Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1905

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Chronique n° 1763
30 septembre 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 septembre.


L’entente s’est faite enfin entre l’Allemagne et la France au sujet du Maroc : il était temps, car la longueur des négociations commençait à énerver et même à inquiéter l’opinion. On ne comprenait pas qu’il fallût tant de semaines et tant de mois pour se mettre d’accord sur un petit nombre de points qui semblaient très simples, et nous avouons ne pas le comprendre encore. Mais enfin tout est bien qui finit bien : et tout a bien fini, puisqu’on nous a donné satisfaction en ce qui concerne l’organisation de la police sur la frontière algérienne. Là, en effet, était la pierre d’achoppement vraiment dangereuse entre l’Allemagne et nous. On l’a compris à Berlin, et la difficulté a été écartée. Dans l’avenir comme autrefois, la police de la frontière ne regardera que le Maroc et nous. La conférence n’aura donc pas à s’en occuper A partir du moment où il en a été décidé ainsi, une détente immédiate s’est produite et l’accord a suivi. Nul ne s’en réjouit plus que nous.

Notre droit était d’ailleurs évident, et il avait été reconnu par l’Allemagne elle-même. On se rappelle les lettres du 8 juillet dernier, échangées entre les deux gouvernemens, en vue de fixer les principes communs de leur politique : « souveraineté et indépendance du Sultan ; intégrité de son empire ; liberté économique, sans aucune inégalité ; utilité de réformes de police et de réformes financières dont l’introduction serait fixée pour une courte durée par voie d’accord international ; reconnaissance de la situation faite à la France au Maroc par la contiguïté, sur une vaste étendue, de l’Algérie et de l’Empire chérifien, et par les relations particulières qui en résultent entre les deux pays limitrophes, ainsi que par l’intérêt spécial qui s’ensuit pour la France à ce que l’ordre règne au Maroc. » Quoi de plus clair ? quoi de plus formel ? et nous ajouterons : quoi de plus complet ? Il y avait, en vérité, peu de chose à ajouter aux lettres du 8 juillet, et il semble bien que tel était le sentiment de M. Rouvier, puisque, en les présentant au parlement, il lui disait : « La Chambre se félicitera certainement de l’heureux résultat auquel ont abouti les négociations entre la France et l’Allemagne au sujet du Maroc, grâce aux sincères efforts de leurs gouvernemens.  » Dans un autre passage de sa déclaration, M. Rouvier se félicitait déjà que « l’accord si désirable fût enfin « réalisé.  » Il ne l’était pas encore, comme la suite l’a prouvé, et il a fallu près de deux mois de négociations, sans parler de l’intervention de nouveaux négociateurs qu’on a employés, comme des troupes fraîches, pour venir à bout de toutes les difficultés. Pourquoi cela ? Parce que les lettres échangées le 8 juillet avaient été suivies d’une déclaration par laquelle les deux gouvernemens convenaient « de faire donner au Sultan du Maroc des conseils par leurs représentans, d’un commun accord, en vue de la fixation du programme qu’il proposerait à la conférence sur les bases indiquées dans les lettres échangées.  » Et tout a été à recommencer !

Les négociations ont eu lieu dans un grand secret. Cependant, lorsque des négociations sont si longues, et qu’elles excitent par là, d’abord la curiosité, puis un peu de préoccupation, il est inévitable que le public, qui est aux écoutes, finisse par en apprendre quelque chose au jour le jour. On a su assez vite que les principales difficultés portaient sur le siège de la conférence et sur l’organisation de la police, soit à la frontière algérienne, soit même dans le reste du Maroc. On s’est cependant entendu assez vite sur le siège de la conférence. Les raisons que nous donnions, il y a quinze jours, pour que ce ne fût pas Tanger étaient trop bonnes pour ne pas faire impression sur le gouvernement allemand. Il a renoncé à Tanger : la conférence se réunira à Algésiras. On s’est entendu moins aisément sur l’organisation de la police. Nous avouons avoir été très étonné quand nous avons appris que l’Allemagne hésitait à admettre que la question de la police sur la frontière algérienne était déjà réglée ne varietur, et que la conférence n’avait rien à y voir. Que signifiaient donc les assurances qui nous avaient été données dans les lettres du 8 juillet ? Si, à ce moment, nous avions eu le moindre doute sur l’interprétation à y donner, nous n’aurions pas été plus loin avant d’avoir demandé et obtenu des explications. Notre situation sur la frontière est depuis longtemps définie par des arrangemens que le Sultan a faits avec nous dans la plénitude de sa souveraineté, et qui ne pouvaient pas être mis en cause. Il y a là quelque chose qui pour nous est sacré, et, pour les autres, intangible. Après soixante-quinze ans de luttes, d’efforts, de travaux politiques et militaires, nous sommes arrivés à établir, sinon toujours la tranquillité, au moins la sécurité de notre frontière. La France se révolterait si la politique nouvelle qu’on veut inaugurer au Maroc avait pour conséquence d’affaiblir en quoi que ce fût les résultats d’une œuvre où elle a dépensé sans compter son sang et son argent. Est-ce qu’on ne lui doit rien ? N’est-ce pas elle qui, au prix des plus grands sacrifices, a introduit la civilisation européenne dans le Nord de l’Afrique et a détruit à Alger le nid de pirates qui infestaient la Méditerranée ? Ce sont là des titres à une situation spéciale. Au surplus, nous l’avons dit, la question était réglée, et il n’y avait pas à revenir, fût-ce sous prétexte de donner à nos droits une consécration nouvelle et d’en mieux assurer l’exercice par un mandat dont nous n’avons nul besoin. Tout ce qui se passe sur la frontière algérienne, soit pour la protéger contre les incursions des Marocains nomades, soit pour la fermer à la contrebande de guerre, est notre affaire exclusive. Nous n’agissons d’ailleurs et nous ne continuerons d’agir que de concert avec le Sultan, et dans son intérêt aussi bien que dans le nôtre. Les puissances, quelles qu’elles soient, qui s’intéressent au Maroc ne pourraient se plaindre de notre action que si elle sortait des limites où elle s’est toujours enfermée, et se proposait autre chose qu’un but de police. Le jour où nous aurions manqué aux principes que nous avons posés de concert avec l’Allemagne et qui servent de garantie à la souveraineté du Sultan et à l’intégrité de son empire, on serait en droit de nous demander des explications : jusque-là, non.

Il semble bien cependant qu’on l’ait fait ou qu’on ait tenté de le faire, en quelque sorte au préalable. Ce sont là des discussions auxquelles nous ne pouvons même pas nous prêter. Tout ce que nous pouvons, c’est de mettre officieusement et amicalement l’Allemagne, si elle le désire, au courant de ce que nous faisons sur une frontière qui, à beaucoup d’égards, ou sur beaucoup de points, n’en est pas une, qui ne ressemble à aucune autre, qui est inévitablement un peu flottante et ne peut être protégée que par des moyens particuliers ; et l’Allemagne a trop de bon sens pour ne pas être frappée de ces considérations. Elle l’a été sans doute au cours des négociations ; mais alors elle a paru croire que, si on nous faisait des concessions sur ce point, nous devions en faire sur d’autres. On ne nous a fait aucune concession sur la frontière : nous y avons invoqué un droit absolu. La reconnaissance de ce droit ne saurait nous amener, encore moins nous obliger à renoncer à un autre. Nos droits sont partout à la mesure, de nos intérêts légitimes. Ici encore, nous nous reportons à l’accord du 8 juillet, dont les termes sont notre Evangile politique. Il reconnaît l’intérêt « spécial » que nous avons à ce que l’ordre règne dans l’Empire du maghzen. Le mot « spécial » y est en toutes lettres, et il caractérise l’intérêt que nous avons au maintien de l’ordre, non plus seulement sur la frontière, mais dans tout le Maroc. Nous ne pouvons donc renoncer à rien sur un point quelconque de l’Empire chérifien, et personne ne peut nous demander de le faire, — l’Allemagne moins que personne, puisqu’elle a signé avec nous l’accord du 8 juillet. Ces velléités n’ont d’ailleurs pas laissé de traces dans l’arrangement final du 28 septembre.

En défendant notre droit, nous avons défendu celui de la conférence. On le sait, nous n’avons pas désiré la conférence ; nous ne l’avons pas provoquée ; mais, quand nous l’avons acceptée, nous l’avons fait 1res loyalement. Nous entendons par là que, sous la réserve formelle des principes si souvent énumérés et que nous venons de rappeler une fois de plus, la conférence est libre, et que chacun, en y entrant, conserve sa pleine liberté. Si les négociations entre la France et l’Allemagne ont duré trop longtemps, c’est parce qu’on a voulu faire, au moins en partie, l’œuvre de la conférence. On s’est finalement borné, conformément à la déclaration annexe du 8 juillet, à déterminer les conseils que les représentans des deux puissances devaient donner au Sultan en vue de la fixation du programme qu’il proposerait aux délibérations des puissances. Que ne s’en est-on toujours tenu strictement là ? On se serait épargné bien des embarras. Il s’agissait, à l’origine, de donner quelques conseils au Sultan, et, peu à peu, à la suite de nous ne savons quelle déviation, on s’est laissé entraîner à faire entre soi des accords nombreux et précis dont le moindre défaut était d’être inutiles. Dieu sait toute l’ingéniosité que M. le docteur Rosen et M. Révoil ont dépensée dans cette tâche ! Et ils n’ont pas pu s’entendre ! L’affaire a été portée à Berlin, où elle s’est heureusement dénouée entre le prince de Bülow et M. Bihourd. Nous avons pu enfin respirer.

Le Maroc, malgré tout le mal que l’Allemagne se donne pour lui, est d’un si faible intérêt pour elle, qu’il faut bien chercher ailleurs les causes déterminantes de son effort. L’ayant déjà fait, nous nous bornerons aujourd’hui à indiquer brièvement les liens qui rattachent la question marocaine à la situation générale actuelle.

Diverses considérations devaient déterminer l’Allemagne à conclure, après avoir tiré de nous tout ce qu’elle pouvait en tirer. On a dit que M. Witte, qui vient de passer quelques jours en France et en Allemagne, qui a vu M. Rouvier et M. de Bülow, M. Loubet et l’empereur Guillaume, avait parlé utilement dans le sens de la conciliation. Cela est possible et même probable. M. Witte, qui est un homme de beaucoup d’esprit et de jugement, ne saurait se méprendre sur les inconvéniens qu’aurait pour son propre pays une tension prolongée dans les rapports de la France et de l’Allemagne. La Russie a besoin d’argent : elle doit donc désirer que ceux qui peuvent lui en prêter n’aient pas la préoccupation de savoir s’ils ne feraient pas mieux de le garder pour eux à tout événement. Nous sommes convaincu que M. Witte a tenu partout un excellent langage, — excepté peut-être, quelquefois, dans ses confidences à des journalistes, — mais ce n’est pas à son influence seule qu’il faut attribuer la détente heureuse qui s’est produite entre Paris et Berlin. Le gouvernement allemand n’a jamais voulu pousser les choses aux dernières extrémités entre lui et nous : s’il l’avait voulu, il aurait eu tout intérêt à le faire plus vite. Au surplus, personne n’a le droit de lui attribuer d’aussi noirs desseins. Si l’entente finale s’est faite, c’est parce que l’état antérieur avait assez duré. Il n’aurait pu que s’aggraver s’il avait duré davantage, et encore bien plus s’il avait abouti à une impossibilité de se mettre d’accord. On l’était le 8 juillet : que serait-il arrivé si on avait cessé de l’être à la fin de septembre et si tant de bonne volonté, dépensée de part et d’autre, l’avait été en pure perte ? La conférence, à supposer qu’elle se fût réunie quand même, se serait ouverte sous de fâcheux auspices, et chacun y serait venu avec des préoccupations. Nous avons pleine confiance dans la conférence, et nous sommes tout disposés à remettre notre cause entre ses mains ; mais, si les dissentimens qui se sont produits avant qu’elle s’ouvrît s’étaient produits au cours des séances, ou si de nouveaux conflits qu’on n’aurait pas prévus venaient à s’y produire encore, il pourrait y avoir des surprises pénibles. Le caractère diplomatique de la conférence donne, au surplus, à tous ceux qui y prendront part la garantie que leurs intérêts n’y seront pas lésés, puisque toutes les décisions doivent être prises à l’unanimité et que l’opposition d’une seule puissance peut tout mettre en suspens, ou même en échec. Mais un avortement serait peut-être encore plus grave à la suite de la conférence qu’il ne l’aurait été avant et on a eu raison de faire tout ce qui était possible pour y échapper. L’Europe a besoin aujourd’hui, non seulement de paix matérielle, mais de tranquillité d’esprit, de sécurité pour le présent et pour l’avenir prochain. La manière personnelle dont l’empereur Guillaume est intervenu dans l’affaire marocaine, après avoir paru longtemps s’en désintéresser, a fait naître dans les esprits quelque trouble qu’il importe de dissiper, et on ne peut le faire que par une entente sincère entre l’Allemagne et nous. Quoi qu’il arrive, nous pouvons prendre le monde à témoin que nous n’avons rien négligé pour qu’il en fût ainsi. Nous n’avons reculé devant aucun sacrifice d’amour-propre, et, pourtant, on nous en a imposé quelques-uns qui ne laissaient pas d’être pénibles. Nous sommes allés dans les concessions aussi loin que nos intérêts vitaux et notre honneur, que nous ne confondons pas avec l’amour-propre, nous le permettaient. Nous avons conscience d’avoir par-là bien mérité de tous.

Nous avons parlé de la Russie à propos de M. Witte. La Russie a besoin plus que personne peut-être de recueillement et de repos pour panser ses blessures, reconstituer son matériel militaire, opérer ses réformes intérieures. M. Witte est trop perspicace pour ne pas le savoir, et, s’il a agi à Paris et à Berlin dans le sens de la conciliation, c’est un nouveau service qu’il a rendu aussi à son pays. Il semble s’être donné à tâche d’aller plus loin et d’amener un rapprochement plus complet, plus étroit, entre l’Allemagne et nous. C’est là un projet de longue haleine et qui, à supposer qu’il existe vraiment, appelle trop de réflexions diverses pour que nous nous y livrions aujourd’hui. Nous n’en dirons qu’un mot, c’est que M. Witte a paru chercher, dans les propos qu’il a tenus, à nous entraîner du côté de l’Allemagne en nous montrant la Russie déterminée à y aller elle-même. Quelque importans que soient ces propos dans sa bouche, nous ne nous y arrêterions pas bien longtemps s’ils ne correspondaient pas à d’autres qui nous reviennent de plusieurs côtés.

Réunir la Russie, l’Allemagne et la France en un même faisceau est une idée déjà ancienne dans certains milieux allemands, et qui y est tombée de très haut. Pour la réaliser, si elle est réalisable, il faut d’abord que l’alliance franco-russe soit maintenue : c’est par elle, en effet, que la Russie peut avoir prise sur nous. Aussi, quand elle déclare souhaiter le maintien de l’alliance, l’Allemagne parle en toute sincérité : comment pourrait-elle s’immiscer dans cette alliance, sous une forme quelconque, si elle ne continuait pas d’exister ? M. Witte affirme donc qu’elle existe toujours, qu’elle est restée ce qu’elle était : seulement beaucoup de choses ont changé autour d’elle. Laissons la parole à M. Witte lui-même ; mieux vaut reproduire sa prose familière ; voici comment il s’est exprimé dans une conversation avec un rédacteur du Temps : « Vous me dites qu’on a en France l’impression d’un rapprochement russo-allemand. Comment voulez-vous que ce rapprochement n’existe pas ? L’empereur Guillaume, au cours de la guerre, a été, vis-à-vis de la Russie, plus que correct, tout à fait gentil. En toute occasion, il a affirmé et prouvé son désir de ne nous causer aucun embarras, de nous aider même autant qu’il dépendait de lui, de nous éviter toute complication. Quand on est dans la peine, on est sensible aux bons procédés. Ce fut notre cas. Et par contre, je le dis franchement, l’attitude d’une partie de l’opinion française, depuis dix-huit mois, nous a désagréablement affectés, surtout après une série de manifestations russophiles, auxquelles, dans les années précédentes, on se livrait à tout propos, voire même hors de propos. Toutefois, je le répète, l’essence des relations entre la Russie et la France n’est pas modifiée. Je ne dis même pas que les sympathies soient diminuées. Je note seulement que les sympathies russo-allemandes se sont accrues. Quand de deux quantités l’une augmente et l’autre reste stationnaire, on a l’impression que la seconde diminue. Il n’en est rien cependant. Cette comparaison explique ma pensée quant à l’impression produite. A considérer le fond des choses, l’alliance franco-russe demeure conforme à l’intérêt des deux peuples. À cette alliance, il n’y a rien de changé, et il n’y faut rien changer. C’est mon opinion sincère.  » Tel a été le langage de M. Witte : ne valait-il pas la peine d’être reproduit intégralement, avec sa physionomie propre, ses réticences, ses sous-entendus, ses insinuations, ses affirmations ?

Il s’en dégage un reproche à notre adresse : l’avons-nous mérité ? Nous voulons croire qu’il provient de ce qu’on appelle un dépit amoureux, et expliquer par-là l’extrême disproportion qu’il y a entre ce que M. Witte exige de nous et ce dont il se contente de la part de l’Allemagne. Combien n’est-il pas plus sensible, plus susceptible, plus difficile d’humeur quand il s’agit de la France ? Il entend les moindres mots qu’on y prononce, même à demi-voix, mais il n’entend pas les bruits plus rudes venus plus d’une fois de l’autre côté du Rhin. C’est évidemment la marque d’une amitié d’autant plus exigeante qu’elle est plus vive. Nous pourrions, sans cela, être étonné que M. Witte ait été si « désagréablement affecté » de l’attitude d’une partie de l’opinion française, tandis qu’une attitude encore plus désobligeante, chez une partie encore plus considérable de l’opinion allemande, a été par lui inaperçue : il y était sans doute indifférent. Un article du dernier journaliste parisien l’atteint au cœur : mais un discours de l’empereur Guillaume sur les vices congénitaux de l’armée russe n’atteint même pas ses oreilles. Aussi nous gardons-nous de réclamer. Mais ce n’est pas seulement l’opinion que M. Witte met en cause. S’il ne dit rien de notre gouvernement, et cet oubli étonne, il parle beaucoup du gouvernement allemand, et surtout de l’empereur, qui a été si « gentil,  » et qui a fait tout ce qui dépendait de lui pour ne causer aucun embarras à la Russie, — ce qui est, on en conviendra, le minimum de la « gentillesse,  » — et pour détourner d’elle toute complication. Loin de nous la pensée de contester les mérites de l’empereur Guillaume : il a fait effectivement ce qui dépendait de lui, et il a permis à la Russie de dégarnir sa frontière en lui promettant qu’il n’en abuserait pas. Il a eu, à l’égard de ses voisins de l’Est, une attitude parfaitement amicale et loyale ; cela est hors de doute. Mais nous… ? Personne n’aura même l’idée de remarquer que nous avons « affirmé et prouvé notre désir de ne causer aucun embarras » à la Russie. Cela, en effet, n’avait besoin d’être ni prouvé, ni affirmé ; cela allait de soi. Pour le reste, n’avons-nous pas aidé la Russie autant qu’il dépendait de nous, et n’a-t-il pas dépendu de nous de l’aider quelque peu ? N’avons-nous pas fait en sorte de lui « éviter toute complication ?  » Ne nous sommes-nous pas exposé à des reproches, et peut-être à quelque chose de pis, pour faciliter le voyage de son escadre ? Si tout cela est oublié, il ne nous sied pas de le rappeler. Rien n’est de plus mauvais goût que de parler, même à des amis, des services qu’on a pu leur rendre, et nous laissons à l’histoire le soin d’établir un bilan qui serait ici très déplacé. Qui sait pourtant si ce n’est pas parce que tout le monde n’a pas imité cette discrétion, que certains services se sont si fortement incrustés dans la mémoire de M. Witte, et que d’autres ont glissé sans y pénétrer ? C’est un grand art que celui de se faire valoir, M. Witte nous donne là une leçon que nous avons probablement méritée.

Mais si, pour employer sa comparaison, des deux quantités que représentent les sympathies de la Russie envers l’Allemagne et envers la France, la première a augmenté, tandis que l’autre est restée stationnaire, ce n’est pas dans l’attitude des deux pays, ni surtout des deux gouvernemens pendant la guerre, qu’il faut en chercher la cause. Le cœur a ses raisons… Au surplus, laissons le passé et ne voyons que le présent. On ne nous cache pas, bien au contraire, qu’un rapprochement très réel s’est opéré entre la Russie et l’Allemagne, et on nous conseille le ralliement. Nous pourrions répondre que nous ne sommes pas vis-à-vis de l’Allemagne dans la même situation que la Russie ; nous n’en ferons rien. Nous avons le désir très vif d’avoir de très bons rapports avec l’Allemagne ; nous croyons même que nous venons de le montrer assez clairement.

Ce sentiment, qui, de notre part, est très sincère, est aussi très ancien. En dépit des souvenirs que certains événemens laissent profondément ancrés dans la mémoire de la génération qui y a assisté, nous avons toujours pensé que ce n’était pas là que nous devions chercher l’inspiration de notre politique quotidienne. Un pays, un gouvernement, doivent savoir ce qu’ils veulent : la guerre ou la paix. L’une et l’autre correspondent à deux politiques différentes entre lesquelles il faut choisir : vouloir les suivre toutes les deux à la fois est le contraire de toute politique. Nous sommes pour la paix, et nous devons, par conséquent, y conformer notre conduite dans le présent. Quant à l’avenir, il ne nous appartient pas ; il n’appartient à personne ; il appartient à Dieu, comme a dit un de nos poètes. Nous n’avons pas la prétention de le deviner, et encore moins de l’enchaîner. L’avenir sera ce que le présent le fera : nous invitons tout le monde à travaillera ce qu’il soit pacifique. Il faut pour cela se respecter mutuellement, ménager les intérêts les uns des autres, chercher en toutes choses les élémens par lesquels ils peuvent se concilier. Ce sont là les mœurs de la paix, et rien n’est durable que ce qui repose sur les mœurs. Aussi ne faut-il rien faire qui puisse les troubler. Nous permettra-t-on de le dire à Berlin ? Si on a cru pouvoir s’y plaindre de certains détails de notre politique, détails qu’il était facile de rectifier, le pays chez nous restait étranger à toutes ces choses qu’il ignorait, et il était devenu si pacifique que l’idée même de la possibilité de la guerre était sortie presque définitivement de son esprit. Il étendait sur le monde entier une bienveillance uniforme, et il avait la confiance naïve d’être partout payé de retour. On pouvait penser qu’à cet égard la France était bien changée ; on pouvait même s’en préoccuper ; mais qui s’en préoccupait ? Quelques personnes seulement. Le courant de la paix était si fort qu’il emportait tout : on ne songeait plus à la guerre, on n’y croyait plus. Eh bien ! la France est restée aussi résolument pacifique, mais elle s’est demandé si tout le monde au dehors l’était autant qu’elle, et si ce danger extérieur, qu’elle s’était plu à regarder comme un phénomène d’un autre âge, ne pouvait pas se représenter subitement au milieu de l’inquiétante confiance et du laisser-aller auxquels elle s’abandonnait. Cela a amené quelque modification dans les esprits. Ils n’ont pas changé de direction, mais ils se sont repliés sur eux-mêmes dans un recueillement plus attentif et plus avisé. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? A notre avis, c’est un bien. En tout cas, c’est un fait. La paix n’en est nullement menacée ; mais les conditions en sont mieux comprises qu’autrefois et les devoirs en sont plus virilement acceptés.

Quant à nos rapports avec l’Allemagne, il ne dépend pas de nous seuls de les rendre ce que nous voudrions qu’ils fussent. Le mot de rapport s’applique nécessairement à deux parties, parfois même à plus de deux. Nous ne pouvons être pour l’Allemagne que ce qu’elle sera elle-même pour nous ; et puisqu’elle a pris l’initiative de ramener nos rapports à ce qu’elle estime qu’ils doivent être, c’est à elle aussi de se rendre compte de la valeur et de l’efficacité des moyens qu’elle y a employés. Assurément la Russie peut l’aider à faire cet examen de conscience : peut-être cela vaudrait-il mieux de sa part que de faire publiquement le nôtre dans les journaux. Toutes ces œuvres, si recommandables, si utiles, ne réussissent jamais mieux que dans le silence. Ce dont on peut être sûr, en tout cas, c’est que, voulant la paix pour nous, nous la voulons pour les autres, et que ce n’est pas nous qui nous exposerons à la rompre en portant atteinte aux droits, aux intérêts ou à la dignité d’autrui.


A-t-elle été vraiment en péril entre la Suède et la Norvège ? Nous nous refusons à le croire, car la guerre entre elles aurait été fratricide. Évidemment, elles n’en voulaient ni l’une ni l’autre, mais on ne sait jamais comment tourne une affaire mal engagée, et les volontés les plus fermes dans la réflexion sont quelquefois très faibles quand elles se trouvent aux prises avec les entraînemens populaires. Aussi la conscience du monde entier, on peut le dire, a-t-elle éprouvé un vrai soulagement lorsqu’on a appris que l’entente était faite entre les deux pays, — puisqu’il faut maintenant dire les deux pays, — et que l’un et l’autre s’en montraient suffisamment satisfaits. Il est clair que la Suède ne peut pas éprouver une satisfaction complète, et même que le mot de satisfaction ne saurait s’appliquer au sentiment qu’elle éprouve. Le déchirement qui a eu lieu la laisse amoindrie, affaiblie, désemparée. Elle gardera longtemps de l’amertume de ce qu’elle appelle l’ingratitude de la Norvège. Elle ne se reconnaît aucun tort envers celle-ci et, en effet, elle n’en a aucun. L’incompatibilité d’humeur gâte tout entre deux conjoints parfaitement estimables l’un et l’autre, et qui s’estiment, mais qui ne peuvent pas vivre ensemble. Est-ce leur faute ? Le divorce seul peut dénouer une situation pareille. Toutefois, celui au détriment duquel le divorce est prononcé, même s’il a fini par s’y résigner de mauvaise grâce, en reste péniblement affecté. C’est le cas de la Suède. Mais enfin elle a donné son consentement après avoir fait accepter ses conditions, et tout s’est passé à l’amiable. Quant à la Norvège, sa joie est pour le moment sans mélange. Elle voulait être une nation autonome ; elle va l’être. Elle aura un gouvernement à elle, un roi sans doute, des ministres à l’étranger, des consuls, enfin tout ce qui constitue la souveraineté et qui la représente. C’est seulement plus tard qu’elle s’apercevra, comme la Suède, qu’elle est plus petite de moitié.

Nous n’entrerons pas dans le détail des conférences de Carlstad. Elles ont été interrompues un moment, et on a craint qu’elles ne fussent rompues. L’inquiétude a été grande : on s’est demandé ce qui allait advenir. Les commissaires se sont réunis de nouveau et ont fini par se mettre d’accord : nous aurions eu peine à comprendre qu’ils ne l’eussent pas fait. La question sur laquelle on s’est buté pendant quelques jours, celle des fortifications construites entre les deux pays, tenait plus à l’amour-propre qu’à des intérêts vitaux : elle devait prêter à une transaction. Les fortifications en cause n’auraient pas été assez fortes pour assurer l’indépendance norvégienne, qui a heureusement des garanties plus efficaces. On comprend toutefois que la Norvège y ait tenu comme à une représentation de sa souveraineté. La Suède, de son côté, pouvait y voir une menace, non pas bien terrible peut-être, mais importune, et on comprend aussi qu’elle en ait demandé la destruction. On a dit tout de suite que quelques-unes de ces forteresses, celle de Frederikstein par exemple, rappelaient de grands souvenirs historiques et avaient un caractère de vétusté vénérable qui ne permettaient pas à la Norvège d’en faire le sacrifice. Son refus a paru légitime : la presse universelle l’a approuvé. Mais, depuis, le roi de Suède lui-même a dit à un journaliste qui était venu l’interviewer, — les rois eux-mêmes aujourd’hui se montrent accessibles à l’interview, — que jamais la Suède n’avait demandé la démolition des forteresses historiques : il s’agissait seulement de celles qui étaient des ouvrages militaires modernes. Tout s’est arrangé. Certaines forteresses seront détruites, d’autres seront conservées, et parmi ces dernières est celle de Kongsvinger, à laquelle les Norvégiens tenaient beaucoup, parce qu’elle leur rappelle plusieurs épisodes de leur vie nationale : aussi, quand ils ont su qu’elle serait épargnée, ont-ils laissé éclater leur joie. Cette concession leur a été particulièrement sensible. Nous espérons d’ailleurs que les forteresses maintenues ne serviront jamais à rien, c’est-à-dire qu’il n’y aura jamais de guerre entre la Suède et la Norvège. Il a été décidé que les deux pays feraient un traité d’arbitrage au moyen duquel toutes les difficultés entre eux seront résolues pacifiquement. Puisse-t-il en être ainsi ! Aux termes de l’accord, y est-il dit, les deux États s’engagent à envoyer devant la cour arbitrale de La Haye les litiges qui ne concerneront pas l’indépendance, l’intégrité et les intérêts vitaux des deux pays. C’est la formule ordinaire : elle est fort peu obligatoire, puisque les deux États restent toujours libres de soutenir que l’objet de leur conflit n’y entre pas. On dit ensuite que, si un différend entre les deux États affecte les intérêts vitaux d’un des pays, il sera soumis à la Cour arbitrale, ce qui a l’air d’être en contradiction avec ce qui précède. S’agit-il des intérêts d’un seul des deux pays ? C’est un peu subtil. Enfin les différens relatifs à l’interprétation et à l’application du traité qui sera conclu à l’occasion de la dissolution de l’Union échapperont, eux aussi, au tribunal de la Haye : il est probable que cela comprendra encore beaucoup de cas. Mais il faut voir les choses dans leur ensemble et dans leur vérité. Le traité d’arbitrage entre la Suède et la Norvège ne peut pas échapper au caractère général des traités de ce genre qui n’empêchent la guerre que lorsqu’on ne veut pas la faire. L’arrangement se complète par certaines dispositions relatives au droit de pâturage des Lapons en Norvège, question très spéciale à laquelle les Norvégiens attachaient beaucoup d’intérêt. Là aussi on leur a accordé des satisfactions appréciables, en limitant l’exercice, du droit.

Tout cela sera soumis aux deux Parlemens ; après quoi on procédera officiellement et définitivement à la dissolution de l’Union. Elle sera notifiée aux pays étrangers, et la Suède, et la Norvège feront désormais deux États séparés. Quel sera le roi de Norvège ? Le roi de Suède n’a pas répondu à l’offre de la couronne qui lui avait été faite pour un de ses fils, et l’offre ne sera pas renouvelée. La république a des partisans ; elle aurait été une solution très acceptable pour un pays aussi profondément démocratique que la Norvège ; mais on a pensé sans doute que la Suède, ayant un roi, conserverait sur une république la supériorité qui vient des alliances de famille, et tout porte à croire que la. Norvège voudra aussi en avoir un. Toutes les chances aujourd’hui sont en faveur du prince Charles de Danemark, marié à une fille du roi d’Angleterre. La Norvège est libre de son choix : si elle s’arrête à celui-là, la France ne pourra en accueillir la nouvelle qu’avec sympathie. Nous rappelions récemment que la Norvège a été séparée du Danemark en 1814 à cause de la fidélité que ce dernier nous avait témoignée pendant les guerres napoléoniennes et du courage admirable qu’il avait déployé pour la défense de la liberté des mers. Comment, dès lors, n’applaudirions-nous pas au couronnement d’un prince danois à Christiania ? L’Angleterre y applaudirait aussi, ce qui montre à quel point tout est changé. Cette solution ne peut que convenir à nos sentimens particuliers.


Le traité anglo-japonais vient d’être publié. Nous en avions donné, il y a quinze jours, en réunissant les parties qui en avaient paru dans divers journaux, une analyse qui se trouve être parfaitement exacte. Il s’agit bien d’un traité d’alliance politique, militaire, économique, et il s’applique aux possessions du Japon en Extrême-Orient et à celles de l’Angleterre dans l’Inde. Il s’applique aussi au maintien de l’intégrité et de l’indépendance de la Chine. Une clause analogue a figuré dans d’autres traités où elle n’a pas eu beaucoup d’importance, mais elle pourrait bien avoir dans celui-ci plus de portée. C’est, on le voit, un vaste champ ! Le traité est conclu pour dix ans, et, naturellement, il pourra être renouvelé : il se prolongerait même de plein droit si on était en état de guerre au moment de l’échéance. Le point caractéristique de l’alliance est que l’Angleterre et le Japon se doivent leur appui mutuel, même contre une seule puissance, si l’un des deux est l’objet d’une agression non provoquée par lui. C’est, en somme, le traité d’alliance le plus formel, le plus étroit, le plus étendu que l’Angleterre ait conclu depuis longtemps. En le portant à la connaissance du gouvernement russe, l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg a été chargé d’attirer l’attention sur son caractère purement défensif. Enfin, dans la phrase finale de la dépêche du marquis de Lansdowne à sir Charles Hardinge, il est fait une allusion discrète, mais pourtant très nette, au fait que l’alliance nouvelle n’a pas été sans exercer quelque influence sur la conclusion de la paix à Portsmouth : et c’est ce que nous avions cru pouvoir aussi faire entendre.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.