’est laissé entraîner dans les régions du vice élégant et des acres voluptés, est-il possible de revenir sur ses pas ? En un mot, quand on s’est laissé envelopper de cette robe de Nessus, de toutes les séductions et de tous les plaisirs défendus, peut-on s’en dépouiller comme on fait d’un vêtement hors de saison ? L’auteur ne le croit pas, et il raconte cette éternelle histoire en la plaçant dans le cadre de la vie moderne, en personnifiant son idée dans un jeune homme, Léon Chapui, fils prodigue et ardent d’un père qui a vécu par le travail, qui a gagné une immense fortune par l’exactitude, la ténacité et l’intégrité des mœurs. Léon Chapui cédera à la fascination ; il laissera s’enfoncer dans son âme l’hameçon cruel de l’amour d’une danseuse. Une fois subjugué, dominé et enlacé dans les replis du serpent, tout est fini pour lui. Marié par sa mère mourante avec une jeune femme simple et belle, il s’échappera bientôt avec celle qui n’a cessé d’avoir l’œil sur lui, et s’il revient au foyer, ce sera l’âme pleine encore de l’image qu’il s’efforce en vain d’oublier. C’est dans un récit rapide, souvent ingénieux et trop peu concentré, que M. Achard raconte cette histoire. Et en vérité, dans ces pages mêmes, ne peut-on pas apercevoir un autre trait de mœurs contemporaines auquel l’auteur n’a point songé peut-être ? M. Chapui le père sera le type de cette bourgeoisie vigoureuse qui a conquis son rang par le travail, par le mâle exercice de toutes les vertus pratiques. Léon Chapui sera le type de ces enfans dégénérés d’une forte race, qui prodiguent la fortune de leurs pères sans avoir recueilli leur esprit et sans continuer leurs traditions. Ils dissiperont dans l’oisiveté et dans toutes les fantaisies corruptrices ce qui a été acquis par un labeur patient et obstiné, — non-seulement la fortune matérielle, mais encore le crédit, l’autorité, l’influence. Tandis que leurs pères intervenaient partout avec la force d’une classe qui s’élève et qui se fonde, ils contracteront rapidement les vices des noblesses en décadence, — et tandis qu’ils resteront eux-mêmes inactifs, ils ne s’apercevront pas qu’il y a d’autres classes qui montent à leur tour, qui vont leur disputer leur place et leur ascendant. C’est là le mystère des destinées de la bourgeoisie en France, et voilà cependant comment un conte rapide, un récit tracé d’une main légère peut ramener aux plus délicats et aux plus profonds problèmes de la vie sociale de notre temps.

N’est-ce point là, au surplus, ce qui fait le charme sérieux et élevé des choses littéraires ? Les œuvres de l’esprit ne sont point indépendantes du mouvement au sein duquel elles se révèlent. Si humbles qu’elles soient, elles en sont l’expression, elles l’éclairent toujours par quelque côté, elles se mêlent aux phénomènes sociaux qu’elles complètent ou qu’elles commentent, et à côté de ceux-ci elles sont un des élémens de ce vaste et libre tableau d’un temps. Entre la vie idéale et la vie réelle, entre la littérature et les mœurs, il y a un échange permanent d’influences. C’est à saisir ces fils secrets, ces mille rapports indistincts que s’emploie une critique qui n’est pas seulement l’analyse abstraite d’une œuvre d’art. De là vient encore que la critique n’est point elle-même une œuvre aussi aisée et aussi peu féconde que semblent le croire ceux qui ont intérêt à méconnaître son caractère : elle a son originalité, son genre d’invention, sa nouveauté d’observation ; c’est un travail permanent de découverte, un voyage à travers toutes les choses de la pensée et du monde moral. Et pour ne se point perdre dans ce voyage, il faut la sûreté de l’intelligence, le savoir, la pénétration. M. Jules Janin, pour sa part, a accompli son voyage dans le monde dramatique, et il n’a point fini. Il est un de ceux qui ont suivi avec le plus intrépide héroïsme les destinées du théâtre contemporain, et tout ce qu’il a écrit, tout ce qu’il a pensé, il l’élève au rang d’une Histoire de la Littérature dramatique. Il fait, lui aussi, son monument. Quand M. Jules Janin écrit le mot d’histoire sur ses pages, il faut s’entendre ; c’est une histoire telle que peut la faire l’imagination la plus vive, la verve la plus souple, l’esprit le plus prompt à tout saisir. Qu’on ne demande pas à l’historien de la littérature dramatique des nomenclatures, des classifications méthodiques. Il raconte les impressions du moment, et se laisse aller au courant de toutes les mobilités, de toutes les diversités du temps où il vit.

Depuis le jour où M. Jules Janin s’est dit que tout ce monde de l’imagination et des arts, tout ce monde terrible ou futile qui va du drame le plus émouvant au plus mince vaudeville, était à lui, il a vu passer bien des engouemens, bien des succès éphémères ; il a vu tous les types de la vie moderne se succéder dans la littérature ; il a assisté à tous les excès comme à tous les triomphes au milieu d’un monde qui se transformait chaque jour c’est tout cela que son livre reproduit avec la fidélité d’une impression instantanée. Il en résulte nécessairement une certaine confusion dans ce livre, qui ranime toute une époque. M. Janin s’est appelé lui-même un jour le critique : ce n’est point peut-être le critique, mais c’est à coup sûr un critique, dernier né de Diderot, auquel il élève quelque part une statue, mettant comme lui sa sensibilité, son imagination, ses enthousiasmes dans ce qu’il écrit. C’est encore mieux un journaUste, pourrait-on dire, — et en sentant les grandeurs de ce métier de journaliste, ne croyez pas qu’il ignore ses misères, ses conditions terribles, tout ce qui compose cette vie dévorante, suivie d’un prompt oubli ! Il est certainement peu de fragmens plus éloquens que quelques pages consacrées à Martainville, un journaliste inconnu aujourd’hui, qui mourut après 1830. De même aussi M. Janin s’adressera à tous les jeunes esprits qui ont la fantaisie cruelle de jouer dans leurs inventions avec toutes les impuretés et toutes les horreurs. — Prenez garde, leur dira-t-il, un jour quelqu’un viendra tirer de l’oubli ce souvenir, dont rougira votre esprit plus mûr. Vous aurez, vous aussi, votre robe de Nessus. Si ce n’est qu’un paradoxe que vous aurez lancé dans le monde en un moment de caprice, prenez garde encore que le pli moqueur ne reste en vous, et que vous ne vous accoutumiez à vous amuser de tout, des autres et de vous-mêmes. — Ainsi parle ou à peu près M. Janin, et il fait lui-même sa confession au sujet de l’Ane mort et la Femme guillotinée. Ce ne sont donc pas les pages éloquentes ou bien inspirées qui manquent dans cette Histoire de la Littérature dramatique. Qui que vous soyez cependant, vivans ou morts, tâchez de ne point vous trouver sur le chemin de M. Janin, un jour où par hasard il aura oublié ce qu’il faut faire. Il saura transformer au besoin l’éloge en satire, il vous exécutera avec toute la grâce d’une imagination enthousiaste. Pourquoi ? Pour ne point laisser passer l’occasion de tracer un parallèle, pour opposer la nuit au jour, l’esprit à la déclamation prétentieuse, le talent à la vanité maladive, et pour arriver, en fin de compte, à ne pas toujours donner raison au talent et à l’esprit ! N’est-ce pas ce qui lui est arrivé l’autre jour en parlant de la mort de M. Loève-Veimars, cet écrivain si fin et si délicat, qu’il avait l’air vraiment de sacrifier à l’auteur de la Profession de foi du dix-neuvième siècle ? M. Janin devait-il mêler la voix d’un homme de talent à toutes les voix qui semblent poursuivre de tant d’anecdotes suspectes la mémoire de ce pauvre homme d’esprit ?

Combien d’œuvres dont M. Janin raconte l’histoire, combien de ces œuvres ont déjà vieilli et sont éclipsées de la scène, où elles n’ont brillé qu’un moment ! Combien de comédies, de drames, de tragédies, n’auront pas même un nom dans l’histoire littéraire de notre temps ! Les œuvres qui avaient le plus de prétentions à la nouveauté ne sont point celles qui ont le moins vieilli peut-être, et l’historien du théâtre contemporain aurait pu naturellement se poser à lui-même cette question grave, de savoir comment les tentatives dramatiques modernes ont si peu réussi littérairement. Malgré tous les efforts et tous les essais, malgré tous les éclairs de talent, il n’y a point eu un esprit créateur, un génie vigoureux, pour renouveler la scène et imprimer à la littérature dramatique un cachet d’originalité et de puissance. Ce génie ne s’est point trouvé dans la première période de ce siècle ; se rencontrera-t-il dans celle qui commence ? Chaque jour n’en a pas moins sa moisson d’œuvres nouvelles, et c’était l’autre soir le Théâtre-Français qui représentait une tragédie de M. La tour de Saint-Ybars, sous le nom de Rosemonde. Le Théâtre-Français n’est point heureux avec la muse tragique. Il s’est trouvé récemment entre deux tragédies, — Médée et Rosemonde. Quelle était la meilleure ? Il pouvait choisir indifféremment ; mais, par une fatalité singulière, il s’est mis en procès avec Médée, et il a joué Rosemonde, qui n’a eu qu’un succès médiocre. L’œuvre de M. Latour de Saint-Ybars contient sans doute quelques situations fortes et des vers bien frappés ; malheureusement on ne sait trop en vérité quel nom lui donner : elle tient de la tragédie et du drame, elle réunit les défauts des deux genres. L’auteur met en mouvement le monde barbare et le monde romain, les Lombards et les Gépides, pour arriver à faire un acte de tragédie ! Ce n’est point de la brièveté de la pièce que nous nous plaignons ; c’est de la disproportion du sujet et du cadre. La tragédie nouvelle d’ailleurs, il faut le dire, est loin d’avoir été bien servie par Mlle Rachel, à qui le rôle de Rosemonde était confié. Mlle Rachel a eu un malheur que tout grand et sérieux artiste devrait avec un soin jaloux écarter de soi : elle a oublié ce qui fit la gloire de ses premiers commencemens, ce qui était son talent, cette nette et pure diction qui fit d’elle un jour l’interprète naturel de Corneille et de Racine. Mlle Rachel ne prononce plus, la moitié de chaque vers disparait dans sa bouche. C’est qu’en réalité on ne résiste pas aux épreuves dans lesquelles elle s’engage ; on ne se forme pas à parier cette belle et noble langue du xviie siècle en parcourant tous les théâtres et tous les pays. Justement, par le genre de son talent, Mlle Rachel est l’artiste qui peut perdre le plus dans ces luttes impossibles ; elle arrivera au but de cette carrière fiévreuse après avoir perdu ses qualités premières, et elle ne comptera plus que comme un souvenir dans l’art, comme l’exemple d’un talent volontairement diminué. Est-ce là un avenir fait pour tenter une ambition d’artiste ?

Et maintenant revenons à la politique et à ses scènes fort diverses, à ses épisodes toujours nouveaux, à ses discussions positives. La Belgique vient d’avoir ses débats parlementaires, où toute la politique du pays a été agitée, où la question de l’existence du ministère a été discutée. Quel a été le résultat de ces débats engagés au sujet de l’adresse en réponse au discours du roi ? La politique générale de la Belgique est restée la même, et le ministère s’est trouvé raffermi, pour le moment du moins. On se souvient des circonstances dans lesquelles s’est formé le cabinet belge actuel, dont M. Henri de Brouckère est le principal membre. Il est né, il y a deux ans, dans un moment où les deux grands partis du pays étaient égaux en force dans le parlement, et où aucun d’eux n’aurait pu occuper exclusivement le pouvoir. Le cabinet de M. Henri de Brouckère venait justement inaugurer une sorte de trêve ; il adoptait une politique de conciliation, il était d’ailleurs composé de libéraux d’une nuance modérée. Ce qui a fait naître le ministère belge est ce qui l’a fait vivre jusqu’ici, parce que la situation respective des partis n’a point changé. Un moment, les élections faites au mois de juin dernier avaient compromis l’existence du cabinet. Les ministres avaient offert leur démission ; ils restaient néanmoins au pouvoir, toutes les tentatives pour former un nouveau ministère ayant échoué, et en retirant leurs démissions, ils annonçaient qu’ils s’expliqueraient devant les chambres. Ce sont ces explications qui ont été données par M. Henri de Brouckère, et c’est à la suite que la chambre a rendu un vote de pleine confiance en faveur du gouvernement.

Le terrain naturel du débat dans le parlement a été la partie de l’adresse qui traite de l’exécution donnée par le gouvernement à l’article 8 de la loi du 1er juin 1850 sur l’instruction secondaire, relativement au concours du clergé à l’enseignement de la morale et de la religion. Cette question s’était déjà présentée le 14 février dernier à l’occasion d’un arrangement conclu par le gouvernement avec le cardinal-archevêque de Malines, et connu sous le nom de convention d’Anvers. La pensée de cette convention avait été pleinement approuvée par la chambre à cette époque. Depuis, le gouvernement était accusé de porter atteinte, par son système d’arrangement avec le clergé, à l’indépendance des conseils communaux, aux droits des pères de famille, à la liberté des cultes dissidens. Telles étaient les imputations dirigées contre le cabinet par la presse libérale. Ce langage avait trouvé de l’écho dans plusieurs conseils communaux, et la question religieuse, que l’on avait cru vidée par le vote du 14 février, se réveillait dans les conditions les plus fâcheuses, car la convention d’Anvers pouvait être considérée comme l’ultimatum de l’épiscopat ; si cet ultimatum était rejeté, il n’y avait plus de solution possible. Il s’agissait de savoir si la chambre des représentans, se déjugeant à neuf mois d’intervalle, blâmerait ce qu’elle avait approuvé à une si grande majorité. C’est ce que M. Frère-Orban, ancien ministre des finances, aujourd’hui chef de l’opposition libérale avancée, a proposé par un amendement. Il a été combattu avec succès par ses anciens amis politiques ; les hommes les plus éminens du parti libéral, tels que M. Devaux et M. Delfosse, président de la chambre, qui ont montré que sous l’empire de la constitution de 1831, qui proclame l’indépendance du clergé, la question religieuse ne pouvait être résolue que par une transaction, et que celle qui avait été conclue, respectant les droits de tous, était parfaitement acceptable. M. Frère-Orban n’a rallié à son opinion qu’une fraction minime du parti libéral, et l’ensemble du projet d’adresse, qui promet au gouvernement un loyal concours, a été voté par 80 voix contre 11. En général, cette discussion a laissé voir la pensée de mettre les intérêts nationaux au-dessus des intérêts de parti. M. Dedecker s’est fait surtout l’organe de ce sentiment, qui a prévalu, et il s’est fait aussi le défenseur des politiques modérées, de conciliation, qu’il appelle les politiques mixtes. C’est la politique du cabinet actuel. Quand elle a été inaui^urée, elle avait un caractère transitoire selon l’aveu de M. de Brouckère. Le ministère attendait que les partis fussent reconstitués et pussent offrir au roi le moyen de former un gouvernement. Deux ans sont passés, et la même situation, existant encore, est soumise naturellement aux mômes conditions.

Heureuse Belgique où la vie constitutionnelle a sa règle sans cesser d’être libre, et où les dissentimens naturels des partis ne dégénèrent pas en révolutions périodiques ! Par quels moyens et à travers quels chemins difficiles on revient de ces révolutions, l’Espagne le montre aujourd’hui, et elle est loin d’être encore affranchie de tous les périls que lui ont créés les événemens récens de son histoire. Depuis trois semaines environ, les cortès sont rassemblées à Madrid. Ce n’est point dans ce peu de temps évidemment qu’un corps politique tout nouveau, sorti d’un pays en révolution, composé des élémens les plus confus, peut arriver à mettre un certain ordre en lui-même et à formuler une pensée précise. Déjà cependant quelques actes sérieux ont été accomplis, et révèlent la situation actuelle de l’Espagne. Le plus grave des incidens qui se passaient à Madrid il y a quelques jours est la démission du ministère portée aux cortès par le duc de la Victoire le 21 novembre. Comment s’expliquait cette résolution subite d’Espartero de provoquer la dissolution du cabinet avant que le congrès n’eût manifesté une majorité politique ? Elle naissait de tous ces tiraillemens qui n’ont cessé d’exister depuis la dernière révolution dans le sein même du gouvernement. La nomination du général San-Miguel comme président provisoire des cortès avait assez vivement froissé Espartero, qui eût préféré l’élection d’un de ses amis, M. Martin de los Heros. Dans le conseil, l’élément qu’il personnifiait était en lutte avec l’élément plus modéré ; déjà même quelques dissentimens avaient éclaté au sujet du candidat à choisir pour la présidence définitive de l’assemblée, lorsque le général Espartero prenait la résolution qu’il rendait publique le 21 novembre. Cette résolution cachait d’ailleurs une pensée qui ne tendait qu’à mieux établir l’ascendant du duc de la Victoire. Espartero se décidait à se porter lui-même comme candidat à la présidence définitive du congrès. Restait à savoir comment l’assemblée accueillerait cette pensée, et quel serait le sens de la manifestation politique qui allait sortir de là. Le résultat a montré que la majorité du congrès n’entend point dépasser certaines limites, qu’elle veut maintenir l’alliance qui s’est faite entre les libéraux modérés et les progressistes : aussi, en nommant le général Espartero pour son président, l’assemblée de Madrid a-t-elle élevé le général O’Donnell à la vice-présidence. C’est dans l’alliance de ces deux noms que se résume la situation actuelle, et c’est sur cette base sans nul doute que se formera aujourd’hui un cabinet nouveau. Il est à souhaiter que ce ministère se forme promptement et reprenne avec vigueur la direction des affaires du pays. ch. de mazade.



REVUE LITTERAIRE.

Il est peu d’époques dans notre histoire plus féconde en douloureux problèmes que celle qui s’étend de la prise de la Bastille à la révolution de février. C’est pendant ces années, remplies tour à tour par les luttes civiles, par la guerre extérieure ou par les stériles débats des partis, c’est pendant cette période d’épreuves incessantes et de crises toujours nouvelles que l’aptitude politique des diverses classes de la société française se révèle avec une netteté singulière à quiconque a sérieusement interrogé leur histoire particulière et leurs intérêts. Pour les classes moyennes par exemple, quels momens solennels que ceux qui suivent le serment du Jeu de paume ! Et plus tard, quelle noble et difficile tâche que celle qui commence en 1815, avec la restauration, pour être reprise en 1830, avec la monarchie de juillet ! Suivre ces classes, à travers leurs fautes et leurs victoires, de 1789 à 1848, c’est rencontrer sur sa route toutes les questions vitales dont la solution semble reculer sans cesse derrière les mobiles horizons de notre histoire. Une telle étude est de nature à séduire non-seulement ceux qui aiment le drame du passé pour les spectacles variés qu’il déroule et les émotions qu’il procure ; elle doit plaire aux esprits plus sérieux qui veulent y trouver des directions et comme des préceptes d’une application durable. Si l’histoire ainsi comprise provoque souvent des méditations qui ont leurs amertumes, elle a aussi ses hauteurs où le courage se retrempe, et ses grandes perspectives qui élèvent l’âme en la calmant.

C’est une satisfaction de ce genre qu’a cherchée M. de Carné dans l’étude de la révolution française. Nos lecteurs n’ont pas besoin qu’on leur rappelle la série de travaux où le rôle de la bourgeoisie, à toutes les phases de la révolution française, a trouvé dans M. de Carné un juge si équitable et si pénétrant. Ces travaux forment aujourd’hui un livre qui est au moment de paraître[1], et dont l’auteur indique l’unité dans une introduction éloquente. Résumer ici les idées qu’expose et développe cette introduction, ce sera donner l’idée la plus complète de l’ouvrage qu’elle précède, et la série publiée dans cette Revue trouvera comme son complément naturel dans les citations i qui’s’ajouteront à notre analyse.

« En étudiant la révolution française dans ses phases les plus diverses, dit M. de Carné, une chose m’a surtout frappé : c’est la promptitude avec laquelle les principes ont toujours engendré leurs conséquences et le rapport immédiat des malheurs avec les fautes. Soit que des crimes sans nom aient été suivis d’expiations sans exemple, soit que des déceptions aussi humiliantes qu’inattendues aient succédé aux enivremens de la confiance et de l’orgueil, partout une corrélation directe se révèle entre les effets et les causes, entre la ruine des partis et les passions qui l’ont provoquée.

Le chantre du Paradis perdu se proposait comme but à lui-même de glorifier la Providence et de justifier les voies de Dieu devant les hommes. Telle sera certainement aussi, soit qu’ils la comprennent, soit qu’ils l’ignorent, la mission des historiens de la révolution, car il n’est pas d’époque où les grandes justices d’en haut aient été exercées d’une manière plus visible, où les peuples se soient plus manifestement préparé leurs propres destinées.

« Un autre caractère de ces temps si obscurs et si troublés, c’est de confondre le bien et le mal, d’enlacer l’erreur avec la vérité au point d’en rendre la distinction très-difficile, de telle sorte qu’à moins d’une grande droiture de cœur et d’esprit, on se trouve conduit à tout consacrer ou à tout maudire. La révolution n’est pourtant ni une panacée ni une boîte de Pandore. C’est une force mise en mouvement par les inspirations les plus diverses, et qui dans ses résultats pratiques a été à la fois et très féconde et très stérile. Elle a été féconde, lorsqu’elle a terminé dans la famille et dans l’état l’œuvre d’unité politique et de fusion sociale à laquelle avaient concouru à leur manière et à leur tour Louis IX comme Louis XIV, Suger comme Richelieu. Elle a été stérile, lorsqu’au lieu de s’inspirer de la pensée chrétienne, par laquelle s’était développée durant mille ans la nationalité française, elle a prétendu appliquer les paradoxes contemporains et puiser dans les livres d’une école le texte d’institutions éphémères…

« Distinguer ce que l’esprit de parti s’attache à confondre, expliquer par le jeu des passions et par la mauvaise conduite les extrémités trop souvent justifiées par la prétendue fatalité des circonstances, replacer autant possible les effets sous la lumière de leurs causes, en restituant à chacun sa responsabilité tout entière, tel a été le but de mes Études ; c’est de ce point de vue qu’ont été esquissés les divers tableaux qui retracent ce que je pourrais nommer les principales stations de la France durant sa longue et infructueuse poursuite de la liberté politique. »

Ces tableaux, dont l’ensemble forme le livre même, M. de Carné en indique ensuite les traits principaux. Il montre d’abord la bourgeoisie au lendemain du 14 juillet faisant passer ses colères avant ses intérêts véritables, et se tournant contre la royauté au lieu de se fortifier contre les redoutables auxiliaires qu’elle a recrutés dans les clubs de Paris. Cette première faute entraînera une série de punitions qui, commencée avec le 10 août, continuée avec la chute de la gironde, ne s’arrêtera pas même après la terreur. L’état de la France au moment où triomphe la réaction thermidorienne ne permet plus en effets les hésitations, les tâtonnemens, qui ont compromis la victoire des classes moyennes. Cet état est vivement caractérisé par M. de Carné.

« La terreur finit comme elle avait commencé, par un calcul de l’égoïsme et de la peur. Les hommes de thermidor ne valaient guère mieux que les hommes de septembre ; mais ils se trouvaient avoir alors un intérêt aussi pressant à renverser l’échafaud que ceux-ci en avaient eu à l’élever. Le sort des victimes touchait peu des tigres tout entiers au soin de s’entre-dévorer, mais il fut donné à la France de respirer un moment pendant la lutte de ses oppresseurs ; elle put donc, en poussant un cri de salut, se dégager du somnambulisme sanglant qui la livrait à ses bourreaux sans défense et sans voix, et la délivrance de l’humanité sortit tout à coup de la victoire d’un parti.

« Mais cet affreux régime fut suivi d’une prostration plus humiliante et non moins désastreuse qu’il ne l’avait été lui-même. Moins épuisée par les blessures que par les scandales, par le sang qu’elle avait perdu que par les poisons qu’on lui avait versés, la France chancelait comme au sortir d’une longue orgie ; elle avait perdu la fébrile excitation d’une époque terrible en demeurant incapable de rentrer, par ses propres efforts, dans les conditions normales des sociétés civilisées. Une immoralité hideuse, un athéisme effréné, des institutions déguisées sous un appareil ridicule, le discrédit des hommes, la stérilité des choses, le désordre dans tous les pouvoirs, l’impuissance dans tous les partis, tels furent ces temps du directoire, durant lesquels se révélaient de toutes parts les signes d’une imminente dissolution sociale. La France était atteinte à toutes les sources de sa vie, et voyait lui échapper le présent sans être en mesure de s’ouvrir par elle-même aucun horizon. Incapable de supporter la république, plus incapable encore de revenir à la monarchie, elle était le jouet de partis qui ne lui présentaient en perspective que des solutions impossibles.

« La Providence la sauva comme elle l’a sauvée d’ordinaire aux crises décisives de son histoire, en suscitant un homme devant lequel toutes les factions firent silence, et qui prononça des mots qu’aucune d’elles n’aurait su trouver. Cet homme vint non pour contraindre le pays à abjurer la révolution qu’il avait faite, mais pour séparer dans celle-ci les aspirations légitimes des idées qui les avaient si odieusement compromises. Sans esprit de réaction comme sans engouement, et soutenu par une confiance sereine en lui-même et en son œuvre, il reprit le travail d’unité administrative, d’égalité sociale, de liberté politique et religieuse, que la révolution de 89 avait promis sans l’accomplir. »

L’auteur apprécie successivement l’œuvre du consulat, puis celle de l’empire, dans leurs conséquences et dans leurs fortunes si diverses. Avec la restauration, la bourgeoisie française se retrouve de nouveau appelée à exercer un rôle politique, et on est ramené au sujet même du livre, qui est l’histoire du gouvernement représentatif en France depuis la révolution jusqu’en 1848. Nous laissons ici la parole à M. de Carné. Nous tenons à montrer avec quelle honorable franchise M, de Carné a su apprécier la révolution de 1830 sans oublier les égards dus à un régime qu’il avait servi.

« La monarchie de juillet ne déclina aucune des conséquences de la liberté ; elle triompha des partis sans les opprimer et conquit en Europe, sans guerre et sans sacrifice, la place qu’on aurait tant aimé à lui refuser. Confiante dans les intérêts nombreux groupés autour d’elle et dans la puissance de l’idée qu’elle représentait, elle réalisa, à un degré qui ne s’était pas encore rencontré, ce gouvernement du pays par le pays et cette mise au concours du pouvoir par l’intelligence qui forment la double base du système constitutionnel.

« Mais sitôt que les difficultés suscitées par l’établissement de la monarchie nouvelle furent honorablement résolues, lorsque celle-ci put s’asseoir au sein des grands pouvoirs européens, avec sa physionomie à la fois pacifique et libérale, les questions de personnes succédèrent aux questions de choses au point de les déborder. Après que le pouvoir, à force de courage et d’habileté, eut assuré contre les factions la sécurité publique et le repos du monde, il ralentit son action comme s’il eût épuisé tous les problèmes, perdant son initiative au moment même où le désordre, chaque jour croissant dans la sphère parlementaire, paraissait révéler la convenance d’en user plus résolument. Les plus hautes questions de l’ordre moral et politique auraient pu devenir pour les partis, au sein des chambres, l’occasion heureuse de classemens nouveaux, et leur mise à l’étude aurait eu du moins cet avantage de contraindre les ambitions à s’abriter derrière des idées, au lieu de se donner pour but avoué la seule possession du pouvoir. Ou je m’abuse, ou l’on pouvait entreprendre, dans le sens même des intérêts conservateurs, les réformes les plus larges et les plus utiles, en remaniant des institutions créées sur un type aristocratique pour les mettre en harmonie avec des mœurs et des nécessités toutes nouvelles dans le moule d’un grand gouvernement bourgeois. Cette tâche ne fut point entreprise ; à peine fut-elle soupçonnée. Le pouvoir, s’estimant assez bien constitué pour n’avoir plus qu’à vivre, réserva pour d’autres l’honneur des œuvres même les plus faciles en finance et en économie politique, et, par une sorte d’inertie calculée, favorisa la disposition dont on a le plus abusé contre le régime constitutionnel, celle qui tendait à faire prévaloir la parole sur l’action, en substituant dans l’exercice du gouvernement représentatif l’esprit d’académie à l’esprit politique.

« J’oserais à peine, après la chute d’un pouvoir que j’ai aimé et servi, présenter cette observation, tant je craindrais qu’elle pût revêtir l’apparence d’un blâme, si je n’étais dans le cas de reproduire textuellement aujourd’hui des travaux écrits aux jours où la monarchie de 1830 paraissait en possession d’un long avenir, et dans lesquels je m’efforçais d’appeler l’attention publique sur l’urgence de prévenir, par un remaniement judicieux du mécanisme constitutionnel, une crise qui pouvait emporter nos institutions, au sein de la confiance universelle et par l’effet de cette confiance même.

« Dans une série de lettres sur la nature et les conditions du gouvernement représentatif en France, adressées à un membre de la chambre des communes en 1839 et 1840[2], je consignai les inquiétudes qui traversaient mon esprit, et que rendait plus vives encore la sécurité générale. C’était au lendemain de la coalition qui avait porté au système parlementaire une atteinte si profonde, c’était à la veille de ce traité de Londres, qui ouvrait la question d’Orient par l’isolement de la France. Je m’efforçais de signaler les périls et d’indiquer quelques remèdes, bien moins pénétré d’ailleurs de la valeur de ceux-ci que de la réalité de ceux-là. J’étudiais successivement dans cette correspondance l’état intérieur de notre parlement et les causes qui menaçaient alors d’y porter et d’y maintenir une sorte d’anarchie ; je signalais l’organisation déplorable de la pairie et les vices d’un système électoral qui allait à substituer l’esprit de clocher à l’esprit politique ; puis, abordant des intérêts d’un ordre différent, très-propres à agrandir la portée trop restreinte des horizons de la tribune, j’indiquais la convenance de donner pour aliment à l’activité parlementaire, absorbée par la poursuite des portefeuilles, les rapports alors si délicats de l’état avec l’église, une nouvelle organisation de l’enseignement, et la mission de la France dans les complications prochaines de l’Europe. Ces lettres passèrent à peu près inaperçues, il m’en coûte peu d’en convenir. La pensée qui les inspirait n’était, à bien dire, celle de personne. Peut-être les événemens accomplis leur auront-ils donné aujourd’hui une valeur qu’elles n’avaient point par elles-mêmes.

« Le moment est moins défavorable qu’il ne paraît pour chercher la cause des grands désastres où se sont abîmées tout à coup des institutions dont la vitalité n’était mise en doute par qui que ce fût. Par la prostration des partis, la critique politique a peut-être retrouvé en liberté d’esprit plus qu’elle n’a perdu du côté de la liberté de la parole. Qui que nous soyons, acteurs illustres ou obscurs du drame si tristement dénoué, il ne subsiste plus rien entre nous des misères qui nous divisèrent en d’autres temps : conservateurs et opposans, broyés ensemble sous le char dont le roulement lointain n’avait pas frappé nos oreilles, enveloppés dans un désastre que les uns ont provoqué sans le vouloir, que les autres n’ont rien tenté pour prévenir, il ne reste qu’à nous unir pour faire profiter le pays de leçons si chèrement payées, et pour faire prévaloir le seul intérêt qui survive à tous les autres, celui de la vérité dans l’histoire. »

Ainsi se termine l’introduction aux Études sur l’histoire du gouvernement représentatif en France ; nous n’ajouterons rien à ces paroles. La préface de M. de Carné résume, on vient de le voir, un groupe de travaux variés qui soulèvent des questions trop graves pour que la Revue n’y revienne pas à propos du livre et de l’écrivain. v. de mars.


LA PRESSE ET LES ÉCRIVAINS ALLEMANDS SUR LA QUESTION d’ORIENT.

Si la crise que traverse en ce moment l’Europe n’a encore provoqué jusqu’à ce jour parmi la plupart des gouvernemens de l’Allemagne que de stériles et laborieuses délibérations, les populations germaniques ont du moins cherché en toute occasion à manifester énergiquement les tendances qui les animent. Nulle part les forces respectives des grandes puissances, leurs intérêts divers, la marche qu’on aurait à suivre pour arriver à l’établissement d’un nouvel équilibre européen, nulle part toutes ces questions d’un intérêt si puissant pour la civilisation moderne n’ont été agitées plus sérieusement depuis quelques mois qu’en Allemagne ; nulle part aussi, il faut le dire, elles n’ont été traitées dans un sens plus généralement favorable à la politique et aux légitimes exigences de l’Occident.

C’est un spectacle intéressant que celui de la presse allemande à l’heure actuelle. En temps ordinaire, la plus petite question la désunit ; les intérêts de localité ne manquent guère de l’emporter sur les intérêts généraux. À l’époque même la plus favorable peut-être au rétablissement de cette unité allemande tant poursuivie, le désaccord de la presse n’avait pas médiocrement contribué à faire avorter les efforts de ceux qui avaient cru un moment possible la réunion de l’Allemagne sous un seul sceptre. Aujourd’hui, au contraire, l’accord le plus parfait règne dans la presse germanique. La grande période de 1813 à 1815 exceptée, on n’a pas d’exemple d’une pareille unanimité. La Nouvelle Gazette de Prusse défend presque seule la politique de neutralité, et cet organe même, quoique très chaud partisan de la Russie, ne va cependant pas jusqu’à conseiller une alliance entre la Prusse et la puissance moscovite. Les journaux cités autrefois comme favorables au gouvernement du tsar, le Journal français de Francfort, la Gazette des Postes, l’Ami du Soldat, etc., ont presque entièrement abandonné le gouvernement de Saint-Pétersbourg, et la plus influente de toutes les feuilles allemandes, la Gazette d’Jugsbourg, appartient plus que jamais dans cette question à la politique autrichienne. Il est probable que si la Gazette d’Augsbourg ne paraissait pas sur le territoire bavarois, berceau de la coalition de Bamberg, et n’était pas souvent mal inspirée par des correspondans qui veulent lui faire croire à on ne sait quelle ambition cachée de la France et de l’Angleterre, elle se prononcerait dans les termes les moins équivoques pour Talliance de TAllemaj entière avec les puissances occidentales.

A côté du mouvement de la presse, il y a toutefois un mouvement plus significatif encore : c'est celui des écrits de circonstance, des études souvent très sérieuses qui se multiplient sous l'influence des diverses complications de la crise. Parmi ces écrits, il n'en est presque aucun qui soit ouvertement favorable à Talliance russe; ceux qui soutiennent la neutralité de TAllemagne forment une petite minorité; la plupart réclament, dans un langage souvent empreint d'une véritable passion nationale, la participation la plus énergique à la guerre contre la Russie (1). Outre les brochures politiques proprement dites, on doit noter aussi des recherches savantes telles que celles de M. de Reden, qui prouve avec autorité combien peu les forces matérielles et morales de la Russie répondent aux vastes projets de sa politique. C'est ce curieux mouvement d'écrits dont il serait opportun peut-être de montrer les directions principales d'après les travaux les plus notables qu'il a provoqués.

Les deux grandes puissances de l'Allemagne représentent en quelque soi'te deux groupes flottans dans cet immense courant d'idées. On ne tient pas assez compte de la constitution politique de ce pays, de ce système fédéral qui, à la satisfaction des autres grandes puissances de l'Europe, présente tous les avantages d'un corps poh tique désuni et par conséquent moins dangereux, et qui laisse néanmoins subir à l'Allemagne toutes les exigences qui pèsent d'ordinaire sur les états dirigés par un seul gouvernement. Sans les obstacles de tout genre qui, depuis le traité de Westphalie jusqu'à la destruction du grand empire germanique, s'opposèrent au développement unitaire de l'Allemagne, il y aurait en ce moment peut-être au-delà du Rhin un ensemble d'intérêts communs, qui seraient la barrière naturelle de l'Occident contre la politique envahissante de la Russie. La France et l'Angleterre, si favorables au rétablissement de la Pologne, rêvé par des esprits plus généreux que pratiques, n'ont-elles pas elles-mêmes agi contre la formation d'uii_ meilleur équilibre des forces germaniques? Quoi qu'il en soit, nous n'i vous à considérer ici les populations allemandes que dans leur attitu( vis-à-vis de la Russie, et la crainte que celle-ci leur inspire ne laisse aucune place à d'anciens ressentimens. L'Allemagne aime à se rappeler ce qu'elle a fait pour arrêter les empiètemens de la Russie. N'a-t-elle pas multiplié de persévérans efforts i>our étendre l'élément germanique, surtout dans les (1) Ces écrits ne se prêtent guère pour la plupart à l'analyse, et quelques titres nous nous bornerons à citer indiquent suffisamment sur quels points se porte le pli volontiers l'attention publique. Voici ces titres : le Théâtre de la Guerre turco-russe;

— les Résultats de la première année de la guerre; — de la Politique russe et de la Neutralité allemande; — la Réponse allemande à la Question orientale; — la Guerre turco-russe en Europe et en Asie; — le Péril dans l'état de l'Europe; — la Politique anglo- française dans la Question orientale; — Schamyl comme guerrier, sultan et prophète; — les Principaux personnages sur le théâtre de la guerre russo-turque; — la Guerre turco-russe dans les années 1828 et 1829, par M. le capitaine Junck; —la Question brûlante de l'Europe; — la Question orientale dans son développement historique, par le professeur Roeppel; — l'État social de la Russie, par M. Hertzen;— la Russie et l'Angleterre, par M. Bruno Bauer, etc. pays slaves de l’Europe centrale ? La Russie elle-même a trop bien éprouvé ce que valaient les forces intellectuelles de l’Allemagne pour ne pas reconnaître que le slavisme est destiné à recevoir par elle les lumières de la civilisation occidentale. Lorsque, de 1848 à 1850, la Russie s’opposa par tous les moyens imaginables à la formation d’une Allemagne unitaire, lorsque la Prusse défit elle-même l’œuvre qu’elle avait commencée, l’opinion publique éclata avec fureur de l’autre côté du Rhin contre cet empire hautain qui, après avoir exploité les ressources des états germaniques, cherchait à en rendre l’absorption plus facile en les empêchant de se rapprocher. Cependant ce n’est pas seulement dans le souvenir de cette campagne diplomatique de la Russie qu’il faut chercher le secret de l’antipathie que les Allemands manifestent aujourd’hui contre à cause du tsar. Cette antipathie a des racines plus profondes. En lisant la plupart des récens écrits politiques publiés en Allemagne, on acquiert la conviction que les Allemands voient dans la Russie la personnification de l’absolutisme, et dans les puissances occidentales les représentans de la civilisation et de la liberté humaine. Ils n’ignorent pas que, bien avant 1848, l’influence russe a retardé dans les pays germaniques le développement d’institutions libérales; ils ont suivi, avec une attention particulière, le développement de la crise d’Orient, et ils savent parfaitement de quel côté la guerre a été provoquée. La publication des documens anciens et nouveaux de la diplomatie russe réunis dans le Nouveau Portfolio et dans le recueil de M. Frédéric Paalzow,[3] vient puissamment en aide aux récriminations des Allemands contre la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg. La fameuse dépêche secrète et confidentielle que M. Pozzo di Borgo, alors ambassadeur russe à Paris, adressa le 4-16 octobre 1823 au chancelier de Nesselrode, révolte encore actuellement la conscience des peuples germaniques. Le gouvernement autrichien n’a pu sans doute oublier ces paroles audacieuses : « Notre politique exige de nous d’agir énergiquement vis-à-vis de l’Autriche et de la persuader par nos préparatifs que, si elle fait un mouvement contre nous, une des tempêtes les plus terribles dont elle aurait jamais été menacée éclatera sur sa tête. » Ce document mérite qu’on le relise aujourd’hui en entier, ainsi que la circulaire secrète et confidentielle adressée aux agens diplomatiques du cabinet russe en Allemagne, et dont l’origine remonte à 1834. Le mémoire présenté à l’empereur Nicolas après la révolution de février par un fonctionnaire supérieur du ministère des affaires étrangères russe, qui fait également partie de la collection de M. Paalzow, et le mémoire du 10 février 1850, sont des pièces non moins curieuses. Ils respirent ce sentiment intime de toute-puissance, cette tendance à exercer particulièrement sur l’Allemagne une influence prépondérante qui ont fini par réunir contre la Russie la plus grande partie de l’Europe.

Les Allemands ne contestent pas que des deux grandes puissances qui se disputent la direction politique du corps germanique, ce ne soit l’Autriche qui ait le premier intérêt à entrer en lice contre la Russie. C’est l’opinion de M. Wolfang Menzel, auteur de la remarquable brochure intitulée : la Tâche de la Prusse (die Aufgabe Preussens). Un écrivain ultra-conservateur comme M. Menzel demandant à la Prusse une participation énergique à la guerre contre la Russie, c’est là ce qui prouve nettement la direction nouvelle du mouvement politique en Allemagne. Il est évident que si la Prusse s’était prononcée dès l’origine contre la politique du tsar, elle en aurait retiré un avantage double : non-seulement elle eût par ce moyen empêché l’Autriche de se rendre populaire à ses dépens, mais les Allemands, sachant que la Prusse avait dans cette guerre beaucoup moins d’intérêts matériels à défendre que l’Autriche, lui auraient d’autant plus facilement reconnu l’honneur d’exercer une véritable politique européenne. Aussi les écrits politiques les plus remarquables qui ont paru en Allemagne depuis le commencement de cette crise s’occupent-ils de préférence du rôle que la Prusse aurait dû jouer dans la guerre actuelle. Chose bizarre, l’existence même de ces brochures est en quelque sorte en contradiction avec la politique attribuée au gouvernement prussien, car c’est une singulière façon, il faut l’avouer, de défendre les intérêts de la Russie que de laisser paraître dans les journaux de Berlin les articles les plus anti-russes, tout en faisant saisir la Gazette de la Croix parce qu’elle attaque la France et l’Angleterre.

Parmi ces adversaires que rencontre la politique prussienne dans la presse allemande, l’auteur de l’écrit intitulé la Prusse et la Russie mérite une place à part. Il est impossible de combattre un gouvernement plus ouvertement qu’il ne l’a fait. On attribue cette publication à un savant professeur de l’université de Halle. L’écrivain a pris pour épigraphe ces paroles de Frédéric le Grand : « Une fois que les Russes auront Constantinople, deux années leur suffiront pour être à Kœnisberg. » Et tous les argumens que l’auteur fait valoir avec une foudroyante logique sont en quelque sorte des variations sur ce thème emprunté à la bouche d’un grand homme : « Jamais, dit-il, un état n’a été mieux éclairé que la Prusse par sa propre histoire sur la voie qu’il doit suivre. La Prusse a été fondée par le refoulement des puissances polonaise et suédoise vers l’est et vers le nord. Elle a prospéré par sa lutte contre la monarchie universelle de Louis XIV. Elle est devenue grande puissance en se défendant, appuyée par l’Angleterre, contre la coalition de trois grandes puissances continentales. Elle est tombée en restant neutre de 1795 à 1805, et elle n’a retrouvé sa force qu’en luttant contre la monarchie universelle de Napoléon. Veut-elle maintenant ne pas participer à la lutte contre la monarchie universelle de la Russie, pour tomber peut-être plus bas qu’en 1806 ? En donnant la main aux puissances occidentales, la Prusse aurait pu empêcher un remaniement trop radical de la carte de l’Europe, tandis qu’il serait absurde de supposer que la France et l’Angleterre laisseront un jour la Prusse à la merci du tsar... Si au contraire la Prusse se trouvait entraînée dans une guerre contre les puissances occidentales, l’affaiblissement qui résulterait pour elle de cette guerre la livrerait bien plus facilement à la Russie, son ennemie jurée. »

Aux raisons tirées de l’histoire d’Allemagne viennent se joindre, pour quelques publicistes, des raisons non moins graves, tirées de la situation même de la Russie. On sait que cette puissance se donne volontiers le titre de sainte et d’invincible. Quelques personnes ont une haute idée de la force matérielle qu’elle aurait à mettre en ligne, s’il s’agissait de protéger les états germaniques soit contre des révolutions intérieures, soit contre des envahissemens du côté de l’Occident. Un important écrit de M. de Reden[4] répond entre autres à cette erreur. M. de Reden, qui a publié récemment divers travaux de statistique très remarquables, émet sur la Russie, dans l’étude qu’il lui consacre, divers jugemens que les faits ont déjà confirmés en partie. Il nous montre que la disproportion qui existe en Russie entre les 300,000 milles carrés de pays incultes et les 75,000 milles qui ont réellement de la valeur force le gouvernement russe à gagner autour de ses vastes frontières des pays fertiles et accessibles à la civilisation. Or la Russie, après avoir vaincu la Suède, la Pologne et la Turquie, n’a actuellement en Europe que deux voisins puissans, l’Autriche et la Prusse. C’est une nécessité de sa politique de s’immiscer dans les affaires de ces deux états et d’empêcher leur union. C’est encore une nécessité pour elle de s’assurer des limites maritimes moins étroites que celles où se développent aujourd’hui si péniblement son industrie et son agriculture. Un préjugé malheureusement partagé par plusieurs gouvernemens de l’Europe consiste à voir dans les souverains de la Russie les défenseurs par excellence du système conservateur. La Russie a prouvé maintes fois que, pour atteindre un but politique, elle se sert volontiers des moyens révolutionnaires. Il entre même dans son système de provoquer des insurrections pour accomplir plus facilement ses conquêtes. Pierre le Grand avait déjà employé ce moyen contre la Suède. La Russie a-t-elle réellement d’ailleurs la force de soutenir cette politique d’agrandissement ? M. de Reden le nie formellement; il prouve que dans le cas d’une guerre longue et générale, les moyens de défense de la Russie ne seraient pas en harmonie avec ses besoins. En ce qui touche les finances de cet état, l’éminent statisticien est d’accord avec l’auteur du remarquable travail publié dans cette Revue sur les finances de la guerre. « Les finances de la Russie, dit M. de Reden, ne lui permettent pas de faire des sacrifices continus, et elle risquerait fort de jeter sa fortune publique dans une de ces crises dont les suites funestes se font sentir longtemps. Si l’immense étendue de ses frontières est un obstacle naturel à l’occupation par des troupes ennemies, elle est par la même raison un obstacle au développement de ses propres forces. » Ce qui rend doublement intéressant le résultat du livre de M. de Reden, c’est que l’auteur avait commencé son ouvrage longtemps avant la guerre d’Orient, et dans une pensée purement scientifique.

Suivons maintenant en Autriche ce mouvement de recherches sur la Russie, où l’esprit allemand dévoile si nettement ses haines et ses sympathies. Comparons avec les données de M. de Reden celles que nous trouvons dans une brochure anonyme intitulée : les Résultats de la première année de la guerre[5]. L’auteur constate que, même d’après M. de Haxthausen, qui est un des admirateurs les plus déclaré de la Russie, l’état social de ce pays est loin d’être rassurant. L’équilibre manque dans la répartition du travail, de sorte que l’agriculture produit plus qu’on ne consomme, et que l’industrie reste de beaucoup au-dessous des besoins du pays. Le paysan russe, pour se soustraire au joug insupportable de la servitude, préfère souvent aller en Sibérie. Le service militaire n’en est pas moins un grand sujet de crainte pour lui; il n’y entre qu’avec une sorte de désespoir stupide. Et ce n’est pas seulement le peuple des campagnes qui offre au philanthrope un sujet d’amères réflexions; des remarques non moins sévères s’appliquent aux fonctionnaires publics russes. Que dire de leur pédantisme, de leur ambition insatiable et puérile ? Un homme sans tschin (rang) est tout aussi méprisé par les fonctionnaires qu’un serf. Seule, l’individualité énergique de l’empereur Nicolas a pu conserver la Russie telle qu’elle est. Un peu plus ou moins de ménagement, plus ou moins d’énergie auraient depuis longtemps ébranlé cet édifice. Un biographe de l’empereur Nicolas a dit qu’il était le « dernier tsar véritablement russe. » Si un jour les Slaves écrivent leur histoire, ils l’appelleront « le dernier chevalier du slavisme. » Comme chef de l’église orthodoxe d’après le dogme russe, comme représentant de Dieu sur la terre, l’autocrate s’est donné une auréole d’inviolabilité et d’infaillibilité qui l’empêche, en face de son peuple croyant, de revenir sur une faute, et c’est ainsi qu’aujourd’hui son gouvernement est obligé d’avoir recours à des faux-fuyans et à des détours non moins contraires à la dignité de la couronne qu’aux intérêts du pays. Les élémens d’un mouvement plus libéral ne manquent du reste pas en Russie. Il y a encore çà et là des loges de francs-maçons, et jadis ces loges étaient répandues sur tout l’empire. On a vu des hommes puissans sacrifier leur fortune à des sociétés secrètes. Un de ces hommes, le prince Galitzin, fut même ministre de l’instruction publique, et l’empereur Alexandre, le représentant du despotisme libéral en Russie, avait appelé dans son conseil les martinistes, autrefois tant persécutés. Des hommes considérables ont joué en Russie le rôle de prophète, et ont subi la mort des martyrs pour avoir professé des doctrines qui, malgré leur caractère abstrait, furent néanmoins avidement adoptées par les paysans. Outre les sectes de la foi ancienne (Starowerzen), il existe en Russie, d’après le publiciste viennois, d’autres sectes appelées Malabanen (buveurs de lait), Duchoborzen (lutteurs spirituels), Skoptzi (qui mutilent certains membres de leurs corps) et beaucoup de Raskolniken (hérétiques) dont le nombre, malgré la police la plus sévère, augmente continuellement. Beaucoup de catholiques, de grecs-unis, de protestans et de juifs, qui par contrainte ont adopté la religion gréco-russe, sont en secret restés fidèles à leur ancienne foi, et des renseignemens recueillis, il y a quelques années, par la presse allemande représentaient la plupart des officiers de l’armée russe comme voltairiens et athées.

Presque tous les écrits qu’on voit paraître en Autriche sur la question d’Orient (et ils sont en grand nombre) se distinguent surtout par deux traits parfaitement caractéristiques : d’abord par une sympathie réelle pour la politique de la France, puis par des assurances mille fois répétées que l’Autriche désire plus que toutes les autres nations l’affaiblissement de la Russie. A propos d’une étude publiée dans cette Revue, l’auteur de l’écrit[6], que nous venons de citer (les Résultats de la première année de la guerre) va même jusqu’à dire que la question posée dans ce travail par M. Eugène Forcade comme le nœud de la crise orientale, — à savoir si l’Autriche et la Prusse iront jusqu’au bout avec la France et l’Angleterre, — doit être retournée, et qu’on doit se demander si les puissances occidentales iront jusqu’au bout avec l’Autriche. Un pareil doute, il faut en convenir, est assez étrange, et nous le notons comme un symptôme des inquiétudes persistantes dont quelques esprits en Allemagne ne savent pas encore se dégager. Le même publiciste fait remarquer qu’il y a vingt-cinq ans, au moment où commençait le grand drame qui se déroule actuellement, M. de Metternich conduisit seul pendant neuf années la lutte diplomatique contre la Russie, et qu’abandonné par la politique des cabinets des puissances occidentales, il dut céder à la force. Il explique par cet antécédent la politique expectative que l’Autriche observe actuellement. Il cherche ensuite à prouver que l’Europe ne restera pas longtemps peut-être le seul théâtre de la guerre. La Russie et l’Angleterre se rencontreront probablement sur la route des Indes, et tout dépendra alors du rôle que la Perse adoptera dans ce conflit. Si cet état reste l’ami de l’Angleterre, il se produira peu de complications sur le territoire asiatique; mais si la cour de Téhéran se laisse gagner par la promesse de la restitution des provinces d’Érivan et de Schirvan, et si, par une ancienne antipathie religieuse, la Perse en vient à se battre contre la Turque, alors il pourra arriver que sous le puissant effort de l’Angleterre, on voie disparaître les faibles états qui se trouvent entre l’Indus et l’Ararat. On aurait à craindre ainsi dans l’avenir la ruine de la Perse, et l’auteur de la brochure autrichienne établit nettement l’intérêt qu’aurait l’Europe à la conservation de cet empire. Ce pays a une grande importance comme soutien de l’islamisme. Les Persans sont en quelque sorte les protestans du mahométisme, et les réformes seraient d’une réalisation beaucoup plus facile dans cette secte que dans celle qui domine en Turquie.

D’autres vues tirées de l’écrit sur les Résultats de la guerre montrent combien l’esprit allemand aime à élargir les horizons de la politique. Il ne serait pas non plus impossible, dit l’auteur, qu’un troisième allié vint dans l’Océan-Pacifique rejoindre les deux puissances maritimes, car il a le plus grand intérêt à mettre un obstacle aux tentatives d’extension que la Russie poursuit du côté du Japon et vers la côte occidentale de l’Amérique. Depuis quelques dizaines d’années, la Russie a sans grand bruit considérablement augmenté ses possessions d’Amérique; elle y a établi des forts, des mines d’or, de platine, de cuivre, de plomb et de houille; elle y a donné à son commerce de fourrures un essor considérable, et elle a fondé dans l’île de Sitka, sous le nom de Nouvel-Arkhangel, un établissement que le gouvernement des puissances unies regarde depuis longtemps avec jalousie. Cette île, dont la côte méridionale est visitée par le colibri des tropiques, tandis que ses côtes occidentales servent de refuge aux vaches marines de la Mer-Glaciale, a la position la plus favorable pour les transactions commerciales entre le nord et le midi; en même temps elle a pour la république des États-Unis une valeur inappréciable comme centre de la pêche qui s’exerce sur ces côtes. Il se pourrait donc que le gouvernement de Washington profitât de la première occasion pour s’emparer de cette île, ainsi que de tout le groupe des îles Kouriles. Dernièrement le gouverneur du Kamtschatka lui a déjà fourni un prétexte en ôtant aux Américains le droit de la pêche exclusive sur certaines côtés, et en faisant enlever un des navires de l’Union.

La question de l’intervention russe en Hongrie ne pouvait être omise dans la brochure viennoise. L’auteur prétend qu’en soutenant l’Autriche contre les Magyars, la Russie a agi dans son propre intérêt, car elle savait que l’émancipation de la Hongrie ne serait possible que moyennant une alliance avec les pays situés sur le courant inférieur du Danube. La constitution d’un tel état aurait rendu plus difficile encore toute tentative ultérieure de la Russie sur Constantinople. La Russie a du reste exercé en Hongrie une influence morale plutôt qu’une influence militaire, il n’y eut que treize mille Russes du général Paniutine qui combattirent sous le feld-zeugmeister Haynau; les autres, au nombre de cent quarante mille, restèrent sous le commandement du maréchal Paskiévitch. Cette armée, sans avoir été arrêtée par des combats sérieux, eut besoin d’un mois entier pour arriver de l’autre côté des Karpathes, sur la route d’Eperies jusqu’à Hatvan et dans les environs de Waizen. Sur le Danube et de l’autre côté de la Theiss, devant Komorn et Raab, près Szegedin et devant Temesvar, ce furent les armes de l’Autriche qui, après des batailles meurtrières, remportèrent des victoires longtemps indécises. Si le général Haynau n’avait pas eu l’avantage dans cette lutte décisive, Bem et Dembinski, forts de plus de soixante mille hommes, et ralliés à Goergey, que Paskiévitch, avec ses forces si considérables, n’avait pu arrêter, seraient redevenus les maîtres du pays. Malgré cette inaction des Russes, le maréchal Paskiévitch écrivit au tsar après la journée de Vilagos ces paroles superbes : la Hongrie est aux pieds de votre majesté, et l’ambassadeur autrichien qui à Saint-Pétersbourg protestait contre cette phrase n’était autre que le ministre actuel des affaires étrangères de l’Autriche, M. le comte de Buol-Schauenstein.

Nous ne savons pas jusqu’à quel point ces récriminations de l’Autriche contre la Russie sont fondées dans la forme surtout que leur donne le publiciste viennois, mais il nous paraît parfaitement superflu de vouloir justifier la politique actuelle de l’Autriche par des antécédens qui dans tous les cas ne peuvent avoir assez d’importance pour être jetés dans la balance, quand il s’agit de l’existence même d’un grand état. Si les tsars ont appelé Constantinople la clé de leur maison, il ne faut pas oublier que cette clé pourrait ouvrir aussi l’antique résidence des anciens empereurs d’Allemagne. L’intérêt autrichien est donc manifestement lié dans la crise actuelle à l’intérêt occidental, et pour la Prusse la situation est la même. C’est la conclusion à laquelle conduisent tous les écrits politiques que nous venons d’interroger. Nous gardons l’espoir qu’après de longues hésitations la Prusse saura enfin adopter une politique plus énergique. Son gouvernement est trop éclairé pour vouloir songer à lier ce peuple à la fois sage et libéral à la cause de la Russie, si éminemment antipathique à la nation allemande. Sans doute la rupture avec un ancien allié lui sera douloureuse, mais il y a des nécessités devant lesquelles doivent disparaître toutes les considérations d’un ordre secondaire.


Dr BAMBERG.


V. DE MARS.


  1. Études sur l’Histoire du Gouvernement représentatif en France, de 1789 à 1848, par M. L. de Carné, 2 vol. in-8o, chez Didier.
  2. On trouvera plusieurs de ces écrits à leur date dans la Revue des Deux Mondes, livraisons du 15 septembre, 1er octobre, 15 octobre, 1er novembre, 15 décembre 1839, et 1er février 1840.
  3. Aktenstücke der russischen Diplomatie. — Berlin, 1854.
  4. Russlands Kraftelemente und Einflussmittel (Élémens de force et moyens d’influence de la Russie), par M. de Reden. — 1 vol. in-8o, Berlin 1854.
  5. Cette brochure a été distribuée aux abonnés du journal viennois le Wanderer.
  6. Voyez la livraison du 1er juin 1854.