Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1902

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Chronique n° 1695
30 novembre 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre.


Depuis qu’elle est élue, la Chambre des députés n’a encore rien fait ; mais elle s’apprête évidemment à faire de grandes choses, puisqu’elle a nommé seize grandes commissions. On aurait tort de croire que ce soit là une réforme insignifiante : il n’y en a guère de plus importante, et les conséquences en seront très graves. La Chambre s’organise en Convention. La Convention gouvernait autrefois au moyen de ses comités ; la Chambre cherche aujourd’hui à s’emparer du gouvernement et à l’absorber au moyen de ses commissions. Il y a toujours eu un certain nombre de grandes commissions qui duraient pendant toute une législature, la commission de l’armée par exemple, ou encore celle de la marine. La nature des choses le veut ainsi, et le fait a plus d’avantages que d’inconvéniens, pourvu qu’on ne le généralise pas. Mais, si l’on en tire un système, et si l’on applique ce système à tout, c’est l’inconvénient qui est supérieur à l’avantage, et même de beaucoup.

L’activité parlementaire s’exerce sur un certain nombre d’objets dont le caractère est limité, et qui correspondent dans le gouvernement à un même nombre de ministères. Le système des grandes commissions aboutit dès lors, dans la pratique, à mettre une commission à côté de chaque ministère, et il est inévitable qu’une lutte d’influence s’établisse entre le ministère et la commission, pour se disputer la réalité du gouvernement. Dans certains départemens ministériels, le mal atteindra très vite son maximum d’intensité, et nous ne voyons pas comment vivront en face l’un de l’autre le comité ou la commission des Affaires étrangères et le ministère qui porte ce nom. Il y a une douzaine d’années, on avait déjà proposé d’organiser ainsi le travail parlementaire, c’est-à-dire de désorganiser le gouvernement ; mais la Chambre de cette époque avait reculé devant les conséquences de la réforme : on les lui avait montrées ; elle en avait été justement enrayée. Le mal dont nous souffrons depuis plusieurs années ne vient pas d’une trop grande indépendance du pouvoir exécutif, mais plutôt du vice contraire dans nos mœurs politiques. La prépondérance du pouvoir parlementaire devient de plus en plus excessive, et toutes les révisions qu’on propose d’appliquer à nos lois constitutionnelles ont précisément pour but d’y mettre un frein. Mais la Chambre ne s’arrête pas à des considérations de ce genre : elle les laisse aux théoriciens, et elle suit sa pente naturelle qui la pousse à un accaparement toujours plus complet des autres pouvoirs. L’inauguration des grandes commissions lui a fait faire un pas de géant dans cette voie. A une autre époque, le gouvernement aurait compris qu’il s’agissait pour lui d’une question d’existence, et il se serait défendu : celui d’aujourd’hui s’est jugé trop faible pour essayer de le faire ; il n’a rien dit ; il ne s’est opposé à rien, et les grandes commissions parlementaires se sont dressées parallèlement à ses ministères comme autant de forteresses avec lesquelles il faudra désormais compter. C’est l’organisation révolutionnaire du pouvoir parlementaire. Et il n’y a pas là un simple accident, qui resterait très dangereux quand même il ne serait pas la résultante fatale de tout un ensemble d’idées et de faits. Un esprit nouveau souffle sur la Chambre, et, puisque nous parlons des faits qui en dérivent logiquement, en voici un : pour n’être pas le plus grave, il n’en est pas moins un des plus significatifs.

On a beaucoup parlé, après le siège des légations européennes et l’entrée des troupes alliées à Pékin, d’un rapport que le général Voyron avait adressé à son ministre. L’occupation de Pékin a été accompagnée de désordres, comme il arrive toujours en pareil cas. Il est probable qu’à l’exemple du général Voyron, les commandans des autres détachemens européens en ont fait aussi un compte rendu fidèle à leurs gouvernemens respectifs ; mais ceux-ci n’en ont rien dit, et l’opinion autour d’eux est restée muette, n’éprouvant à aucun degré le besoin de jeter un peu de boue sur des forces, quelle qu’en fût la nature, où chaque nation reconnaissait quelque chose d’elle-même. Il n’y a qu’en France qu’on ait agi autrement. Le bruit s’était répandu que le général Voyron racontait avec sévérité certains faits où des missionnaires avaient été mêlés. L’horreur qui s’était attachée aux jours du siège était sans doute une circonstance atténuante : mais nos radicaux socialistes n’en admettaient aucune. Ils voulaient avoir communication du rapport du général Voyron ; ils le réclamaient impérieusement, afin d’en faire du scandale.

M. Waldeck-Rousseau a refusé très énergiquement de le livrer. Nous l’en avons approuvé à cette époque, car l’opposition générale que nous faisions à sa politique ne nous empêchait pas de lui rendre justice lorsque, dans certains cas particuliers, il suivait l’instinct de gouvernement qui était en lui. — Jamais, a-t-il dit, jamais je ne livrerai un rapport sur lequel le général Voyron a écrit de sa main le mot : confidentiel. — M. Waldeck-Rousseau avait raison. Si nos agens à l’étranger, lorsqu’ils écriront à leur ministre, s’attendent à ce que leur lettre sera livrée à la publicité, ils écriront certainement d’une autre manière que s’ils croient pouvoir compter sur le secret, et le gouvernement sera moins bien renseigné. De M. Waldeck-Rousseau à M. Combes, de M. de Lanessan à M. Pelletan, la faiblesse du gouvernement a augmenté. A la première requête de la commission du budget, M. Pelletan lui a envoyé le rapport du général Voyron, sans même prendre la peine de lui recommander la moindre discrétion. C’est au point que la commission en a été gênée ; elle a éprouvé, en face du rapport qui lui était abandonné, un embarras qui ressemblait à de la pudeur, sentiment que le gouvernement avait cessé d’éprouver. Elle a demandé à M. le ministre de la Marine s’il n’avait pas quelque recommandation à lui faire au sujet de ce document, et celui-ci a répondu qu’il restait confidentiel, à l’exception du passage relatif aux missionnaires. Singulière confidence que celle qu’on fait à trente-trois personnes ! On le voit : en face du parlement qui arme contre lui toutes ses forces, le gouvernement se démantèle lui-même. Bientôt, sans doute, on lira la correspondance diplomatique dans la grande commission des Affaires étrangères et des Colonies. Voilà où nous allons. Le gouvernement était déjà réduit à peu de chose ; il travaille lui-même à se réduire à rien.

Et comment les grandes commissions sont-elles nommées ? Autre côté de la question, qui mérite aussi d’être examiné. Ce qu’on appelle à la Chambre le « bloc, » c’est-à-dire la coalition des forces ministérielles, a la prétention d’opérer en toutes choses par coups de force, soit en éliminant la minorité, soit en lui faisant par grâce une place aussi étroite que possible. En ce qui concerne les commissions importantes, le « bloc » a pensé qu’elles devaient être élues au scrutin de liste dans la Chambre entière, au lieu de l’être dans les bureaux, chacun de ceux-ci élisant trois membres. Le premier système assure mieux le bon plaisir de la majorité ; le second laisse davantage au hasard, et paraît dès lors plus favorable à la minorité, mais non pas, on va le voir, sans une forte dose d’empirisme.

Avant même qu’où eût décidé de mettre partout des grandes commissions, on en avait fait deux : celle des congrégations et celle des mines. Nous avons raconté ce qui s’est passé pour la première. Le « bloc » a abandonné huit places à la minorité, qui n’en a pas voulu, de sorte que la commission a été composée tout entière de membres de la majorité. Pour la commission des mines, le « bloc » a été un peu plus généreux : il a attribué onze places à la minorité, qui, cette fois, les a acceptées, et elles ont été remplies par des hommes d’une grande compétence, tels que M. Ribot, M. Aynard, M. Charles Benoist. Le « bloc » espérait peut-être par là réconcilier la minorité avec l’élection au scrutin de liste ; il s’est trompé ; non seuement la minorité ne s’est pas réconciliée avec ce système, mais un certain nombre de membres de la majorité en ont été dégoûtés. Lorsque la Chambre a eu à se prononcer sur la question de savoir comment seraient élues les grandes commissions, le scrutin de liste a été repoussé. Nos jacobins ne s’en sont pas consolés : ils ont juré de se venger, et ils y ont réussi. L’élection devant avoir bleu dans les bureaux, ils ont fait le siège des bureaux avec un art consommé. L’intrigue avait été habilement conduite dans les couloirs ; des listes pour chaque bureau avaient été arrêtées d’avance ; elles ont prévalu presque partout, de sorte que la minorité a eu moins de sièges dans seize grandes commissions par le vote dans les bureaux que par le scrutin de liste dans la Chambre entière.

Ces résultats sont déplorables, non seulement parce qu’ils excluent systématiquement la minorité, mais parce qu’ils excluent avec elle les capacités les mieux éprouvées. Croirait-on que M. Méline n’a pas pu être élu à la commission des douanes ? S’il avait été battu comme protectionniste par an libre-échangiste, cela se comprendrait et pourrait même se justifier ; mais non ! il a été battu parce qu’il était membre de la minorité, et son bureau lui a préféré un socialiste dont l’opinion économique est inconnue, uniquement parce qu’il faisait partie de la majorité. M. Camille Krantz a été pendant quelque temps ministre de la Guerre ; depuis, il a présidé, dans la dernière Chambre, la commission de l’armée avec une autorité que personne ne conteste. On peut ne pas partager ses idées, mais elles méritent d’être connues et discutées dans la commission avant de l’être dans la Chambre elle-même. Tel n’a pas été l’avis du « bloc, » et M. Krantz n’a pas réussi à entrer dans la commission de l’armée. Nous en dirons autant de M. Audiffred pour la commission de prévoyance sociale, et nous pourrions citer beaucoup d’autres exemples encore de cette fureur d’ostracisme qui s’est déchaînée contre tous ceux qui ne pensaient pas suivant la formule officielle. A peine quelques-uns ont-ils pu échapper à cette espèce de déluge universel : M. Paul Deschanel, qui a réussi à entrer dans la commission des Affaires étrangères. M. Poincaré et M. Georges Berger, M. de Kerjégu, M. de Montebello, qui ont trouvé place dans celle de l’enseignement, mais ce sont de très rares exceptions. Quand on lit les noms des élus, on est surpris et inquiet de n’y voir presque aucun de ceux qui ont marqué dans les Chambres précédentes, et qui y faisaient autorité. Ainsi, le double caractère de ces grandes commissions, qui tendent à accaparer le gouvernement et à l’exercer d’une manière directe ou indirecte, mais effective, est l’exclusion de la minorité et l’élimination des compétences. Nous allons être bien gouvernés !

M. Jaurès, qui se réjouit de cette victoire de la majorité ministérielle, non toutefois sans quelque embarras de la voir si complète, en conclut que « l’ère des responsabilités » s’ouvre pour le parti républicain tel qu’il le conçoit, c’est-à-dire avec l’indispensable appoint du groupe socialiste, destiné à le conduire et à le dominer. M. Jaurès dit vrai. On ne voit plus nulle part aujourd’hui un frein capable de modérer ou de ralentir le mouvement qui nous emporte. Une majorité intolérante, animée de passions violemment jacobines, est maîtresse de tout. Elle a voulu le pouvoir absolu, elle l’a ; mais elle a avec lui les responsabilités qui y sont attachées. Nous allons la voir à l’œuvre ; le pays la jugera ensuite.


La proximité des élections partielles du Sénat oblige les Chambres à se séparer sans avoir eu le temps de discuter le traité franco-siamois dont nous avons dit quelques mots il y a six semaines, mais sur lequel nous avons et nous aurons encore à revenir. M. Le Myre de Vilers en a d’ailleurs parlé dans la Revue avec une compétence indiscutable, mais à un point de vue particulier. Il en a surtout montré les défauts et les lacunes, et assurément le traité en a ; nous croyons même qu’il serait impossible d’en faire un qui n’en eût pas, à moins de le faire précéder par une guerre avec le Siam. Cette guerre serait victorieuse, et elle ne nous coûterait pas un immense effort. Si quelqu’un la proposait, nous en discuterions les avantages et les inconvéniens ; mais personne ne la propose, et tout le monde même se défend d’y songer. Dès lors, et si le gouvernement est réduit à procéder par la voie diplomatique, c’est peut-être lui demander l’impossible que d’exiger qu’il supprime d’un seul coup, au moyen d’un traité librement discuté et librement consenti, de part et d’autre, toutes nos difficultés pendantes avec Bangkok. En résoudre quelques-unes est déjà un résultat appréciable. Nous ne croyons pas du tout que le traité du 7 octobre 1902 soit le dernier mot sur la matière. S’il avait la prétention de l’épuiser, il se tromperait, et rien ne serait plus facile que de montrer à quel point il est incomplet. Mais, pour bien juger ce traité, il faut le comparer à celui du 3 octobre 1893. A coup sûr, il est différent. Si l’on nous demande quel est le meilleur des deux ou quel est le pire, nous répondrons que cela dépend de la politique que l’on veut suivre à l’égard du Siam, car les traités ne sont que des moyens.

Celui de 1893 a été l’œuvre de M. Le Myre de Vilers, qui a été envoyé à Bangkok pour le conclure. Il a dit lui-même comment il avait opéré, et depuis lors « Un ancien ministre, » qui semble avoir été très en situation de savoir ce qui s’est passé à cette époque, en a fait un récit certainement exact et fidèle. M. Develle, alors ministre des Affaires étrangères, et M. Le Myre de Vilers, qui a exécuté ses instructions avec beaucoup d’habileté et de fermeté, ont tiré de la situation tout ce qu’on pouvait en tirer. On sait comment, la passe de Pack-Nam ayant été forcée, nos navires étaient venus s’embosser devant Bangkok. A une aussi grande distance de la mère patrie, ils avaient un peu échappé à l’action du gouvernement, qui ne pouvait pas s’exercer sur eux au jour le jour, et il y avait eu surprise pour tout le monde, sans nous excepter nous-mêmes, dans la manière dont les événemens s’étaient précipités. Le coup une fois fait, nous étions engagés : les Siamois avaient brûlé de la poudre contre nos navires ; nous ne pouvions sortir de Bangkok qu’après avoir obtenu des réparations et des satisfactions éclatantes. Nous les avons obtenues, et nous y avons eu d’autant plus de mérite que l’Angleterre avait pris, au premier abord, fait et cause pour le Siam. Elle l’encourageait dans ses résistances et se montrait prête à le soutenir. Nous l’apercevions très distinctement derrière le rideau siamois. Le public ne s’est pas douté de ce qu’a été à ce moment l’imminence du danger. On a été surpris en France lorsqu’on a su par la suite, et de la bouche même de lord Rosebery, que nous avions été très près de la guerre ; mais cette surprise du public n’en a pas été une pour notre ministère des Affaires étrangères, qui, lui, n’avait rien ignoré.

L’article signé : « Un ancien ministre, » et auquel nous avons déjà fait allusion, nous a appris que la reine Victoria en personne a repoussé toute éventualité belliqueuse, retenu son gouvernement au seuil d’une aventure, et épargné à deux grandes puissances un choc qui aurait été un malheur pour l’humanité : hommage en soit rendu à sa mémoire. Ce choc aurait été d’autant plus déplorable qu’il aurait été sans objet, comme on n’a pas tardé à le reconnaître. En effet, trois ans ne s’étaient pas encore écoulés, que nous avions fait un arrangement avec l’Angleterre pour régler à l’amiable toutes les questions qui avaient été dans le passé une cause de froissement entre elle et nous, et qui auraient pu devenir plus tard une cause de conflits encore plus graves. Nous n’avons pas hésité, en 1896, à donner toute notre approbation à l’arrangement conclu par M. Berthelot. Il rendait, en quelque sorte, la vallée du Ménam intangible pour la France et pour l’Angleterre ; mais, à l’est et à l’ouest de ce tampon, il déterminait de vastes sphères d’influence et d’action, où chacune des deux puissances devait avoir ses coudées franches, sans que l’une se mêlât de ce que l’autre pourrait y faire. Quel obstacle avions-nous trouvé en face de nous en 1893 ? L’Angleterre, et l’Angleterre seule. Il fallait donc supprimer cet obstacle, et c’est ce que l’arrangement de 1896 a fait dans les conditions les plus satisfaisantes pour nous, puisque la sphère qui nous avait été abandonnée comprenait le bassin du Mékong, c’est-à-dire tous les territoires sur lesquels nous pouvions avoir des vues. A partir de ce moment, nous étions libres de réaliser tous les plans que nous voudrions, et par les moyens que nous voudrions. Nous sommes convaincus que l’Angleterre aurait tenu la parole qu’elle nous avait donnée, de même que nous tenons et que nous tiendrons celle qui nous engage vis-à-vis d’elle. Pourtant, depuis 1896 jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons rien fait. L’occasion aurait été doublement bonne pour agir pendant les deux années de la guerre sud-africaine, puisque à l’engagement que l’Angleterre avait pris envers nous venaient se joindre pour elle des occupations qui absorbaient une partie de son activité politique. Mais cette seconde considération est accessoire : encore une fois, nous avions la parole de l’Angleterre, et cela suffisait. Cependant nous n’avons pas bougé.

Il y avait sans doute à cela de bons motifs que nous ignorons, et qui n’apparaissent pas dans la lecture du Livre jaune récemment publié. La plus grande partie de ce recueil a pour objet évident de prouver que le traité de 1893 était inexécutable, et que, en tous cas, il n’a pas été exécuté. C’était un nid à difficultés. Nous rendions le Siam responsable de tout ce qui se passait dans des zones où nous lui avions interdit d’entretenir des forces militaires. Nous continuions d’occuper Chantaboun, ce qui était une blessure toujours cuisante à son amour-propre. La mauvaise volonté, à Bangkok, avait atteint contre nous des proportions presque inconnues auparavant. En un mot, nous vivions avec le Siam sur un pied qui n’était ni la paix, ni la guerre, mais qui n’avait aucun des avantages de l’une et avait tous les inconvéniens de l’autre. Nous ne jouissions, en effet, ni de la tranquillité et de la sécurité, au moins provisoires, qu’une paix véritable aurait pu nous donner, ni des profits que nous aurions pu retirer d’une action militaire vive et rapide. Cette situation était absurde, et il est surprenant que nous y soyons restés neuf années sans rien tenter pour la faire cesser : — ou plutôt, nous avons bien fait l’arrangement de 1896 avec l’Angleterre, mais nous ne nous en sommes pas servis. A voir les embarras de toutes sortes qui sont sortis du traité de 1893, on s’est demandé s’il n’avait pas eu précisément pour objet de les faire naître, afin de maintenir entre le Siam et nous une tension de rapports dont nous aurions pu profiter quand cela nous aurait plu. M. Le Myre de Vilers s’est défendu de toute arrière-pensée de ce genre, et il convient de lui en donner acte ; mais les conséquences d’un traité sont souvent indépendantes de la volonté de son auteur, et il est incontestable que celles du traité de 1893 ont été ce que nous disons. Il fallait donc sortir de manière ou d’autre de l’impasse où nous étions engagés. Si l’on voulait en sortir par la guerre, l’inexécution du traité de 1893 nous fournissait vingt prétextes à invoquer. Si l’on voulait en sortir par la paix, il fallait faire un autre traité, mais ne pas s’attendre à ce qu’il nous donnât tous les avantages d’une guerre heureuse. M. Delcassé a pris la seconde résolution, et il a fait le traité du 7 octobre. Aussitôt le parti colonial, qui est chez nous très ardent, très remuant, et qui y rend d’ailleurs des services que nous ne contestons en aucune manière, le parti colonial a poussé les hauts cris. Il a proclamé avec indignation l’insuffisance du traité. Ce qui nous étonne, c’est que, pendant les six années qui se sont écoulées depuis 1896 jusqu’à maintenant, il n’ait rien fait ni rien dit pour encourager notre gouvernement, l’Angleterre ayant été désintéressée d’un autre côté, à agir énergiquement et rapidement dans la vallée du Mékong. Il s’est tenu parfaitement tranquille, comme notre gouvernement lui-même, et a dès lors un peu perdu le droit d’adresser à celui-ci les seuls reproches qu’il aurait pu lui faire avec raison.

Aussi M. le ministre des Affaires étrangères a-t-il pu croire, ce qui était conforme à son désir personnel, que la conciliation avec le Siam était à l’ordre du jour. Quant à continuer de cultiver, si on nous permet le mot, des rapports de mauvais voisinage avec le Siam, uniquement pour le plaisir et par pur amour de l’art, en vérité cela n’était pas à conseiller. Nous comprendrions notre parti colonial s’il concluait qu’il faut faire la guerre au Siam ; qu’il faut lui reprendre les provinces d’Angkor et de Battambang et les restituer au Cambodge ; qu’il faut lui imposer par la force le respect de toutes nos prétentions. Ce serait là une politique ; elle serait bonne ou mauvaise suivant les goûts ; en tout cas, elle serait logique, pourvu toutefois qu’on appropriât les moyens au but à atteindre. Mais le parti colonial déclare bien haut qu’il ne veut pas la guerre, et alors nous ne le comprenons plus très bien. Il veut, dit-il, un autre traité, un bon traité ; et, nous aussi, nous serions bien aises d’avoir un traité encore meilleur ; mais pourrions-nous l’avoir par des moyens purement diplomatiques ? Rien n’est plus incertain, et nos doutes à cet égard sont confirmés par l’essai malheureux que M. Doumer, lorsqu’il était gouverneur général de l’Indo-Chine, a fait d’une autre négociation et d’un autre traité avec le roi de Siam. Quand bien même son traité ne se serait pas démoli derrière lui, — il avait à peine quitté Bangkok que le roi a déclaré qu’il y avait eu méprise et qu’il n’avait pas fait les concessions que M. Doumer avait cru obtenir, — il n’en resterait pas moins vrai que son traité ne valait pas mieux que celui de M. Delcassé ; il valait même moins, et lui-même pourtant le déclarait « inespéré. » Il nous semble donc qu’on ne met pas assez, nous ne voudrions pas dire de sincérité, mais de sang-froid dans la manière dont on parle du traité du 7 octobre. Nous ne le discuterons pas, au moins aujourd’hui, dans ses détails : cela, d’ailleurs, a été fait partout, et ici même par M. Le Myre de Vilers. Contentons-nous de dire que, si l’on ne veut pas de ce traité, il faut renoncer à l’usage de moyens purement pacifiques, et avoir le courage ou la bonne foi de l’avouer.

Au surplus, les traités ne peuvent être définitivement jugés qu’à l’épreuve. Si le Siam exécute celui du 7 octobre dans l’esprit où il a été rédigé, s’il tient ses promesses fidèlement, s’il s’applique à vivre avec nous comme un bon voisin, le traité durera ; dans le cas contraire, il aura une vie très courte, et ne sera bientôt plus qu’un morceau de papier. On assure que c’est duperie certaine d’avoir confiance dans une nation asiatique quelconque, et dans le Siam en particulier ; que la cour de Bangkok abusera du nouveau traité, s’il est ratifié, comme elle a abusé de l’ancien ; que les Siamois ont une autre mentalité que la nôtre, et qu’il est naïf de les juger d’après nous-mêmes. Tout cela est possible. Si les pessimistes ont raison, nous serons bien obligés de prendre le parti devant lequel nous avons reculé aujourd’hui, et qui ne serait alors qu’ajourné. Le traité répond peut-être à une situation transitoire : il ne dépend pas de nous seulement de le faire durer, et nous ne le ferons certainement pas au-delà de ce qu’exigeront le respect de nos droits et de nos intérêts.


Il vient d’y avoir, en Espagne, une crise ministérielle dont le résultat a été une surprise. On s’attendait à un changement profond, et M. Sagasta n’a fait qu’une fausse sortie. Est-ce bien ce qu’il avait d’abord voulu faire ? Dans ce cas, il n’était peut-être pas nécessaire de provoquer une crise qui a porté sur le Cabinet tout entier, puisque le Cabinet tout entier a donné sa démission, pour aboutir en fin de compte au remplacement de trois ministres, d’autant plus que le nom des entrans n’apporte pas une indication politique sensiblement différente de celui des sortans. La situation reste à peu près la même qu’auparavant : il est tout aussi difficile de dire dans quel sens M. Sagasta gouvernera. Le plus clair résultat de la manœuvre qu’il vient de faire est d’avoir éveillé chez certaines personnes des espérances et des ambitions qu’il n’a pas satisfaites ensuite. Il a provoqué par là des mécontentemens dont quelques-uns, comme celui de M. Romero Robledo, paraissent devoir être implacables. M. Sagasta éprouvait sans doute une difficulté de vivre comme il était ; puis il a éprouvé une impossibilité de vivre autrement ; et alors il a repris ses premières positions. C’est sans doute ainsi qu’il faut expliquer la crise, mais ce n’est pas la justifier.

Les difficultés qui ont précédé la crise devaient être grandes ; puisque M. Sagasta, malgré son expérience et son habileté consommées, n’avait pas réussi à les surmonter. Il les avait, au contraire, compliquées et augmentées, ayant perdu successivement l’aile gauche de son parti avec M. Canalejas, et son aile droite avec M. Maura. Cela tient à des causes multiples, dont la principale est que M. Sagasta, après avoir adopté une politique, ne l’a pas suivie. Il a eu raison de ne pas la suivre, s’il l’a jugée mauvaise ; mais alors il aurait mieux fait de ne pas l’adopter à l’origine, ou d’y renoncer complètement après en avoir reconnu l’erreur. Il est homme de demi-mesures, de conciliation, de transaction, merveilleux aux affaires lorsque ces moyens y suffisent, mais moins bon lorsqu’ils n’y suffisent pas, parce qu’il ne sait pas en changer.

La politique qu’il avait adoptée ressemblait beaucoup à celle de M. Waldeck-Rousseau, car M. Waldeck-Rousseau a trouvé plus d’imitateurs encore au-delà des frontières qu’en deçà, et l’Espagne n’est pas le seul pays d’Europe où il ait fait école. On a donc voté en Espagne une loi sur les associations, ou plutôt sur les congrégations, à peu près calquée sur la nôtre. A supposer que celle-ci nous convînt, c’était déjà une raison pour qu’elle ne convînt pas à l’Espagne ; mais, en réalité, elle ne convenait ni à nous, ni à elle, et M. Sagasta, en ce qui le concerne, n’a pas tardé à s’en apercevoir. La loi obligeait les congrégations à demander l’autorisation dans un délai donné. Quand le délai est arrivé à son terme, beaucoup moins de congrégations que chez nous avaient demandé à être autorisées : elles étaient fort tranquilles, sachant que le gouvernement négociait avec Rome à leur sujet. Nous sommes loin de l’en blâmer, car c’est, à notre avis, ce que nous aurions dû faire nous-mêmes ; mais les radicaux espagnols ne l’ont pas entendu ainsi, et M. Canalejas a exigé qu’on procédât immédiatement à la dissolution des congrégations qui ne s’étaient pas mises en règle avec la loi. La majorité du Conseil des ministres n’ayant pas été de son avis, il s’est démis de son portefeuille, et est allé faire très bruyamment en province une campagne d’agitation oratoire. M. Maura, au contraire, est un modéré : il trouvait trop avancée la politique de M. Sagasta, que M. Canalejas trouvait trop conservatrice, et lui aussi s’est séparé du gouvernement. Cette double défection devait affaiblir le Cabinet ; cependant on se demandait ce que serait sa première rencontre avec les Cortès. Elle a été mauvaise. Le parti conservateur, ou du moins sa fraction orthodoxe, représentée par M. Silvela, avait jusqu’alors laissé vivre le ministère, estimant que le jour de le renverser et de le remplacer n’était pas encore venu : mais on s’est aperçu dès la rentrée que les dispositions de M. Silvela étaient modifiées, et le discours qu’il a prononcé a été interprété comme une déclaration de guerre au Cabinet. C’est alors que celui-ci a donné sa démission ; au premier moment, elle a paru définitive ; beaucoup de journaux, en Europe, ont cru que la carrière politique de M. Sagasta était terminée. Il n’en était rien. Le jeune roi Alphonse XIII, auquel on attribuait des tendances conservatrices très prononcées, et qu’on avait vu parcourir l’Espagne avec un entourage très médiocrement libéral, a comblé M. Sagasta de sa confiance au point de l’en accabler. A deux reprises différentes, il a insisté auprès du vieil homme d’État pour qu’il restât à la tête du gouvernement, en lui laissant toute liberté dans le choix de ses collaborateurs, et aussi dans l’exécution de son programme, s’il parvenait à en avoir un. M. Sagasta a fait beaucoup de démarches, montrant un éclectisme plus grand que jamais à l’égard des personnes et des choses, et s’efforçant de réparer les brèches de son propre parti avec les dissidens du parti adverse. Un autre se serait peut-être irrémédiablement compromis : quant à lui, il s’est contenté d’échouer dans toutes ses entreprises. Alors il a réuni vingt-et-un anciens ministres libéraux, espérant sans doute que, parmi tant de conseillers, il trouverait un bon conseil. Le conseil qu’on lui a donné a été de se conformer aux désirs du roi, de rester au pouvoir, et de faire le ministère qu’il pourrait. C’est ce qu’il a fait. Il a changé, nous l’avons dit, trois ministres. M. Eguilior a remplacé aux Finances M. Rodrigañez ; M. Amos Salvador a remplacé aux Travaux publics M. Suarès Inclan ; enfin M. Montilla a eu pour successeur à la Justice M. Puigcerver, qui, dans d’autres circonstances, aurait, par sa valeur propre, apporté une force plus considérable au cabinet dans lequel il serait entré.

L’exiguïté de ce résultat n’a pas paru en proportion avec une crise qui s’était annoncée comme devant être beaucoup plus étendue. La déception a été grande, et, quand M. Sagasta s’est trouvé de nouveau en face des Cortès, il n’y a pas rencontré des dispositions meilleures qu’auparavant. Pourtant un vote de censure, soutenu par toutes les fractions de l’opposition, a été repoussé par 161 voix contre 118. Mais cela ne prouve pas grand’chose. Les ministères espagnols ont toujours la majorité ; seulement, quand ils ont l’épiderme sensible, ils sentent si l’air ambiant leur est favorable ou défavorable. M. Sagasta l’avait jugé défavorable avant la crise ; on ne sait pas ce qu’il en a pensé après. Le mot de replâtrage vient naturellement sur les lèvres pour caractériser la situation : après tout, il y a des replâtrages qui tiennent longtemps.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,

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