Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1907

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Chronique n° 1815
30 novembre 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




En dehors du vote de l’article 2, c’est-à-dire de l’article essentiel du projet de loi relatif à la dévolution des biens ecclésiastiques, — vote sur lequel nous aurons à revenir, — il ne s’est rien passé de bien important à la Chambre depuis quinze jours ; mais un incident imprévu a porté quelque trouble dans l’organisation des partis. Au moment de procéder au vote du crédit relatif aux services du Sénat, M. Charles Benoist a demandé qu’on l’ajournât jusqu’au moment où la Chambre aurait pu se prononcer sur une proposition de M. Cadenat, qui ramène les indemnités parlementaires de 15 000 à 9 000 francs. A peine la Chambre avait-elle entendu M. Charles Benoist, à peine l’avait-elle compris, qu’elle se déchaînait contre lui en une véritable tempête. Cinq minutes auparavant, l’assemblée était somnolente, car on ne discutait que le budget, c’est-à-dire les affaires des contribuables ; cinq minutes après, elle était devenue méconnaissable, elle ressemblait à une mer en furie, car M. Charles Benoist avait touché aux intérêts personnels de ses membres. Aussi a-t-il failli être écharpé. M. le président du Conseil, dans sa première exaltation, l’a traité de « bas démagogue, » ce qui, à tout prendre, ne veut rien dire. M. Berteaux lui a adressé des épithètes plus familières, et M. Benoist s’est vu obligé de le conduire sur le terrain, d’où fort heureusement ils sont revenus l’un et l’autre sains et saufs. Mais ces épithètes ont été à peine perceptibles pour le public des tribunes, qui n’a vu qu’une chose, d’abord la stupeur, puis l’emportement et la rage des deux tiers de l’assemblée.

On aurait tort de croire, cependant, qu’il ne s’agissait là pour elle que d’une affaire d’argent : il s’agissait aussi, et avant tout, d’une affaire électorale. Les députés qui ont voté l’augmentation de leur traitement y tiennent sans doute avec une grande âpreté, mais ils ne tiennent pas moins à la conservation de leur mandat, car s’ils le perdaient, ils perdraient du même coup leur traitement et leur importance. Le malheur est qu’il semble difficile de tout conserver. On ne saurait s’y tromper, le pays a très mal accueilli la « réforme » des 15 000 francs : il lui en est resté comme un poids sur le cœur. La manière dont l’opération a été faite, ou plutôt escamotée, a produit sur lui l’effet le plus déplorable. La Chambre s’était bien doutée qu’il en serait ainsi ; mais elle avait espéré qu’en augmentant son indemnité tout au début de la législature, à la manière d’un ton de joyeux avènement, elle aurait quatre ans pour faire oublier ce premier geste au milieu des bienfaits dont elle ne manquerait pas de combler le pays. Sa confiance commence à se dissiper, d’abord parce qu’elle s’aperçoit qu’il est plus difficile qu’elle ne l’avait cru de faire le bonheur des autres après avoir assuré le sien, ensuite parce que le vote de ? 15 000 francs a causé une impression qui paraît devoir être aussi tenace qu’elle a été vive et profonde. La Chambre le sait maintenant, et, à défaut de remords, elle en éprouve une sorte de terreur intérieure qui ne lui laisse plus de repos. Aussi, lorsqu’on la touche à l’endroit sensible, elle se livre, comme on l’a vu l’autre jour, aux gesticulations les plus désordonnées. Cette affaire des 15 000 francs a été plus loin qu’on n’aurait pu le croire à l’origine : le souvenir en reste vivant et menaçant.

M. Sarrien est de ceux qui en ont le sentiment très net. M. Sarrien connaît la Chambre, mais il connaît aussi sa circonscription, et jugeant des autres d’après la sienne, il ne se fait aucune illusion sur ce que le pays pense des 15 000 francs. Comme il n’était pas là au moment du scrutin, on l’avait fait voter contre la proposition de M. Charles Benoist : il n’a pas manqué, le lendemain, de rectifier son vote à l’Officiel. Aussitôt la meute qui hurlait encore contre M. Benoist s’en est détournée pour se lancer contre lui. L’indignation du parti radical a été à son comble. Eh quoi ! M. Sarrien n’est-il pas le chef nominal du parti, et dès lors ne doit-il pas le suivre ? Un acte comme le sien n’est-il pas une désertion, une trahison ? Un parti peut-il conserver à sa tête un homme qui le désavoue dans le seul acte important qu’il ait accompli jusqu’à ce jour ? En l’espace de quelques minutes, M. Sarrien, qui était au Capitole, a été précipité de la roche tarpéienne. C’est une grande chute ! Tout le monde sait la situation prépondérante que M. Sarrien occupait dans la République : il lui a suffi de faire une fois acte d’indépendance pour la perdre. Nous ne raconterons pas les incidens qui se sont passés dans le groupe radical ; ils sont très insignifians en eux-mêmes, mais M. Sarrien en a senti la pointe dirigée contre lui ; il a donné sa démission de président, et même, dit-on, de membre du groupe, preuve nouvelle et éclatante de la perturbation que le vote des 15 000 francs a jetée dans les esprits. Et il s’en est fallu de peu que M. Ferdinand buisson ne courût la même aventure. Président du groupe radical socialiste, M. Buisson a insinué, avec quelque embarras, qu’il serait peut-être prudent de décider que la Chambre actuelle ne profiterait pas de l’augmentation de l’indemnité parlementaire, et que cette grande réforme démocratique ne s’appliquerait qu’aux assemblées futures. Aussitôt de mauvais regards lui ont été lancés, et il a été le premier à voter tout ce qu’on a voulu. Son scrupule n’en est pas moins significatif : si l’on tient compte de la différence de caractère des deux hommes, il l’est presque autant que la résolution de M. Sarrien.

Aussi la Chambre reste-t-elle troublée ; elle sent un désaccord entre le pays et elle ; elle cherche un moyen de le faire cesser. Il en est un dont quelques conseils généraux se sont avisés à leur session dernière. On leur proposait d’émettre le vœu que les Chambres, revenant sur leur vote, ramenassent l’indemnité de leurs membres au chiffre primitif de 9 000 francs : pour parer le coup, ils ont émis un vœu différent, à savoir que le nombre des députés fût diminué. Il est clair que, si on diminuait le nombre des parlementaires dans une proportion suffisante, on pourrait les payer plus cher sans aggraver la charge des contribuables. Pourquoi n’y a-t-on pas songé au moment où on a augmenté l’indemnité ? La proposition en aurait certainement été faite pour peu qu’il y eût eu une délibération quelconque, mais on sait comment l’affaire a été enlevée par surprise et bâclée. Si le pays s’y était résigné, la question de la réduction du personnel parlementaire n’aurait jamais été posée ; mais il ne l’a pas fait, et nos députés, qui ont l’ouïe fine, ont fort bien entendu sa protestation qui, pour être à demi silencieuse, n’en est pas moins redoutable. Alors des commissions et des groupes qui travaillaient habituellement dans l’ombre sont venus au premier plan, se sont réunis en pleine, lumière, et ont agité très ostensiblement la question de savoir s’il n’y avait pas lieu de réduire le nombre des députés. Leur réponse a été affirmative : ils ont reconnu que le peuple avait trop de représentans, et qu’on pourrait en supprimer une quantité appréciable, en organisant ce qu’ils ont appelé la représentation proportionnée, qu’il ne faut pas confondre avec la représentation proportionnelle, à laquelle on a eu tort, suivant nous, de vouloir la lier. C’est le moyen de compliquer une question simple par une autre plus complexe, et de tout faire échouer. La représentation parlementaire n’est pas aujourd’hui exactement proportionnée au nombre des électeurs, et certains départemens, surtout dans le Midi, ont plus de députés qu’ils ne devraient en avoir. Il serait, si on le voulait bien, aussi facile que légitime d’en diminuer le nombre ; mais nous nous demandons si on le veut vraiment, ou si le petit mouvement que la Chambre se donne depuis quelques jours n’a pas pour objet de détourner le pays de la préoccupation des 15 000 francs pour l’engager sur une autre piste, faire naître en lui d’autres espérances et l’amener finalement à plus de patience. Nous serions très surpris si la nouvelle réforme aboutissait. On a nommé une députation qui a été chargée d’en causer avec M. le président du Conseil : l’affaire en est là.

La Chambre des députés comprend près de 600 membres, ce qui est très excessif : les assemblées aussi nombreuses sont presque inévitablement des cohues. Ce nombre devrait être diminué de 500 ; mais, même si on ne le diminuait que de 100, il faudrait encore se féliciter que l’augmentation de l’indemnité parlementaire eût amené un aussi heureux résultat. Le bon ordre des discussions, leur dignité, leur efficacité y gagneraient beaucoup. La question aurait mérité d’être examinée pour elle-même ; mais les voies parlementaires sont mystérieuses, et il a fallu les circonstances que nous venons d’indiquer pour qu’on s’en occupât sérieusement, ou du moins pour qu’on eût l’air de le faire. Ne nous berçons pas d’illusions : il y a vingt à parier contre un que les choses resteront en l’état. Mais cette nouvelle velléité de la Chambre montre une fois de plus combien la majorité est embarrassée, préoccupée et anxieuse en présence de l’impopularité qu’elle a soulevée contre elle. Elle voudrait garder les 15 000 francs et échapper aux conséquences électorales de son vote : c’est un problème difficile à résoudre, et qu’elle ne résoudra pas.


Il est plus facile de spolier de leur propriété, ou de priver de leurs droits les héritiers des biens ecclésiastiques. On connaît la question, nous l’avons déjà exposée ; mais depuis lors, un vote qui semble décisif a eu lieu, en dépit des discours très éloquens et très juridiques qui ont été prononcés par des députés de tous les partis. Nous ne parlons pas des membres de la droite, ou des catholiques comme M. Grousseau ; on nous répondrait qu’ils sont suspects et que leurs opinions générales déterminent leur sentiment sur ce cas particulier. Mais peut-on en dire autant de M. Chaigne, qui est un radical socialiste, ou de M. Labori, qui en est un lui aussi ? Peut-on même île dire de M. Paul Beauregard, qui est un progressiste ? Seulement tous ces orateurs sont des juristes, des avocats, des professeurs de droit, et cela suffit pour qu’ils s’élèvent avec force contre un projet de loi qui fait litière des principes qu’ils ont l’habitude d’appliquer, de professer, de respecter. Faut-il rappeler que l’Église est hors de cause dans cette affaire ? Le pape Pie X, avec un geste dont nous avons regretté la hardiesse et dont nous continuons de déplorer les effets mais qui a été empreint de noblesse et de grandeur, a mieux aimé repousser les biens ecclésiastiques que d’accepter les conditions auxquelles on les lui offrait. Ils devaient être recueillis par des associations cultuelles, faute de quoi la loi de séparation les attribuait aux communes, pour être affectés à des œuvres de charité. Ils sont donc devenus les biens des pauvres, dit M. le ministre des Cultes, et, à ce titre, ils présentent un intérêt sacré. Soit ; la charité est une bonne chose, mais à la condition de la faire avec son argent et non pas avec celui des autres ; et on la fait ici avec un argent que, dans certains cas, les héritiers des donateurs ont le droit de revendiquer.

D’après la loi de 1905, ce droit appartient aux héritiers en ligne collatérale et aux légataires universels, si les conditions mises à la donation ne sont pas remplies. Dans la plupart des cas, ces conditions se rapportent à des musses que la donation ou le legs avait pour objet de faire dire, et qui ne seront pas dites : tous les héritiers, qu’ils soient directs ou indirects, peuvent dès lors exercer une action en révocation. La nouvelle loi prive de cette faculté les collatéraux et les légataires universels, c’est-à-dire le plus grand nombre des ayans droit, car les fondations de messes, du moins lorsqu’elles ont une certaine importance pécuniaire, sont le fait d’ecclésiastiques ou de célibataires, plutôt que de pères de famille. Il y a là une véritable iniquité. Nous reconnaissons toutefois qu’une loi nouvelle peut la commettre ; mais une loi nouvelle n’a pas d’effet rétroactif, et le gouvernement entend donner cet effet à la sienne ; aussi décide-t-il que c’est une loi interprétative qui a pour objet, non pas de modifier, mais d’éclairer la loi de 1905, en fixant avec plus de netteté les intentions du législateur de cette époque. Dès lors, toutes les procédures déjà entamées tombent ipso facto, à quelque point qu’elles soient parvenues, et c’est là qu’est la monstruosité de la loi. Est-elle vraiment, est-elle seulement interprétative, cette loi ? N’est-elle pas, au contraire, une innovation formelle ? Qui peut le savoir mieux que moi, dit M. le ministre des Cultes, puisque j’en ai été le principal auteur ? Et il affirme avec une rare témérité qu’il a toujours considéré les fondations pieuses comme des libéralités. On comprend ce que cela veut dire : les libéralités étant faites sans conditions, on ne peut pas en poursuivre la révocation, sous prétexte que celles-ci ne sont pas exécutées. A maintes reprises, M. Briand a reproché à ceux qui combattent sa thèse de n’avoir pas lu d’assez près les travaux préparatoires de la loi de 1905 : ils y auraient vu, prétend-il, que sa pensée, sur ce point, n’a jamais varié. Un publiciste libéral, M. Armand Lods, a voulu en avoir le cœur net ; il s’est plongé dans la lecture des travaux préparatoires et de la discussion de la loi de 1905, et il a fait part au Journal des Débats de ses découvertes. Au cours de la séance du 19 juin 1905, le rapporteur de la loi, qui n’était autre que M. Briand, s’est exprimé en ces termes : « D’une façon générale, la Commission a voulu prohiber les dons et les legs. Nous avons admis les fondations pour messes ou pour services religieux, parce qu’il y a là un objet précis, facilement contrôlable, et qu’il s’agit en réalité d’un contrat à titre onéreux. Il n’en serait pas ainsi de legs à l’effet d’entretenir un ministre du culte. » Ainsi M. Briand, en 1905, déclarait que les fondations de messes étaient un contrat à titre onéreux ; en 1907, il déclare qu’il les a « toujours considérées comme des libéralités ; » et il conclut qu’il n’a pas varié ! Il n’est d’ailleurs pas le seul qui l’ait fait. M. Cruppi a été, dans toute cette affaire, non moins ondoyant et divers, et il a moins d’excuses, car il est un juriste, tandis que M. Briand n’est qu’un homme politique. M. Lahori a fait rire toute la Chambre, en mettant, par des citations précises, M. Cruppi en contradiction avec lui-même. Malheureusement, quand la Chambre rit, elle n’est pas désarmée pour cela : son vote n’a pas tardé à le montrer.

La thèse de tous les libéraux et des juristes, — à l’exception de M. Cruppi, — était très forte. Elle consistait à dire que, si la loi proposée était simplement interprétative, elle était inutile. Les tribunaux, en effet, ont pour fonction d’interpréter la loi en l’appliquant, et lorsque la Cour de Cassation s’est prononcée sur l’interprétation véritable, la jurisprudence est établie. On aurait compris que le législateur de 1905, s’il avait constaté dans sa loi une négligence de texte aussitôt après l’avoir faite, l’eût remise sur le chantier en vue de la rendre plus conforme à ses intentions. Il est un peu tard pour faire ce travail de redressement, aujourd’hui que des procès sont engagés sur toute la surface du territoire et qu’un grand nombre de tribunaux ou de cours ont déjà rendu des jugemens ou des arrêts. Au point où en sont les choses, le législateur n’avait qu’à attendre ; il ne pouvait plus évoquer l’affaire par devers lui sans un dessaisissement des tribunaux. Or les lois de dessaisissement n’ont jamais eu une bien bonne réputation dans l’histoire. Encore peut-on comprendre sans l’excuser, qu’un tribunal soit dessaisi d’une affaire qui rentre dans sa compétence, s’il ne s’en est pas encore saisi et surtout s’il ne s’est pas prononcé ; mais qu’on l’en dessaisisse après coup, c’est ce qui dépasse toute mesure dans l’arbitraire, et l’arbitraire ne change ni de nom, ni de caractère, parce qu’il prend la forme d’une loi au lieu de celle d’un décret. Aussi le vote de la Chambre a-t-il provoqué une grande révolte des consciences. Quant à M. le ministre des Cultes, qui a prononcé jadis de meilleurs discours, qu’a-t-il dit pour justifier son projet de loi ? Il ne s’est pas placé sur le terrain juridique comme M. Cruppi, mais sur le terrain politique, et là il a adressé un appel au parti républicain en l’invitant à se préoccuper de ce qui arriverait aux prochaines élections municipales, si des milliers de communes se trouvaient encore engagées, à propos des biens ecclésiastiques, dans des procès dont le dénouement serait incertain, à moins qu’il n’eût déjà tourné contre elles. Tel a été le principal, sinon le seul argument de M. Briand. Mais en est-ce un ? Non, c’est un coup de clairon donné pour rallier la majorité autour d’un intérêt électoral, en sacrifiant un intérêt de morale juridique, d’équité naturelle et de droit.

Cette discussion marche d’ailleurs très lentement. La Chambre, qui est engagée dans celle du budget, ne lui consacre qu’une séance par semaine : c’est comme une tapisserie qu’elle reprend de temps en temps. Elle n’en est encore qu’à l’article 3, et il y en a beaucoup d’autres très importans, dont nous parlerons à leur heure. Il ne s’agit pas seulement de la liquidation du passé, mais encore de l’avenir, c’est-à-dire de savoir si, en dehors des associations cultuelles que le Pape a interdites, il sera permis de faire des fondations pieuses, question vitale pour l’Église et pour les fidèles, mais que nous n’avons pas à traiter dans une chronique de la quinzaine. Nous sommes en présence d’une loi de spoliation : deviendra-t-elle une loi de persécution ?


Il est un peu tard pour parler de la discussion sur le Maroc, qui a eu lieu à la Chambre le 12 novembre : cependant cette discussion à laquelle ont pris part un grand nombre d’orateurs, dont les principaux ont été, — nous les prenons dans l’ordre où ils se sont succédé, — M. Boni de Castellane, M. Deschanel, M. Delafosse, M. Ribot, et enfin M. le ministre des Affaires étrangères, a été trop importante pour qu’il nous soit permis de n’en rien dire. Le Livre jaune qui venait d’être distribué nous avait apporté quelques lumières sur les événemens de Casablanca et sur leurs conséquences immédiates ; mais la question de l’avenir restait fort obscure, et nous n’osons pas dire que le débat l’ait tout à fait éclaircie. Ce n’est pas la faute des orateurs, c’est celle de la question elle-même, qui continue d’enfermer des élémens encore mal déterminés. Nous restons à la merci de beaucoup de hasards et de surprises. Tout le monde s’en rendait compte à la Chambre, et, comme on avait de part et d’autre abdiqué l’esprit de parti pour ne rechercher, en toute loyauté, que l’intérêt du pays, on n’a pas trop pressé M. le ministre des Affaires étrangères : on ne lui a pas demandé plus qu’il ne pouvait dire ; on s’est contenté de l’interroger sur la direction générale de sa politique, tout en le laissant libre de ses déterminations ultérieures. On avait le sentiment que si quelques fautes avaient été commises, — et qui n’en aurait pas commis dans une situation aussi difficile ? — le gouvernement avait montré, dans l’ensemble de sa conduite, une prudence qui méritait qu’on lui en sût gré. Puisse-t-il seulement y persévérer !

Les thèses les plus diverses, les plus opposées, ont été apportées à la tribune. M. de Castellane, par exemple, est partisan de l’internationalisation du Maroc, et M. Paul Deschanel en est l’adversaire. La partie de son discours où M. Deschanel a combattu cette solution, qui est le désaveu de toute notre politique, a fait grande impression sur la Chambre, et, à notre avis, c’est la plus forte. Il est impossible de mettre mieux en relief que ne l’a fait l’orateur les dangers qui résulteraient pour nous de ce qu’on appelle l’internationalisation du Maroc : ce serait mettre sur le flanc occidental de l’Algérie l’Europe et l’Amérique réunies, avec leurs divisions et leurs intrigues, avec leurs vues divergentes et leurs ambitions particulières. Les expériences, déjà nombreuses, que nous avons eues du concert européen semblaient pourtant de nature à désillusionner ceux qui prennent ce vocable pour une réalité. Le concert européen ne s’est même pas manifesté à La Haye ! Si on voulait confier le Maroc à l’Europe tout entière, en lui demandant de le prendre à sa charge, la plupart des puissances déclareraient tout de suite qu’elles s’en désintéressent : quant aux autres, il pourrait se faire qu’elles s’y intéressassent trop, mais aucune n’y perdrait de vue son intérêt propre, celui de sa politique générale à laquelle on aurait imprudemment ouvert un nouveau champ d’exercice. Compléterait-on la comédie en leur faisant signer un protocole de désintéressement ? Mais nous renvoyons au beau discours de M. Deschanel ceux qui conserveraient des doutes à ce sujet. Ils en apprécieront la lumineuse ordonnance, la sagesse, la prudence, et, sur ce point spécial, la netteté et la vigueur. M. de Castellane voudrait nous ramener en arrière ; M. Jules Delafosse voudrait nous pousser en avant. Son discours est assurément celui d’un patriote qui connait fort bien les détails de la question qu’il traite ; mais celui de M. Deschanel est en outre le discours d’un politique qui n’en méconnaît pas les périls et qui s’efforce d’enfermer notre action dans de justes limites.

C’est ce que M. Ribot a fait à son tour : il a d’abord intéressé, puis attaché, puis entraîné la Chambre entière, y compris le gouvernement qui multipliait les signes d’adhésion et les applaudissemens. A la fin de son discours, il n’a eu qu’à prendre acte de l’approbation de M. le président du Conseil et de M. le ministre des Affaires étrangères, approbation qui avait l’air d’être sans réserves, mais qui, peut-être, ne l’était pas tout à fait. M. Ribot a rappelé à grands traits les derniers événemens : il a recherché les causes plus lointaines qui auraient peut-être permis de les prévoir en partie, de s’y mieux préparer ou de les prévenir. Mais, au point où nous en sommes, les faits antérieurs n’ont d’intérêt que s’ils servent à mieux comprendre la situation présente et à déterminer plus sûrement la conduite à suivre. Avons-nous besoin de dire que c’est à cela que s’appliquent les préoccupations de M. Ribot ? Il s’est demandé quelle devait être notre attitude en présence des troubles intérieurs du Maroc, et il a conclu que nous devions éviter avec le plus grand soin de nous y laisser engager. La Chambre a applaudi, les ministres aussi. Alors, pour donner, sous une forme pittoresque, plus de précision à ses conseils, M. Ribot, parlant des deux frères ennemis qui se disputent la couronne chérifienne, a dit : « Je suis absolument opposé à ce que nous jouions à ce petit jeu qui consiste à faire une mise sur un des sultans, comme ou fait, en Angleterre une mise sur un cheval, sauf à dire, si on perd, qu’on a mal placé sa mise. » Là, en effet, est aujourd’hui la question. Que devons-nous faire entre Abd-el-Aziz et Moulaï-Halid ? Nous ne connaissons que le premier, cela va de soi ; il nous a appelés à Rabat, et nous avons bien fait d’y accourir ; mais il nous a demandé notre concours politique, financier et militaire, et il s’agit de savoir dans quelle mesure nous devons le lui donner. Tel est le problème. Il a été bientôt évident que M. Ribot préférerait rester en deçà d’une certaine ligne, et que M. le ministre des Affaires étrangères était disposé à aller un peu plus loin. M. Pichon a démontré sans peine que nous ne pouvions avoir aucune confiance dans Moulaï-Halid ; sans doute, mais qui avait dit le contraire ? et il a reproché au Sultan du Sud, quoi ? d’avoir essayé « de se créer au Maroc et à l’étranger des appuis militaires et financiers contre nous. » On pouvait se demander, en écoutant l’orateur, s’il parlait de Moulaï-Halid ou d’Abd-el-Aziz, car ce que le premier cherche à faire, l’autre l’a fait.

Il y aurait de notre part une égale imprudence à trop compter sur celui-ci ou sur celui-là. Nous voulons bien qu’on fasse pour Abd-el-Aziz ce que nous pouvons faire sans nous engager et nous compromettre à sa suite, et comme il est le sultan officiel du Maroc, rien ne nous interdit de mettre une bienveillance assez active dans nos rapports avec lui. Nous souhaitons qu’il l’emporte sur son frère, et la balance semble en ce moment pencher en sa faveur. Mais nous n’avons, nous, qu’à organiser la police dans les ports et sur la frontière algérienne où des symptômes inquiétans se manifestent depuis quelques jours. Rétablir l’ordre au Maroc est une autre affaire ; ce n’est pas la nôtre ; et M. Ribot a condamné, aux applaudissemens de la Chambre, une politique dont il serait impossible, une fois que nous y serions entrés, de prévoir les entraînemens successifs. Il est plus facile de résister au premier qu’au second et à ceux qui viendraient ensuite. Si nous n’étions pas au Maroc, personne, sachant tout ce que nous savons aujourd’hui, n’aurait l’imprudence d’y aller ; mais la situation n’est plus intacte, et les fautes mêmes qui ont été commises nous créent des devoirs auxquels nous avons maintenant à faire face. Nous demandons seulement que d’autres fautes ne nous créent pas encore des obligations nouvelles. Et assurément ce n’est pas trop demander.


Le voyage de l’empereur d’Allemagne en Angleterre s’est bien passé. S’il amène plus de cordialité et de confiance dans les rapports des deux pays, nous serons les premiers à y applaudir : amis de l’Angleterre et voisins immédiats de l’Allemagne, nous avons intérêt à ce qu’elles vivent en bonne intelligence, et, s’il s’élève quelquefois des nuages entre elles, à ce qu’ils se dissipent avant de s’être trop chargés d’électricité. Il aurait fallu fermer les yeux à l’évidence pour n’avoir pas vu quelquefois ces nuages peser sur l’horizon. La lecture des journaux des deux pays a fait souvent apparaître pour le moins de la mauvaise humeur dans la manière dont les Anglais parlaient des Allemands et les Allemands des Anglais. Ils y mettaient de part et d’autre quelque rudesse. Six semaines à peu près avant le voyage de l’empereur, le Times a fulminé un article contre le prince de Bülow, auquel il attribuait, à tort ou à raison, tout ce qu’il y avait eu dans la politique de l’Allemagne de malveillant contre l’Angleterre. On avait cru jusqu’à ce moment que le chancelier accompagnerait son maître à Londres : il n’en a plus été question depuis. Toutefois les deux souverains n’ont pas voulu donner à leur rencontre un caractère purement familial, et l’Empereur a amené avec lui son nouveau ministre des Affaires étrangères, M. de Schœn, contre lequel l’opinion britannique ne pouvait avoir aucun grief, puisque c’est à peine s’il a pris possession de ses fonctions. Les toasts échangés entre le roi Edouard et l’empereur Guillaume ont été parfaitement corrects. On a cherché à la loupe ce qui y était et ce qui n’y était pas, et c’est peut-être là une dernière manifestation d’un état d’esprit d’où on avait de la peine à bannir toute inquiétude. Si cette préoccupation n’avait pas existé, on aurait jugé tout de suite que les deux discours ont été simples et cordiaux.

Mais à peine les fêtes officielles étaient-elles terminées et l’empereur Guillaume s’était-il retiré, pour s’y reposer, dans un château du Sud-Ouest de l’Angleterre, que la nouvelle s’est répandue des formidables arméniens maritimes auxquelles l’Allemagne s’apprêtait à faire face. Il s’agit, dans la forme, de diminuer la durée de service des unités de combat qui existent déjà, ou qui sont en préparation, et en réalité d’en créer d’autres à la hâte à coups de milliards. L’Allemagne semble toujours arrivée au bout de son effort maritime ; mais c’est à peine si elle s’y arrête pour reprendre haleine, et elle fait alors un effort nouveau. Où s’arrêtera-t-elle dans cette voie ? Jusqu’où y entraînera-t-elle l’Angleterre sans parler des autres ? Il va sans dire, en effet, que l’effort militaire d’une nation est la mesure de celui que doivent s’imposer toutes celles qui veulent continuer de faire figure dans le monde et pourvoir à leur sécurité. Nous voilà bien loin des espérances que nourrissait l’Angleterre lorsqu’elle est partie pour la dernière conférence de La Haye ! Elle rêvait de faire accepter par les puissances la limitation des arméniens, qui était dans le programme de la Russie lorsqu’elle a provoqué la réunion de la première conférence, mais qu’elle avait renoncé à maintenir dans celui de la seconde. C’est toujours une attitude facile, de la part d’une puissance qui, armée jusqu’aux dents, s’est rendue plus forte que toutes les autres, de leur proposer d’en rester là ; mais la suggestion, jusqu’ici du moins, n’a jamais opéré ; les pacifistes y ont dépensé en vain leurs forces de persuasion. Les projets aujourd’hui connus de l’Allemagne seront-ils de nature à dissiper les illusions de ceux qui en conservent encore ? S’ils n’y suffisent pas, nous nous demandons ce qu’il faudra pour produire ce résultat. Mais, tout en constatant cette marche incessante vers des arméniens toujours plus considérables, nous déplorons les excès où elle conduit. Quelque effort qu’on fasse à Berlin, on en fera un correspondant à Londres, et la proportion restera la même entre les deux pays. Les progrès de la flotte allemande serviront d’argument à tous les autres gouvernemens pour se lancer, eux aussi, dans des dépenses auxquelles on ne voit pas comment ils pourraient se soustraire. Nous ne nous attendions pas si promptement à cet épilogue du voyage de l’empereur d’Allemagne en Angleterre ; mais nous avions tort, il faut s’attendre à tout, et s’y tenir prêt.


Francis Charmes.




Nous recevons la lettre suivante :

Cher Monsieur,

Un passage de mon article sur l’Impérialisme a produit un malentendu que je tiens à dissiper. En parlant du volume de M. Jean Finot, Le préjugé des races, j’ai écrit qu’il ne m’avait pas convaincu « parce qu’il y a des vérités… » etc. Je n’ai pas voulu dire par là que M. Pinot ait nié les différences physiologiques et les inégalités qui séparent les races humaines. J’ai voulu seulement donner les raisons personnelles et très simples qui m’empêchaient d’adopter sa théorie.

Je vous prie de recevoir, cher monsieur, l’expression de mes sentimens les plus dévoués.


Édouard rod
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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