Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1849

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Chronique n° 419
30 septembre 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre 1849.

Nous avons assez souvent et assez longuement rebattu cette éternelle histoire du démêlé romain pour n’avoir pas la moindre envie d’y rentrer encore beaucoup, aujourd’hui qu’il semble à peu près fini d’une fin quelconque. Nous allons d’ailleurs la retrouver derechef à la tribune de l’assemblée législative, et nous en saurons alors le menu comme le gros ; mais s’il faut s’en exprimer franchement, nous ne croyons pas que la discussion puisse avancer là-dessus à grand’chose, ni réparer quoi que ce soit en aucun sens que ce soit. Le plus clair résultat auquel on arrivera sans doute en discutant, ce sera d’en venir réciproquement à se dire plus ou moins ce qu’on pense sur ce chapitre en particulier et sur tous les autres en général. Ce n’est plus, à proprement parler, une question de politique étrangère, c’est une occasion de crise ministérielle. Les grandes affaires en France s’entendent comme cela. L’affaire de Rome, après tout, est bien assez disgracieuse pour qu’on ait besoin de s’en prendre à quelqu’un.

Il y a d’abord un fait certain, c’est que tout le monde sans exception eût désiré qu’elle se fût terminée plus vite et plus à l’honneur de nos conseils. Personne ne voudrait affirmer que le motu proprio du 12 septembre soit une marque très flatteuse de la reconnaissance du souverain pontife envers la république, et il ne nous devrait absolument rien qu’il n’en aurait pas fait moins. Grégoire XVI n’avait pas été rétabli par nos soldats dans sa capitale, quand il nous donnait sa parole d’adhérer au memorandum de 1831, où il y avait pourtant quelques bonnes garanties de plus que dans la dernière proclamation de Pie IX. Il est vrai que la parole de Grégoire XVI n’a jamais été tenue, ce qui n’est pas, il en faut convenir, d’un bien excellent augure pour les promesses de son successeur, auquel on doit déjà le statuto de 1848, aujourd’hui si complètement effacé de sa mémoire.

Oui, nous l’avouerons tant qu’on voudra, le motta proprio est un pas trop en arrière pour qu’il ne nous soit pas déplaisant d’en accepter la solidarité ; l’amnistie est trop encombrée de restrictions et de piéges pour que nous puissions même honorablement, consentir à livrer ceux que nous nous sommes chargés de vaincre aux juges implacables qui se sont gardé le droit exclusif de punir. On nous dit qu’il n’y a nulle part de ces libéraux modérés que nous appelions aux travaux de j’administration publique dans l’état romain : est-ce donc le moyen de les former que d’écarter indéfiniment la sécularisation, et ne s’aperçoit-on pas que, du moment où il n’est plus permis de compter sur l’aveugle obéissance des temps anciens, on pousse les gens aux émeutes du radicalisme en leur refusant à perpétuité l’exercice des libertés régulières. On nous dit aussi que nous avons mauvaise grace à presser le pape d’élargir son amnistie, quand nous détenons encore à Belle-Isle nos transportés de juin. L’argument est curieux sous la plume qui l’emploie. Est-ce que par hasard le pape nous aurait aussi aidés à prendre nos barricades ? ou est-ce que vous regretteriez qu’on les eût prises ? ou n’êtes-vous pas plutôt des sophistes qui faites flèche de tout bois ?

Donc nous voilà maintenant d’accord avec M. de Lesseps, donc nous sommes au désespoir de l’expédition, et nous croyons, avec les adversaires qui l’ont décriée, que c’eût été d’une très noble et très habile sagesse d’envoyer nos troupes à Civita-Vecchia pour présenter à M. Mazzini les complimens admiratifs de la république française ? — De deux choses l’une : ou l’Autriche serait à présent maîtresse de Rome à la place de M. Mazzini, ou M. Mazzini, resté dictateur absolu, aurait encore à soutenir l’assaut des Autrichiens. En aucun de ces deux cas, la France n’occuperait une meilleure position qu’aujourd’hui, et son influence serait encore plus compromise pour avoir assisté l’arme au bras à la restauration du pape que pour subir aujourd’hui l’ingratitude du pape restauré. Accomplie sans nous, cette restauration était, dans la pensée européenne, accomplie contre nous ; récompensés comme nous le sommes de l’avoir faite, nous gagnons du moins qu’on se puisse point paraître nous l’avoir imposée. Telle était l’interprétation la plus directe de notre neutralité, et pour n’en pas souffrir les inconvéniens, il n’y avait presque plus qu’à la rompre en faveur de M. Mazzini, comme nous l’avons rompue en faveur de Pie IX. Nos services nous auraient-ils été mieux payés ? Lisez le dernier manifeste de M. Mazzini, vous verrez tout de suite qu’il eût été aussi intraitable à son point de vue que Pie IX au sien. Nous n’aurions gagné au change que d’avoir à lutter contre des entêtemens d’autre nature, mais non pas de moindre trempe. Le pape humanitaire est aussi convaincu de la divinité de sa mission que le Pontife catholique, et obstination pour obstination, nous aimons encore mieux celle du droit divin traditionnel que celle du droit divin révolutionnaire. Nous ne faisons point assez au goût des ultras de la théocratie, qui vont sans nous et nous laissent réclamer en vain ; nous n’aurions jamais fait assez au goût du fanatisme de la démagogie, et celle-ci ne se serait point bornée à ne pas prendre nos conseils ; elle nous aurait précipités à la remorque des siens, sauf à nous briser dans ses emportemens. Le vrai mot de la situation, c’est que l’affaire de Rome était une mauvaise affaire par quelque endroit que ce fût, qu’on s’en mêlât ou qu’on ne s’en mêlât pas. Elle était un de ces cadeaux que nous ont légués les hommes de février, pour attirer la France sur leurs pas et dans leurs sentiers. Comme on sait bien que la France ne doit être à aucun prix une puissance absolutiste et rétrograde, on a calculé qu’on pourrait peut-être l’obliger à se conduire en pays démagogique, si on réussissait à lui fermer toute issue du côté de la politique intermédiaire et tempérée qui lui est naturelle. Nous reconnaissons qu’il faut aujourd’hui beaucoup de force et de prudence pour se dégager de l’étreinte où nous sommes à Rome entre les deux excès contraires, et regagner nos propres voies. A-t-on marché aussi droit qu’il fallait pour n’en jamais sortir ni par un bord ni par l’autre ? A-t-on eu toute la vigilance, tout le sang-froid nécessaire, pour garder envers et contre tous ces issues dont nous parlons ? Si l’affaire était mauvaise en elle-même, s’est-on mis très résolûment en mesure de la rendre bonne. Tout cela, encore une fois, est une autre question ; c’est la question ministérielle, et il ne tarder pas beaucoup avant qu’elle soit jugée.

On la jugera sans doute sur les motifs tirés de l’affaire romaine ; ces motifs, qui couvriront le débat, n’en excluent pourtant pas d’autres, qui seront couverts par le débat lui-même. Il y a toute une grosse fraction de l’assemblée, qui est peut-être la majorité, à laquelle M. Dufaure et ses amis ne peuvent venir à bout d’agréer, et il est certain cependant que le cabinet n’est pas frappé dans tous ses membres du même inconvénient. Le cabinet n’apprendra plus rien à personne en confessant à la tribune qu’il ne se distingue point par un ensemble homogène. Il est vrai que M. de Lamartine, qui est décidément un ministériel pur, voit dans ces contradictions intimes du gouvernement une utilité providentielle plutôt qu’un défaut humain ; mais la majorité ne voudra-t-elle pas corriger le défaut humain, sauf à laisser la Providence se retrouver ensuite une part ailleurs ? Ou bien M. Dufaure ne pourrait-il pas essayer de faire aussi de l’homogénéité selon ses penchans particuliers, absolument comme la majorité serait tentée d’en faire selon les siens ? M. Dufaure aime beaucoup le général Lamoricière ; il partageait la vivacité de ses sympathies pour le général Cavaignac. Il n’ignore pas que sa présence à Pétersbourg ne rapportera guère jamais à la république d’autre bénéfice que celui d’avoir auprès du czar un représentant qui ne lui déplaise pas. Il désirerait, dit-on, très positivement employer plus prés de lui l’expérience de son ancien collègue, et la modestie de M. Rulhière serait réduite à convenir que le ministre du général Cavaignac ne peut manquer d’être le meilleur ministre de la guerre du prince Louis-Napoléon. Le général Changarnier se rendrait, lui, difficilement à cet avis-là, et, comme il compte dans le département auquel M. de Lamoricière serait appelé, il faudrait probablement se passer de ses services. Or, la majorité tient au général Changarnier au moins autant que M. Dufaure au général Lamoricière, et la question, la question profonde, serait de savoir laquelle de ces affections trop divergentes l’emporterait au scrutin. Nous nous abstenons, et pour plus d’une cause, de chercher les raisons particulières de ces prédilections contradictoires.

Quoi qu’il en soit, puisqu’il doit y avoir un tournoi parlementaire avec armes plus ou moins courtoises, nous souhaitons qu’il se décide vile. La galerie est fatiguée d’attendre un vainqueur des vainqueurs, ou, pour dire les choses avec plus de sérieux, ce pauvre pays que nous sommes a faim et soif d’un gouvernement dont on ne soit pas toujours à voir venir le successeur. Le pays pacifique et laborieux ne demande qu’à se laisser aller en fermant les yeux pour ne pas même sentir s’il dégringole, et dût-il dégringoler, pour peu que la chute se passât doucement, il en est à ne point se trouver trop mal. Le pays batailleur et conspirateur ne permettra pas encore impunément à un pouvoir d’être faible ; il n’a presque rien perdu de sa détestable activité. Les prisonniers que la république a été obligée de faire sur les républicains portent des toasts « au prochain triomphe du peuple ! » — « Nous voulons, disent-ils dans le jargon mélodramatique avec lequel leurs docteurs les abrutissent, nous voulons que la France devienne le modèle des nations, l’effroi des oppresseurs, la consolation des opprimés. » Le journal de M Proudhon va renaître ; les journaux infimes qui ont hérité du sien se propagent avec une rapidité sur laquelle il ne faut pas s’aveugler, et pendant que l’industrie renaissante convie les ouvriers à des travaux de bon aloi, ils essaient encore de les embaucher dans leurs funestes inventions de solidarité, plans et systèmes de factieux ou de charlatans qui ne sont que des engins de friponnerie quand ils ne sont pas des cadres de guerre civile. Pour compléter le tableau sans croire y ajouter rien de plus terrible, n’omettons pas la réapparition de M. Louis Blanc. M. Louis Blanc semble convaincu que l’éloignement de l’exil a transformé son tabouret en piédestal ; il y grimpe avec une infatuation plus âpre que jamais ; il guinde péniblement son éloquence au niveau le la poésie de Lefranc de Pompignan, et il prêche, dans cette langue creuse qu’il adore, le nouveau monde où il sera dieu. Lorsque le temps arrivera où l’histoire prononcera sur la misérable année 1848, l’un des signes les plus frappans auxquels on reconnaîtra notre déchéance, ce sera d’avoir eu à subir cette vide et insolente phraséologie.

Tournons maintenant un peu nos regards vers le dehors, et reposons-les sur des perspectives moins attristantes.

C’est vraiment un grand spectacle que cette ferme assiette du gouvernement et de la société britanniques au milieu des commotions qui ébranlent ou qui bouleversent le reste de l’Europe. L’Angleterre a sans doute aussi ses maux et ses fautes. Ses grandes villes sont cruellement visitées par l’épidémie régnante ; ses misères d’Irlande ne cessent pas de saigner ; il y a dans son vaste empire colonial, soit au plus près, soit au plus loin, au bout du monde ou au sein de la Méditerranée, il y a de temps en temps des désordres qui tiennent plus encore peut-être aux torts de l’administration qu’au fond même des choses. Voilà le côté sombre, la mauvaise page ; mais quand on l’aura portée tout entière en ligne de compte, il reste encore la bonne, qui est merveilleuse. Supposez un secrétaire des colonies moins malencontreux que le comte Grey ; il est fort à croire que la situation de quelques-unes d’entre elles serait dégagée très vite d’embarras trop gratuitement suscités. Voyez plutôt la tranquillité dont jouit aujourd’hui lord Palmerston, et comme les relations extérieures de son pays ont pris un autre aspect depuis qu’il est lui-même devenu d’humeur pacifique. En 1848, il querellait et provoquait l’Europe : la France, l’Espagne, Naples, l’Autriche, servaient tour a tour de cible aux exercices de sa diplornatie tracassière ; on eût dit qu’il allait entraîner l’Angleterre dans les risques d’une intervention universelle. Vient le terrible avertissement de février ; il plaît alors au Foreign Office de se replier sur lui-même et de se procurer les douceurs de la politique expectante l’Angleterre rentre à sa volonté dans le calme tout puissant de la force au repos. Elle se contente de laisser ouvert chez elle aux réfugiés de chaque nation et de chaque parti l’asile que leur assurent ses lois ; elle ne s’inquiète pas, elle ne se soucie pas de ceux qui seraient dangereux partout ailleurs ; elle ne comprend point qu’il y ait pour eux une chance quelconque d’abuser de son hospitalité, tant elle se sait solidement établie chez elle. M. Louis Blanc, quand il mit le pied sur cette terre protectrice, avait pensé qu’il était d’un galant homme de rassurer les bourgeois de Londres, en leur promettant d’être sage ; sa politesse lui valut un beau succès de rire. M. Louis Blanc était tout seul s’imaginer qu’il pût déchaîner des tempêtes de ce côté-là du détroit.

Cette sécurité était encore exprimée l’autre jour d’une façon d’autant plus piquante, qu’elle était plus naturelle dans une lettre de lord John Russell, que la presse anglaise a publiée. Il s’est formé à Londres un comité de secours pour les réfugiés romains ; le président de ce comité, M. Hume, avait écrit au premier ministre pour appeler sa vindicte sur le gouverneur de Malte, qui n’a pas voulu permettre à des émigrés romains de débarquer dans l’île, malgré le passeport anglais dont les avait munis la complaisance excentrique du consul de sa majesté britannique à Rome. Lord John Russell, approuvant la conduite du gouverneur, répond à M. Hume : « Vous n’êtes pas probablement sans connaître qu’il a existé, l’année dernière, une troupe ambulante de révolutionnistes qui a fait son apparition tantôt à Paris, tantôt à Berlin, tantôt en Bade, et qui avait plus particulièrement encore rassemblé ses forces dans Rome. Posséder une bande nombreuse de cette association révolutionnaire, ce n’est rien à Londres ; mais c’est chose incompatible avec la paix et le bon gouvernement de Malte. » Où trouver en Europe une seconde capitale qui puisse braver les mêmes fréquentations avec la même indifférence ?

Ce n’est pas cependant que les élémens de trouble y manquassent tout-à-fait, si l’on réussissait jamais à les soulever. Il y a là des masses ignorantes et souffrantes qui sont une proie toujours prête pour la propagande démagogique, comme il est derrière les palais les plus somptueux des égouts, des cloaques et des lieux de pestilence, des nuisances selon l’énergique expression anglaise, qui sont une occasion permanente pour le développement du choléra ; mais aussi contre ce double danger matériel et moral, il y a d’autre part le vigoureux bon sens, la décision pratique du peuple anglais. Une fois le mal signalé, tout le monde est debout et combat. On n’a pas oublié comment finit cette fameuse procession chartiste du 10 avril, au bout de laquelle les étroites cervelles de quelques meneurs voyaient déjà une révolution sociale. Ce fut l’affaire d’un clin d’œil. L’émeute fut étouffée en germe, parce que la population flottante du désordre vint se heurter et rompre sur cette citadelle vivante que la population de l’ordre lui avait aussitôt opposée : il n’était pas un gentleman qui n’eût tenu à honneur de s’inscrire comme constable. Le chartisme aime assez le fair play en Angleterre, ou sera toujours prêt à lui rendre sa partie. En attendant, on ne gêne même pas ses manifestations. Un chartiste est mort dernièrement du coléra dans la prison où il subissait sa peine : on lui a fait un enterrement solennel. Le convoi était précédé d’un vaste étendard tricolore sur lequel on lisait : « Joseph Williams, victime de la loi des privilégiés. Le corps reposait sur un char tendu de drap rouge. Des deux côtés était écrit « Ses soupirs demandaient la liberté, les tyrans lui ont donné la mort, » et derrière : « Ce n’est pas le choléra ; — il est mort de froid et de faim. » Les chefs de la convention chartiste ont prononcé les discours qu’ils ont voulus sur la tombe du défunt, à l’ombre de leur drapeau. On a quêté pour grossir « le fonds des victimes et de la liberté. » La police ne s’est pas autrement alarmée de ce sombre déploiement d’émotions menaçantes.

Il y avait d’ailleurs tout ce temps-ci de bien autres préoccupations qui marquaient de leur empreinte la physionomie de la grande ville. Depuis le 17 juin jusque dans la seconde moitié de septembre, époque d’un déclin assez sensible, le choléra n’a pas enlevé moins de treize mille personnes, rien qu’à Londres. — il a frappé surtout les quartiers pauvres, et c’était une pitié de voir les accès du cimetière de Lambeth littéralement assiégés par les funérailles. Puis est venu paroisse par paroisse, quartier par quartier, le jour de jeûne et d’humiliation consacré à la prière. Ce n’était pas cette fois un jour unique fixé par le gouvernement avec la froide régularité d’une prescription officielle ; la piété particulière avait pris les devans, et les différens clergés ont célébré l’office de pénitence, selon la convenance et le moment de chaque église, en appelant spontanément à eux les fidèles. Les quartiers de Londres ont pris l’un après l’autre l’aspect rigoureux d’un dimanche anglais : les boutiques fermées, les temples encombrés, la foule recueillie ou ennuyée.

Ce n’est pas à Londres cependant qu’on se bornerait jamais, en fait de remède, au mysticisme d’une résignation dévote. On a recherché ardemment les causes du fléau, les circonstances locales qui tendaient à l’aggraver. La capitale de l’Angleterre a gardé beaucoup plus que la nôtre les habitudes et les traces du moyen-âge : on amène encore les bestiaux à Smithfield ; on les abat dans le voisinage, au cœur même de la ville, et il arrive souvent que tout le train des rues de la Cité, dont celles de Paris nous donnent à peine l’idée, est arrêté par la course furieuse de quelque animal échappé au couteau du boucher. Chaque paroisse a de même conservé son cimetière, où les siècles ont amassé les os de tant de générations. Cette terre, aujourd’hui toute composée de détritus humains, exhale les miasmes les plus funestes, et, comme dit le Punch, le moyen de diminuer le nombre des décès est de diminuer le nombre des cimetières. Aussi, de toutes part, on ouvre des enquêtes qui révèlent le danger de ces foyers d’infection, et le souci de la santé publique oblige le gouvernement et les particuliers à entrer en lutte avec les administrateurs des paroisses. On travaille également à nettoyer les régions malsaines où campe l’indigence, on s’efforce d’y faire circuler plus généreusement l’air et la lumière. On voudrait renouveler jusqu’à l’eau, s’il était possible, et l’imagination hardie des ingénieurs anglais enfante les expédiens les plus gigantesques, tantôt pour détourner de la Tamise le flot d’immondices qu’y jette une population de dix-huit cent mille habitans, tantôt pour tirer d’ailleurs un autre breuvage que le poison qu’on puise dans cette rivière empestée.

Pendant que l’immense métropole lutte ainsi avec courage contre les maux qui résultent de son accroissement même, le monde politique en général se repose et goûte à loisir ses vacances La reine a fait en Écosse son pèlerinage accoutumé : lord John Russell l’y a suivie. Sir Rohert Peel y habite aussi son domaine pittoresque d’Eilean Aigas. La nobility et la gentry échangent tranquillement ces visites de campagne si soigneusement enregistrées dans l’aristocratique Post. Quelques-uns des représentans les plus illustres de cette haute société emploient honorablement leurs loisirs parlementaires à rapprocher d’eux les tenanciers de leurs vastes états. Il est plus d’un esprit élevé en Angleterre qui voudrait maintenant profiter de ce que la féodalité y laisse encore d’institutions et de réminiscences patriarcales pour relever cet antique rempart contre les doctrines dissolvantes de notre temps. Les robustes familles des fermiers anglais, attachées par des baux sans fin au sol qu’elles cultivent, sont le vrai corps de bataille de la société britannique. Nous voyons avec plaisir les grands propriétaires anglais commencer à montrer la même sollicitude pour leurs tenanciers d’Irlande, et les bonnes paroles qu’ont fait entendre chacun chez lui le marquis de Downshire et le duc de Devonshire devraient bien avoir plus d’écho dans ce malheureux pays. Les meetings agricoles sont une occasion naturelle et propice pour cet échange de bons sentimens entre les différentes classes. C’est là que s’exerce cette faconde anglaise à laquelle ne nuisent jamais ni une pointe de vin ni un grain de folie. Il n’est guère d’Anglais distingué dans l’humour duquel il n’y ait quelque chose de l’une ou de l’autre, et, le tout aidant, on se fait ainsi pour cet usage populaire une éloquence familière et communicative qui n’a presque pas d’analogie chez nous. M. Dupin s’entend, certes, à parler aux paysans de la Nièvre, et son discours au dernier comice de Clamecy respire une saine odeur de vie rustique ; mais ce vigoureux français sent encore pourtant son académie : on aperçoit l’académicien sous la blouse, dans les sabots, et, quoiqu’il porte assez naturellement son costume, on comprend qu’il y met de la fantaisie. Il n’y a pas du tout de fantaisie artistique dans le discours de lord Brougham au banquet de la société d’agriculture du Cumberland. Il y a seulement sous la verve du savant ami de M. Dupin ces deux ingrédiens dont nous parlions tout à l’heure, à plus ample dose, il faut l’avouer, que chez aucun de ses compatriotes : voilà, long-temps que lord Brougham ne saurait plus avoir de rival que lui-même. Qu’on se figure, si l’on peut, l’ancien chancelier d’Angleterre dissertant après boire sur l’application de la vapeur au labourage et sur le plaisir qu’il aurait eu à danser avec les filles de ferme, s’il n’avait mieux aimé s’aller coucher tôt.

Des gaietés aussi éminemment individuelles n’empêchent pas le fond sérieux de ces réunions, dont les journaux anglais nous apportent sans cesse le récit. Le fond, c’est le juste orgueil de vivre dans une société constituée si solidement, qu’elle ne remue pas même au bruit du tremblement universel ; c’est une fierté presque naïve pareille à celle de l’homme robuste qui trouve un secret plaisir à montrer sa large poitrine et ses membres nerveux. Les loyaux toasts d’usage, les toasts en l’honneur de la reine et de sa famille sont prononcés avec une satisfaction réfléchie, avec un respect convaincu ; on bénit, on glorifie ce noble établissement constitutionnel que la monarchie couronne sans le surcharger ; on admire la force pénétrante avec laquelle il impose à la conscience nationale le sentiment de la légalité.

Le plus bruyant révolutionnaire des trois royaumes n’est autre en vérité maintenant que M. Benjamin Disraéli : Coningsby, le parangon du féodalisme chevaleresque et du royalisme de 1648, ne s’est-il pas avisé de mettre tout son esprit à devenir une manière de socialiste ? L’ingénieux romancier ne pardonne pas à sir Robert Peel de le surpasser dans la science des chiffres transformé pour le quart d’heure en leader parlementaire, il a pris à cœur de prouver qu’il s’entendrait tout comme un autre à critiquer ou à conduire l’échiquier ; il est accouché d’un plan qui consiste, en deux mots, à lever un gros impôt pour en prêter l’argent à petits intérêts. Il faut toujours, en Angleterre, qu’un parti ait un cri ; le cri de M. Disraéli, c’est « l’égalité dans l’impôt, le capital à bon marché ! » Nous doutons néanmoins qu’il pousse bien, loin sa campagne, et nous ne la croyons pas plus dangereuse pour le bon sens public que l’agitation nouvelle entreprise par M. Cobden au nom du principe de la paix. M. Cobden est, il est vrai, plus méchant qu’il ne conviendrait à sa récente métamorphose en pieux ami des quakers ; dans son ardent désir de pacifier le genre humain, il veut absolument commencer par écraser la Russie et par faire faire banqueroute à l’Autriche. À peine sorti du congrès de Paris, il en convoque un autre à Londres pour défendre solennellement aux banquiers de placer leurs fonds dans l’emprunt autrichien. Il en est encore, à propos de la guerre de Hongrie, aux illusions déclamatoires et aux injures révolutionnaires qui n’ont plus même cours aux États-Unis, malgré le retard des distances et le feu du premier enthousiasme. Ce vocabulaire ne saurait réussir beaucoup en Angleterre ; cette grossièreté violente à laquelle nos passions politiques nous ont habitués choque le sens et la droiture d’un vrai gentleman ; Avec un peu de tact, on devine assez vite que les harangues ampoulées qui ont du débit sur le continent ne sont qu’une recommandation très médiocre auprès des honnêtes gens de la société anglaise. M. Louis Blanc ne semble pas avoir eu le moindre soupçon de cette pruderie ; nous lui conseillons donc de méditer la conduite tenue récemment par le prince de Canino, mieux informé que lui sans doute sur ce point-là, quoi qu’il ait été son collègue en révolutions.

Le prince de Canino était cette semaine à Birmingham, où la Société scientifique de la Grande-Bretagne (British association) s’est réunie cette année. L’ancien président de la constituante romaine siégeait là en sa qualité d’ornithologiste. Des admirateurs indiscrets l’invitèrent à honorer de sa présence une soirée publique « qui devait être en rapport avec les sentimens que leur inspirait le véritable héroïsme du peuple romain. » Le prince a refusé par une lettre où il y aurait bien encore quelque chose à redire, ne fût-ce que de l’avoir publiée ; mais enfin il refusé, et il est allé lire le lendemain à la Société scientifique une dissertation très bien pensée sur la différence qu’il y a entre la petite pie bleue d’Espagne et la petite pie bleue de Sibérie. Il n’y a que l’Angleterre pour amener les ames à de telles métempsychoses, et c’est son honneur qu’elles paraissent mêmes naturelles dans le milieu où elles s’opèrent.

Qu’est-ce, en effet, que ce milieu, sinon le large et libre courant de la vie nationale, qui s’épanche avec autant d’abondance qu’il lui plaît, parce qu’elle est pour ainsi dire encaissée dans un lit qu’elle ne franchit pas ? La vieillesse des institutions anglaises en contient la force ; le respect qu’on a pour leur antiquité ne permet pas de se laisser attirer vers le changement aussi vite qu’elles pourraient conduire, On sent de plus en plus tout ce que leur mécanisme a d’élasticité, on sent le parti qu’on en pourrait tirer pour se lancer dans la carrière des improvisations modernes ; mais on sent aussi tout l’avantage des ménagemens traditionnels qu’il faut pour les savoir pratiquer. Nous avons surtout reçu cette vive impression des grandeurs de la constitution anglaise, en lisant un discours prononcé ces jours-ci par sir George Grey, le secrétaire du département de l’intérieur, devant ses électeurs du Northumberland. Les amis politiques de sir George Grey lui avaient offert un banquet à Berwick, pendant sa villégiature dans ses terres du nord. Le président du banquet, chargé de porter sa santé, le remerciait hautement « d’avoir conservé au royaume une paix si profonde, alors que depuis deux ans l’Europe était plongée dans les convulsions de l’anarchie. » — « Ce n’est pas à moi, a répondu sir George, ce n’est pas à mes honorables collègues plus qu’à moi qu’il faut attribuer le mérite de cette paix dont vous vous félicitez. Après la grace de la Providence, le mérite en revient au bon sens, au sain et solide bon sens des Anglais, à leur attachement pour ces institutions conquises par nos pères et formées par l’expérience, — pour ces institutions que nous transmettrons à nos descendans améliorées, comme elles l’ont été de notre temps, par le consentement général du pays, car il n’y point d’amélioration en dehors du consentement général, pour ces institutions, dis-je encore, qui peuvent sans doute changer et s’amender selon le progrès de la raison, mais que tout Anglais est appris à chérir et qu’il saura constamment défendre, d’un côté contre le despotisme, de l’autre contre l’anarchie. Je suis heureux d’avoir l’occasion, dans mon comté, devant vous, mes électeurs, qui m’avez envoyé à la chambre des communes, l’occasion publique de rendre hommage au loyal dévouement dont un si grand corps entoure à la fois et le trône et ces libres institutions, cette constitution de la liberté qui est l’orgueil, le privilège, le bonheur de ma patrie. » Celui qui pourrait entendre ces belles paroles sans qu’elles lui allassent au cœur, celui qui ne comprendrait pas tout ce qu’il y a de puissant et de fécond dans cette satisfaction intime d’un homme d’état fier de son pays, celui-là ne se doute pas de ce que c’est que la vraie grandeur politique ; il doit se trouver fort à l’aise dans la France qu’on nous a faite.

Nous l’avons déjà dit, cette prospérité de nos voisins a pourtant ses ombres. Derrière le triomphateur romain marchait l’esclave dont les injures le rappelaient à l’humilité. Sir George Grey n’avait qu’à tourner la tête au milieu même de cette effusion triomphante ; il eût reçu à la face l’éternelle malédiction de l’Irlande. Le voyage de la reine, l’attitude conciliante qu’elle avait prise avec tant de bonne grace et de fermeté, avaient un instant apaisé les sombres rumeurs. À peine la reine a-t-elle eu quitté cette terre où elle marchait sur les cendres toujours chaudes de la guerre civile et de la guerre sociale, que les cendres se sont rallumées. Le paysan, irlandais vient décidément de se mettre en campagne contre la rente, et l’on s’attend à voir cet hiver tout le midi révolté. Le jeu se joue déjà dans beaucoup d’endroits avec cette discipline muette qui fait du malheureux Paddy un si commode instrument des sociétés secrètes. Au moment où le tenancier s’attend à voir le propriétaire lui réclamer la rente du revenu, et le gouvernement la rente de l’impôt, les grains et les fruits, gage de sa solvabilité, disparaissent de son champ. Le débiteur réfractaire rassemble ses parens, et tous en armes vont l’aider à charger son grain pendant la nuit pour l’emporter au loin. La besogne se fait avec une étrange rapidité. Les maraudeurs attaquent la police, si elle n’est pas en nombre ; ils lui donnent le change par des malices irlandaises s’ils sont les plus faibles ; une arrière-garde protége leur retraite, et quand ils sont assez à distance, ils vendent leur butin et s’embarquent avec l’argent pour l’Amérique. Les landlords sont sous le coup d’une véritable terreur ; les bons paient pour les mauvais. Ces sauvages procédés de spoliation répandront bientôt, si l’on ne les arrête, une détresse plus effroyable et plus universelle qu’elle ne l’a encore été. Mais comment guérir le vertige d’une population ignorante et fanatisée, capable de toutes les crédulités et de toutes les dissimulations ? Imaginerait-on les histoires dont elle se repaît maintenant ? Pour lui dissimuler l’avortement ridicule du complot d’O’Brien et de Mitchell, les nouveaux repealers, qui ont relayé ceux-là, racontent comme parole d’évangile que tout ce complot de la jeune Irlande n’était qu’une machination du gouvernement anglais, qu’on avait uniquement voulu susciter une concurrence à O’Connell, afin de lui briser le cœur, et qu’enfin ces fourbes rivaux du vieux Dan se partagent à présent la direction d’une colonie, récompense de leur trahison. Il ne fallait plus que ce dernier coup de pied au pauvre O’Brien, l’infortuné descendant des rois contemporains de saint Patrice ; mais hélas ! quelle union espérer pour le bien dans un pays où l’on ne sait pas même s’unir pour le mal ? Aussi le mal passe-t-il à l’état chronique, et l’Angleterre, trop habituée à cette calamité permanente de l’Irlande, la regarde presque comme un embarras obligé. On dirait même qu’elle est plus sensible aux contrariétés imprévues qui lui viennent sans cesse depuis quelque temps des quatre coins de son empire colonial.

Si le ministre de l’intérieur, sir George Grey, s’abandonne avec une certaine béatitude à la contemplation des prospérités nationales, il n’est pas probable que le secrétaire des colonies, le comte Grey, soit fort en train de goûter les mêmes loisirs. Son administration est l’objet des plus dures critiques, et de fait, soit par maladresse dans le choix des personnes, soit par précipitation inconsidérée dans l’emploi des mesures, il s’est créé embarras sur embarras. À Ceylan, à la Guyane, à la Jamaïque, aux îles Ioniennes, au Canada, au cap de Bonne-Espérance, partout l’autorité du gouvernement a été méconnue, et les complications n’étaient pas plus tôt résolues sur un point qu’elles renaissaient sur l’autre. À Céphalonie, ce sont des paysans qui se révoltent contre les anciens usages féodaux et poursuivent leurs propriétaires avec le fer et le feu, malgré le rude régime du commissaire anglais. Au cap, les riches et sévères calvinistes de souche hollandaise ou française, qui exploitent leurs immenses fermes au milieu des tribus sauvages du midi de l’Afrique, ne veulent pas consentir à recevoir sur leur territoire les convicts que le comte Grey leur envoie en guise de recrues pour leur population. Au Canada enfin, sous les yeux même du gouverneur qui représente l’Angleterre, on forme une ligue anti-anglaise, et l’on débat publiquement s’il convient de s’annexer aux États-Unis.

Il est peut-être heureux pour la tranquillité de l’Angleterre, dans ses lointaines possessions de l’Amérique du Nord, que les États-Unis se refusent, sous la présidence du général Taylor, à continuer les traditions belliqueuses et le système d’agrandissement du président Polk. Le cabinet de Washington a donné la meilleure preuve de la sincérité avec laquelle il renonce à la politique conquérante, en empêchant l’expédition clandestine qui se préparait à enlever Cuba aux Espagnols comme on enleva jadis le Texas au Mexique. De ce côté-là de l’Atlantique est maintenant la grande force de vie et d’expansion. Là s’amassent peut-être pour l’avenir les armées qui engageront le dernier combat dans lequel on décidera de la suprématie du monde et du destin de l’humanité. Là seulement se trouvent les élémens d’une résistance assez énergique pour tenir tête à cette formidable Slavie dont le progrès monte toujours comme une eau débordante. Il n’y a que l’activité fiévreuse et la nature de fer de l’américain pour arrêter, si elle doit être arrêtée dans la lutte finale, cette masse formidable de soldats barbares que leur chef, qu’ils appellent leur père, lance à son gré sur le monde en l’envoyant au nom de Dieu : Nobiscum Deus ! audite, populi, et vincimini quia nobiscum Deus !

Les craintes qu’avait fait naître en Espagne la retraite de M. Mon sont complètement dissipées. La réforme des tarifs ne sera pas ajournée. L’on sait qu’un commissaire royal avait été envoyé en Catalogne pour écouter les plaintes des manufacturiers catalans. Il parait que l’on a eu des soupçons sur l’influence que ces messieurs exerçaient sur ce fonctionnaire qui a été rappelé en toute hâte. Revenu à Madrid, M. Orlando a vainement plaidé la cause de ses protégés devant les ministres ; le nouveau tarif a été définitivement sanctionné, sur les conclusions de M. Alvaro Aniceto, directeur des douanes. La réforme est donc un fait accompli, et nous n’en voulons pour preuve que la hausse soutenue du 3 pour 100. C’est, en effet, sur cette réforme seule que peut se fonder la confiance des créanciers de l’état. Nous avons déjà longuement démontré que l’ancien régime douanier combinait l’accroissement indéfini des dépenses avec la diminution indéfinie des recettes : l’application des nouveaux tarifs aura pour premier résultat de transposer les termes de cette effrayante corrélation D’une part, la suppression de la contrebande, donnera au trésor espagnol, tant en droits perçus sur les articles qui éludaient jusqu’ici l’impôt douanier que par le progrès général de la production et de la consommation, c’est-à-dire de toutes les autres bases imposables, un surcroît presque immédiat de revenu que nous n’avons pas pu évaluer à moins de 50 millions de francs. D’autre part, cette suppression de la contrebande aura pour effet direct de diminuer les frais de surveillance, et pour effet indirect de permettre de grandes économies sur le budget de l’armée, soit en refoulant dans la sphère légale les soixante mille fraudeurs qui forment le personnel ordinaire de toutes les insurrections, soit en supprimant les causes extérieures d’agitation que l’ambition commerciale des Anglais avait intérêt à susciter sous l’empire des anciennes lois douanières. Une réforme qui aboutira d’emblée à l’accroissement des recettes et à la réduction des dépenses n’est-elle pas la véritable solution du problème financier où l’Espagne s’agite et se consume depuis soixante ans ?

Ces faits ne peuvent échapper au patriotisme éclairé de M. Bravo-Murillo ; nous en avons pour garans les efforts qu’il fait dans ce moment pour arriver à l’équilibre des budgets. Il est seulement à regretter que M Bravo-Murillo débute dans cette voie par les demi-mesures, au lieu d’avoir utilisé, dès le premier jour, l’instrument de régénération radicale et immédiate que lui a légué M. Mon. Que le nouveau ministre des finances veuille profiter, par exemple, pour obtenir la réduction de l’armée active, des garanties de sécurité qu’ont créées à l’intérieur l’énergie si pleine d’à-propos du duc de Valence, à l’extérieur l’intelligente fermeté du duc de Sotomayor, rien de mieux assurément ; mais n’atteindrait-il pas plus sûrement et plus promptement son but en anéantissant par la mise en vigueur immédiate de la loi des tarifs, jusqu’au germe des anciens dangers ? Ajoutons que tout retard a ici le triple inconvénient de provoquer des embarras extérieurs en donnant à certaines obsessions diplomatiques le temps de se produire, d’entraîner des pertes considérables pour le trésor car la contrebande profite de ce répit pour monder de ses importations le marché intérieur[1], de paralyser enfin des capitaux considérables, en suspendant l’essor des entreprises légitimes et sérieuses qui se sont organisées en vue des nouveaux tarifs.

Quant à cet épouvantail des prétentions prohibitionistes de la Catalogne, dont les journaux anglais s’évertuent à faire tant de bruit, rien n’est plus chimérique nous l’avons expliqué maintes fois, et le rappel de M. Orlando prouve que le gouvernement espagnol en est tout le premier convaincu. Le cas échéant, d’ailleurs ; ces prétentions seraient contrebalancées sur les lieux mêmes. Une partie notable de la Catalogne déborde sur le versant septentrional des Pyrénées. Condamnées, par l’excessive difficulté des communications, à venir s’approvisionner en France de la presque totalité des objets qu’elles consomment, isolées par la même cause de la corporation contrebandière, et déshéritées par conséquent de ses moyens d’action, les populations de ce versant supportent dans toute sa rigueur et sans palliatif aucun le fardeau des anciens tarifs. L’annonce de la réforme douanière les a comblées de joie : tout obstacle illégal et violent apporté à la réalisation de cette réforme les soulèverait en masse au profit du gouvernement. Ainsi, nul danger possible du côté de la Catalogne, nulle excuse aux tâtonnemens. C’est l’indécision seule qui pourrait produire ici le danger, en laissant soupçonner aux quelques intérêts qui repoussent la réforme que le gouvernement les craint, qu’il les trouve moins impuissans qu’eux-mêmes ne le croient. Ainsi la seule considération que les égoïsmes froissés fassent valoir contre la loi des tarifs milite précisément en faveur de la promulgation immédiate de cette loi.

Les Anglais eux-mêmes sont-ils bien convaincus de l’efficacité de leur tactique ? Ne joueraient-ils pas plutôt en ceci le rôle d’endormeurs ? Pendant qu’ils proclament dangereuse, impossible, l’application de la nouvelle loi, ils se mettent activement en situation d’en profiter. La loi était à peine votée que des agens de maisons anglaises venaient créer des dépôts jusqu’au centre des Pyrénées espagnoles. Nous sommes en mesure de citer à cet égard des chiffres et des noms propres. Avis à notre commerce, qui a la mauvaise habitude de ne venir jamais qu’à la suite, et qui s’il n’y prend garde, laissera ici se nouer des relations, se créer des habitudes de consommation qui pourront l’exclure de son marché le plus naturel et le plus immédiat. Faisons la part de tout le monde. Notre gouvernement lui-même se montre-t-il ici beaucoup plus prévoyant que les intérêts individuels ? Sait-il dans quelles limites se circonscrira l’application des nouveaux tarifs espagnols ? Veille-t-il à ce que, par une désignation partiale des bureaux qui seront ouverts à l’importation des articles jusqu’ici prohibés, la France ne soit pas exclue, au profit de la Belgique, du Zollverein, de l’Angleterre, des États-Unis, du bénéfice de cette réforme ? S’est-il encore préoccupé des concessions mutuelles qui peuvent accélérer et élargir le courant commercial des deux pays, ou tout au moins en empêcher la déviation ? Tout ce que nous savons, c’est que les autres diplomaties s’agitent beaucoup à Madrid, et que de la nôtre personne ne parle. Encore une fois, il est temps d’agir, et plaise à Dieu qu’il soit encore temps !

On a interprété de mille manières différentes la politique du cabinet espagnol dans les affaires de Rome, et il importe de rectifier ces versions dénuées d’exactitude. Cette politique embrasse deux points : l’envoi d’une expédition militaire et les instructions données à l’ambassadeur d’Espagne près du saint-siège. Quant à l’expédition, elle n’a eu d’autre but que de se placer immédiatement sous les ordres de sa sainteté, pour qu’elle en disposât comme elle le jugerait le plus convenable à sa dignité et à sa politique. Le cabinet de Madrid a seulement exprimé le vœu que les soldats espagnols eussent l’honneur de garder la personne de sa sainteté, surtout dans le cas où quelque danger viendrait à la menacer. C’est ainsi que le général Cordova n’a pas tenté la moindre opération sans prendre les instructions spéciales du souverain pontife. Pour ce qui regarde la diplomatie, le gouvernement espagnol a fait déclarer au pape, dès le commencement, qu’il ne voulait pas diriger sa politique ni exercer la moindre influence dans ses résolutions ; qu’il ne croyait pas convenable que le souverain de Rome fût assujetti à l’action directe d’un cabinet étranger ; que toutes les puissances catholiques étaient vivement intéressées à ce que le pape se maintint dans la pleine jouissance de son pouvoir et dans l’exercice le plus illimité de sa liberté ; que si cependant sa sainteté consentait à recevoir les avis et à répondre aux vœux du cabinet espagnol, il la conjurerait d’éloigner de ses conseils toute idée de réaction dans le sens du retour à un régime absolu. Le saint-père, ayant donné spontanément à ses peuples des institutions libérales, ne pourrait les retirer sans provoquer de nouveaux désordres et sans donner prise aux calomnies des ennemis du saint-siège et de la personne de Pie IX. L’Espagne, pays constitutionnel, pénétré, par sa propre expérience, des avantages de ce régime, ne pourrait pas, sans tomber dans une contradiction choquante, prêter main-forte à l’introduction d’un ordre de choses contraire. Le cabinet espagnol croit que le peuple romain ne s’est pas rendu indigne des bienfaits qui signalèrent l’avènement du pape actuel, et il saluerait avec joie et reconnaissance le rétablissement complet des institutions qui rendirent le nom de Pie IX si populaire dans le monde. L’ambassadeur d’Espagne à Rome n’a pas cessé de parler dans ce sens ; et il ne s’est uni aux représentans des autres puissances que quand il les a trouvés animés par les mêmes sentimens.

Les Pays-Bas assistent depuis quelques jours à un spectacle qui a pour eux tout le piquant de la rareté : celui d’une crise ministérielle. L’avant-dernière session s’était terminée par quelques débats assez vifs sur le renouvellement du contrat entre l’état et la société de commerce, débats dans lesquels l’avantage était, en fin de compte, resté au ministère. Dans le cours de la nouvelle session, la situation n’a pas tardé à s’aggraver pour le cabinet. Le discours du trône, bien qu’offrant un tableau satisfaisant de l’état des finances, avait paru généralement pâle au point de vue politique. Aussi la discussion de l’adresse s’est-elle terminée récemment par un échec grave pour le ministère, auquel on reprochait d’avoir laissé à l’état de théorie les principes consacrés par la nouvelle constitution, et de manquer de l’énergie nécessaire pour asseoir sur cette base les lois organiques attendues par le pays. Déjà affaibli par la retraite de deux membres, M. Wichers, ministre de la justice, et M. le vice-amiral Ryck ; ministre de la marine, placé d’ailleurs entre la nécessité de se dissoudre ou de dissoudre les chambres, le cabinet a pris le parti le plus sage : il a offert sa démission au roi. Cette démission a été acceptée ; seulement le roi a chargé M. Lightenvelt, ministre des affaires étrangères, et Donker Curtins de l’aider de leurs conseils pendant la durée de la crise. MM.  Lightenvelt et Donker Curtins se sont d’abord adressés à deux des membres les plus influens du parlement, MM.  Thorbecke et Storm. Selon toute apparence, le nouveau cabinet, qui se forme sous l’influence de M. Thorbecke, sera bientôt constitué.

Dans un paragraphe de l’adresse en réponse au discours du trône, la seconde chambre a exprimé son désir très vif de voir se rétablir promptement l’accord entre le parlement et les conseillers de la couronne. En présence de ces dispositions nettement exprimées, l’avènement d’un nouveau ministère ne saurait se faire attendre. Il faut rendre cette justice aux ministres sortans : c’est que, s’ils n’ont pas résolu avec la fermeté nécessaire les difficultés politiques de leur situation, ils lèguent du moins à leurs successeurs les finances du pays dans un état florissant. Même après l’annonce de la retraite du cabinet, M. le ministre des finances Van Bosse a dû, en vertu de la constitution, présenter le budget de 1850. Son discours est d’une éloquente simplicité. M. Van Bosse a fait ressortir l’heureux privilège de la Hollande, qui, préservée du fléau des agitations intérieures, a pu travailler paisiblement au maintien de sa prospérité matérielle. Le budget des dépenses qu’il propose pour l’exercice prochain est de 69,996,411 florins ; celui des recettes, de 71,194,969 florins. Il y aurait donc un excédant de 1,200,000 florins. Reste à combler le déficit du service de 1848 ; reste aussi à établir une nouvelle assiette d’impôts pour satisfaire à des vœux dont l’opposition s’est faite depuis long-temps l’organe. M. Van Bosse n’a pas voulu engager son successeur sur ces deux points ; ce sont donc là deux difficultés qui restent entières, mais il n’est guère probable qu’en ce qui touche du moins la réduction des impôts, on puisse s’écarter beaucoup de la politique qu’il a suivie, et, en somme, le dernier ministère laisse au pays le souvenir d’une bonne gestion financière.




LE CHEMIN DE FER DE PARIS À AVIGNON ET L’EMPRUNT


Les questions financières sont, à cette heure, les plus graves et les plus urgentes de notre situation. Un budget en déficit, le système de nos impôts ébranlé, des impôts nouveaux à créer, d’immenses travaux publics à terminer, notre industrie et notre commerce à faire sortir d’un désastreux chômage, de toutes parts des intérêts matériels d’une importance énorme éveillés et dans l’attente, voilà des préoccupations suffisantes pour absorber l’assemblée nationale et le pays. C’est la question du pain quotidien posée pour tout le monde, pour l’état, pour l’industriel, pour l’ouvrier. Nous déplorons ce qu’il y a de douloureux dans les nécessités qui forcent le pays tout entier à chercher avec anxiété la solution de ces problèmes. Nous voudrions au moins que cette nécessité pût profiter à l’éducation politique de la, France ; nous voudrions que ce fût pour elle une occasion de s’éclairer une bonne fois sur ses intérêts positifs, qu’elle a si long-temps négligés ; nous voudrions qu’elle prît enfin à cette dure école l’habitude de veiller avec intelligence et assiduité à sa politique matérielle. Puissions-nous comprendre aujourd’hui que la vie d’un peuple ne se concentre pas dans ces débats constitutionnels et de politique pure d’où sont sortis tant de troubles et de révolutions, vulgaires détails ; si l’on veut, en donnant ses soins au ménage national, si l’on peut ainsi s’exprimer, on aurait une action plus forte et plus salutaire sur les masses ! Le peuple peut se méprendre sur un devoir ou sur un droit ; mieux instruit, il se tromperait rarement sur un intérêt.

Voici en résumé quel est, dans la série des questions d’intérêt matériel et de finances, l’ordre du jour imposé à l’assemblée législative a sa réouverture, voici quels sont les travaux laissés à l’étude il y a six semaines : impôt de 200 millions, création d’obligations du trésor à échéances indéterminées, suivant la proposition de M. Passy ; concession du chemin de fer de Paris à Avignon garantie à faire accorder par l’état au chemin de fer d’Avignon à Marseille sur un emprunt de 30 millions ; impôt des boissons ; impôt sur le revenu ; substitution de l’industrie privée à l’administration des postes pour le service des dépêches dans le Levant, etc. Plusieurs de ces questions ont été étudiées déjà dans ce recueil par les hommes les plus compétens ; nous voudrions en ce moment exposer quelques idées sur deux des plus pressantes, que nous croyons susceptibles de se résoudre l’une par l’autre, au profit du public et de l’état, au moyen d’une combinaison qui nous paraît reposer sur des argumens financiers décisifs, et que nous savons puissamment appuyée. Ces deux questions, dont on ne prévoit pas sans doute la connexité, sont celles que soulèvent d’un côté l’achèvement de la ligne de fer de Paris à Avignon, et de l’autre l’emprunt. Ces deux affaires ont ceci de commun, qu’elles se présentent toutes les deux, dans les propositions ministérielles, sous un jour défavorable. Nous ne nous associons point aux attaques violentes que l’opposition a dirigées contre le projet de concession du chemin de fer de Paris à Avignon soumis à l’assemblée par M. Lacrosse l’opposition n’a fourni d’ailleurs, suivant son habitude, aucune idée acceptable pour modifier ce projet ; mais il est évident, à première vue, que le gouvernement pouvait tout à la fois, en accordant moins à la compagnie qui a sollicité la concession, lui accorder mieux et exiger d’elle davantage. Quant au projet d’emprunt, il est évident que le gouvernement ne pourra emprunter en ce moment 200 millions qu’à des conditions fort dures L’affaire du chemin de fer et l’affaire de l’emprunt se rencontrent d’ailleurs en ceci, que, faisant toutes deux d’énormes appels aux capitalistes, elles se feraient concurrence et se nuiraient mutuellement sur le marché de l’argent. Cette considération n’est pas indifférente déns un moment où un emprunt autrichien et un emprunt piémontais vont peser sur le crédit européen. Serait-il possible de trouver une concession du chemin de fer de Paris à Avignon plus profitable à l’état que celle qui a été proposée ? Serait-il possible de procurer à l’état les 200 millions dont M. Passy a besoin à des conditions plus avantageuses que celles qu’on doit attendre dans les circonstances actuelles ? Voilà le problème que nous nous proposons. Nous croyons en avoir trouvé la solution dans une combinaison ingénieuse qui allierait ces deux opérations financières. Avant d’en présenter les détails, il faut examiner le projet actuel de concession du chemin de fer de Paris à Avignon et les chances de l’emprunt.

M. le ministre des travaux publics ne fait dans son projet qu’une seule et même affaire de la concession de la ligne de Lyon à Avignon, qui avait été l’objet, sous le dernier gouvernement, de deux adjudications distinctes, celle de Paris à Lyon et celle de Lyon à Avignon.

De tous les chemins de fer français, la ligne de Paris à Lyon sera celle qui aura eu la création la plus tourmentée. Nous demandons à en rappeler les vicissitudes La loi qui régla les conditions de l’adjudication est du 16 juillet 1845, l’adjudication eut lieu pour quarante et un ans le 21 décembre suivant. La compagnie soumissionnaire se constitua au capital de 200 millions divisé en 400,000 actions de 500 francs ; là commença la première période. L’ingénieur en chef, M. Jullien, ne tarda pas à signaler une erreur considérable dans les estimations des devis ; il indiqua le chiffre de 300 millions comme nécessaire pour pouvoir mener à fin les travaux. La compagnie apporta ses doléances aux chambres, qui, par la loi du 9 août 1847, consentirent à prolonger la concession d’une année par chaque somme de 1 million que la compagnie dépenserait en plus de son capital, sans que cependant la concession pût, en aucun cas, dépasser quatre-vingt-dix-neuf ans ; ce fut la seconde période. La révolution de février est survenue ; à cette époque, la compagnie n’avait encore touché de ses actionnaires que 250 francs par action : au milieu des circonstances que l’on traversait, essayer d’encaisser le solde était une espérance chimérique. La compagnie fut mise en liquidation par la loi du 17 août 1848 ; qui autorisa le rachat du chemin par l’état, à la charge de donner à chaque porteur d’action un coupon de rente pour 5 pour 100 de 7 fr. 60 c., ce qui représentait au cours du jour 109 francs environ, de telle sorte que sur le versement effectué par chaque actionnaire, il a été subi une perte de 141 francs ; telle est la troisième période. Quant à la quatrième, elle a commencé le 8 août dernier, le jour où M. Lacrosse a déposé le nouveau projet du gouvernement.

Le tracé de ce chemin, qui, avant la concession, avait donné lieu, dans diverses sessions, aux plus ardentes discussions, fut fixé à travers les vallées de la Seine, de l’Yonne, de la Brenne et de l’Oze. Ses travaux ont été divisés en cinq sections.

La 1re, de Paris à Tonnerre, à une longueur de 197 kilomètres.
La 2e, de Tonnerre à Dijon : 118
La 3e, de Dijon à Chalon : 69
La 4e, de Chalon à Collonges, aux abords de Lyon : 120
La 5e, comprenant les abords et la traversée de Lyon : 11
En totalité : 515 kilomètres

Deux de ces sections, la première et la troisième, sont achevées ; la troisième, celle de Dijon à Chalon, est ouverte au public depuis le 1er mai dernier ; la première, celle de Paris à Tonnerre, est aussi en exploitation, mais depuis le 12 août seulement. Elles sont jusqu’à présent administrées au nom et pour compte de l’état, sous la direction de M. Jullien. Sur la seconde section, de Tonnerre à Dijon, les travaux n’ont acquis d’activité que depuis les premiers mois de l’année ; ils seront terminés sur la fin de 1850. L’ouvrage d’art le plus important, le souterrain de Blaisy, qui a 4,100 mètres environ de longueur, est, à peu de chose près, achevé. Les travaux des quatrième et cinquième sections ne sont, pour ainsi dire, pas encore entamés ; ce qui a été entrepris ne consiste qu’en des terrassemens exécutés à Lyon, par les ouvriers des ateliers nationaux, pendant les mauvais jours de l’an dernier. Enfin la gare à Paris, qui est placée au boulevard Mazas, après le faubourg Saint-Antoine, aura un développement de 220 mètres de longueur sur 80 de largeur ; ce sera un beau bâtiment, qui est du reste en rapide voie d’exécution.

Quant à la dépense effectuée, nous venons de dire que les actionnaires avaient déjà versé, à l’époque du rachat par l’état, 200 francs par action, c’est-à-dire sur les 400,000 actions une somme de 400 millions ; à ce chiffre il faut joindre les sommes votées depuis par les chambres pour poursuivre les travaux, c’est-à-dire 20 millions l’an dernier, 34 millions cette année-ci, ce qui fait qu’à la fin de l’exercice 1849 la dépense effective s’élèvera à 154 millions ; mais comme l’état a racheté les 100 millions versés par les actionnaires sur le pied d’une rente de 7 francs 60 centimes par action, ce rachat ne représente pour lui qu’une dépense réelle de 44 millions, d’où il résulte que les débours effectués sur cette ligne, quoique étant bien de 154 millions, ne lui reviennent qu’à 98 millions.

La ligne de Lyon à Avignon, pour avoir subi moins de fortunes diverses que celle de Paris à Lyon, n’a pas été plus heureuse. La loi qui régla les conditions de l’adjudication est du 16 juillet 1845 ; l’adjudication eut lieu le 10 juin 1 846, pour quarante-sept ans. La compagnie soumissionnaire s’est constituée au capital de 150 millions divisé en 300 actions de 500 francs. Ces actions, que l’agiotage effréné de l’époque avait poussées, même avant l’obtention de la concession, jusqu’à 750 francs environ, tombèrent bientôt après au-dessous du pair avec la même rapidité et sans plus de raison, si bien qu’il devint indispensable, après des scandales de triste mémoire, de proclamer la dissolution de la société, qui fuit prononcée à Lyon en assemblée générale le 11 octobre 1847. Cette ligne, pour ainsi dire, est morte en naissant ; les études seules en ont été ébauchées, mais ni travaux ni dépenses n’y ont été effectués. Le gouvernement a seulement confisqué le cautionnement de la compagnie, qui s’élevait à 10 millions, comme il a confisqué depuis ceux des compagnies de Cette à Bordeaux, de 11 millions, et de Fampoux à Hazebrouck, de 1,500,00 fr.

Mais revenons au projet de loi que le ministre des travaux publics à présenté le 8 août dernier, après s’en être entendu avec la compagnie soumissionnaire. M. Lacrosse propose de concéder le chemin de Paris à Avignon aux conditions suivantes : abandon par l’état des 154 millions, dépensés jusqu’à ce jour ; — abandon par l’état des revenus produits par les deux sections du chemin qui sont déjà en exploitation ; — traversée de Lyon, évaluée 24 millions, laissée à la charge de l’état ; — subvention en argent de 15 millions et demi accordée par l’état ; — garantie par l’état d’un minimum d’intérêt de 5 pour 100 sur le capital de la société s’élevant à 240 millions, soit 12 millions ; — concession de quatre-vingt-dix-neuf amis ; — enfin, abandon à la compagnie de tous les produits du chemin jusqu’à 8 pour 100 net ; au-dessus de 8 pour 100, partage entre la compagnie et l’état. — Voilà certes bien des avantages accumulés.

De son côté, la compagnie soumissionnaire s’est formée, il faut le dire, suivant les anciens erremens, absolument comme si la crise des chemins de fer et la révolution n’avaient modifié ni les conditions du crédit public, ni l’autorité des influences : la compagnie, qui a à sa tête les noms les plus honorables, MM. Ernest André, Isaac Pereire, Tarbé des Sablons, etc., ne s’est pas suffisamment prémunie, nous le craignons, contre la défiance que nos épreuves récentes ont dû laisser dans le public. Elle se fait illusion, à notre avis, lorsqu’elle affirme au ministre qu’elle est en position d’accepter les conditions de son cahier des charges.

Elle a arrêté les bases d’une combinaison financière au moyen de laquelle elle a présumé pouvoir réunir un capital de 240 millions. Nous reprocherons avant tout à cette combinaison la complication de ses rouages. La compagnie a oublié que la simplicité et la clarté de la conception sont le signe et la garantie des grandes et solides affaires. En effet, elle s’est figuré qu’elle réunirait plus aisément ces 240 millions, si elle les divisait en actions et en obligations ; elle a donc annoncé qu’elle ferait appel au public de 100 millions à titre de capital réel divisé en actions, et de 140 millions à titre d’emprunt représenté par des obligations, les titres de ces actions et de ces obligations devant être les uns et les autres de 500 francs. Voici quel est le projet de la compagnie : elle veut négocier ces obligations de 500 francs sur le pied de 355, en accordant même pour une partie du versement un terme qui réduirait le déboursé à 352 francs 50 centimes ; chaque obligation jouirait d’un intérêt de 4 pour 100 sur le prix nominal, c’est-à-dire d’un revenu de 20 francs, mais ces 4 pour 100 représenteraient sur le déboursé réel un intérêt effectif de 5 fr. 70 cent. De plus, les obligations étant payées par séries, chaque porteur aurait la chance d’être remboursé dans un bref délai, à raison de 500 francs, d’une action qu’il n’aurait payée que 352 fr. 50 cent. Et comme si toutes ces séductions ne suffisaient pas, la compagnie admettrait en paiement de ces obligations, dans la proportion que nous allons indiquer, les éventualités des actions de Lyon à Avignon, de Cette à Bordeaux, de Fampoux à Hazebrouck, qui proviennent des cautionnemens confisqués de ces diverses compagnies. Ces éventualités représentent un reliquat à toucher pour les Lyon de 35 francs 33 centimes, pour les Cette de 39 francs 90 centimes, pour les Fampoux de 52 francs 84 centimes. La compagnie exigeant qu’on ne souscrive pas d’obligations en plus petit nombre que 5, ce qui à raison de 352 francs 50 centimes, fait un chiffre de 1,410 francs, recevrait en paiement, pour chaque souscription de 4 obligations, soit 7 éventualités de Lyon valant 247 francs 35 centimes, soit 6 éventualités de Cette valant 239 francs 40 centimes, soit 5 éventualités de Fampoux valant 264 francs 20 centimes, de telle sorte qu’en définitive, tout en recevant 4 obligations nominatives représentant ensemble 2,000 francs, le propriétaire des éventualités de Lyon ne débourserait en argent réel que 1,162 francs 65 centimes, le propriétaire des éventualités de Cette que 1,170 francs 60 centimes, le propriétaire des éventualités de Fampoux que 1,145 francs 80 centimes. Cette combinaison, que nous voudrions avoir rendue saisissable, oblige donc la compagnie à négocier environ 400 mille obligations de 500 francs, pour obtenir, à raison de 352 francs 50 centimes, une somme de 141 millions. Si nous ajoutons 141 millions la subvention en argent de 15 millions 500 mille francs accordée par l’état, la compagnie aura 156 millions 500 mille francs ; mais, si nous en déduisons le montant des éventualités dont nous venons de parler, qui seront admises en compensation de versement, éventualités qui s’élèvent à 22 millions 500 mille francs, nous verrons que le solde en argent produit par la négociation de ces 400 mille obligations ne s’élèvera plus qu’à 134 millions, qui, réunis aux 100 millions produits par les actions, formeront le chiffre de 234 millions. Une dernière observation reste à faire à propos de ces obligations, c’est que le service de l’intérêt à 4 pour 100 absorbera 8 millions sur le minimum de 12 millions garantis par l’état.

Quant aux 100 millions qui formeront le capital réel de la compagnie, et qui seront représentés par deux cent mille actions de 500 francs, rien n’en vient compliquer le mécanisme ; puisque sur les 12 millions d’intérêt garantis par l’état ; 8 millions seulement seront affectés aux obligations, 4 millions resteront pour servir l’intérêt de ces actions : ce sera un premier agio de 4 pour 100 ; mais tous les bénéfices, au lieu de se répartir sur un capital général de 240 millions se concentrant sur le capital réduit à 100 millions, il arrivera que si le chemin rend effectivement 8 pour 100 sur 240 millions, les actions formant les 100 millions auront un intérêt équivalent à 11 ou 12 pour 100. Quelle attrayant perspective pour les émotions de la Bourse ! — En vérité, c’est un art merveilleux, après avoir offert de si belles conditions aux preneurs d’obligations, que d’avoir tenu en réserve, pour les actionnaires, des chances si magnifiques. Malheureusement il y a un revers à la médaille.

Maintenant que le projet de M. Lacrosse et celui de la compagnie soumissionnaire nous sont connus, nous pouvons aller plus avant dans notre sujet ; mais d’abord nous devons féliciter le ministre d’avoir tranché les principales questions que soulèvera le projet de loi. Le projet établit en effet : 1o la nécessité de l’achèvement immédiat de la ligne de Paris à Avignon ; 2o l’impossibilité que nulle part les fleuves puissent suppléer à la voie ferrée ; 3o la préférence à accorder à l’industrie privée sur l’état. Le ministre des travaux publics, après avoir si bien compris les grandes conditions de cette concession, en a-t-il aussi heureusement réglé les détails ? Nous ne le pensons pas ; mais la critique que nous avons à faire de cette partie de son projet ne s’appuiera point sur les considérations malveillantes que nous avons déjà entendu développer. Notre puritanisme n’est nullement effarouché des avantages faits à la compagnie, depuis la tourmente de février, aucune œuvre considérable n’a été entreprise ; le gouvernement ne saurait donc trop veiller à ce qu’un échec ne réponde pas à ce premier essai Il faut à tout prix faire revivre l’esprit d’association, remettre en crédit les chemins, rendre du nerf et de la souplesse au corps industriel ; l’état doit accorder beaucoup, parce qu’il récoltera plus qu’il n’aura semé.

Nous faisons donc deux parts dans les conditions accordées par le ministre : il y en a qui sont justes et habiles ; il y en a qui nous paraissent peu réfléchies et malheureuses. Ce qu’on doit approuver, c’est l’abandon des 154 millions de travaux, c’est l’abandon des revenus des tronçons déjà exploités, c’est le principe du minimum d’intérêt, c’est l’abandon fait à la compagnie de tous les bénéfices jusqu’à 8 pour 100, c’est la concession pour quatre-vingt-dix-neuf ans ; mais nous sommes forcés de donner une aussi large place à la critique. Nous blâmons, le gouvernement pour ces lignes que nous lisons dans l’exposé des motifs : « Enfin, et pour faciliter la réunion des capitaux nécessaires à son entreprise, elle nous a demandé une subvention en argent de 15,500,000 francs Cette somme serait offerte, à titre de prime, aux actionnaires des anciennes compagnies de Bordeaux à Cette, de Fampoux à Hazebrouck, et de Lyon à Avignon, qui voudraient prendre part à l’opération, et qui pourraient, par ce moyen, rentrer en partie dans les sommes qui composaient les cautionnemens de ces compagnies, cautionnemens dont le trésor a été mis en possession. » Cette subvention en argent était inutile en elle-même. En recourant à l’industrie prive, l’état avait voulu éviter d’aggraver ses charges. Si le gouvernement cédait à un sentiment équitable en restituant les cautionnemens confisqués des compagnies qui ont été coupables plus par son fait que par le leur, nous l’en approuvons ; mais alors ce n’était pas une fraction des cautionnemens, 15,500,000 francs, c’étaient les cautionnemens entiers, 22,500,000 francs, qu’il fallait rembourser. S’il s’agit d’une réparation, elle ne peut être ni incomplète ni faite par d’autres mains que celles de l’état. C’est une question de dignité ; en pareil cas, le gouvernement ne peut avoir ni intermédiaire ni tuteur. Nous blâmons le gouvernement, parce qu’en consentant à cette subvention, il a involontairement fait appel aux passions de la Bourse. Que s’est-il passé en effet depuis que la destination de la subvention, considérée comme indemnité des cautionnemens confisqués, a été connue ? Les éventualités, qui se traînaient à vil prix sur le marché, ont été accaparées : elles sont accumulées aujourd’hui en quelques mains qui ne peuvent réaliser les bénéfices de leurs spéculations qu’en souscrivant à la compagnie un nombre proportionné d’obligations ; ces hommes-là ne figureront dans l’affaire que pour faire admettre en compensation et au pair leurs éventualités ; l’opération une fois réalisée, ils provoqueront la hausse, feront leur butin et ne laisseront au public honnête et sérieux, mais abusé, que les mauvaises chances de la spéculation.

Nous reprochons au gouvernement d’avoir permis que la compagnie divisât son capital en actions et en obligations. Nous avons vu que le mécanisme des obligations créait une opération attrayante ; mais c’est une opération arbitraire. Admettre en effet qu’on ne peut pas souscrire des obligations sans être propriétaire d’éventualités, c’est d’un côté exclure le public, et le forcer de l’autre d’aller à la Bourse acheter ces éventualités. Dire aux porteurs de telles éventualités : Vous paierez tant, et aux porteurs de telles autres : Vous ne paierez que tant, c’est consacrer une inégalité que rien ne justifie. Quant aux actions, nous avons dit qu’en cas de réussite, elles peuvent obtenir jusqu’à 11 ou 12 pour 100 d’intérêt ; mais, en cas d’insuccès, la déroute sera aussi vive, car la perte, au lieu de se répartir sur 240 millions, se concentrera sur 100 millions. Observez que ce capital de 100 millions aura à faire face à l’amortissement, non plus de 240 millions, mais bien de 300 millions, car les obligations négociées à 352 francs 50 centimes n’en sont pas moins de 500 francs : c’est déjà une surcharge, pour le capital, de 60 millions. Une moins value de 20 pour 100 dans l’affaire générale se traduira par une moins value sur les actions de 50 pour 100 ; dans les jours prospères, ces actions auront en elles une vitalité qui en fera nécessairement exagérer la valeur, tout comme dans les crises la dépréciation sera sans bornes. Cette combinaison enfin n’est pas acceptable, parce que l’intention du gouvernement a été de traiter avec une compagnie à la tête d’un capital réel de 240 millions et non pas de 100 millions, seulement. Avec un capital de 240 millions, la propriété du chemin de fer est un immeuble vierge : s’il a besoin d’un emprunt, il est facile à réaliser ; avec un capital de 100 millions, l’immeuble est immédiatement grevé de 200 millions d’obligations, toute hypothèque nouvelle est impossible, le moindre embarras est une crise fatale : doit-on s’y exposer ?

Nous adressons un dernier blâme au gouvernement : après les sacrifices qu’il s’impose, il ne doit pas garder à sa charge la traversée de Lyon ; il nous semble peu équitable que la compagnon, qu’on traite magnifiquement, répudie la seule partie du chemin qui soit sujette à quelque mécompte ; elle a tous les avantages de l’affaire, qu’elle en subisse cet inconvénient.

Nous reprochons à son tour à la compagnie d’être restée dans un vague où échoueront ses efforts. Dan sa combinaison, le minimum d’intérêt n’est plus une garantie suffisante. L’état accorde un maximum de 12 millions, sur quoi ? Sur le chiffre hypothétique de 240 millions auquel on évalue la dépense de la construction ; mais est-on sûr de l’exactitude de cette évaluation ? En admettant que pour la ligne de Paris à Lyon les études de M. Jullien ne permettent plus la controverse, quelle opinion arrêtée peut-on avoir sur le tronçon de Lyon à Avignon ? Si le chemin venait à coûter 300 millions, les 12 millions ne représenteraient plus qu’un intérêt de 4 pour 100. Or, à 5 pour 100, les capitaux sont déjà rebelles.

En résumé donc, si nous jugeons la concession proposée par le ministre des travaux publics au point de vue de l’état, elle est onéreuse en ce qu’elle impute à l’état une dépense indéterminée et non justifiée, la traversée de Lyon ; elle est arbitraire en ce qu’elle rembourse une partie des cautionnemens confisqués aux actionnaires de compagnies dissoutes et leur crée un privilège dans la concession nouvelle ; elle est imprudente en ce qu’elle offre avec ce remboursement qui sert de pivot aux combinaisons financières de la compagnie, une tentation au jeu de bourse. Si nous la jugeons au point de vue de la compagnie elle est incertaine en ce que, le chiffre de la dépense ne pouvant se fixer avec précision, la garantie fixe de 12 millions ne couvre pas suffisamment les actionnaires. Pour que les bases de la combinaison financière fussent solides, il faudrait l’une de ces deux choses, ou bien que le gouvernement garantît un intérêt effectif de 5 pour 100 sur le capital dépensé, ou bien qu’une compagnie capable et bien cautionnée fit ce chemin à forfait, pour un prix déterminé, à ses risques et périls.

Nous arrivons à la question de l’emprunt. Le ministre des finances dans son discours du 3 août dernier, n’a pas dissimulé qu’il était déjà en face d’un déficit de 550 millions, sans préjudice de l’avenir, et qu’il ne pouvait prudemment pas demander plus de 350 millions à la dette flottante, et il a proposé un emprunt de 200 millions. Comment cet emprunt se fera-t-il ? On l’ignore ; M. Passy n’a pas eu, depuis lors, occasion de faire connaître officiellement sa pensée, ce qui est certain, c’est qu’après les réquisitions révolutionnaires que la Banque a subies, cet établissement ne pourrait accroître ses avances à l’état sans se laisser absorber par lui, sans perdre son indépendance, sans confondre son crédit avec le crédit de l’état. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a rien de plus à demander aux bons du trésor, c’est que le public ne veut que des bons à courte échéance, et que, malgré la différence d’intérêt, il préfère les bons à trois mois, donnant 4 pour 100, aux bons, à six mois, qui rapportent 6. Il faut donc emprunter en rente mais un emprunt pareil, présente en ce moment de graves inconvéniens. D’abord, comme nous l’avons dit plus haut ! il a le tort de se produire sur le marché à peu près en même temps que l’affaire du chemin de fer de Paris à Avignon, et par conséquent de mettre la place sous le coup de deux appels de fonds simultanés. Il grève le grand-livre de 11,750,000 francs de rente environ, si on l’émet en 5 pour 100. Ce malheureux grand-livre, déjà surchargé de 70 millions de rente depuis la révolution de février ne pourrait-il pas rester quelque temps fermé ? — Il ne fait obtenir de l’argent à l’état que sur le pied de 5 trois quarts à 6 pour 100 ; car, tout calculé, nous craignons qu’un emprunt ne puisse pas se conclure à mieux de 84 à 85 francs. Enfin il met le trésor sous le coup d’une perte de 35 à 40 millions le jour où l’on voudra soit rembourser soit amortir.

Voilà donc l’état entre l’obligation d’emprunter 200 millions et les inconvéniens de cet emprunt en rentes ; cette position est délicate et périlleuse. La difficulté peut-elle être tournée avec succès ? Nous le croyons.

Qu’on nous permette d’abord d’exposer quelques idées préliminaires sur les bases financières, la construction et l’exploitation des chemins de fer. Une des principales causes du mauvais succès de la plupart des affaires de chemin de fer vient de ce qu’on n’a pas su séparer les trois parties, les trois élémens, les trois fonctions, les trois responsabilités qui concourent à ces sortes d’affaires organisation financière, construction, exploitation. En donnant l’impulsion au mouvement des chemins de fer, on a confondu jusqu’ici ces trois spécialités. On a composé presque exclusivement de banquiers les conseils d’administration. On a fait sortir le financier de sa sphère, on lui a attribué la responsabilité de l’ingénieur et l’industrie de l’entrepreneur de transports. La conséquence a été que les études qui ont précédé l’exécution des lignes n’ont pas été faites avec assez de connaissances pratiques ou d’ardeur intéressée Les membres des conseils d’administration ont eu beau se faire seconder par des ingénieurs habiles et honorables, obligés à leur tour de s’entendre avec le gouvernement et les ponts et chaussées ; ils ont dû se soumettre à passer sous les fourches caudines de toutes ces diverses volontés. Voyez-vous des banquiers luttant autour d’une table ronde sur des questions de tunnels, d’aqueducs, etc. ! Dans de pareils débats, ils étaient destinés à approuver sans cesse la décision d’autrui ; entre la main qui construisait et la main qui payait, il n’y avait aucune relation d’intérêt. Si l’ingénieur faisait des fautes, s’il pensait plus à l’intérêt de sa réputation, qui commandait le luxe, qu’à l’intérêt de la compagnie, qui commandait l’économie, c’était la compagnie qui en faisait les frais. Dans ce mode de direction, les lois du bon sens semblent à plaisir avoir été foulées aux pieds. Nous ne croyons pas que la nécessité d’une réforme sur ce point puisse être contestée. Nous voyons dans une affaire de chemin de fer une question de construction, une question d’exploitation, une question d’argent ; aux ingénieurs, la construction ; aux entrepreneurs des messageries, des bateaux, du roulage, l’exploitation ; aux hommes de finance, la commandite ; à chacun, sa fonction et sa responsabilité. Quand les ingénieurs construiront les chemins à leurs risques et périls, ils coûteront moins cher. Quand les entrepreneurs exploiteront, ils seront plus habiles à provoquer la recette, et leurs plaintes sur le déplacement de leur industrie deviendront sans objet. Quand les hommes d’argent ne seront plus que de simples commanditaires, placés entre le chiffre connu de la dépense et le chiffre connu de la recette, vous aurez débarrassé le pays de la lèpre de l’agiotage, vous aurez créé sur le marché la véritable valeur industrielle.

Nous croyons donc qu’à l’avenir, c’est par le forfait qu’on doit procéder pour la construction et l’exploitation des lignes de fer. Le forfait est une idée qui a eu bien de la peine à s’acclimater chez nous ; cependant elle y a fait quelque chemin. Le forfait, c’est la simplification, c’est le connu, tandis que jusqu’à présent les hommes de bourse ont cherché les idées complexes, le vague, presque l’inconnu. Dira-t-on que le forfait n’offre pas une garantie suffisante ? La logique répond que, quand on est en présence d’hommes qui ont l’honneur de leur nom, leur réputation d’habileté, leur cautionnement, leur fortune à défendre, on a déjà bien des garanties, et que si, par hasard, ces hommes succombent à la peine, ce ne seront pas des circonstances vulgaires qui auront entraîné leur chute. : Choisissez des forfaiteurs capables et honorables, exigez un cautionnement, et lors même qu’ils ne pourraient pas mener à bonne fin leur œuvre, la compagnie n’y aurait rien perdu. Dira-t-on que les travaux seront moins bien faits ? Le bon sens répond encore que le cahier des charges et les formalités consenties s’y opposent, que ce n’est qu’après la réception des travaux que les paiemens sont effectués. Dira-t-on qu’on ne trouvera pas de forfaiteurs ? Le ministre des travaux publics, en fouillant ses cartons, répondrait pour nous.

Ces principes admis, l’affaire du chemin de fer de Paris à Avignon doit, suivant nous, être concédée à une compagnie financière réunissant un capital de 260 millions et non 240, parce qu’il faut que la traversée de Lyon fasse, dans l’intérêt de l’état, partie de la concession. Cette compagnie doit s’appuyer sur deux sociétés de forfaiteurs, l’une devant se charger de la construction du chemin, l’autre de son exploitation. Les forfaiteurs qui se chargeront de la construction du chemin devront s’obliger à l’exécuter sur les plans et devis et dans les délais acceptés par la compagnie ; comme garantie, ils devront déposer un cautionnement de 15 millions ; nous présumons que les forfaiteurs pourraient se charger de cette construction pour 250 millions. Les forfaiteurs qui se chargeront de l’exploitation se soumettront à tous les tarifs acceptés par la compagnie, ils devront déposer un cautionnement de 4 millions ; nous croyons qu’ils pourraient affermer le chemin pour quinze ou vingt ans à raison de 17 millions par an.

Il serait à désirer que le gouvernement traitât lui-même avec les forfaiteurs chargés de la construction du chemin, et que la compagnie traitât avec les forfaiteurs chargés de l’exploitation : par le seul fait qu’il s’agit d’une idée neuve ou du moins appliquée pour la première fois à une grande opération, il serait bon que le gouvernement en fit son affaire personnelle. Nous demanderions encore à l’état, comme condition essentielle et indispensable, de payer l’intérêt de 5 pour 100 sur le capital effectivement déboursé par la compagnie, soit, que le forfait fût garanti par lui ou par elle. Si c’est lui qui le garantit, avant que cette garantie eût son effet, il faudrait que les forfaiteurs eussent succombé ; si c’est la compagnie, la garantie ne serait effective que si les forfaiteurs et la compagnie succombaient également. Or peut-on admettre cette supposition ? Dans ces conditions, une compagnie réunira véritablement ses capitaux ; elle n’offrira plus un minimum probable de 5 pour 100 d’intérêt ; elle offrira d’une main un minimum certain de 5 pour 100, et de l’autre son contrat avec les forfaiteurs de l’exploitation, qui élèvera ce chiffre à 6 un quart ou 6 et demi pour 100. Or, la rente ne rendant que 5 trois quarts, on pourra préférer une valeur industrielle si solidement garantie. La compagnie n’aurait que des actionnaires et serait affranchie de toute cette complication bâtarde d’obligations entées sur des actions. Cette combinaison évite à l’état, en présence du déficit, le déboursé de 15,500,000 francs qu’il donnait comme subvention et qu’il gardera pour en faire le remboursement le jour où il aura besoin d’un attrait pour une affaire plus difficile à réaliser que celle de Paris à Avignon. Elle évite encore à l’état le déboursé de 24,000,000 pour la traversée de Lyon en admettant que cette évaluation ne fût pas dépassée.

Mais ce n’est point à une économie de 39 millions que se borneraient les avantages de la combinaison qui nous occupe. Nous voudrions encore que la compagnie financière se charge de suppléer à l’emprunt de l’état. Elle le pourrait en effet sans inconvénient pour elle-même. Une simple condition dans l’appel de ses actions lui en fournirait les moyens. Elle n’aurait qu’à déclarer le montant de ses actions de 500 francs exigible, 100 francs en souscrivant, et le solde de 400 francs en huit paiemens de 50 francs chacun, exigibles de mois en mois depuis le 1er avril prochain jusqu’au 1er décembre inclusivement. Faute d’emplois, l’argent est si abondant, que de pareils versemens ne seraient pas trop rapprochés. Ce qui s’est passé lors du dernier, emprunt du gouvernement en est une garantie : chacun voulait anticiper ses versemens ; l’empressement fut tel que deux fois le trésor dut fermer son guichet. Le public pourra hésiter à prendre une action ; mais, l’action une fois prise, il aura hâte d’en acquitter le montant. On suppose bien d’ailleurs que l’état empruntant trouverait l’argent à ces échéances ; comment la compagnie aurait-elle plus de difficulté à l’encaisser, ses actions offrant un plus grand attrait que la rente ? Eh bien ! sur son capital de 260 millions réalisé, la compagnie pourrait verser entre les mains de l’état, contre bons du trésor, 200 millions, remboursables par quart du 1er  juillet 1851 au 1er décembre 1854. La compagnie garderait 60 millions pour les travaux des dix-huit premiers mois, et se servirait, pour le paiement des travaux suivans, des bons du trésor s’échelonnant en échéances successives, bons que les forfaiteurs s’engageraient à accepter au pair.

Cette combinaison ne nuirait pas à la compagnie ; au contraire, elle la dégagerait de la concurrence que pourrait lui faire l’état en cherchant son emprunt. Quant au gouvernement, les avantages considérables qu’elle lui offrirait sautent aux yeux. Elle lui épargnerait l’inconvénient d’écraser le marché d’une nouvelle demande de 200 millions ; elle lui permettrait de ne point surcharger le grand-livre ; elle lui procurerait de l’argent à 5, au lieu de 5 trois quarts ou 6 pour 100 ; elle lui épargnerait une perte de 35 millions le jour où l’on voudrait rembourser ou amortir. On objectera, nous le savons que cette combinaison ne fait pas faire l’emprunt, qu’elle augmente les bons du trésor, qu’elle ajourne la difficulté, au lieu de la résoudre. La réponse est facile. L’augmentation des bons du trésor n’est pas un danger, puisqu’ils seraient reculés à de telles échéances, qu’ils ne sauraient donner d’inquiétude. Quant à l’ajournement de la difficulté, qui pourrait ne pas le regarder aujourd’hui comme un bénéfice assuré ? Un répit de trois ans peut-être, n’est-ce rien, quand le présent sort à peine d’une longue prostration, et que l’avenir, dans la situation où nous sommes, ne saurait nous apporter que des améliorations ? N’est-ce rien que d’avoir le temps de se préparer des ressources ? N’est-ce rien que de se réserver la faculté de profiter de la reprise des affaires et de la hausse de notre crédit public ? N’est-ce rien que de conserver la chance de faire l’emprunt au pair dans un temps plus heureux ?

Cette combinaison nous parait donc concilier, dans la double question du chemin de fer de Paris à Avignon et de l’emprunt, l’intérêt de l’industrie honnête et l’intérêt de l’état, l’intérêt moral et financier. Nous savons que les élémens nécessaires à la réalisation de ce projet sur les bases qui viennent d’être exposées sont déjà réunis ; nous sommes sûrs qu’une telle idée ne peut trouver qu’un accueil favorable auprès du monde financier, du ministère et de l’assemblée nationale.



REVUE DES ARTS.


L’exposition de peinture et de sculpture de 1849 est close : le président de la république a distribué de sa main les récompenses décernées aux exposans désignés par la commission des beaux-arts. On sait que, par une heureuse innovation due à l’initiative de cette commission, composée en grande partie d’artistes, le gouvernement a créé pour le plus bel ouvrage du salon, à quelque branche de l’art qu’il appartienne, un prix d’honneur auquel est attachée une annuité de 4,000 francs. Cette récompense nationale, analogue aux prix fondés par le baron Gobert à l’Académie française, doit demeurer an lauréat tant qu’une plus belle œuvre ne viendra pas lui enlever la palme. C’était la première fois que ce prix d’honneur devait être distribué : il a été décerné à M. Jules Cavelier, ancien élève de l’école de Rome, pour sa statue en marbre de Pénélope. On a prétendu sans fondement que le choix du jury a un instant balancé entre M. Cavelier et Mlle Rosa Bonheur, dont la sérieuse peinture du Labourage nivernais a obtenu devant le public un succès si honorable. Quelque intérêt que nous attachions aux heureux et laborieux efforts de notre jeune et habile paysagiste, nous proclamons le bien jugé de la commission. Nous avouons même que l’hésitation d’un jury composé d’artistes eût causé quelque surprise. Si l’art de littérale imitation est porté loin par le talent de Mlle Bonheur, ses géorgiques procèdent trop de Delille, pas assez de Virgile. Son pinceau, encore inaccoutumé à l’art des sacrifices, décrit tout, donne à toute chose une valeur égale, et sa nature trop arrangée, trop époussetée, trop proprette, dénuée de la mâle saveur des champs, ignore encore les grandes harmonies poétiques qui font les maîtres.

M. Cavelier, au contraire, talent du reste éminemment plastique, possède le style qui s’applique aux sujets d’imagination, et sait s’élever à ces régions suprêmes de l’invention et de l’idéal où ne respirent que les fortes intelligences La nue imitation, la vérité vraie, dit tout du premier mot et n’a plus rien à dire ; la vérité poétiquement interprétée a, chaque fois qu’on la contemple, des révélations nouvelles. Aussi l’œil et le cœur sont-ils invinciblement rappelés vers cette statue de Pénélope, l’une des plus belles œuvres de l’école française moderne. La chaste reine, assise sur ce fauteuil d’ivoire et d’or que lui donne Homère et que recouvre une peau de panthère tombant sur les côtés du siége pour en dissimuler les vides, est surprise par l’aurore et par le sommeil, au moment où s’achève son travail de nuit. Les dernières laines de la toile défaite sont enroulées sur la quenouille que la main retient à peine ; son corps s’affaisse sur le dossier du fauteuil ; sa belle tête aux cheveux relevés soutenus d’étroites bandelettes retombe sur son épaule. Un collier descend du cou sur le sein dont les indiscrétions du sommeil, laissent deviner les contours, et les bras demi-nus se dessinent dans leur abandon avec une grace enchanteresse. Le vêtement est la tunique de lin, qu’accompagne un manteau ramené sur les genoux et rejeté sur le dossier du siége. Les voiles accusent autant la beauté des formes que pouvait le permettre le sujet. C’est le sommeil sans cesser d’être la chaste vigilance d’une épouse : les dieux du vieil Olympe, qui ont tant osé, auraient respecté ce sommeil. La tête est d’une noblesse et d’une sévérité de caractère que tempère la grace. La morbidesse des chairs, la délicatesse des mains et des pieds, sont irréprochables. Les draperies sont jetées avec aisance et souplesse, et il l n’y a point jusqu’à la tunique de fin tissu de lin, gauffré suivant l’usage des femmes de la Grèce, qui, touchée avec justesse et se soulevant à l’œil sous la douce respiration de Pénélope, n’ajoute encore aux illusions du cisceau.

Ce n’est point ici la sculpture de Canova, vive, mouvementée, ardente, cherchant l’effet, même dans la représentation du sommeil ; c’est une statuaire grave et calme, mais non sans émotion, comme le marbre froid de Thorwaldsen. C’est, en résumé, un ouvrage dans le goût sobre, contenu, élevé, de l’antique, une inspiration de ces belles statues qui remplissent et animent les places et les musées de Rome et y forment comme un autre peuple. Enfin, sans être un chef-d’œuvre d’originalité qui accuse un génie frappé au coin de Michel-Ange, la Pénélope est un chef-d’œuvre de goût et de grace, de tact et d’exquise convenance, de style fin et tempéré.

M. Cavelier avait exécuté aussi à Rome le modèle plus grand que nature d’une statue de la Vérité rejetant d’une main le voile qui la couvre, et de l’autre levant son miroir. Le temps a manqué à l’artiste pour reprendre et achever sur le marbre le travail du praticien. À l’exposition des envois de Rome, on n’a donc vu cette statue qu’à titre de mise au point ; mais s’il n’y avait pas là ce dernier souffle d’ame et de vie que donne le maître, on pouvait apprécier la grandeur des lignes, la richesse de l’ensemble. Après quelques mois de travail, l’artiste aura pu alléger la figure, semer les finesses sur le marbre dégrossi, et une bonne statue de plus prendra rang à la prochaine exposition.

M. Cavelier s’attaque d’ailleurs, avec un singulier bonheur, à une foule de sujets d’ordres différens. On a de lui des poignées de dagues bien inventées, exécutées avec esprit et finesse. C’est lui qui a sculpté le modèle de l’épée d’honneur offerte au général Cavaignac. Il a fait aussi couler en bronze une charmante statue, moins grande que nature, d’un coureur antique qui franchit la borne et enlève le prix. Le travail de cette figure atteste une sévère étude de la nature et un goût décidé pour le sentiment délicat des anciens allié à la vivacité des modernes. Ce coureur me rappelle malgré moi les gracieuses statues d”Hippomène et Atalante, et d’Apollon et Daphné, enlevées de Versailles, et qui figuraient si bien dans les hémicycles des bosquets des Tuileries où les avait placées le directoire. Depuis dix-huit ans, ces statues avaient été enlevées à l’œil des curieux pour être cachées dans un vase et un groupe dans les parterres plantés sous les fenêtres du château. Les deux figures d’Hippomène et Atalante surtout étaient d’une charmante exécution. Les deux amans couraient aux extrémités de la lice sur la même ligne, mais on voyait que la main d’Hippomène allait toucher la première le but. L’agonothète ou juge du camp était au commencement du stade. Que de fois ne me suis-je pas arrêté pour me faire juge de la course, au temps où les deux marbres vivans, lancés dans la carrière, n’avaient pas été enlevés à leurs jeux ! Quel charme ! quelle délicatesse ! quelle ardeur passionnée dans ces aimables figures ! — Et tout ce drame d’amour et d’art était perdu depuis, loin de tous les yeux, derrière des sauts de loup et des charmilles ! On travaille aujourd’hui à la restitution de ces charmans groupes ; les statues remontent déjà sur leurs piédestaux ; l’agonothète se fait encore attendre, mais bientôt il va reprendre sa place et donner le signal de la course amoureuse. Je voudrais que le charmant coureur de M. Cavelier trouvât aussi un asile dans ce jardin des Tuileries, où l’on peut étudier avec orgueil, comme dans un musée en plein air, l’école de notre pays. Quant à la statue de Pénélope, si justement couronnée par le jury, elle ne quittera pas la France. Elle a été acquise par M. le duc de Luynes, un de ces esprits élevés que réchauffe encore le vif sentiment des arts, et elle devient l’un des ornemens du château de Dampierre, décoré de la main du grand artiste, M. Ingres. Le jeune et modeste sculpteur ne demandait que 8,000 francs de sa statue ; le noble amateur, devançant le jugement qui vient de clore le salon, n’a voulu l’accepter que pour 12,000.

Au milieu de ces fêtes de l’art, la mort est venue jeter le deuil parmi les artistes en frappant l’un des talens les plus parfaits, un des caractères les plus aimables, une des intelligences les mieux douées de ce temps-ci, Mme Lizinka de Mirbel. Ses miniatures avaient acquis une réputation européenne, et son salon, un des derniers restes des temps de politesse, était le rendez-vous de toutes les élégances de l’esprit et des arts.

Fille, de M. Rue, commissaire de marine, Lizinka était née dans une famille dont toutes les branches étaient riches, excepté la sienne. Belle, vive et spirituelle, la jeune fille n’avait qu’un rêve, c’était de se suffire à elle-même pour recueillir auprès d’elle sa mère et un plus jeune frère. Enfin à dix-huit ans, après avoir long-temps cherché la voie qui pouvait la conduire à l’accomplis de son rêve, elle crut avoir trouvé sa vocation dans la miniature, et elle entra chez Augustin. De ce moment, chaque heure eut son emploi : telle fut consacrée au dessin à la maison et dans l’atelier, telle à la lecture, telle autre aux travaux de l’aiguille, où elle excellait comme dans tout le reste. Sur pied dès quatre heures du matin, et cependant toujours prête et jamais pressée, elle vivait le soir au milieu du monde, et le jour au sein de la plus sévère étude. Ce fut, en un mot, une jeunesse vaillante et forte, élégante à ses heures, dévorant le travail avant tout, et payant de toute son ame et de ses sueurs les succès de l’avenir encore lointain.

Toutefois, le péché originel des miniaturistes, c’est l’ignorance du dessin. Lizinka Rue pouvait bien apprendre, dans l’atelier d’Augustin, à faire tenir la couleur sur l’ivoire, à devenir habile aux petits procédés du métier ; mais le dessin, mais l’art lui échappaient. Un ami de sa famille, grand connaisseur en peinture et qui ne la pratique pas sans talent, M. Belloc, lui conseilla de quitter l’atelier et de se livrer exclusivement et sans relâche à l’étude du dessin. Elle suivit ce conseil, et, sous la direction amie de cet artiste, elle redoubla d’efforts et copia les maîtres en vue de son art spécial. Les jeunes artistes, à quelque branche qu’ils se vouent, ne savent pas assez, de nos jours, ce qu’il leur resterait du commerce avec les grands hommes de l’art, de cette lutte avec la science des Romains, la splendeur et la force des Vénitiens, la fidélité des Hollandais. Le talent de Mlle Rue s’y fortifia rapidement, et elle préluda bientôt à ses débuts en faisant la miniature d’une nièce de M. Rousseau, alors l’un des maires de Paris et depuis pair de France. Toutefois, éclairée par ce premier essai, elle se décida à travailler encore avant de se jeter dans la lice où brûlaient alors des talens distingués en possession de la faveur publique. On remarquait d’abord son maître Augustin, travailleur consciencieux et intrépide, dont la réputation s’était étendue hors de France. Comprenant la peinture d’une manière un peu étroite, cet artiste avait cru qu’un fini prodigieux était la dernière limite de l’art. Aussi ses miniatures, quelquefois fort belles, mais trop souvent attaquables sous le rapport du dessin et de la couleur, sont-elles des prodiges d’exécution patiente, dont l’œil armé de la loupe essaierait en vain de surprendre le travail.. À un rang inférieur par la renommée, mais supérieur par le talent, on découvrait le vétéran de la miniature, le vieil Aubry, qui, comprenant mieux la véritable vocation de la peinture, plus artiste en un mot que son émule Augustin, avait produit des portraits fort remarquables et donné l’essor à plusieurs élèves distingués.

Isabey avait produit, sous l’empire, des miniatures fort belles, qui lui avaient valu le renom sur lequel il vit encore. Depuis, il avait quitté l’imitation de la nature pour se jeter dans un océan de gaze que le mauvais goût avait adopté avec ardeur, et la mode voyait la grace dans ces visages de femmes coquettement voilées de nuages et de vapeurs. Chaque jour, Isabey s’était éloigné davantage de la nature, qu’il avait cependant su comprendre. Plus de caractère dans le dessin, plus de vérité dans la couleur ; mais la mode lui souriait encore et en faisait un rival dont il fallait tenir compte. À côté d’Isabey s’était élevé Saint, plus ferme et plus sévère, et qui se gardait de mettre l’adresse à la place de la vérité. Artiste studieux et plein de conscience, mais observateur peu habile, il abusait un peu trop de la touche ; il manquait de légèreté dans les accessoires, et ses ajustemens, faits à la manière de Gérard, semblaient être calqué sur ceux de cet artiste. Ce cachet puissant et fort qui accuse à la première vue l’individualité ne brillait que rarement dans son modelé et dans sa couleur ; à toutes les bouches, à tous les yeux, à tous les nez, Saint donnait un air de famille, et un perfide souvenir de la bosse s’interposait entre ses yeux et la nature. Enfin, étranger à l’art des sacrifices, il s’appesantissait en voulant tout rendre et tout nommer. En un mot, dans ses ouvrages trop positifs, si l’on peut parler ainsi, rien ne sentait le caprice, rien ne rappelait ce vague mystérieux dont abonde la nature, rien ne s’éclairait du rayon de l’idéal ; et cependant, en dépit de ces défauts, Saint était un talent solide, un véritable artiste.

Tels étaient les principaux miniaturistes qui occupaient l’opinion quand Lizinka Rue mit au jour ses premiers portraits : le président Amy, Louis XVIII, le duc de Friz-James et M. Perronet, premier valet de chambre du roi. Le premier et les deux derniers sont restés au nombre de ses chefs-d’œuvre. Quelque temps après, Lizinka Rue, devenue Mme de Mirbel, voyait la foule se presser dans son atelier. La faveur de Louis XVIII lui avait assuré la vogue. Chacun de ses portraits nouveaux était pour elle une nouvelle étude. Saint procédait par hachures, Isabey par pointillé, Augustin lavait et cachait son travail. Lizinka s’inspira de cette méthode de son maître, et c’est le seul emprunt qu’elle ait trouvé à lui faire, mais elle eut le goût d’en éviter l’excès. Elle varia les tons de sa couleur suivant la complexion de ses figures, elle serra son modelé avec une délicatesse extrême. Personne ne connut mieux qu’elle la charpente d’une tête humaine : la chair eut la souplesse qui lui est propre, les cheveux eurent le moelleux de la nature, et les yeux, unissant la finesse au fini, deux qualités, si distinctes dans l’art, peignirent la pensée du modèle. L’un des caractères les plus remarquables du talent de Mme de Mirbel, c’est qu’elle oubliait tout système quand elle se mettait à l’œuvre, c’est qu’elle arrivait sans manière devant la nature, c’est qu’elle cherchait à la prendre sur le fait, et se livrait au bonheur de l’inspiration. Comme elle l’a dit elle-même dans un écrit élégant et plein de sens, où elle appréciait son art comme elle le traitait : « La nature est assez féconde en effets variés pour offrir au peintre habile les moyens de faire valoir ses figures sans s’écarter du vrai. »

Il serait difficile d’énumérer les miniatures qu’a peintes Mme de Mirbel pendant sa longue carrière. Quelques-unes sont des chefs-d’œuvre. Elle excellait dans les portraits d’hommes et de femmes âgées. La mère de M. Guizot, par exemple, est incomparable. Il y a d’elle néanmoins des portraits de jeunes femmes d’une rare élégance et d’un bonheur achevé.

Deux autres pertes dans les arts viennent de signaler ces derniers jours : M. Papety a succombé à une fièvre adynamique, et M. Richomme, graveur, membre de l’académie des Beaux-Arts, s’est éteint. M. Papety avait, on s’en souvient, par son Rêve de bonheur, donné les plus brillantes espérances. Dans ses voyages en Italie et en Grèce, il avait recueilli sur la peinture byzantine des documens dont un article publié dans cette Revue[2] a pu faire apprécier l’intérêt. Malheureusement, des études si sérieuses n’ont pu porter fruit. M. Richomme fut un graveur agréable, habile maître du burin, et dont l’exécution séduisante a fait tout le succès. Il a gravé la Galatée de Raphaël et son Adam et Ève, mais il est de cette école qui travestit trop souvent la simplicité magistrale de Sanzio en gentillesse moderne. Il a eu l’imprudence de regraver la Sainte Famille’qu’avait gravée Edelinck, et son œuvre n’a servi qu’à prouver combien Edelinck est un grand maître. M. Richomme laisse un jeune élève dont le talent est bien supérieur au sien, M. Sainte-Ève, qui, lui aussi et plus heureusement, consacre sa vie à la reproduction des œuvres de Raphaël. La mort de M. Richomme laisse à l’institut une place vacante que l’opinion publique, qui choisit quelquefois, dit Tacite, décerne à M. Henriquel-Dupont. M. Dupont est un de ces rares graveurs qui savent passionner le cuivre, et tout ce qui sort de ses mains respire une fleur de sentiment tous les jours moins comme chez ceux qui tiennent le burin.


F. F. C.


  1. Les douanes intérieures sont déjà supprimées depuis quelque temps. Cette mesure est le corollaire naturel de la réforme douanière ; mais, combinée avec le maintien momentané des anciens tarifs, elle donne à la contrebande un encouragement énorme.
  2. Voyez la livraison du 1er  juin 1847.