Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1900

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Chronique n° 1647
30 novembre 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre.


La France, de l’aveu même des journaux anglais, s’est honorée par la réception qu’elle a faite au président Krüger. Dans cet homme, sacré par le malheur, dont les foules qui l’ont acclamé ignorent à peu près tout et ne connaissent que le nom, elle n’a vu que ce qu’il représente, à savoir une nationalité petite par le nombre, mais indomptable par le courage, qui, depuis plus d’une année, défend obstinément son existence dans la lutte la plus inégale peut-être dont l’histoire offre l’exemple. Voilà ce qu’a vu la foule, et cela a suffi pour lui inspirer l’enthousiasme le plus ardent et le plus sain.

Ceux qui réfléchissent davantage ont vu quelque chose de plus. Ils se souviennent que tout l’effort du siècle qui s’achève a été consacré à l’affranchissement, à la reconstitution, à la résurrection des nationalités. Que de sang n’a-t-on pas répandu à la poursuite de tant de rêves, dont quelques-uns ont été réalisés ! Ce que les penseurs, les orateurs, les poètes même avaient donné comme but à la politique des gouvernemens, ceux-ci l’ont souvent adopté et parfois accompli. Et si, dans cette marche généreuse vers ce qu’on regardait comme le progrès de l’humanité, la France s’est trouvée au premier rang, l’Angleterre, il faut le dire, a été presque toujours à ses côtés. Le langage que nous tenons encore aujourd’hui, elle le connaît, car elle l’a parlé avec nous. Les sentimens auxquels nous obéissons, elle ne peut pas les désavouer tout à fait, car ce serait méconnaître sa propre histoire. Elle s’est peu compromise, sans doute, dans la lutte pour les nationalités ; mais elle s’y est constamment intéressée, et si la France en a été le soldat, elle en a été le diplomate. Qui se serait attendu à la voir clore le XIXe siècle par cette page sanglante, qu’elle continue d’écrire péniblement dans le Sud de l’Afrique ? Triste spectacle ! La puissance matérielle la plus grande peut-être qui soit au monde fait retomber tout son poids sur la plus petite, mais la plus respectable des nationalités. Elle veut l’écraser, et n’en vient pas à bout. La victime se débat encore : elle proteste et crie, et ses protestations et ses plaintes se répercutent dans tout l’univers en échos douloureux. Elle ne veut pas mourir. Elle a beau être la plus faible, elle continue de se défendre, et dans quelles conditions ! Si on l’ignorait, le président Krüger, en débarquant à Marseille, l’a dit dans des termes dont se dégage une émotion tragique. « La guerre qu’on nous fait dans les deux républiques, s’est-il écrié, a atteint les dernières limites de la barbarie. Dans ma vie, j’ai eu à combattre parfois les tribus barbares d’Afrique ; mais les barbares que nous avons à combattre maintenant sont bien pires que les autres. Ils vont jusqu’à armer contre nous les Cafres. Ils brûlent nos fermes que nous avons eu tant de peine à construire ; ils chassent les femmes et les enfans dont les maris et les pères ont été tués ou emmenés prisonniers, et les laissent sans protection, sans bois et sans pain souvent. Mais, quoi qu’on fasse, nous ne nous rendrons jamais… Je puis vous assurer que, si le Transvaal et l’État Libre d’Orange devaient perdre leur indépendance, c’est que les deux peuples boers auraient été détruits avec leurs femmes et leurs enfans. » Le cœur se serre devant ces paroles, d’autant plus que ce n’est pas là une vaine rhétorique. Les faits ont jusqu’ici confirmé les affirmations du président Krüger. La guerre se prolonge ; il est impossible d’en prévoir la fin. Celle-ci n’arrivera, s’il faut en croire cet autre grand vieillard, que lorsque la race boer tout entière, y compris les enfans et les femmes, aura été exterminée. L’Angleterre ferme les oreilles à ce langage ; elle ne veut pas l’entendre ; elle détourne sa pensée des horreurs qu’elle est condamnée à accomplir. Elle a eu autrefois de beaux élans d’enthousiasme pour la cause de la Grèce, et sa flotte était à Navarin avec celles de la Russie et de la France. Elle s’est émue comme nous du sort de l’Italie, et, si elle a fait moins pour sa libération, elle en a profité davantage. Elle s’est apitoyée sur celui de la Pologne, puis des duchés de l’Elbe, et, non contente de joindre sa diplomatie à la nôtre, elle nous a quelquefois hardiment entraînés avec elle : il est vrai qu’elle s’est montrée plus froide pour ces mêmes causes, dès qu’elle les a jugées perdues. N’importe : nous avons eu dans le passé assez de sentimens communs pour qu’elle comprenne ceux que nous éprouvons aujourd’hui. Aussi ne s’en offense-t-elle pas ; et comment pourrait-elle le faire ? Au milieu de tant de cris qui ont été poussés sur le passage du président Krüger, pas un seul n’a été dirigé contre elle. A Marseille et à Paris, où l’épreuve a été prolongée plus longtemps et se poursuit encore, on a célébré l’héroïsme des Boers en lui-même, sans la moindre illusion à ceux qui en avaient provoqué l’explosion. On a laissé ces derniers à leur conscience : la nôtre s’est fondue tout entière en respect pour l’héroïsme et pour le malheur.

Le président Krüger, de son côté, a évité avec soin tout ce qui aurait pu mettre la France ou son gouvernement dans une situation délicate. Si les premières paroles qu’il a prononcées à Marseille ont été empreintes d’une douleur où se mêlait de l’amertume, après avoir dit ce qu’il avait à dire, il n’a eu garde de se répéter inutilement. Il n’est pas venu en Europe pour prêcher une croisade contre l’Angleterre : il sait bien qu’une telle entreprise dépasserait ses forces. Il ne cesse pas de dire que sa cause est juste, et que, si les hommes l’abandonnent, l’Éternel dans lequel il a foi ne lui manquera pas. Tous ses discours ont été empreints de la même élévation morale et du même tact pratique. A ceux qui lui ont été adressés, il a répondu avec mesure et discrétion, tout entier enfermé dans les pensées intimes qui l’ont conduit en Europe et dont nous ignorons exactement le caractère, mais où le deuil doit tenir la plus grande place : et quel deuil que celui de la patrie expirante !

Qu’est-il venu faire en Europe ? Dans les circonstances actuelles, il n’a pas quitté son pays en feu sans avoir un but défini. L’œuvre qu’il s’est proposée doit être digne de son intelligence et de son âme ; mais enfin qu’attend-il et qu’espère-t-il ? On a comparé son voyage à celui que M. Thiers a fait en 1870 à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Florence et à Londres : à dire vrai, il y a plus de différences que de ressemblances entre les démarches de ces deux hommes, qui l’un et l’autre ont aimé passionnément leur pays, et nous craignons qu’elles ne se ressemblent seulement par les résultats. C’est au commencement de la guerre, et non pas à la fin, que M. Thiers a accompli la mission que lui avait confiée le gouvernement de la Défense nationale. Mais il n’était pas alors le chef du gouvernement. Il n’était qu’un citoyen illustre, le plus connu de tous et le plus estimé au-delà de nos frontières, celui qui devait être le mieux accueilli et le mieux écouté. Au Transvaal, ni les circonstances, ni la situation de M. Krüger ne sont les mêmes. Les analogies qu’on relève sont donc plus apparentes que réelles : elles n’existent que dans l’imminence d’un malheur commun. M. Krüger a échangé des conversations avec M. le Président de la République et nos ministres. Il a trouvé chez eux la plus respectueuse considération pour sa personne et la plus grande sympathie pour la cause des républiques sud-africaines. Ces sentimens sont ceux de la France entière. Mais une politique ne s’inspire pas seulement des sentimens, ni même des intérêts : elle doit encore tenir compte des moyens dont elle dispose pour les faire prévaloir. Avons-nous les moyens de donner, soit matériellement, soit même moralement, un appui efficace aux infortunés Boers ?

Puisque les souvenirs de 1870-1871 nous sont revenus à la mémoire, il faut en tirer une leçon. Nous n’avons même pas besoin de le faire nous-mêmes : dans une récente discussion du Reichstag allemand, M. le comte de Bulow a pris la peine de nous en dispenser, et, bien que l’ironie habituelle à sa parole soit plus à sa place lorsqu’il l’applique au Reichstag, qui en est charmé, qu’à des nations étrangères, qui pourraient l’être moins, nous devons l’écouter et faire notre profit de ses observations. On discutait les affaires de Chine. M. de Bulow avait à calmer les inquiétudes provoquées chez les députés par certaines allures de la politique impériale. Tout lui a été bon pour cela, et nous ne pouvons pas trouver surprenant qu’il ait quelque peu sacrifié la France, — historiquement, bien entendu, — puisqu’il a très délibérément jeté par-dessus bord son prédécesseur, le prince de Hohenlohe, et a même promis que, maintenant qu’il était lui-même chancelier, l’Empereur parlerait moins, ou parlerait mieux. Un homme qui s’affranchit aussi délibérément de tout et de tous dans le passé ne devait mettre aucun scrupule à répudier notre propre exemple. Aussi a-t-il dit que l’Allemagne n’avait aucune intention de jouer dans le monde le rôle de providence, comme la France l’avait fait en d’autres temps, ce qui, a-t-il ajouté, n’a pas réussi à Napoléon III. Ce n’est pas nous qui nous inscrirons en faux contre ce jugement. La politique de Napoléon III a été beaucoup plus profitable à nos voisins qu’à nous-mêmes. Nous ne la conseillons à personne. Toutefois, lorsque la France avait le tort, qui lui a coûté si cher, de vouloir exercer sur le monde une sorte d’hégémonie morale où elle a oublié si souvent ses propres intérêts, un air plus vif et plus chaud composait l’atmosphère de l’Europe. Certaines pensées généreuses s’y développaient plus librement. La date de 1870 a coupé le siècle en deux parties, dont la seconde a cessé de ressembler à la première. On a reproché à un bourgeois de 1830 d’avoir dit : « Chacun chez soi, chacun pour soi. » M. Dupin s’en est défendu. Mais, après 1870, le prince de Bismarck, qui n’était rien moins qu’un bourgeois, qui était plutôt un féodal très dur, a pratiqué hautement cette maxime. Combien de fois n’a-t-il pas répété, avec son bon sens impitoyable, que chacun devait s’occuper exclusivement de ses affaires et laisser les autres se tirer des leurs comme ils pourraient. Il avait même, pour traduire cette pensée politique, les images les plus variées et les plus pittoresques. Grâce à lui, une douche glacée a couru sur l’Europe, et toute aspiration désintéressée a cessé d’y trouver un milieu favorable. Cette politique lui a réussi, autant que la politique contraire avait desservi la France : il faut bien tenir quelque compte de cette expérience. M. le comte de Bulow aime à s’inspirer des exemples du prince de Bismarck ; qui pourrait le lui reprocher ? Mais l’empereur Guillaume, bien qu’il soit lui aussi un bon élève du Chancelier de fer, n’a-t-il pas eu parfois quelques écarts de sensibilité juvénile ? Et n’a-t-on pas pu croire un moment que l’idée d’être la providence des Boers souriait à son esprit ?

C’était au moment de l’expédition Jameson : nul n’a oublié le télégramme qu’il a expédié au président Krüger. S’il était resté dans ses sentimens de cette époque, la cause des Boers aurait trouvé en lui un défenseur ou un vengeur, et qui sait si sa puissante initiative n’en aurait pas déterminé d’autres ? Mais il avait mis tant d’impétuosité dans son premier mouvement, qu’il n’a plus trouvé par la suite la moindre force pour y persévérer. Ce souverain ne se pique point de rester fidèle à ses premières inspirations : et qui sait s’il ne le prouvera pas une fois de plus en Chine, où il a paru un moment se réserver une fois encore un rôle providentiel ? Quoi qu’il en soit, il tient une si large place en Europe que celle-ci se trouve un peu désorientée lorsqu’il vient à lui faire défaut. Si l’on se rappelle son fameux télégramme au président Krüger, on sait aussi qu’au moment même où le malheur s’abattait sur le Transvaal, il a resserré les liens qui l’unissaient à l’Angleterre, et est allé faire à la reine Victoria une visite significative. Alors les Boers ont dû se sentir irrémédiablement isolés. De quelque côté que le président Krüger tournât ses tristes et intrépides regards, il ne rencontrait que des gouvernemens impuissans ou indifférons. Il est venu voir les choses de plus près. Qu’a-t-il vu ? Que les sympathies des peuples lui étaient acquises ; et nous ne parlons pas seulement de la France, car il aurait reçu partout, ailleurs un accueil déférent et empressé. Mais, s’il consulte l’horizon politique, il le trouvera sans doute, hélas ! morne et froid. Une aussi grande infortune que la sienne serait faite, assurément, pour réchauffer dans les veines un sang attiédi. Les cœurs en éprouveront une émotion très vive ; les volontés en seront-elles changées ? Il est permis de ne pas le croire, et c’est bien pourquoi l’Angleterre montre cette impassibilité, d’ailleurs élégante, qui se changerait en colères furieuses, si elle pouvait craindre qu’il n’en fût autrement.

Le président Krüger emportera de France l’impression que nous sommes restés les mêmes : les circonstances seules ont varié autour de nous. Dans la prudence que nous montrons, il y a peut-être un respect plus délicat de son malheur ; car nous ne voulons pas lui promettre plus que nous ne pouvons lui donner, ni entretenir chez lui des illusions qui, en se dissipant, nous laisseraient une responsabilité cruelle. Nous ne lui avons jamais adressé de télégramme décevant : nous lui avons toujours indiqué les limites, malheureusement restreintes, dans lesquelles notre bonne volonté devait s’exercer et s’enfermer. Mais, lorsqu’il dit que sa cause est juste, nous le croyons avec lui, et rien ne saurait nous empêcher, dans nos rues et sur nos places, d’accourir au devant de lui et de lui témoigner notre estime. Il ne quittera pas la France sans en avoir senti battre le cœur. Il ira ensuite en Hollande où la jeune reine Wilhelmine lui a déjà souhaité la bienvenue avec la bonne grâce et la générosité de sa jeunesse. Nous doutons pourtant qu’il rencontre nulle part des sympathies plus sincères, ni même plus chaleureuses que chez nous.


Nous avons dit un mot de la discussion du Reichstag allemand sur les affaires de Chine : il y en a eu une aussi à notre Chambre des députés, où M. Delcassé a prononcé un discours très applaudi. En Angleterre, le Parlement ne parle pas, pour la bonne raison qu’il n’est pas réuni. Chose curieuse : dans ce pays où est né le parlementarisme, et qui nous en a donné des exemples devenus partout classiques, on n’éprouve aucun besoin de rassembler les Chambres au lendemain d’élections générales, et pendant que se poursuivent en Chine les événemens les plus graves. On pourrait, à ce point de vue, établir un contraste piquant entre l’Angleterre et l’Allemagne. Le Parlement ne passe pas, dans ce dernier pays, pour être la force politique prépondérante : cependant, les orateurs de l’opposition se sont plaints avec aigreur de ce que le Reichstag n’avait pas été convoqué plus tôt, et de ce qu’une expédition militaire avait été engagée en Extrême-Orient sans son approbation et son concours. M. de Bulow a répondu très volontiers qu’on avait eu tort, mais qu’il n’en était pas responsable, et que les choses ne se passeraient plus ainsi maintenant qu’il était chancelier. Le Reichstag a été tellement satisfait devoir ses droits reconnus qui s’est aussitôt consolé de les avoir vu violer, et il a accordé au gouvernement tous les bills d’indemnité que celui-ci sollicitait. M. de Bulow doit trouver qu’il est bien facile de conduire un parlement : il suffit, du moins en Allemagne, de lui répéter toujours qu’il a raison. Après cela, le gouvernement fait ce qu’il veut, s’il n’a pas pris la précaution de le faire avant. En Angleterre, on ne réunit pas le Parlement du tout. En France, il se contente d’explications très générales sur les affaires de Chine, et nous ne critiquons pas sa réserve. Ces affaires, toutefois, vont assez mal. Elles se compliquent à l’excès et, dans les deux mondes, on commence à se demander avec ennui comment on en sortira. Cela tient à des causes nombreuses, dont nous voudrions indiquer les principales.

Le 30 septembre dernier, M. Delcassé adressait aux puissances une note dans laquelle il énonçait six propositions, qu’il leur soumettait. On a trouvé partout que les propositions de M. Delcassé étaient fort sensées ; et plusieurs puissances avaient d’autant moins de peine à l’avouer qu’elles pouvaient y reconnaître souvent leurs propres pensées. Cela venait de ce que notre ministre s’était contenté, comme il l’a dit lui-même, de rédiger et de coordonner les opinions courantes, déjà esquissées par tout le monde, mais sans avoir encore reçu de personne une forme définitive. Il a essayé, sinon de leur donner cette forme, au moins de dresser, en se servant d’elles, un canevas sur lequel on pourrait discuter. Certaines puissances ont présenté quelques observations ou réserves, mais, sur le fond, elles ont toutes été d’accord, ou elles ont paru l’être. Dès lors, pourquoi ne s’en est-on pas tenu là ? Il y avait une si grande urgence à entamer les pourparlers avec les négociateurs chinois, qu’on ne pouvait pas sans inconvénient, après avoir perdu tant de semaines et de jours, en perdre encore davantage. On aurait compris un rapide échange de vues entre les cabinets, et tout porte à croire qu’au bout de peu de temps toutes les difficultés auraient été dissipées. Certains cabinets, à la vérité, disaient avoir besoin de prendre, sur quelques points de fait, l’avis de leurs représentans diplomatiques ou militaires en Extrême-Orient ; mais, avec le télégraphe, cela pouvait se faire très vite, et l’ouverture des négociations ne semblait pas devoir en être retardée d’une manière très sensible.

Il n’en a malheureusement pas été de la sorte. Soit que les gouvernemens ne fussent pas très sûrs d’eux-mêmes, soit qu’ils n’eussent pas tous une égale volonté d’aboutir sans nouveau retard, ils ont repassé l’affaire à leurs ministres à Pékin, et ceux-ci se sont immédiatement constitués en reviseurs du plan qu’on leur proposait. Ils ont compris, — et peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort, — qu’on ne demandait pas mieux que de leur laisser en partie une responsabilité devant laquelle on reculait soi-même. Nous ne parlons pas du gouvernement de la République ; il a prouvé qu’il ne craignait pas de prendre des initiatives ; il en a même pris beaucoup ; mais il n’est pas seul, et, comme l’a dit lord Salisbury au banquet du Lord-Maire, un gouvernement doit en pareil cas mesurer son pas sur celui des autres, afin de ne pas se séparer d’eux et de s’assurer toujours qu’il en est suivi. A notre sens, on a commis une faute en laissant au corps diplomatique à Pékin le soin de contrôler d’aussi près, et même de refaire le plan des gouvernemens. Ceux-ci doivent sans nul doute demander des renseignemens et des informations à leurs ministres ; ils doivent s’éclairer de toutes les lumières que des gens placés sur les lieux sont en situation de leur donner ; mais, cela fait, c’est à eux, et à eux seuls, de conclure et d’arrêter des décisions que leurs représentans n’ont plus qu’à exécuter. Ceux-ci sont libres de choisir pour cela les moyens qui leur semblent les meilleurs, à la condition de ne rien modifier au fond des choses et de ne pas s’écarter du but qu’on leur a fixé.

En lisant le Livre Jaune distribué aux Chambres, nous avons été frappés d’une observation faite par lord Salisbury à M. Paul Cambon au commencement de juillet dernier. Nous proposions d’interroger les commandans de nos forces militaires sur l’effectif dont ils avaient besoin pour accomplir leur mission. Rien de plus naturel en apparence : il semblait au premier moment que tout le monde devait adhérer à cette suggestion. Qui pouvait, mieux que nos commandans militaires, savoir et dire combien d’hommes il leur fallait pour achever leur tâche ? Cependant lord Salisbury s’est refusé à le leur demander, sous prétexte que les amiraux étaient incompétens à se prononcer sur l’importance des forces nécessaires à des opérations sur terre, et parce qu’une consultation de ce genre aurait impliqué l’obligation de se soumettre à la majorité. Le dernier motif invoqué par le ministre anglais montre bien quelle était sa pensée : il ne voulait pas se dessaisir d’une question que les gouvernemens seuls devaient traiter et résoudre par la voie diplomatique ordinaire. En y réfléchissant, on trouve qu’il faisait bien. Mais, s’il avait raison alors, et lorsqu’il s’agissait seulement de déterminer le chiffre d’un effectif militaire, combien plus sa préoccupation aurait été à sa place, si on l’avait appliquée à la détermination beaucoup plus importante encore des conditions à imposer à la Chine ! On n’a pas voulu interroger les amiraux sur le nombre d’hommes nécessaires à une expédition, et on a presque laissé à la discrétion des ministres le soin de fixer entre eux les bases de la paix ! Le moindre inconvénient de cette manière de procéder était le temps perdu, ce qui ne veut pas dire qu’il ne fût pas très appréciable : mais il y en a eu de plus graves. Le milieu psychologique dans lequel se trouvent nos ministres en Chine n’est pas le même que le nôtre, celui des cabinets en Europe, au Japon ou en Amérique. Et comment s’en étonner ? Quelque intérêt que nous ayons pris au sombre drame de Pékin, quelque émotion que nous en ayons ressentie, quelque angoisse que nous en ayons éprouvée, nous sommes loin du théâtre encore fumant où les faits se sont perpétrés ; nous pouvons dès lors mieux conserver notre sang-froid ; et, s’il arrivait à certains gouvernemens, ou aux hommes qui les dirigent, de se laisser entraîner hors des limites que la prudence conseille, l’allure générale ne manquerait pas de les retenir ou de les faire rentrer dans le chemin commun. Les gouvernemens sont mieux à même que leurs ministres en Extrême-Orient d’apprécier ce qu’il convient de faire, et, dans tous les cas, de l’arrêter : voilà pourquoi nous éprouvons des craintes toutes les fois que la direction politique leur échappe, fût-ce partiellement et provisoirement. Il y a plusieurs degrés de différence entre la chaleur morale du thermomètre politique, lorsqu’on le consulte à Pékin d’une part, ou, de l’autre, à Londres, à Paris, à Berlin, à Tokio, à Washington et dans les autres grandes capitales. Et, si rien n’est plus justifiable que cette différence, encore exige-t-elle certaines précautions.

Dans le discours qu’il a prononcé à la Chambre, M. Denys Cochin a dit quelque chose de tout cela ; il aurait pu y insister encore davantage. Il a approuvé les six propositions de M. Delcassé ; nous les approuvons comme lui, et même si complètement que nous regrettons les modifications ou les déformations qu’elles ont subies en Chine sur certains points, en particulier sur le plus important de tous, celui qui se rapporte aux châtimens à infliger aux principaux coupables des massacres et des incendies. En disant qu’ils seraient désignés par les représentans des puissances, M. Delcassé avait déjà dit beaucoup : il y avait péril à dire plus. Cependant les ministres à Pékin n’ont pas hésité à le faire : ils ont fixé d’avance le nombre des personnes sur lesquelles devait s’exercer la vindicte de la civilisation, et ajouté que la peine encourue par elles ne pouvait être que la mort. Soit ; mais fallait-il le dire dès aujourd’hui et dans ces termes ? On connaît de reste la situation en Chine. Nous sommes loin d’être maîtres du gouvernement impérial et de pouvoir lui imposer tout ce que nous voulons. Ce gouvernement lui-même ne paraît pas être complètement libre. On ne sait que par des rumeurs assez vagues ce qui se passe pour lui dans la retraite lointaine où il s’est réfugié ; mais, à en croire ces bruits, l’empereur et l’impératrice elle-même devraient tenir compte des volontés menaçantes de princes ou de mandarins qui les tiennent en quelque mesure sous leur dépendance. Or, ces mandarins et ces princes sont précisément ceux dont nous demandons impérieusement la tête, et c’est ajouter trop de foi à la légende du décapité par persuasion que d’attendre d’eux qu’ils reviennent à Pékin subir le dernier supplice sous le contrôle de nos représentans. Lorsque M. de Bulow, dans une première communication qu’il a faite à l’Europe évidemment sous la dictée de son maître, avait déjà demandé un certain nombre de têtes comme condition préalable à l’ouverture des négociations, tout le monde avait senti qu’en le suivant, on s’engagerait dans une voie sans issue, et tout le monde s’était courtoisement refusé à le faire. Il avait présenté alors de nouvelles propositions, plus modérées dans la forme et certainement plus habiles. Nous nous demandons aujourd’hui si nos ministres à Pékin ne sont pas à peu près revenus, sans s’en douter, à quelque chose qui ressemble fort aux premières propositions allemandes, c’est-à-dire à des conditions préalables dont on peut être sûr d’avance qu’elles ne seront pas admises par le gouvernement chinois. Notre désir commun est de voir ce gouvernement revenir à Pékin. L’empereur Guillaume a insisté personnellement sur ce point auprès de l’empereur Yang-Tsu : celui-ci a répondu qu’il ne manquerait pas de se conformer à cette suggestion, dès que les bases de la paix seraient fixées. Aussi longtemps que la question restera, de part et d’autre, posée dans ces termes, nous tournerons indéfiniment dans un cercle vicieux. Après avoir envoyé leur projet à Pékin, après avoir reçu les observations des ministres, après avoir répondu à ces observations, après s’être livrés enfin à une interminable correspondance télégraphique, il paraît que les gouvernemens ne sont pas encore d’accord sur la note définitive à présenter à la Chine. Que de complications ! Que de lenteurs ! Et combien peu de résultats !

On nous demandera ce qu’il fallait faire. Il fallait, sans doute exiger le châtiment des coupables, mais éviter de fixer le nombre de ceux-ci et de déterminer la nature du châtiment à leur infliger. La Chine aurait accepté cette exigence, que nous aurions appliquée ensuite dans la mesure où nous l’aurions pu. Demander à un ennemi qu’on ne tient pas à sa discrétion plus qu’on n’a le moyen de lui imposer, est une duperie qu’on se prépare à soi-même. Et c’est là ce qu’on fait, croyant qu’il suffirait de procéder par intimidation, c’est-à-dire par un simple effet d’imagination, sur le peuple le plus réaliste peut-être qui soit au monde et sur un gouvernement qui ne l’est pas moins. De là sont sorties les difficultés actuelles. On peut les expliquer encore en disant que les puissances n’ont pas su fixer avec une netteté d’esprit et une fermeté de conduite suffisantes les principes de leur conduite. Deux politiques se présentaient à l’égard de la Chine, une politique de paix et une politique de guerre. On est passé, on a oscillé de l’une à l’autre, cédant un jour à tel conseil et le lendemain à tel autre ! Il en est résulté que nous n’avons pas fait ce qu’il fallait pour ramener la paix, et que nous ne nous sommes nullement préparés à la guerre. C’est ce qui arrive généralement lorsqu’on suit à la fois deux politiques différentes : on les manque l’une et l’autre.

Nos critiques sont très générales, en ce sens qu’elles ne s’adressent spécialement à personne ; mais chacun pourra en prendre ce qui lui revient. S’il est une puissance qui y ait échappé plus que toute autre, c’est la Russie. Celle-là a su dès le premier moment ce qu’elle voulait ; elle l’a dit, elle s’y est tenue. Elle a pratiqué la politique de paix : aussi s’est-elle mise en quelque sorte en marge des autres puissances, attendant les événemens, et se préparant à en profiter en y dépensant le moindre effort. La nouvelle du jour est que les États-Unis semblent se détacher encore plus du concert des puissances. Eux aussi, ils veulent la paix, et ils ne jugent pas qu’on ait bien travaillé pour elle. Ce n’est pas que nous approuvions les procédés qu’ils recommandent, et qui, en vérité, sont un peu trop négatifs. Il est sage, après avoir mesuré ses forces, de ne rien demander au-delà de ce qu’elles permettent d’exiger ; et sans doute les États-Unis ont estimé que les leurs, engagées comme elles le sont sur d’autres points du monde, ne pouvaient qu’être assez faibles en Chine. Mais cela ne justifie pas le conseil qu’ils donnent aux autres de ne rien faire du tout, et d’attendre de la seule bonne volonté du gouvernement chinois les satisfactions qu’il voudra bien leur donner. Dans ce système, le caractère des négociations serait complètement renversé. On avait cru jusqu’ici que les puissances auraient à présenter leurs exigences à la Chine ; ce serait maintenant la Chine qui leur notifierait les concessions qu’elle consentirait à leur faire. La politique de modération doit garder sa place dans le concert des puissances, et les initiatives prises par les États-Unis ont rendu plus d’une fois des services en contribuant à calmer des ardeurs exagérées ; mais, cette fois, leur politique n’est autre chose que l’abstention ou l’abdication. Le Japon, à son tour, commence à se demander avec inquiétude jusqu’où l’engagera la politique occidentale. Ces divergences, de plus en plus manifestes, causent du découragement. La presse a commenté un article de la Gazette de Cologne où ce sentiment se manifestait avec quelque mélancolie. L’Allemagne a sa responsabilité dans la situation actuelle : elle a trop cru qu’il lui suffirait d’envoyer en Chine le feld-maréchal de Waldersee pour frapper d’épouvante le gouvernement impérial. Li-Hung-Tchang et le prince Ching ont été, il y a quelques jours, reçus par le maréchal allemand, et il ne semble pas qu’ils soient revenus de cette visite particulièrement terrorisés, tandis qu’on s’est demandé ailleurs si elle était bien correcte, et si les diplomates chinois devaient avoir, en dehors des ministres, des rapports directs avec un militaire européen. En somme, on traverse une période de désarroi, et l’ouverture des négociations en est retardée dans des conditions d’autant plus fâcheuses que voici l’hiver venu, et qu’il est terrible dans le Nord de la Chine. Nous ne voyons, quant à nous, qu’un moyen de sortir de l’impasse, qui est d’adopter une politique bien définie et d’y adapter les moyens propres à la soutenir, — à moins qu’on ne préfère mesurer discrètement les moyens dont on dispose, et y conformer sa politique.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.