Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1848

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Chronique n° 395
30 septembre 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre 1848.

Le spectacle auquel nous assistons est vraiment des plus étranges qui se soient jamais rencontrés dans l’histoire, et ce serait un grand sujet de pitié, s’il n’y avait au fond de tout cela tant d’amertume et de mélancolie. Jamais architecte humain n’aura si bien senti d’avance que l’édifice qu’il élevait n’était qu’un édifice périssable ; jamais œuvre humaine, à l’heure de son enfantement, n’aura été si douloureusement assombrie par la perspective de sa caducité. N’est-ce, pas, en effet, un cruel contraste ? Les neuf cents législateurs qui représentent la France élaborent sans relâche une édition définitive du code national ; ils nous préparent une charte où nous puissions nous réfugier, comme en un solide asile, après tant de chartes bâclées et culbutées : c’est là leur vœu le plus sincère, et, l’on n’aura pas de peine à nous croire, c’est aussi le nôtre, c’est l’unanime désir d’un pays trop lassé. Ainsi donc, se dirait-on volontiers, ils ont l’avenir devant les yeux, ils s’appliquent aux besoins de l’avenir : hélas ! ils n’y pensent guère ; le présent les domine et les emporte ; ils bâtissent leur maison pour le jour d’aujourd’hui, tant pis pour demain. La constitution qu’on nous fait n’est pas, il s’en faut, l’assemblage méthodique des règles permanentes d’un monde futur ; elle est le produit complexe et souvent fortuit des circonstances éphémères que nous traversons. Elle ne cherche pas à s’inspirer d’abord des principes les plus naturels, des lois les plus durables de toute société politique ; elle réfléchit purement et simplement les nécessités momentanées d’un état de crise. La voix haletante et tumultueuse de la crise dicte ces tables solennelles qu’on propose pourtant aux hommages de la patrie régénérée. Voici tel mot équivoque qui doit à la longue donner de l’embarras ; n’allons pas au moins nous aviser de l’ôter ; pour l’instant, l’équivoque nous plait ! Voilà tel article qui ne serait point de mise en des temps meilleurs : dans trois ou quatre ans d’ici, l’on en convient, on ne verrait pas grand mal à s’en priver ; mais il a du bon pour l’année courante : écrivez-le bien vite en gros caractères dans l’immortelle constitution du peuple français !

Le peuple français est lui-même préoccupé du souci qui trouble les méditations de ses représentans ; il n’en est point à goûter la paix des loisirs spéculatifs. Incessamment ramené aux réalités actuelles, aux vicissitudes, aux angoisses de sa vie présente, il ne prête qu’une attention distraite aux débats où l’on organise pour lui l’ordre entier d’une nouvelle vie. Sauf quelques rares éclairs qui, lancés du haut de la tribune, viennent parfois tirer le public de son indifférence, la tribune parlementaire n’a plus d’empire sur les imaginations. On a beau se répéter que c’est là qu’il se fonde quelque chose, que ces discussions après tout sont les seules assises du dernier toit qui doive nous abriter, qu’il ne s’agit point de recommencer toujours pour toujours détruire, et qu’au bout du compte nous en sommes au suprême effort de notre suprême sagesse. Avec la meilleure volonté possible, on ne réussit pas à se persuader, et l’on a malgré soi l’esprit ailleurs. Il serait grand, sans doute, de songer par-dessus tout à la postérité, d’inspirer nous-mêmes aux législateurs chargés de travailler pour elle cette foi calme et recueillie qui transporte les montagnes ; mais comment trouver assez de foi dans la destinée, quand à toute minute encore on tressaille au souffle inquiet de la rue, quand des fêtes déshonorantes répandent l’alarme à travers nos principales cités, quand des symptômes trop clairs nous révèlent l’affaissement précoce ou la servilité mécanique de ce régime électoral qui avait mission de retremper tout le pays ? C’est, il est vrai, la condition laborieuse des chartes modernes d’apparaître au milieu des déchiremens et des orages. Entre le jour où s’entama et le jour où s’acheva la constitution de 91, il y eut aussi bien des épreuves, et le contre-coup des accidens ou des anxiétés du moment arriva plus d’une fois jusque dans l’enceinte où l’on délibérait l’avenir. Nos pères, cependant, résistaient mieux que nous à de pareils assauts ; ils avaient cette toute-puissante jeunesse que nous n’avons plus. Enfans d’un siècle illuminé par tous les miracles de l’esprit, ils se tenaient pour assurés d’en construire un autre qui fût encore plus beau. Dans l’ardeur de leur zèle, ils ne sentaient pas sous leurs pieds les cailloux auxquels nous nous heurtons ; ils allaient toujours, parce que leur besogne était neuve. La meilleure preuve que la nôtre ne l’est pas ou ne l’est guère, c’est qu’à l’instant même où nous voulons nous y absorber, nous subissons, sans en pouvoir sortir, l’ascendant des choses du dehors et l’insupportable obsession du temps présent.

Faisons donc comme tout le monde, parlons d’abord de l’état où nous sommes ; c’est à quoi l’on s’intéresse plus qu’à tous les articles de notre future constitution. Dieu nous préserve de noircir, par système, l’horizon de la république ; nous n’en avons pas d’autre que le sien ; nous voudrions en voir dissiper tous les nuages. Nous n’affectons pas certainement la béatitude de l’optimisme ministériel, mais nous repoussons aussi les appréhensions exagérées que n’admet point un patriotisme loyal et sérieux. Eh bien ! qu’on interroge les hommes les plus accoutumés aux calculs politiques, ceux qui ont passé leur vie à méditer l’histoire ou à la faire, ceux qui sont le plus capables d’envisager d’avance la suite des événemens ; qu’on leur demande ce qu’ils augurent, ce qu’ils espèrent : tous vous répondront qu’ils ne voient pas à quinze jours devant eux. Cela seul est un indice grave qui commande la prudence, un indice malheureusement trop fondé. Sur quoi donc, en effet, pourrait-on asseoir des prévisions raisonnables, si l’instrument souverain dont le pays s’est emparé pour se manifester à l’aise dans sa force et sa liberté, si le suffrage universel se compromet et s’égare dans les plus singulières aventures ? Le suffrage universel a été placé sous la protection de la loi ; de par la loi, nous le respectons. C’est là tout ce que nous pouvons dire de mieux en son honneur après la triste expérience qui vient encore de s’accomplir. Jamais il n’aura été si victorieusement démontré que le suffrage politique est, de sa nature, une fonction et non point un droit. « Nous avons changé tout cela ! » s’écrient les médecins révolutionnaires, absolument comme l’empirique de la comédie : baissons donc la tête sous le joug de cette infaillible doctrine, et pourtant le cœur est à gauche !

Les inventeurs, les promoteurs de cette théorie, devenue maintenant une réalité, sont obligés d’ailleurs de redoubler de foi, car elle tourne trop rudement contre eux pour ne pas décourager une confiance qui ne serait qu’ordinaire. M. de Genoude est plus malheureux dans ses pérégrinations électorales qu’il ne l’avait été sous la charte du privilège. Le National, qui attribuait bénévolement au suffrage universel une si merveilleuse efficace, en est réduit désormais à faire bonne mine à mauvais jeu. Le spécifique sur lequel il comptait pour fortifier et accroître son parti le diminue à mesure qu’il en use. Ce parti, qui représente le plus fidèlement, trop fidèlement à vrai dire, le gouvernement actuel de la France, ce parti presque officiel n’aborde pas une fois le scrutin sans laisser sur le carreau ses plus chers amis assistés par des minorités désastreuses. Dans notre ame et conscience, nous aimerions mieux qu’il en fût autrement. Après l’inévitable effervescence d’un triomphe qui ne l’avait pas trouvé prêt, ce parti se range à la fin, et il ne serait pas impossible qu’il arrivât à quelque chose du jour où il apprendrait la modestie. Nous serions fâchés que le pays en eût déjà fait son deuil, et, nous le confessons avec franchise, mieux vaudrait que la faveur de l’opinion ne se portât pas trop exclusivement sur les hommes anciens, si, en adoptant les très jeunes notabilités de notre nouveau régime, elle était sûre de neutraliser ces candidatures excentriques qui s’attachent comme une végétation malfaisante au tronc mal affermi de l’arbre républicain.

Par malheur, cette combinaison délicate est justement le problème et la difficulté. L’opinion, suivant les lieux, va tout aux gens extrêmes qui s’intitulent les soldats de l’avenir, ou tout aux gens éprouvés dont les titres sont connus, parce qu’ils ont honorablement servi dans le passé. Les intermédiaires, les modérés d’un certain modérantisme un peu bâtard, ou ne paraissent pas ou succombent. Vaucluse et Montpellier peuplent à l’envi la montagne. La Mayenne arbore les couleurs très pacifiques du plus bourgeois de tous les journaux ; elle nous renvoie M. Chambolle, que nous sommes heureux de compter pour une force de plus dans ce faisceau d’honnêtes et solides caractères qui représentent nos chambres d’autrefois au sein de la nouvelle assemblée. Le Rhône et la Haute-Loire, assiégés par les prétentions de la démagogie, ont enlevé la nomination de M. Rivet et du général Rulhières. Le général est ainsi dédommagé, par le mandat de ses concitoyens, du coup qui lui avait prématurément enlevé son épée. M. Rivet a tenu long-temps une place importante dans le conseil d’état et dans les parlemens qui se sont succédé après la révolution de juillet. C’est un esprit ferme et décidé. La Gironde enfin a remplacé M. Thiers par M. Molé. Le rapprochement n’est ni sans intention ni sans conséquence. Les vieux dissentimens politiques sont profondément oubliés en présence des périls qui menacent l’ordre social. Les hommes d’état de toutes les dates n’ont plus qu’une même tâche ; les intelligences supérieures le sentent bien ; il n’y a que les médiocrités envieuses qui veuillent camper à part. M. Molé rentre dans la carrière où son pays le rappelle avec la sérénité d’un grand esprit et d’une conscience intrépide.

Avons-nous donc tant à nous plaindre du suffrage universel, puisqu’il fournit à nos principes de si sages défenseurs ? Nous regardons moins, quant à nous, aux résultats toujours variables qu’au procédé même par lequel on les obtient. Nous constatons la décroissance progressive du nombre des votans ; nous avons le chagrin de voir qu’il est des cantons où le cens à deux cents francs aura donné plus d’électeurs que la jouissance illimitée du droit de suffrage. Nous nous demandons dans notre inquiétude s’il est possible de tirer bon parti d’un corps politique dont on a démesurément élargi la base, sans pour ainsi dire en sonder les reins. Évidemment les reins fléchissent. Le paysan ne se souciera pas de long-temps d’aller perdre sa journée de travail et faire huit ou dix lieues pour jeter, dans une boîte qu’on n’ouvre pas devant lui, une liste de noms qu’il ne connaît pas, et que souvent encore il ne sait pas lire. Le moyen terme adopté hier par l’assemblée, pour réduire et modifier au besoin la circonscription électorale du canton, ne remédie en rien aux inconvéniens du scrutin de liste qu’on a voulu garder dans la constitution. L’introduction du scrutin de liste annule radicalement, pour un avenir plus ou moins long, la légitime influence des populations agricoles ; c’est au contraire une arme redoutable aux mains des minorités obéissantes que les factions sont toujours à même de former dans l’ombre des grandes villes. Il n’y a que l’influence électrique d’un prestige quelconque, raisonnable ou non, qui puisse contrebalancer, en faveur des campagnes, l’ascendant de la propagande urbaine. L’aveugle prestige d’un souvenir, d’un souvenir de discipline et d’autorité, par ce temps d’universelle indiscipline, c’est en partie du moins le secret de la quadruple élection de M. Louis Bonaparte. L’entrée très convenable que M. Louis Bonaparte a faite enfin dans l’assemblée nous impose le devoir de ne point parler de lui autrement que nous parlerions de tout autre ; ce n’est qu’un représentant de plus, et notre critique ne s’arroge pas plus de droit sur celui-là que sur aucun de ses collègues : nous ne croyons pas qu’il soit de bon goût de le maltraiter autant que le font ceux qui ont peur de lui. Aujourd’hui donc la fascination de la gloire, demain celle du fanatisme ou de la peur, voilà les charmes irrésistibles auxquels cèdent les masses, lorsqu’on délègue aux masses l’arbitrage sans appel de leurs propres destinés.

À Paris, le vice du système a percé par un côté tout différent. Il s’est rencontré sous la baguette d’obscurs magiciens 60,000 voix bien et dûment enrégimentées pour porter dans l’assemblée des représentans du peuple français une manière d’artiste à grande barbe et à chapeau pointu, plus un débonnaire apôtre qui transporte ses disciples aux déserts d’Amérique, sauf à les suivre lui-même quand il n’avisera pour lui rien de mieux, plus enfin l’intraitable conspirateur qui menait à l’assaut les bandes du 15 mai. Celui-là est arrivé ; il est aujourd’hui membre de l’assemblée nationale dont il a violé la majesté ; les deux autres venaient derrière à petite distance : laissez passer la justice du peuple ! Des candidats que nous désirions, un seul, M. Fould, a gagné les devans. M. Louis Bonaparte, porté le premier par 110,000 voix, a prélevé son contingent sur toutes les listes, ne craignons pas de l’avouer, sur la liste du petit bourgeois et du boutiquier pour le moins autant que sur celle de l’ouvrier. L’opinion éclairée, la république conservatrice et possible, n’a donc emporté qu’une nomination sur trois dans Paris. Vainement on groupera les chiffres pour couvrir la défaite ; il est plus utile de la reconnaître et d’en profiter. Frappons-nous la poitrine et disons notre mea culpa. Les classes favorisées de la fortune ne sont pas encore sorties de la langueur où les avait peu à peu plongées l’habitude d’une domination trop facile. Amollies par les commodités d’un bien-être trompeur, susceptibles d’un accès d’énergie à l’heure d’un combat sanglant, elles ne savent pas assez ce que c’est que la persévérance politique. Sur 400, 000 électeurs inscrits, il n’y a guère que la moitié qui ait voté. Les vides des quartiers riches ont été plus sensibles que ceux des autres : on n’aura pas voulu manquer l’ouverture de la chasse.

Les principaux organes de la presse ont, de leur côté, sacrifié trop entièrement à cette sorte de compromis que nous indiquions tout à l’heure, et, pour montrer qu’ils dépouillaient sincèrement le vieil homme, ils ont fait en pure perte trop belle part à des hommes trop nouveaux. Tout le monde est convaincu maintenant que, sans ces tempéramens qui n’ont servi personne, le nom du maréchal Bugeaud fût sorti de l’urne parisienne. Nous devons la vérité à nos amis ; nous n’avons, quant à nous, d’autre rôle dans la presse que de parler vrai, vrai sur tout. Disons-le donc aussi d’autre part, nous regrettons que l’abnégation n’ait pas été plus à l’ordre du jour parmi les candidats de notre république ; on a donné quelques nobles exemples, ils n’ont pas été assez suivis, nous aurions pensé qu’ils le seraient. Nous ne saurions trop le répéter, la bourgeoisie n’aura pas de pire ennemi qu’elle-même, si par une coupable nonchalance elle se refuse à l’apprentissage des vertus politiques. Elle a déjà par sa nature une pente involontaire vers de certains défauts sans grandeur, qui la mineraient bien vite en ces jours de grands périls. Il n’y va plus dorénavant de ces luttes courtoises, de ces tempêtes au clair de lune qui permettaient à toutes les petites passions de se caresser elles-mêmes si doucement. La bourgeoisie n’a plus à se battre en tant que bourgeoisie ; il faut qu’elle prenne pied sur le large terrain des intérêts universels de la société bien entendue, il faut qu’elle élève son cœur à la hauteur d’une tache de civilisation. Ce n’est point à cette hauteur-là qu’on souffre encore du tiraillement des jalousies mesquines, ou qu’on brigue, à force de complaisances, la popularité sans la dignité. Le premier devoir de tout homme politique, aujourd’hui plus que jamais, c’est de tenir beaucoup à sa propre estime. Nous le demandons à M. Billault : a-t-il été très content de lui, quand l’autre jour il est venu prêcher le droit au travail, comme il prêchait jadis l’alliance allemande, uniquement pour devenir quelqu’un à lui tout seul ? Nous le demandons à M. Dupin, à M. Hugo. M. Hugo avait-il bien bonne grace, dans la question de la peine de mort, de s’associer si intimement au peuple de février pour fouler d’un pied majestueux les débris de ce trône dont naguère il ménageait mieux les splendeurs ? Si belle que fût l’antithèse, était-ce à l’ancien pair de France de faire du trône, dans une phrase, le pendant de l’échafaud ? Et M. Dupin, a-t-il eu si fort de quoi se réjouir, quand, en combattant le système des deux chambres, il moissonnait les bravos des plus purs républicains pour avoir détaché quelque sarcasme contre « l’esprit de réminiscence ? » Il a si bien le don d’oublier, qu’il devrait être plus indulgent pour ceux qui ont le tort de se souvenir. Non, ce n’est pas cette courtisanerie ou rustique ou prétentieuse, non, ce n’est pas la langue dorée du poète ou la brusque flatterie du légiste qui donneront à la foule égarée le goût d’un meilleur enseignement en lui inspirant du respect pour de meilleurs maîtres. Sursum corda ; ceignons nos reins, et sortons de ces broussailles du passé. Il s’agit du salut public ; que celui qui veut y travailler se fasse simple avec les autres et sévère avec lui-même.

Le mal de la situation ne se lasse pas, en effet, de reparaître ; les violences comprimées par la victoire de juin recommencent partout en paroles ; puissent-elles ne pas encore se traduire en actions ! Les clubs se rouvrent à Paris ; la présence des magistrats de police semble à peine contenir l’élan des orateurs. Des banquets de mauvais augure ont célébré dans nos villes les plus importantes le jour anniversaire de la fondation de la république. Les hauts fonctionnaires des départemens ont assisté sans dire mot à ces orgies politiques ; ils ont entendu la tête basse les sifflets et les huées dont on saluait l’assemblée nationale et le chef du pouvoir exécutif. Une abominable farandole s’est déployée, musique en avant, dans les rues de Toulouse, hurlant des heures entières : Vive Marat ! et vive la guillotine !

On se rappelle cette coïncidence singulière qui soulevait tantôt une capitale, tantôt une autre en Europe, à l’approche de nos événemens de mai et de juin. Cette agitation européenne s’est encore reproduite dans le milieu de septembre ; elle a fait à Francfort l’explosion sanglante qui déshonore à jamais ses auteurs. Il semblerait, en vérité, que l’émeute était partout à nous attendre. M. Ledru-Rollin n’a pas voulu qu’elle attendit tout-à-fait pour rien ; il a daigné lui jeter en pâture son magnifique discours du Châlet. M. Ledru-Rollin avait convoqué le ban et l’arrière-ban pour fêter à sa manière la commémoration du 22 septembre 1792. Le mot d’ordre de cette commémoration travestie arrivait sans doute de Paris en province ; c’était bien le moins que Paris obéit lui-même à la consigne. M. Ledru-Rollin a célébré la banqueroute dans ce langage pâteux et boursoufflé qu’il prend pour de l’éloquence, parce qu’il amène l’écume aux lèvres. La banqueroute organisée, la vie d’expédiens, la propagande à coups de fusil par toute l’Europe, voilà la révolution et la république, selon la cervelle de M. Ledru-Rollin. C’est traiter la patrie comme un fils de famille traiterait sa fortune, la mangeant à belles dents pour courir ensuite les caravanes. Tout le monde n’aime pas ces habitudes-là. M. Ledru-Rollin avait encore une place sur la scène politique, s’il eût été autre chose qu’un acteur médiocre, luttant contre sa vocation pour s’approprier un rôle qui ne lui va pas. Avec du naturel, il pouvait être un personnage dans un certain ordre d’idées et d’espérances ; mais, malgré ses joues fleuries et sa rondeur de bon vivant, il a prétendu jouer les Dantons ; c’est là ce qui l’a perdu. Le public siffle, parce qu’il ne veut pas croire qu’on soit si méchant quand on se porte si bien. Ce qu’il pardonne le moins, c’est qu’on veuille lui faire peur lorsqu’on n’est pas né terrible.

En face de ces mouvemens inquiétans à cause du fond qu’ils agitent, sinon à cause de la main qui les provoque, en face des symptômes qui nous ont affligés ces derniers jours, quelle a été l’attitude du gouvernement ? Disons-le d’abord à son éloge : ce qu’il y a de douloureux et de grave derrière les déclamations intéressées des ambitieux vulgaires, la souffrance réelle, la misère immédiate ou la ruine accomplie du pauvre, tous ces désastres de la révolution de février reçoivent enfin un commencement de réparation. Par une décision vigoureuse et intelligente, le gouvernement, de concert avec l’assemblée nationale, entreprend sans plus tarder la colonisation de l’Algérie. Le général Lamoricière a soutenu son projet en homme politique et en Algérien expérimenté. Il n’est plus question des systèmes qui se partageaient l’opinion au sujet de ce vaste problème ; il n’est plus même possible de s’arrêter aux objections financières que les partisans de l’économie opposaient sans relâche aux partisans de l’Afrique. La terre africaine va s’ouvrir au trop plein de notre population. Cinquante millions ont été votés en une séance, dont cinq immédiatement applicables serviront à installer douze mille colons d’ici à la fin de 1848. Six mille demandes d’engagement ont été inscrites en deux jours. « Qu’est-ce qu’on fait pour le peuple ? » demandait M. Ledru-Rollin en buvant le vin du Châlet.

Faire beaucoup pour le peuple dans un esprit de sagesse pratique et de saine administration, écarter de ses travaux « les états-majors en habit noir, » comme disait spirituellement le général Lamoricière, aider le peuple des villes à se nourrir, à se loger au meilleur prix, aider surtout le peuple des campagnes, contribuer à la mise en valeur du sol avec le bon vouloir, sinon avec le luxe des institutions agricoles de M. Tourret, tout cela sans doute est d’un gouvernement qui comprend les besoins vrais du temps et s’efforce de rester au niveau des justes exigences qui l’entourent. Ce n’est point assez cependant après les alternatives qui ont ballotté le pays, après les déceptions dont il n’est pas encore guéri, après qu’il a vu se dérouler, se heurter et s’emmêler sous ses yeux tant de circonstances ambiguës, tant d’histoires équivoques. Nous sommes devenus soupçonneux et méfians ; ce n’est pas notre faute : nous sommes malheureusement une nation toujours prête à se donner ; la nation pourtant ne se donnera plus qu’à celui qui la rassurera le mieux. Elle entend bien, cette fois, qu’on la délivre à toujours et des chimères et des fureurs. Elle entend qu’il y ait rupture définitive entre quiconque aura l’intention d’être homme de gouvernement et toutes ces folies économiques, politiques ou sociales, qui s’étaient incarnées dans les gouvernemens antérieurs à l’épuration de juin. Elle n’admet pas que cette rupture puisse coûter à personne. Voyez plutôt M. Goudchaux. Nous tenons en grande estime la sincère et candide honnêteté de M. le ministre des finances ; il ne pèse pas tous ses mots, et, si poli qu’il paraisse en montant à la tribune, il ne faut pas beaucoup agacer sa bile pour le pousser du milieu de sa civilité dans quelque belle colère. Ce n’est pas un politique, mais c’est un homme loyal qui dit très haut à quel bord il se loge : « Vous avez beau faire, montagnards, s’écrie-t-il à la tribune, l’humanité marchera sans vous ! » Voilà du moins qui est net et qui vaut bien un orage. M. Goudchaux n’en est pas plus fier et continue sa petite allocution.

Il va sans dire qu’on serait malavisé d’attendre ces héroïques naïvetés de la part du général Cavaignac ; on ne serait pourtant pas fâché d’en avoir au moins la monnaie. Il y a parmi les habiles de l’extrême gauche une tactique que nous devons signaler à l’honorable chef du pouvoir exécutif, parce qu’il ne saurait la décourager avec trop d’éclat : l’extrême gauche s’obstine à ne point se blesser de ses froideurs ; elle n’a de griefs que contre son cabinet. Le cabinet s’efface cependant, selon la rigueur constitutionnelle, derrière la personne de son président, et celui-ci prend à bon droit le plus qu’il peut sous sa propre responsabilité. Il ne veut point, et il a raison, que les ministres le couvrent, il veut plutôt les couvrir lui-même. C’est ainsi qu’ayant eu de son chef la malencontreuse idée d’envoyer des représentans choisis en mission dans les départemens, il n’a pas souffert que M. Senard, qui avait, à ses risques et périls, défendu l’idée d’autrui devant l’assemblée, déposât son portefeuille à la suite de son échec. « La circulaire faite homme » ayant succombé sous l’énergique et piquante discussion de M. de Falloux, M. Senard allait donner sa démission comme étant seul engagé ; le président du conseil s’y est vivement opposé : c’était très naturel. Il introduisait dernièrement dans le projet de colonisation algérienne une disposition spéciale dont il oubliait de faire part au ministre de la guerre, auteur du projet. Le général Lamoricière s’est incliné tout de suite devant cette initiative : c’était encore très naturel. Le général Cavaignac use pleinement et loyalement de sa suprématie politique. Comment donc la montagne distingue-t-elle toujours si volontiers entre le général et ses ministres, les ministres causant, à l’en croire, tout le mal qu’elle reproche, et le général n’en pouvant mais ? Que le président du conseil s’en rapporte aux gens bien informés, ce nuage si vite grossi par l’incident des commissaires, ce nuage qu’il regrettait de voir entre le gouvernement et l’assemblée, n’est-ce pas peut-être l’obsession de l’extrême gauche qui le forme autour de lui ? N’est-ce pas cette insistance avec laquelle on semble toujours vouloir lui cacher ses obligations d’homme politique sous le voile de ses souvenirs de famille ? Et qu’est-ce que cela signifie de crier partout : Vive Cornélie, la mère des Gracques !

Le général Cavaignac a eu le bon esprit d’aller au-devant des explications. L’ordre du jour équivoque inventé pour blanchir la plaie faite par l’interpellation trop heureuse de M. Baze dans l’affaire des commissaires, l’ordre du jour de M. Marrast était digne de cette tête expéditive : il ne guérissait rien. Des interpellations nouvelles ont permis au général d’épancher son cœur et de provoquer un vote de confiance On ne demande jamais aux gens s’ils vous aiment que lorsqu’ils vous ont donné sujet d’en douter, et plus souvent alors ils disent oui, plus il est à craindre qu’on n’approche du non. La commission exécutive voulut aussi, dans le temps, avoir son vote de confiance ; on le lui donna, tout comme on déclara qu’elle avait bien mérité de la patrie. Ce sont là pures politesses parlementaires, qui généralement n’obligent à rien. Nous souhaitons plus vivement que nous ne le pourrions dire qu’elles obligent beaucoup le parlement vis-à-vis du général Cavaignac ; mais nous comptons plus pour affermir le général dans sa position, pour déchirer tous les voiles, comme il s’est exprimé lui-même, nous comptons plus sur l’attitude décidée qu’il a prise contre l’impôt progressif dans le débat de la constitution. Cela du moins est un acte ; M. Gondchaux n’en aura pas eu l’honneur à lui seul. M. Ledru-Rollin venait d’étaler dans son banquet les grandes théories financières de la république démocratique et sociale : le général Cavaignac a senti fort à propos qu’il fallait à tout prix repousser toute espèce de solidarité de ce côté-là. Il a donné sur les doigts à la montagne, qui se jetait déjà en furieuse contre le pauvre M. Goudchaux, et il s’est rassis à son banc de premier ministre en homme qui le tient bien, tandis que M. Ledru-Rollin a gravi désormais par-delà les bancs des socialistes ces hauteurs stériles d’où il ne redescendra pas. Les puissances ne mettent pas long-temps à s’user par le temps qui court, et nous vivons si vite, qu’il n’y a pas de faute réparable. Le général Cavaignac le sait mieux que personne, et s’arrange en conséquence. De bonne foi, tant mieux pour nous.

Tels sont les incidens au milieu desquels s’avance assez rapidement encore l’œuvre de la constitution. Les vingt-neuf premiers articles sont déjà votés. Le préambule s’est terminé pacifiquement, aussitôt qu’à la place du droit au travail exigible par l’individu, on a simplement écrit au compte de la société une obligation morale de charité fraternelle. La peine de mort n’a été supprimée qu’en matière politique. Ni la philanthropie de M. de Tracy, ni la phraséologie de M. Hugo n’ont prévalu contre le cri impérieux de la vieille justice. L’impôt proportionnel a passé, comme nous l’avons vu, dans la constitution, et ce nonobstant la commission, qui ne se montrait point aussi brave que le gouvernement contre l’impôt progressif. Il y a eu en somme deux discussions intéressantes, l’une à propos de la liberté d’enseignement, l’autre dans la question des deux chambres. Un mot, avant tout, à M. Marrast en personne. M. Marrast est un président qui préside, c’est vrai, mais enfin ce n’est pas une raison suffisante pour user de son couteau à papier absolument comme d’une férule. L’ordre règne dans les débats, quand M. Marrast veut bien être impartial, c’est vrai, mais enfin il n’y a pas que l’ordre à maintenir dans une assemblée ; il y a bien aussi la dignité de ses membres qu’il faut respecter, et nous devons avouer que M. Marrast ne songe pas toujours à ce point-là. Les saillies de feu M. le président Séguier s’excusaient par une certaine pétulance que son grand âge ne laissait pas de rendre originale. M. Marrast, qui, sans être jeune, n’est pas encore si vieux, plaisante à froid et pourrait un jour blesser tel rustique à qui l’assemblée donnerait raison de se plaindre.

Cela dit en passant et pour régler nos comptes, nous voulons expliquer tout de suite comment l’ancienne querelle du sacerdoce et de l’Université a été si étrangement réveillée par M. de Montalembert, au beau milieu du travail de la constitution. Les membres de l’assemblée qui ont un parti pris ou des engagemens convenus dans la fameuse thèse de la liberté de l’enseignement s’étaient réunis pour s’accorder sur la marche à suivre : tous avaient trouvé qu’il était bon d’ajourner la question jusqu’aux lois organiques, et de ne point jeter ce bâton épineux dans les roues déjà si embourbées de la machine constitutionnelle ; M. de Montalembert n’a pas cru qu’il dût se soumettre à cette unanimité ; il a voulu s’en aller en guerre, et il a rédigé son amendement de bataille en compagnie d’une de ces personnes qui viennent au monde pour servir toujours la messe de quelqu’un. M. Roux-Lavergne, l’un des auteurs de l’Histoire parlementaire, a donc passé de l’église montagnarde de M. Buchez dans l’église un peu féodale de M. de Montalembert : grand bien lui fasse ! L’amendement n’était d’ailleurs qu’un prétexte de rencontre ; on n’y tenait point autrement. La rencontre n’a pas été heureuse. M. de Montalembert est un homme d’esprit qui, à force de se moquer de ceux qui criaient au jésuite, a fini par ne plus s’apercevoir qu’on était bien plus moquable de crier à l’universitaire ! Il ne fait pas bon se frotter de trop près aux pédans ; il en reste quelque chose, et l’on arrive à s’enfermer soi-même dans l’école. M. de Montalembert, qui a le sens politique, doit comprendre maintenant le faux pas qu’il a commis. Chef naturel d’un groupe assez considérable, il a donné devant lui comme un enfant perdu, et laissé par conséquent à un autre le soin de rallier son armée. Cet autre pourrait bien aller loin ; il a de la mesure, du tact, du sang-froid, et, pour comparer personne à personne, ce qui n’est pas ici précisément superflu, dans sa grande mine il a plus l’air d’un fils de croisé que M. de Montalembert. Nous voulons parler de l’honorable M. de Falloux, dont la position se fait et s’assied chaque jour davantage au sein de l’assemblée. La modération de M. de Falloux a sauvé fort habilement la retraite de M. de Montalembert, et M. Jules Simon, qui prêchait la concorde avec l’accent éloquent d’un cœur jeune, a trouvé du moins à qui tendre la main.

La discussion de l’amendement de M. Duvergier de Hauranne ne devait pas être seulement une passe d’armes comme celle-là. Il a été décidé qu’il n’y aurait qu’une seule chambre dans la constitution républicaine de 1848 : la doctrine des deux chambres aura du moins inscrit, en succombant, un triomphe de plus dans les annales de l’éloquence parlementaire. La cause victorieuse plaisait aux dieux, à tous les dieux du moment, aux dieux furibonds de la montagne, aux dieux muets des bancs ministériels, aux dieux sages de la commission, à M. Dufaure lui-même, dont le rôle n’en est pas moins très remarquable et très beau dans l’œuvre si pénible de cette ingrate édification. Victrix causa diis placuit, mais la cause vaincue, c’était, en vérité, cette fois encore la cause de Caton. Jamais M. Barrot n’avait été si noblement inspiré ; jamais succès de meilleur aloi n’a couronné la loyauté de ses convictions et la magnificence de sa parole. La question n’annonçait pas ce grand dénouement ; on la savait résolue d’avance. M. Antony Thouret s’était appuyé de toute sa force sur une porte ouverte, croyant que c’était lui qui l’enfonçait : il avait débité pour la chambre unique l’apologie la plus abracadabresque et semé sur sa politique toutes les pierreries du romantisme. M. Duvergier de Hauranne avait réuni tous les argumens connus en faveur des deux chambres avec la verve tranchante et précise de son esprit. Tout à coup M. de Lamartine saisit l’occasion qui s’offre à lui. Il va rompre à son tour avec les convives du Châlet ; il va dire ce qu’il pense des extravagances socialistes ; il va peindre, comme il les découvre maintenant, les horreurs de ces doctrines dont il a trop caressé les adeptes. Au nom des périls qu’il proclame et dont il entr’ouvre les profondeurs, il demande une dictature, et, en tant que dictature, une chambre unique. M. de Lamartine frappe sur tout le monde, sur la montagne, sur les utopistes, sur les prétendans, sur les Bonaparte ; il est inspiré, il est heureux, le voilà qui se réhabilite. Ce triste mot de dictature ne choquera donc jamais assez dans notre pays pour embarrasser quiconque saura le mettre au service des passions ou des frayeurs dominantes. La dictature, c’est l’argument dont M. de Lamartine se pare. — La liberté ! répond M. Barrot ; faites-vous la constitution pour un pays de dictature ou pour un pays de liberté ? — Ç’a été l’une des grandes discussions dont nous ayons gardé la mémoire, et nous aurions presque rêvé qu’on nous transportait dans une époque de lumière et de raison, si les clameurs et les insultes dont nos fougueux démocrates ne rougissaient pas de poursuivre M. Barrot ne nous avaient trop rappelé que nous vivions toujours dans ce temps-ci.

Ce temps-ci est un temps de vertige. Contemplez l’agitation qui soulève et qui ensanglante l’Europe ! Partout le calme ou la paix ne sont que provisoires ; c’est la guerre, c’est l’émeute qu’on attend ; par larges places, à travers de vastes territoires, c’est la guerre, c’est l’émeute qui sont en permanence. Seuls, les petits états de l’Occident jouissent d’un repos qu’ils s’appliquent à prolonger et à défendre. La Hollande achève tranquillement la révision de son pacte fondamental ; la Belgique prête sa capitale hospitalière aux continuateurs naïvement opiniâtres de l’abbé de Saint-Pierre ; la Suisse fait de son mieux pour éviter toute occasion de conflit avec l’Autriche, qui la menace par son triomphe sur les limites du Tessin. Hors de ces trois pays privilégiés, il n’y a plus de repos nulle part. L’Espagne a toujours quelque province en état de siége. L’Italie aurait pu goûter encore quelques instans de répit : l’armistice signé par le maréchal Radetzky et par le roi Charles-Albert a été prolongé pour un délai de quarante-deux jours ; il s’est formé à Rome un ministère dont la composition doit offrir des garanties de stabilité, puisqu’il est sous la direction de M. Rossi ; mais Livourne, au même moment, s’est mis en pleine révolte contre Florence, et le bombardement de Messine, la résistance désespérée des Siciliens, ont jeté l’horreur dans toute la péninsule. Voici, d’autre part, les Russes qui pèsent de plus en plus sur le divan, malgré l’intervention maintenant officielle de notre ministre ; ils se fortifient en Moldavie, ils marchent sur Bucharest : soixante-dix mille hommes vont hiverner dans les provinces moldo-valaques ; la Turquie commence à se croire abandonnée. L’Europe occidentale est, en effet, accablée des préoccupations les plus cruelles. Vienne et Berlin ne sortent pas des crises de cabinet et des tentatives d’insurrection. L’insurrection a marché tête levée dans les rues de Francfort ; elle a laissé après elle des cadavres mutilés par une rage infâme. L’empire allemand commence son existence comme la république française, au bruit du canon de la guerre civile, sous la protection déplorable de l’état de siége. Francfort vaut Paris, et Paris n’a pas d’assassins plus abominables que Francfort. L’état de siége enfin vient aussi d’être appliqué aux districts du grand-duché de Bade, où l’on a étouffé la démonstration républicaine de Struve. Les barricades de Cologne n’ont pas eu meilleur succès, et nous ne savons rien de si pitoyable que le plagiat à la fois odieux et puéril de ces démocrates du Rhin qui s’assemblent pour proclamer niaisement à la française le mot de république rouge.

Ce qu’il y a derrière tant d’excès, si l’on ne s’arrête en chemin, plaise à Dieu que ce ne soit pas la ruine de la liberté dans le monde ! Berlin veut, dit-on, livrer une bataille de rues : si le général Pfuel la gagne, la Prusse constitutionnelle sera-t-elle bien certaine de survivre, et survivra-t-elle davantage, si la démagogie triomphe ? Qu’adviendra-t-il du cabinet constitutionnel de Vienne, si les Hongrois sont battus par le général croate de la camarilla d’Autriche, comme les Italiens l’ont été par son général bohème ? Et qu’est-ce que sera Francfort, si Vienne et Berlin entraient ainsi de force sur la pente effrayante où roule l’Allemagne ? Francfort, la future capitale de la libre unité allemande, sera peut-être, comme devant un foyer de servitude, un centre d’oppression pour tous les peuples germaniques. S’il n’y avait en face des idées de despotisme que les idées de sage progrès, nous ne douterions pas un moment de la victoire, et nous aurions toute confiance dans l’avenir ; mais contre la barbarie du despotisme il n’y a guère en jeu maintenant que la barbarie des démagogues. Entre les deux, nous n’avons nulle envie de choisir, et, quelle que soit celle qui triomphe, si l’une des deux triomphait, il ne resterait plus qu’à se voiler la tête. Si la France ne sait pas à temps interposer une main puissante, la France n’est plus rien.