Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1900

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Chronique n° 1643
30 septembre 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre.


Le 22 septembre 1900 ne restera probablement pas une grande date de notre histoire : il a été marqué par le banquet des maires, banquet monstre et comme on n’en avait encore jamais vu, puisqu’il comprenait plus de vingt mille personnes, mais dont le trait le plus remarquable a été précisément celui-là. La réunion a eu lieu dans le jardin des Tuileries : les deux tiers des municipalités de France y étaient représentés. Un temps admirable a donné plus d’éclat à cette fête. Tout s’y est d’ailleurs parfaitement passé, et il y a lieu de croire que les nombreux convives de M. le Président de la République garderont un bon souvenir de l’accueil qui leur a été fait. Ils ont d’ailleurs exprimé leur satisfaction de la manière la plus significative. La gaieté et la cordialité n’ont pas cessé d’être de la partie, et M. Loubet, lorsqu’il est passé le long des tables, a été l’objet d’ovations sympathiques, qui ont pris un caractère encore plus expressif lorsqu’il est monté en voiture pour regagner l’Elysée. Pendant deux jours, il a dû consacrer son après-midi à recevoir les maires de France qui, venus quelquefois de si loin pour le saluer, ne voulaient pas quitter Paris sans l’avoir vu de près et sans lui avoir serré la main. Sans exagérer l’importance de cette manifestation, il faut la reconnaître. Évidemment, la République n’a rien perdu de sa force dans le pays : elle y est aussi solidement assise qu’elle l’a jamais été. Quant à la personne de M. Loubet, les attaques d’un certain nombre de journaux l’ont laissée intacte, c’est-à-dire respectée. Il est bon qu’on le sache au dehors, où les choses se déforment si facilement dans des imaginations parfois peu bienveillantes, et où on use si volontiers contre nous des armes que nous forgeons nous-mêmes dans l’intérêt de nos querelles de famille. La manifestation du 22 septembre a été à ce point de vue, particulièrement démonstrative. Le langage de M. le Président de la République a été l’objet d’une approbation générale, et assurément méritée, au point que les nationalistes eux-mêmes s’en sont déclarés satisfaits. Leur satisfaction n’est pas ici pour nous déplaire. Il faut laisser M. le Président de la République en dehors de nos querelles. Chaque parti peut s’apercevoir à tour de rôle qu’il a intérêt à ne pas l’y mêler, et si le parti nationaliste s’en aperçoit aujourd’hui, c’est tant mieux.

Les journaux ont déjà tant parlé du discours de M. Loubet, ils l’ont tant commenté, ils en ont tiré, parfois dans des sens divers, tant de conséquences imprévues, que nous arrivons un peu tard pour en dire nous aussi quelques mots. Il a été remarquable par ce qu’il contenait et par ce qu’il ne contenait pas. Il contenait des pensées d’union, de concorde, d’apaisement ; il ne contenait la glorification d’aucune politique particulière, pas même de celle du ministère actuel. Il y avait longtemps qu’on n’avait pas entendu un discours officiel où il ne fût pas question de la défense de la République et de l’impérieuse nécessité d’y tout subordonner, d’y tout sacrifier, même les plus précieuses libertés publiques. Comment cette lacune n’aurait-elle pas été signalée ? Pour en bien comprendre l’intérêt, il faut se rappeler tout ce qui avait immédiatement précédé. Depuis quelques jours déjà, le succès de la journée du 22 septembre était assuré, et on cherchait, dans certains milieux, à l’escompter au profit d’une politique déterminée et des hommes qui la représentent. Le banquet du 22 septembre devait être l’éclatante consécration de la politique de M. Waldeck-Rousseau et de ses collègues, faite avec une autorité sans pareille par la France municipale. Il semblait que les vingt-deux mille maires qui venaient à Paris y étaient surtout attirés par le désir de manifester en faveur d’un cabinet qui avait sauvé la République des plus grands périls ; et le cabinet devait sortir de cette apothéose, — on a écrit le mot, — avec une auréole au front. Or, M. le Président de la République a pris soin de dire : « En répondant à notre invitation avec tant d’empressement, messieurs, vous n’avez voulu ni adhérer à un programme de parti, ni donner à quelques hommes politiques le plaisir de voir leurs amis réunis autour d’eux. » Ces paroles ont coupé court à toute tentative ultérieure d’accaparer pour le ministère une manifestation qui avait un caractère simplement républicain. Mais le souvenir des tentatives antérieures persistait. A partir de ce moment, les amis du ministère ont été suffisamment occupés à défendre le Président de la République de toute intention hostile à son propre gouvernement. Ils ont raison sans doute. La presse indépendante et libérale n’a jamais dit que M. Loubet ait voulu se séparer publiquement de ses ministres, et encore moins de les désavouer. Mais qu’il ait voulu s’en distinguer, c’est ce qu’on ne saurait contester non plus. Son discours a été un discours présidentiel et non pas un discours ministériel : c’est en cela qu’il a plu.

Un passage en a beaucoup frappé : c’est celui où M. Loubet a parlé, en termes un peu voilés, mais pourtant assez clairs, de la possibilité de réviser la Constitution. On ne s’attendait pas à ce que M. le Président de la République prît lui-même cette demi-initiative, et la discrétion avec laquelle il l’a fait n’a rien enlevé à la netteté de l’intention. Ce n’est pas le moment de nous prononcer sur la révision : en principe, elle nous laisse sceptique. Croyant infiniment peu à la vertu de la lettre écrite en matière constitutionnelle, l’importance d’un article mis à la place d’un autre ne nous touche pas beaucoup. On pourrait les changer tous, ou presque tous, sans avoir rien fait d’utile, si on ne changeait pas en même temps les circonstances, les mœurs et les hommes. La France est le seul pays du monde qui fasse et refasse indéfiniment des constitutions ; elle ne s’en porte pas mieux. C’est un remède dont l’efficacité n’a pas été démontrée par l’expérience : mais, comme il inspire encore confiance à beaucoup de nos compatriotes, et même aux plus distingués, nous n’en voulons pas trop médire. Il serait d’ailleurs cruel de leur enlever cette espérance sans en avoir une autre à leur offrir. Pour en revenir à son discours, M. Loubet ne s’est pas expliqué sur la manière dont il entendait éventuellement qu’on révisât la Constitution, et nous ne nous chargeons pas de pénétrer sur ce point toute sa pensée. M. de Vogué a écrit autrefois, dans cette Revue, un article que nous n’avons pas oublié, en vue de prouver, — et il l’a prouvé avec évidence, — qu’il y avait dans la Constitution actuelle des ressources nombreuses dont on n’avait encore fait aucun usage : peut-être suffirait-il de les mettre en œuvre pour donner une allure imprévue à l’activité du mécanisme constitutionnel. Sans nier qu’au train dont marchent les choses, la révision puisse tout d’un coup, à un détour du chemin, s’imposer à nous comme une fatalité inéluctable, nous aimerions qu’on fît un essai complet de notre Constitution avant de s’occuper à la changer. L’opération aurait quelque chose de plus simple, et qui sait si elle ne nous dispenserait d’en poursuivre une autre, qui ne serait ni sans difficultés, ni sans périls ? M. Loubet a d’ailleurs parlé très sensément. Le monde contingent où nous vivons ne comporte rien d’absolu, et les constitutions n’ont rien d’immuable. On peut toujours les modifier, soit en bien, soit en mal. Elles se modifient même à l’usage, sans qu’on ait besoin pour cela de Congrès ou de Constituante, par suite d’une loi générale qui s’applique à tout ce qui vit. Notre Constitution s’est beaucoup modifiée déjà. Quoi qu’il en soit, M. Loubet, en ne fermant pas la porte à toute révision, a désarmé certaines hostilités. Il s’est attiré les félicitations de quelques-uns de ses adversaires de la veille, sans mécontenter personne, ce qui est un double résultat. Son discours aura-t-il d’autres suites ? La politique qu’il y a indiquée pré-vaudra-t-elle dans la pratique ? Cela est plus douteux. Si les choses continuent d’évoluer dans le sens radical et socialiste, le souvenir même de la journée du 22 septembre ne tardera pas à s’estomper dans les ombres du passé. Le gouvernement de la République est peut-être celui de tous qui a été le plus habile à nous donner des fêtes éclatantes. C’est un décor lumineux ; mais la pièce qu’on y joue nous intéresse encore davantage. Elle dure et se prolonge pendant que le décor pâlit et s’efface. Le banquet des maires est d’hier : nous avons aujourd’hui un mouvement préfectoral qui est un acte de combat, et, — ce qui est infiniment plus grave, — un décret et des mesures par lesquelles M. le ministre de la Guerre désorganise l’École de Saint-Cyr. C’est un triste lendemain !

Pour être complets, nous devons dire un mot du banquet qui n’a pas eu lieu à l’Hôtel de Ville : incident malheureux, dont la conséquence a été de mettre le Conseil municipal de Paris et le gouvernement à l’état d’hostilité déclarée. Il semble bien que, des deux côtés, on ne cherchât qu’une occasion ou un prétexte de prendre résolument cette attitude ; mais le Conseil municipal n’a pas été bien inspiré dans la manière dont il a procédé. C’était de sa part une pensée toute naturelle et parfaitement convenable que d’organiser un banquet à l’Hôtel de Ville le lendemain de celui des Tuileries. L’espace manquait pour réunir plus de vingt mille personnes : il fallait se borner, et n’inviter que les maires des grandes villes de France et de l’étranger, car le Conseil municipal avait eu l’idée, excellente en soi, d’associer aux représentans de nos municipalités françaises ceux de plusieurs municipalités du dehors. Mais, parmi les éliminations qu’on était condamné à faire, il était inadmissible que le Président de la République et les membres du gouvernement fussent compris. Le Président de la République a bien été invité : seulement il l’a été tout à la dernière heure, et sans ses ministres, ce qui ne lui permettait en aucune manière d’accepter l’invitation. Le bureau du Conseil municipal, présidé par M. Grébauval, a eu le tort d’oublier que, dans une cérémonie pareille, le gouvernement est une espèce d’entité politique indépendante des personnes qui le composent. M. Waldeck-Rousseau, pour ne parler que de lui, n’est pas M. Waldeck-Rousseau : il est le président du Conseil des ministres. Ce n’est pas la politique qui est en cause, mais le protocole. En renversant les termes de cette proposition, le Conseil municipal a posé une question politique, et cela dans les termes les plus aigus. Dès lors, on sait ce qui s’est passé. La plupart des maires invités ont refusé publiquement de prendre part à l’acte de parti auquel on voulait les associer, les uns parce que leurs opinions personnelles les en détournaient, les autres parce qu’ils jugeaient la démonstration intempestive. Le nouveau Conseil municipal de Paris a eu, dès le premier jour, une déplorable tendance à imiter ses devanciers. Au lieu de faire ce qu’on attendait de lui, c’est-à-dire de la bonne administration, sage, économe et surtout tolérante, il a voulu jouer ail gouvernement à côté du gouvernement officiel, et contre lui. Si un pareil précédent avait pu s’établir, est-il besoin de dire quelles en auraient été les conséquences ? Mais le Conseil municipal, ou du moins son bureau, n’avait oublié qu’une chose, que le gouvernement au contraire se rappelait fort bien : c’est que le maire de Paris est le préfet de la Seine et que, en dehors des sessions, le bureau du Conseil municipal n’est rien du tout. M. le ministre de l’Intérieur, juriste éminent, aurait pu, dès la première minute, avertir M. le président du Conseil municipal qu’il faisait fausse route ; peut-être de même l’aurait-il dû : il a préféré le laisser s’engager à fond dans une impasse, et lui réserver au bout une surprise de sa façon. En conséquence, quelques jours à peine avant le banquet, M. le préfet de la Seine et M. le préfet de police, invités tardivement et comme par repentir, ont fait savoir à M. Grébauval qu’il n’avait aucune qualité pour leur adresser des invitations, et que celles-ci, pour être correctes, devaient être faites par la Préfecture. L’usage, dans les solennités de ce genre, est d’associer le président du Conseil municipal au préfet de la Seine ; ils signent l’un et l’autre les invitations ; mais jamais encore le premier n’avait émis la prétention d’agir seul et indépendamment du second. Il était réservé à M. Grébauval de renchérir sur ses devanciers. Les lettres qu’il a reçues de M. le préfet de la Seine et de M. le préfet de police l’ont rappelé en termes fort secs à rester dans les limites de ses fonctions. Le dernier coup était porté. Le bureau du Conseil municipal a accusé le gouvernement d’avoir fait échouer son banquet, ce qui, si l’on prend les choses au pied de la lettre, n’est pas exact. La faute initiale et finalement irréparable appartient à M. Grébauval et à ses collègues du bureau : le gouvernement n’a fait qu’en profiter et en jouer. Le banquet était déjà bien compromis lorsque la Préfecture est intervenue, et peut-être son intervention a-t-elle été plus utile que nuisible au Conseil municipal, puisqu’elle lui a fourni un prétexte pour tout décommander. Il n’aurait eu que quelques rares convives : encore ne lui en connaissons-nous qu’un, qui est M. Max Régis. Il faut désirer que cette leçon lui profite, et lui rappelle que les électeurs de Paris ne l’ont pas envoyé à l’Hôtel de Ville pour faire des manifestations politiques. C’est la seule morale à tirer de l’incident.


Il devient de plus en plus difficile de comprendre ce qui se passe en Chine, et peut-être n’est-ce pas seulement la faute de notre intelligence : jamais n’était encore apparu écheveau plus embrouillé. On n’a pas oublié, car l’histoire est d’hier, ce qui s’est passé en Crète à la suite de la guerre turco-grecque. La situation était assurément très compliquée, très confuse : pour la dénouer et l’éclaircir, on lui a appliqué cet instrument prestigieux qui s’appelle le concert européen. Aussitôt elle est devenue inextricable. Les amiraux se sont tirés d’affaire comme ils ont pu ; livrés à eux-mêmes, ils ont à peu près rétabli l’ordre et l’ont ensuite maintenu : mais les gouvernemens et les diplomates ont donné un spectacle d’impuissance si complet et si prolongé que l’Allemagne a fini par ne plus pouvoir y tenir. Elle s’est retirée du jeu : exemple à méditer.

Toutefois, cela ne l’a pas irrémédiablement dégoûtée du concert européen : elle s’est promis seulement, à la première occasion, de le conduire elle-même, se flattant que, dans ces conditions, l’harmonie ne manquerait pas de régner entre les puissances, et que l’accord parfait persisterait jusqu’au bout » Il suffisait que l’Allemagne tînt le bâton du chef d’orchestre, au lieu de se contenter, comme disait autrefois M. de Bulow, de jouer modestement sa partie de flûte au milieu d’instrumens plus sonores. L’empereur Guillaume a donc fait son affaire de la question chinoise. On connaît déjà les démonstrations auxquelles il s’était livré, ses discours retentissans, la nomination du feld-maréchal de Waldersee : son gouvernement nous ménageait une nouvelle surprise, qui vient de se produire sous la forme d’une proposition ferme adressée à tous les cabinets. On est tout d’abord tenté de remercier le gouvernement allemand de l’initiative qu’il a prise : peut-être, en cela, aura-t-il rendu service à tout le monde, s’il réussit, ce qui est douteux, à faire prendre à chacune des puissances une attitude tout à fait nette. Mais y réussira-t-il ? Pour en juger, — autant du moins que cela est possible, — il faut se reporter au texte même de sa proposition. En voici le passage essentiel : « Le gouvernement de l’Empereur considère comme condition préliminaire de l’ouverture des négociations diplomatiques avec le gouvernement chinois, que ce gouvernement livre les personnes reconnues comme véritables et premières instigatrices des crimes commis à Pékin contre le droit des gens. » A première vue, rien ne paraît plus convenable, et nous ne sommes pas surpris du bon accueil qui a été spontanément fait par la presse internationale à l’initiative de M. de Bulow ; la presse française s’y est même montrée particulièrement favorable ; mais, à la réflexion, on se demande si la proposition est aussi pratique qu’elle paraît légitime, et le doute entre aussitôt dans l’esprit.

Ah ! si nous tenions le gouvernement chinois enfermé à Pékin ; si nous pouvions agir sur lui d’une manière directe et par des procédés immédiats et effectifs ; enfin si son sort dépendait de nous, rien ne serait plus simple que de lui présenter l’exigence allemande sous forme d’ultimatum. S’il refusait de s’y soumettre, nous saurions du moins ce qu’il nous resterait à faire, et nous le ferions puisque nous en aurions les moyens. Malheureusement, la situation est tout autre. Nous sommes à Pékin ; mais le gouvernement chinois n’y est plus. Il est, dit-on, dans le Chansi, à Taï-yen-fou, et il paraît disposé à aller encore plus à l’est, encore plus au sud, dans le Chensi, et à s’y installer d’une manière définitive, nous laissant à Pékin négocier à notre aise avec le prince Tching et Li-Hung-Chang. Est-il bien sincère dans la résolution qu’il affecte de ‘construire un palais impérial à Singan-fou et de faire de cette ville la future capitale de l’Empire ? C’est ce que nous ne saurions dire encore ; mais cela est possible. Il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce que la facilité et la rapidité avec lesquelles les forces des puissances ont pu et pourront toujours arriver à Pékin, aient fait réfléchir le gouvernement chinois et l’aient amené à prendre une détermination dont l’influence sur l’avenir serait immense. Peut-être aussi ne faut-il voir là qu’une manœuvre politique destinée à agir sur le présent, c’est-à-dire sur les négociations, qui sans doute s’ouvriront bientôt. Nous ne connaissons pas assez la psychologie de l’âme chinoise pour savoir si l’abandon de Pékin, de la capitale traditionnelle, qui est comme la Rome de ce vaste empire, peut être le résultat d’une détermination sérieuse et irrévocable. Mais, dans une hypothèse comme dans l’autre, le gouvernement chinois échappe pour le moment à nos prises. Il s’est enfui, laissant entre nos mains sa vieille capitale comme un gage dont il s’applique à déprécier la valeur, et qui n’a peut-être pas effectivement toute celle que nous pourrions croire.

Telle est la situation : elle a inspiré très différemment la Russie et l’Allemagne. Il y a quinze jours, on était en présence d’une proposition russe ; on est aujourd’hui en présence d’une proposition allemande ; et on peut assurer sans exagération, en laissant les mots de côté pour aller au fond des choses, c’est-à-dire aux intentions politiques, qu’elles sont exactement le contre-pied l’une de l’autre. Pour peu que les propositions continuent de se succéder de la même manière, nous saurons bientôt quelle est la pensée de chacune des puissances, mais ce sera pour constater qu’il n’y en a pas deux qui soient d’accord. Le gouvernement russe, en proposant d’évacuer Pékin, adressait au gouvernement chinois une sorte d’invite à y rentrer, et il espérait que celui-ci y rentrerait en effet. Nous n’aurions pas osé l’affirmer, mais enfin on pouvait essayer. Il y avait là l’indication d’une politique claire, logique, dont les intentions finales étaient modérées, et qui, pour tous ces motifs, avait réussi à nous plaire. On en était là ; quelques puissances avaient adhéré à la proposition russe, et aucune à notre connaissance n’y avait opposé une fin de non-recevoir absolue. Il y en avait, comme l’Angleterre, qui attendaient, voulant sans doute voir venir. Elles ont vu venir de Berlin une proposition dont le but est d’imposer au gouvernement chinois une obligation qu’il n’accepterait peut-être pas, même s’il était à Pékin entouré de nos soldats, mais qu’il repoussera certainement dans l’état où sont les choses. Et alors qu’arrivera-t-il ? C’est ce que l’Allemagne a omis de dire dans la note qu’elle a adressée aux puissances. Ce côté de la question lui a paru pour le moment accessoire. Si on y insistait beaucoup, peut-être répondrait-elle que le maréchal de Waldersee est sur le point de débarquer à Takou, qu’il sera bientôt à Pékin, et que dès lors tout s’arrangera pour le mieux. Mais cette perspective n’est pas envisagée par tout le monde d’un œil aussi optimiste. Tranchons le mot : la proposition allemande conduit à la reprise inévitable et immédiate des hostilités. Quel en serait le terme ? Nul ne le sait : tout ce qu’on en peut dire, c’est que ce terme ne serait atteint que très loin de Pékin. Pékin n’aurait été que la première étape d’une guerre que le feld-maréchal de Waldersee dirigerait sans doute avec une supériorité digne de sa grande réputation militaire, mais qui pourrait être longue et nous ferait voir beaucoup de pays.

Aussi la proposition allemande, bien que le principe en soit séduisant, ne résoudra probablement pas le problème avec lequel les puissances sont aux prises. On ne sait pas encore quel accueil elle a reçu auprès des divers cabinets, à l’exception de celui de Washington. Le gouvernement américain y a répondu par un refus formel de s’y associer. La campagne pour l’élection présidentielle est déjà ouverte aux États-Unis : peut-être faut-il voir dans toutes les manifestations politiques qui viennent de ce pays, même lorsqu’elles s’appliquent à la Chine, le reflet des préoccupations intérieures dont tous les partis sont animés. Il n’était pas nécessaire, si on se place seulement au point de vue de l’action des puissances en Chine, de faire une réponse aussi cassante à la proposition de M. de Bulow, ni d’y en substituer une autre qui consiste à laisser au gouvernement chinois, « afin de lui donner l’occasion de se réhabiliter, » le soin de faire lui-même justice des auteurs des massacres. S’il y a eu de l’excès dans la note allemande, il y en a aussi, bien qu’en sens contraire, dans la réponse américaine. Il aurait suffi de demander à M. de Bulow quelle suite il comptait donner à son ultimatum, dans le cas assez vraisemblable où le gouvernement chinois refuserait de s’y soumettre : et l’entente à établir à ce propos aurait pris quelque temps. A voir la rapidité avec laquelle la proposition russe a disparu de la scène, il n’est pas interdit de penser que plusieurs autres s’y succéderont sans y laisser plus de traces, à commencer par celle de l’Allemagne. Il y a pourtant une différence sensible dans la manière de procéder des deux puissances. La Russie s’est contentée jusqu’ici d’exposer une politique ; d’après les dernières dépêches, elle commence seulement à l’exécuter, c’est-à-dire à évacuer Pékin ; mais pourquoi ne l’a-t-elle pas fait plus tôt ? Pendant plusieurs jours, elle n’a pas bougé, et les puissances qui avaient adhéré à ses suggestions n’ont pas bougé davantage. Un temps précieux a été perdu. Subitement, nous assistons à une volte-face. On assure, — la nouvelle demande toutefois à être confirmée, — que la Russie a pris possession de quelques territoires de la Mandchourie, ce qui serait en contradiction avec les assurances de désintéressement qu’elle avait données jusqu’ici. L’action allemande a un autre caractère. Avant même d’exposer une politique, l’Allemagne s’assure de tous les moyens de l’exécuter. Elle a commencé par envoyer le feld-maréchal en Chine, et ce n’est qu’au moment où il allait y arriver qu’elle a découvert son jeu et lancé sa proposition. De plus, soit par l’entraînement des circonstances, soit par suite d’un dessein préalable, les hostilités ont recommencé partout en Chine, et il ne restera au maréchal qu’à leur donner une impulsion plus vigoureuse : il le fera. Les fautes du gouvernement chinois, qui redevient agressif, brutal, massacreur même en présence des divisions et des hésitations des puissances, lui fourniront des prétextes. Dans quelques jours, il ne restera peut-être qu’un souvenir de la proposition de M. le comte de Bulow ; les événemens auront marché : mais ils n’auront pas marché dans un sens contraire aux vues allemandes si la guerre, rouverte sur une plus grande échelle et avec des forces plus nombreuses, a mis aux mains du maréchal de Waldersee le moyen de coercition qui nous manque aujourd’hui contre le gouvernement chinois. A coup sûr, il y aura des hésitations, des résistances même de la part de certaines puissances, et on aura de la peine à les faire marcher toutes du même pas : mais l’empereur Guillaume espère les entraîner par l’espèce de fougue qui est en lui, et aussi par le tourbillon des événemens qu’il aura provoqués et déchaînés. N’a-t-il pas dit un jour que son plan s’exécuterait de point en point ? Si cette prophétie se réalise, nous risquons d’être conduits, aussi bien les uns que les autres, beaucoup plus loin que nous ne nous sommes proposé d’aller.

Aussi est-il à craindre que le concert européen ne présente une fois de plus le spectacle d’anarchie et d’impuissance qu’il a déjà donné, et même que le caractère n’en soit plus pitoyable encore. D’abord, ce n’est pas seulement l’Europe qui est représentée en Chine ; il y a aussi les États-Unis et le Japon ; et plus le nombre des concertans augmente, plus le danger d’un désaccord s’accroît. En outre, nous opérons pour la première fois dans des régions démesurées et peu connues, au milieu d’un peuple qui nous est mille fois plus étranger par sa manière de sentir et penser que par la distance matérielle qui nous sépare de lui. Le problème d’Orient, quelque complexe qu’il soit, nous est devenu familier et ne saurait nous causer désormais beaucoup de surprises : il n’en est pas de même du problème d’Extrême-Orient. Enfin, depuis que la politique coloniale et commerciale de l’Allemagne a pris les développemens que tout le monde connaît, — sans parler du Japon et de l’Amérique mêlés étroitement pour la première fois à nos affaires générales, — des élémens nouveaux, dont quelques-uns sont très actifs et très énergiques, viennent encore compliquer les difficultés de la tâche commune. Quel que soit leur dévouement à cette tâche, chacune des puissances, — et comment en serait-il autrement ? — garde très éveillée la préoccupation de ses intérêts particuliers. Voilà pourquoi le prétendu concert est peut-être condamné à ne faire guère autre chose que du bruit. Quand une ou plusieurs puissances, après avoir reconnu l’analogie ou l’identité de leurs intérêts, se sont mises d’accord pour agir ensemble, leur actionna été généralement prompte et efficace : il n’en est pas de même quand elles se proposent d’agir toutes ensemble, et l’adversaire attentif, patient et subtil qu’elles ont en face d’elles ne manque pas de distinguer le point où commencent leurs dissidences. Il commence alors à ne plus les craindre autant. Faut-il le dire ? Le concert des puissances a surtout pour objet de leur permettre de se surveiller mutuellement, quelquefois de s’entraver. C’est la plus énorme machine qu’on puisse imaginer, mais la plus impropre à l’action, faite qu’elle est de rouages qui ont une tendance naturelle et presque invincible à fonctionner en sens contraires.


Nous ne pouvons que mentionner aujourd’hui, faute de place pour en parler comme il conviendrait, la dissolution de la Chambre des communes anglaise et de la Chambre des députés autrichienne. Il est impossible, dans des faits d’apparence analogue, de s’être déterminé par des motifs plus différens que ne l’ont fait les ministères des deux pays. En Angleterre, si le Parlement a été dissous une année environ avant le terme habituel, c’est parce que le ministère conservateur a jugé que la situation était aussi bonne pour lui, et probablement même meilleure qu’elle pourrait jamais l’être : tandis qu’en Autriche, c’est parce que la situation était devenue intolérable et la vie parlementaire impossible qu’il a fallu se résoudre à un parti assez semblable à un acte de désespoir.

Lord Salisbury est parfaitement sûr de retrouver sa majorité ; tout ce qu’il peut craindre, c’est qu’elle ne soit légèrement diminuée ; encore rien n’est-il moins sûr. Le courant de chauvinisme qui emporte l’opinion est si fort chez nos voisins, qu’en dépit de l’iniquité initiale de la guerre du Transvaal, malgré les fautes militaires qui y ont été accumulées, malgré tout ce qu’elle a coûté et qu’elle coûtera, l’opinion britannique restera fidèle à un gouvernement qui a flatté ses passions les plus violentes et qui se vante d’avoir reculé les frontières de l’Empire. M. Chamberlain le fait avec arrogance ; lord Salisbury y met une réserve de meilleur goût ; on sent, en les écoutant, que les deux hommes ont une autre origine. Mais le second a fini par accepter ou par subir la politique que le premier a su imposer, grâce à une volonté plus forte et plus rude, et tous les deux tendent aujourd’hui au même but. Ils l’atteindront sur le terrain électoral. Les chefs du parti libéral ne se font aucune illusion sur le dénouement d’une bataille où ils lutteront avec beaucoup de courage et d’honneur, non pas pour remporter une victoire impossible, mais pour maintenir leurs principes et leur drapeau. C’est seulement dans quelques années qu’on rendra aux uns et aux autres la justice qu’ils méritent. Le gouvernement montre lui-même, par la hâte un peu fébrile avec laquelle il court aux élections, qu’il considérerait comme imprudent de les ajourner à l’année prochaine ; non pas que la fortune des armes puisse aujourd’hui être changée, mais parce que la liquidation matérielle de la guerre sera pénible, lourde, onéreuse, et qu’il est préférable de ne pas attendre cette épreuve pour demander au pays sa confiance.

En Autriche, la situation a un caractère bien différent. Le gouvernement parlementaire y est en proie à la plus redoutable des maladies. Le pays lui-même, de quelque manière qu’il vote, est impuissant à l’en relever, puisque le caractère de la crise est que la minorité refuse de se soumettre à la loi de la majorité et y fait obstacle par l’obstruction, c’est-à-dire par la force. L’empereur a essayé successivement de tous les ministères : aucun n’a résolu une difficulté insoluble. Cela n’a servi qu’à gagner du temps. Si on a pu croire que le pays finirait par se lasser de ces agitations stériles et qu’il donnerait tort à ceux qui les ont suscitées, les premières manifestations de la lutte électorale font craindre qu’on ne se soit trompé. Ce sont les hommes les plus modérés des partis en présence qui se déclarent fatigués, découragés, dégoûtés, et qui désertent l’arène pour céder la place à de plus violens. Il n’y a pas de symptôme plus grave en politique. Aussi, l’avenir apparaît-il très incertain. Ni en Angleterre ni en Autriche, les élections ne semblent devoir modifier la situation présente, si ce n’est pour l’accentuer et l’aggraver C’est un inconvénient que l’Angleterre est de force à supporter, mais qui pourrait bien, en Autriche, sans mettre en péril, comme on le dit quelquefois, l’existence même du pays, modifier profondément les institutions qui le régissent, et substituer quelque combinaison nouvelle au dualisme dont la vertu semble épuisée, après plus de trente ans de paix intérieure et de liberté.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.