Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1915

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Chronique n° 2003
30 septembre 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La Bulgarie arme ; elle mobilise. Contre qui ? Malgré des explications et des démentis, personne ne doute que ce soit contre la Serbie. Et armer contre la Serbie, c’est armer contre les Alliés. La Bulgarie et son roi nous ont causé trop de surprises pour pouvoir nous en causer encore de nouvelles : avec eux, il faut s’attendre à tout. L’attitude subite qu’ils viennent de prendre a causé seulement parmi nous un grand scandale. La Bulgarie doit tout à la Russie, beaucoup à l’Angleterre, et nous osons croire qu’elle doit aussi quelque chose à la France : ce sont les seules Puissances qui ont servi ses intérêts avec désintéressement et quelquefois même au détriment des leurs ; il serait plus difficile de dire ce qu’elle doit à l’Allemagne et surtout à l’Autriche ; quant à la Turquie, c’était hier le maître, le tyran, l’ennemi dont elle n’aurait jamais secoué le joug odieux sans les concours qu’elle a trouvés en Russie et dans l’Europe occidentale. Compter sur la reconnaissance des gouvernemens et des peuples a toujours été duperie, mais en toutes choses il y a une mesure : l’intérêt bien entendu en met une même dans l’ingratitude. C’est ce dont le roi Ferdinand ne paraît pas se douter. La leçon si méritée qu’il a reçue en 1913 n’a pas suffi à l’éclairer : il ne croit pas plus aujourd’hui qu’hier aux revanches de la morale. Au lieu de faire oublier la lourde faute qu’il a commise, sa seule préoccupation est de se venger de ses conséquences. Une occasion s’est offerte de les effacer à l’amiable et il n’a tenu qu’à lui d’en profiter : il a préféré recourir à la duplicité et à la force, moyens d’action qui se sont montrés une première fois insuffisans et qui pourraient bien l’être aussi une seconde. C’est son affaire : songeons à la nôtre. Les circonstances exigent de notre part, nous voulons dire de la part des Alliés, des résolutions rapides et des actes immédiats.

Le roi Ferdinand a trouvé dans M. Radoslavof un ministre digne de lui : maître et serviteur semblent avoir été faits l’un pour l’autre par une nature prévoyante. Jusqu’à ces derniers jours, on ne voyait que le ministre, il occupait seul le devant de la scène ; mais on se doutait bien que le Roi était tout près, dans la coulisse, et qu’il faisait mouvoir le personnage. Pendant quelque temps, il avait paru ne plus s’occuper de son gouvernement d’une manière directe et personnelle. Le coup brutal qui l’avait frappé en 1913 l’avait comme assommé. Mais sa pensée n’était nullement endormie ; il rongeait son frein et attendait son heure. Pendant ce temps, M. Radoslavof faisait figure de ministre dirigeant. Dans quel sens dirigeait-il, c’est ce qu’il était, à première vue, assez difficile de distinguer. Son application consistait à couvrir son jeu, à brouiller les cartes, à dire successivement blanc et noir, quand, même, il ne le disait pas à la fois. Il faisait alors ses confidences à des journalistes et ne leur cachait pas qu’il poursuivait conjointement deux négociations difficilement conciliables, l’une avec la Porte pour obtenir délie la concession territoriale du chemin de fer de Dédéagatch, l’autre avec les Alliés pour obtenir d’eux la Macédoine et Cavalla : son idéal, évidemment, aurait été de prendre des deux mains. Son art assez grossier était celui du maquignon qui marchande d’un côté pour se faire offrir une surenchère de l’autre. Et pour agir sur tous, il faisait valoir très haut la valeur de l’armée bulgare, qu’il disait reposée, réorganisée, bien encadrée, solidement armée, toute prête à l’action. Contre qui, c’est la seule chose qu’il ne disait pas et il déclarait même assez volontiers qu’il ne le savait pas encore, mais il ajoutait que la Bulgarie ne resterait sûrement pas neutre jusqu’au bout et qu’elle interviendrait au bon moment. Il parle aujourd’hui de la neutralité comme de la politique permanente de la Bulgarie : tel n’était pas alors son langage. On a pu croire depuis, — et c’est une opinion très soutenable, très vraisemblable même, — que tout cela n’était qu’un jeu et que M. Radoslavof, ou plutôt que le roi Ferdinand, avait sa résolution prise depuis longtemps. Plusieurs indices donnent à penser que ses engagemens avec les Puissances du Centre sont d’assez vieille date. Il avait éprouvé de l’autre côté des déceptions qui lui avaient été amères, au sujet par exemple d’un emprunt qu’il a voulu faire en France, au printemps de 1914, et qui lui a été refusé. On a dit que nous avions eu tort de ne nous être pas prêtés à cet emprunt et nous t’avons cru. A voir cependant l’usage qu’a fait la Porte de celui que nous lui avons concédé, on se demande si nous n’avons pas été plus prudens avec la Bulgarie qu’avec elle et la pensée reste hésitante. Quoi qu’il en soit, le roi Ferdinand a eu, ou a cru avoir des griefs contre nous et son ressentiment de l’échec de 1913 en a été augmenté et envenimé. Il a incliné de plus en plus vers l’Allemagne, et sans doute a-t-il fixé alors les bases de ses engagemens futurs.

Nous ne nous chargeons d’ailleurs pas de percer le mystère de sa pensée et de la négociation qui s’en est suivie. Le résultat seul nous est connu : la Porte a cédé à la Bulgarie une portion de territoire d’une étendue modeste, mais d’un intérêt considérable, puisqu’elle contient tout un faubourg d’Andrinople. On comprend que la Bulgarie ait été alléchée. L’a-t-elle été jusqu’au point d’aliéner sa liberté, il est difficile de le croire ; mais il l’est encore plus d’admettre que le territoire concédé ait été un don gratuit. On a pourtant essayé de nous le persuader. On a assuré à Sofia que la Bulgarie n’avait rien promis pour l’avenir et que la concession qui lui avait été faite était la simple rémunération de la neutralité qu’elle avait observée jusqu’alors : mais c’était demander à la crédulité humaine plus qu’elle ne peut accorder et personne n’a ajouté foi à une allégation aussi puérile. Faut-il donc choisir obligatoirement entre l’une ou l’autre de ces deux assertions, que la Bulgarie n’a pas pu se vendre pour si peu de chose et que la Porte n’a pas pu le lui donner pour rien ? En y regardant bien, elles ne sont opposées qu’en apparence ; elles peuvent être vraies toutes les deux. La Porte n’a certainement pas cédé sans compensation la rive droite de la Maritza et la Bulgarie est entrée résolument dans une politique dont nous ne connaissons que le premier acte, politique qui comporte pour elle, avec des engagemens que nous ignorons, des profits ultérieurs à joindre à ceux d’aujourd’hui, — si toutefois, comme nous l’espérons bien, des événemens qu’elle n’a pas prévus ne viennent pas à la traverse. Ce qui donne à penser que la situation n’est pas encore tout à fait mûre pour la Bulgarie, ou du moins qu’elle ne l’était pas il y a peu de jours, c’est qu’on s’est, à Sofia, appliqué à gagner du temps. On a amusé et berné pendant quelques jours la Quadruple-Entente sur la question de savoir si le traité avec la Turquie était signé, ou simplement convenu et paraphé. L’attention donnée à ces détails accessoires a généralement pour but de la détourner d’objets plus importans ; mais cette fois le but a été manqué, tout le monde a compris qu’on était en face d’une situation définitive.

Les Puissances alliées avaient néanmoins une dernière démarche à faire et, bien que les chances de succès en fussent très faibles, il fallait la tenter. On sait, et nous venons d’ailleurs de le rappeler, que, fidèle au principe qu’il convient d’avoir plusieurs cordes à son arc, la Bulgarie a négocié en même temps avec la Porte et avec nous. La Porte et derrière elle l’Allemagne prétendaient alors ne lui demander que sa neutralité : les Alliés lui demandaient davantage, à savoir son intervention à leur côté. La Bulgarie ne disait pas non, mais comme prix de son concours, elle revendiquait toute la partie de la Macédoine que le traité de 1913 a attribuée à la Serbie : puis Cavalla, Drama et Serès qui appartiennent à la Grèce. Quelle que fût l’énormité de ces demandes, les Alliés sont entrés en pourparlers avec la Serbie et la Grèce pour en obtenir les concessions que la Bulgarie exigeait, moyennant de larges compensations qui leur seraient attribuées ailleurs. Des efforts de persuasion ont été faits à Athènes et à Nich. Dans la première de ces deux villes, le résultat en a été négatif : la Grèce a déclaré nettement qu’elle ne céderait rien. Dans la seconde, il a été plus favorable : après la première et bien naturelle protestation de la Serbie, la raison politique l’a emporté chez elle ; M. Pachitch a été autorisé par la Chambre à faire les concessions nécessaires, et il les a faites dans une mesure qui n’est pas encore complètement connue, mais qu’on sait avoir été généreuse. Il ne s’en faut pas de beaucoup que la Bulgarie ait tout obtenu : si elle l’avait voulu, si elle le voulait encore aujourd’hui, la Macédoine serait à elle. Elle avait, à la vérité, une dernière prétention ; les promesses les plus formelles ne lui suffisaient pas ; elle demandait à occuper tout de suite les régions concédées. Il aurait fallu qu’à cette défiance si nettement avouée, les Alliés répondissent par une confiance sans mémoire et sans prévoyance, pour se prêter à cette nouvelle exigence. Le roi Ferdinand leur a appris qu’on ne saurait avec lui prendre trop de précautions et, puisqu’il demandait des garanties, on était en droit de lui en demander également. Le rendre plus fort contre la Serbie avant d’être bien sûr qu’il n’abuserait pas de cet avantage aurait été, de la part des Alliés, une imprudence dont on avait tort de les croire capables. Ils ont proposé une autre combinaison, à savoir d’occuper eux-mêmes la partie concédée de la Macédoine pour la remettre, le jour du règlement général, à ses possesseurs définitifs. Les ministres des Puissances alliées à Sofia ont demandé une entrevue à M. Radoslavof et lui ont fait leurs offres. Qu’on se rappelle que c’est M. Radoslavof lui-même qui avait demandé ce qu’on lui apportait. Les concessions obtenues étaient telles que, si la Bulgarie était encore libre, si elle n’avait pas pris ailleurs des engagemens définitifs, elle devait les accepter sans hésitation. M. Radoslavof a demandé le temps de réfléchir ; mais les événemens se sont précipités et ils ont été autrement clairs que ne l’avaient été jusqu’alors les propos du ministre bulgare et qu’ils ne l’ont été depuis. Ceux qui avaient encore quelques doutes sur ses intentions, ou plutôt sur celles du roi Ferdinand, ont été désabusés.

Ils auraient pu d’ailleurs l’être plus tôt, car, à certains symptômes, il était difficile de se tromper sur le but poursuivi par le gouvernement bulgare. C’est ainsi que le général Fitchef avait été remplacé par le général Savof au commandement général de l’armée. Les deux personnages sont connus. Le premier, homme réfléchi, pondéré, ennemi des aventures, ne se serait certainement pas prêté à une politique d’agression injustifiée : il s’y était refusé en 1913. C’est pourquoi on l’a remplacé par le second qui, après avoir joué un rôle honorable dans la guerre contre la Turquie en 1912, a compromis son nom en se faisant, après cette guerre, l’instrument du roi Ferdinand dans l’attaque perfide de la Serbie et de la Grèce. Depuis lors, le général Savof vivait dans une disgrâce apparente, toujours à la disposition du Roi quand il jugerait à propos de sortir lui-même de l’inaction pour quelque entreprise hardie, où les mêmes moyens que par le passé produiraient peut-être de meilleurs effets. Le retour du général Savof a paru être celui d’un oiseau de mauvais augure : tout le monde y a vu une intention qui commençait à ne plus se dissimuler. Quelques jours plus tard, M. Radoslavof recevait une députation chargée de lui remettre un mémoire des Arméniens odieusement persécutés en Turquie, traqués et massacrés comme au plus beau temps d’Abdul-Hamid. Ces malheureux, le sachant bien avec la Porte, sollicitaient son intervention auprès d’elle en vue d’adoucir leur situation effroyable : démarche un peu imprévue, qui montre l’idée qu’on se fait en Orient des rapports de la Bulgarie et de la Turquie. Ces ennemis d’hier et de tous les temps sont considérés comme étant devenus les meilleurs amis du monde. M. Radoslavof ne les a pas détrompés, mais, au lieu de parler d’eux et de l’intérêt que mérite leur infortune, il a profité de l’occasion pour faire savoir au monde que le traité bulgaro-turc, s’il n’était pas encore signé, était déjà appliqué et il a décrit minutieusement les territoires concédés en ajoutant qu’ils étaient dès ce moment occupés. On ne nous dit pas si les Arméniens ont été particulièrement touchés de cette nouvelle, dont on leur donnait la primeur ; ils étaient venus pour autre chose ; mais ils ont dû partir convaincus que M. Radoslavof pouvait tout à Constantinople et qu’ils ne s’étaient pas trompés en sollicitant sa généreuse assistance. L’avenir montrera ce qu’il en est. Quoi qu’il en soit, le lien d’intimité qui attachait la Bulgarie à la Porte était apparu avec évidence et M. Radoslavof lui-même en avait fait étalage.

Il y a une opinion en Bulgarie : elle ne peut pas toujours se manifester par les voies normales, mais elle profite, dans les momens graves, de tous les moyens pour s’exprimer. L’opposition parlementaire aurait voulu le faire à la tribune et elle a tenté récemment une démarche pour obtenir la réunion du Sobranié, mais on ne l’a pas écoutée : M. Radoslavof a trouvé, avec raison d’ailleurs, qu’il était plus facile et plus commode de gouverner sans avoir à rendre des comptes à la Chambre et au pays. Que le pays soit contraire à une politique qui risque de le mettre en conflit avec la Russie libératrice et l’expose aux pires hasards, c’est ce que tout le monde croit et M. Radoslavof plus que personne, puisqu’il refuse de convoquer l’Assemblée. Il se serait empressé de le faire s’il avait été sûr d’y avoir la majorité. La demande de l’opposition n’a donc pas eu de suite ; ce que voyant, l’opposition est allée, comme on dit, droit au fait ; elle savait où est le vrai pouvoir, c’est là qu’elle s’est adressée ; négligeant les vaines formes, elle a demandé une audience au Roi, qui la lui a accordée le 17 septembre. Diverses versions ont circulé sur ce qui s’est passé dans cette entrevue d’un caractère peut-être unique dans l’histoire ; il nous est difficile de dire quelle est la plus exacte, on ne le saura que plus tard ; nous nous en tenons à celle que le journal Le Temps a reçue de son correspondant à Sofia.

Le roi Ferdinand a entendu la vérité, ce qui n’arrive pas tous les jours aux rois, et à lui moins qu’à un autre, car, autoritaire et impatient de toute critique, il est dangereux de lui faire obstacle. Mais les représentans de l’opposition bulgare n’ont écouté ce jour-là que leur conscience. Ils ont parlé l’un après l’autre. M. Malinof, le leader démocrate, a exprimé le premier la pensée de tous en demandant la réunion du Sobranié et la constitution d’un ministère de coalition très large, où tous les partis seraient représentés. Après lui, M. Stamboliski, le leader agrarien, a déclaré que la politique suivie par M. Radoslavof mettait en péril la sécurité nationale et amènerait certainement des troubles, et il a ajouté que, « si le pays tenait pour responsable de l’aventure du 16 juin 1913 la couronne et le gouvernement, pour une nouvelle catastrophe il ne tiendrait responsable que le Roi. » Ce souvenir de 1913 était dans tous les esprits, pesait sur tous les cœurs. M. Tsanof, le leader radical, qualifia le fait de « folie criminelle : s’il se renouvelait aujourd’hui, a-t-il dit, ce serait un crime prémédité. » M. Guéchof et M. Danef se sont exprimés avec beaucoup plus de modération dans les termes, mais avec non moins de fermeté dans le fond. Quand ils ont eu fini, le Roi a pris la parole à son tour : « Messieurs, a-t-il conclu, j’ai écouté attentivement tous vos conseils et vos menaces. Je les transmettrai à mon président du Conseil et lui demanderai d’en prendre acte. » Après quoi, eut lieu une conversation d’un caractère moins solennel, où le Roi s’entretint plus familièrement avec chacun des représentans de l’opposition. Il demanda à M. Guéchof pourquoi M. Stamboliski avait pris un ton menaçant. M. Guéchof répondit : « Il prend dans le palais la liberté de parole qu’il n’a pas trouvée dehors. » Il est fâcheux, en effet, d’avoir à dire à un roi des vérités aussi dures ; il vaudrait mieux pouvoir les dire dans une assemblée ; mais que faire si on en ferme la porte ? A la demande de la réunion du Sobranié, M. Radoslavof a répondu par un acte sans exemple dans l’histoire parlementaire de tous les pays et qui est la plus sanglante injure qu’on ait jamais faite à une opposition : il a convoqué dans la salle des séances de l’assemblée les seuls députés ministériels, les autres ont été exclus. Il a donné alors les explications qu’il a voulu à ses fidèles dont le nombre s’est accru de la personnalité giratoire de M. Ghenadief, qui passe alternativement d’un parti à un autre, toujours en quête d’un portefeuille et entraine avec lui une fraction du parti stambouloviste. Cette pseudo-réunion du Sobranié a été un simulacre sans portée. Qu’est-ce qu’une assemblée ainsi épurée et tronquée ? Peu importe ce qu’on lui a dit, puisqu’il n’y a pas de contradiction possible. Le Roi seul a entendu le pour et le contre ; il a pu voir quels sentimens profonds il blessait dans le cœur de ses sujets ; il ne saurait ignorer que sa politique n’est pas celle du pays. C’est une politique imposée dont lui seul portera la responsabilité. Dans une autre version que celle du Temps, M. Stamboliski lui aurait déclaré qu’il en répondrait « sur sa tête. » A quoi le Roi a répliqué : « Songez surtout à la vôtre. » Nous aimons à croire qu’un propos aussi vif a été inventé, mais, pour avoir été inventé, il faut qu’il corresponde à un sentiment qui ne l’est pas.

Ce sont là des choses qui ne regardent, en somme, que la Bulgarie et qu’elle aura à liquider avec son Roi lorsque les événemens seront accomplis. Quant à nous, nous avons à nous placer à un autre point de vue, celui de notre intérêt et de l’intérêt de l’Europe dans la crise présente. Nous ne pouvons ici, en ce moment, qu’indiquer à très grandes lignes le tableau qui se déroule devant nos yeux. La retraite des Russes vers l’Est continue dans les conditions que nous avons déjà notées : elle est aussi satisfaisante qu’une retraite peut l’être. Sans doute la victoire serait préférable, et de beaucoup ! Mais une retraite bien conduite n’en présente pas moins le grand avantage de réserver l’avenir ; elle en ménage, en conserve toutes les chances et tient la porte ouverte aux revanches qu’il est toujours permis d’espérer. Cela est permis surtout quand on connaît la cause du mal et qu’on a la certitude d’y porter remède. Tout le monde travaille aujourd’hui en Russie à fournir à de vaillantes armées le matériel de guerre qui leur a si cruellement fait défaut, et il nous revient de partout que cet immense effort collectif a déjà produit des résultats fort appréciables. Nous avons parlé du réveil spontané qui a eu lieu d’un bout à l’autre du pays et qui a mis en mouvement toutes les bonnes volontés. Un incident s’est produit sur lequel nous ne voulons pas insister, d’autant plus qu’il est réparable et sera bientôt réparé : la Douma a été suspendue pour deux mois. Quelques paroles imprudentes y avaient été prononcées ; comment aurait-il pu en être autrement ? Mais l’assemblée, dans son ensemble, n’avait pas mérité cet acte de défiance. Le travail n’en continue pas moins avec une merveilleuse intensité. En attendant d’avoir les armes qui lui manquent encore, l’armée fait un excellent usage de celles qu’elle a. Obligée d’évacuer Vilna, ce qui était prévu depuis quelques jours, on se demandait si elle l’avait fait à temps et si elle ne serait pas victime du mouvement tournant au moyen duquel le maréchal de Hindenburg cherchait à l’envelopper. On avait remarqué à l’Est, sur la ligne de retraite, la présence inquiétante d’un gros corps de cavalerie. L’armée russe a manœuvré habilement et une fois encore elle a échappé aux prises de l’ennemi. Bien plus, et non pas seulement sur un front mais sur tous, elle se défend en attaquant et elle remporte partout des avantages très réels. Il s’en faut de beaucoup que le but poursuivi par les Allemands soit atteint, ou près de l’être ; aucune des armées russes n’a été détruite ; toutes continuent de tenir la campagne ; toutes seront demain plus nombreuses qu’elles ne le sont aujourd’hui ; bientôt l’hiver travaillera à leur profit.

Les Allemands le sentent et, sans qu’ils renoncent à la poursuite des armées russes, leurs préoccupations se portent aussi d’un autre côté. La situation de la Turquie les inquiète, surtout depuis que la Roumanie s’est résolue à interdire sur son territoire le passage de la contrebande de guerre qui était destinée à la Porte et alimentait sa résistance. La bonne volonté de la Bulgarie ne suffit pas : pour arriver en Turquie avec abondance, il faut que les objets qui y sont importés traversent la Roumanie. L’obstruction faite par celle-ci parait avoir décidé l’Allemagne à chercher un autre point où faire une trouée. Où le trouver ? En Serbie. Depuis longtemps déjà ce projet hantait les têtes allemandes, mais comme un projet d’avenir, et il ne s’y était pas encore précisé. Il y mûrissait toutefois et si l’Allemagne n’en a pas encore commencé la réalisation, elle la prépare comme une éventualité sérieuse à laquelle elle donne ses soins. Ses journaux en parlent avec enthousiasme. Il y a quelques jours, des canons, non plus seulement autrichiens, mais allemands, ont tonné sur le Danube : ils bombardaient Semendria, sans faire grand mal, il est vrai, mais ce n’est pas ce qu’ils se proposaient : ils annonçaient simplement l’ouverture prochaine d’une nouvelle campagne et toutes les imaginations allemandes en ont retenti. On parle couramment d’établir une chaussée militaire qui, partie de Berlin, irait jusqu’à Constantinople. Alors l’Europe, traversée en diagonale, subirait sans révolte possible l’hégémonie teutonne, et de Constantinople il n’y aurait qu’un saut à faire pour mettre le pied en Asie. On y trouverait de grands travaux déjà poursuivis sur un vaste parcours, qui permettraient d’atteindre le golfe Persique, à moins qu’on ne préférât se détourner du côté de l’Egypte, y recommencer une seconde expédition qui réparerait l’échec de la première et jetterait la puissance anglaise haletante au pied des Pyramides ou du Sphinx. Les imaginations allemandes, éblouies par des succès dont elles ne distinguent pas le caractère provisoire, ne connaissent plus aucun obstacle.

Mais il faut traverser la Serbie, ce qui n’est peut-être pas aussi aisé qu’on paraît le croire dans la fumée des brasseries berlinoises. Si l’armée serbe a été éprouvée sur tant de champs de bataille, elle s’y est en même temps durcie et aguerrie et, quelque réduite qu’elle soit, elle est encore aujourd’hui une des meilleures de l’Europe. Elle a fait ses preuves contre l’armée autrichienne ; elle ne reculera devant rien. Traverser la Serbie n’est donc pas une entreprise où l’on puisse se jeter à la légère. Il est vrai qu’il y a au Nord-Est, entre le Banat de Temesvar et la Bulgarie, un étroit territoire serbe qui n’a que 70 ou 80 kilomètres, moins peut-être, et dont la brièveté peut tenter les armées allemandes. Malheureusement le pays est montagneux, d’un abord difficile : la défensive y a de grands avantages. Mais, arrivé au bout, on serait en Bulgarie, c’est-à-dire en pays ami ; on y respirerait largement et on irait à Constantinople sans coup férir. Les Bulgares aideraient les Allemands à passer et les Turcs les recevraient à bras ouverts. Cependant ce n’est pas de ce côté de la Serbie qu’a eu lieu la canonnade allemande : c’est plus à l’Ouest, à Semendria, à l’embouchure de la Morava. S’il est plus long, le chemin serait peut-être plus facile le long d’une rivière. Mais le projet allemand est-il à la veille de son exécution ? Quelques personnes en doutent ; d’autres, plus nombreuses, hésitent à croire que la canonnade de Semendria soit une simple démonstration : si elle n’est suivie de rien, la déception sera grande en Allemagne. D’autre part, les aviateurs qui surveillent la frontière serbe affirment que, aussi loin que la vue s’étend, on n’aperçoit encore aucune armée allemande et qu’il n’y a rien derrière les canons de Semendria. Il sera plus prudent de ne pas s’y fier ; ce qui n’est pas vrai aujourd’hui peut l’être demain. Nous savons bien le peu de crédit que mérite la parole d’Enver pacha : il faut cependant relever celle qu’il a prononcée devant ses troupes, en présence du duc de Mecklembourg qui venait de les voir manœuvrer et presque de les passer en revue. Enver a affirmé que cette présence même était la preuve qu’une armée allemande était en marche vers la Turquie. Il ne l’avait pas inventé, et certainement le duc de Mecklembourg le lui avait dit : en tout cas, il ne l’a pas démenti.

On comprend maintenant quel avantage serait pour l’Allemagne l’intervention de la Bulgarie contre la Serbie : il n’est pas douteux qu’elle l’ait sollicitée et qu’elle ait promis de la payer. Le caractère moral du roi Ferdinand n’a pas résisté à cette sollicitation et à ces promesses : aussi, le lendemain du jour où a eu lieu son entrevue avec les représentans de l’opposition, la mobilisation de l’armée bulgare a-t-elle été ordonnée par décret : elle a commencé aussitôt. C’est la réponse du Roi à la demande qui lui avait été faite de réunir le Sobranié et de constituer un ministère national. L’émotion a été vive et devait l’être, non pas que l’événement fût imprévu, mais il posait des questions dont la solution devait être immédiate. M. Radoslavof s’est empressé de dire qu’il n’avait pas la moindre intention d’attaquer la Serbie, mais que, en présence des événemens qui se préparaient et qui pouvaient mettre en cause la sécurité de la Bulgarie, il avait jugé indispensable de passer de la neutralité pure et simple à la neutralité armée. Et c’était toujours la neutralité. Après les épreuves auxquelles la Bulgarie a soumis la crédulité de l’Europe, personne ne croit plus à sa bonne foi. Le roi Ferdinand, doublé de M. Radoslavof, ne saurait obtenir aujourd’hui un atome de confiance. Leurs paroles ne comptent plus, leurs actes seuls pèsent dans la balance et ils pèsent en ce moment d’un poids très lourd. L’impression, en France, est qu’on a perdu beaucoup de temps et qu’on serait inexcusable d’en perdre encore : nous aimons à croire que cette impression n’est pas seulement la nôtre et qu’elle est aussi celle de nos Alliés. Le jugement de l’histoire serait sévère pour nous si nous ne faisions pas tout ce qu’il faut pour empêcher l’écrasement de la Serbie, à laquelle nous devons beaucoup et qui, depuis le commencement de la guerre, a toujours été docile à nos conseils. Sur les champs de bataille, elle a dépassé nos espérances. Mais aujourd’hui si, de la menace, les Allemands et les Bulgares passaient à l’exécution, comment pourrait-elle résister seule au double assaut qui lui serait livré ? Elle succomberait, et sa catastrophe entraînerait pour les Alliés des conséquences si graves qu’ils se doivent à eux-mêmes d’en écarter à tout prix l’éventualité. La Grèce a trop d’intelligence politique pour n’avoir pas compris tout de suite que le contrecoup des événemens qui se préparent, s’ils s’accomplissaient conformément aux desseins germano-bulgares, la frapperait elle-même en pleine poitrine. Elle a d’ailleurs un traité avec la Serbie qui l’oblige à venir au secours de celle-ci, si elle est attaquée par la Bulgarie. L’obligation est formelle ; nous avons eu néanmoins le regret de la voir contester depuis quelques jours par la presse qui fait opposition à M. Venizelos, et même pas M. Théotoky, ministre de Grèce à Berlin, sous prétexte qu’il n’y a engagement pour la Grèce que si la Serbie est attaquée par la Bulgarie seule et non pas à la fois par la Bulgarie et par d’autres Puissances : étrange et lâche sophisme que la presse favorable à M. Venizelos dénonçait comme contraire, non seulement à l’intérêt, mais à l’honneur de la Grèce.

Devant le fait accompli de la mobilisation bulgare, il semble bien que ces divisions aient disparu. M. Venizelos a proposé à son tour un décret de mobilisation à la signature du Roi et le Roi l’a signé. N’exagérons rien, c’est là seulement une mesure de précaution ; elle a probablement pour objet d’arrêter la Bulgarie au seuil même de l’aventure où elle s’engage et il est possible qu’elle produise cet effet ; mais elle le produira plus sûrement encore si des mesures encore plus efficaces sont prises par les Alliés. Nous regardons aussi du côté de la Roumanie : elle est le principal auteur du traité de Bucarest, elle s’est moralement engagée à le faire respecter. Sans doute ce traité n’est pas une œuvre intangible et immuable, mais ce n’est pas par la force qu’elle doit être modifiée. La Roumanie a d’ailleurs d’autres raisons de se prémunir contre toutes les éventualités possibles, maintenant qu’elle est d’accord avec les Alliés sur la part qui doit lui revenir après la victoire commune. Sans doute elle ne pouvait pas agir seule, dans l’état d’isolement où l’avait provisoirement placée la retraite des Russes ; mais elle ne serait plus seule si le feu prenait aux Balkans. La Bulgarie arme, la Grèce arme, les Alliés ne resteront certainement pas des spectateurs inactifs du nouveau drame qui se prépare. Tant pis pour ceux qui, après avoir laissé échapper de bonnes occasions, ne se tiendraient pas prêts à profiter de celles qui peuvent encore se présenter demain.

Ce n’est pas à nous, à cette place, qu’il convient de faire un plan de campagne politique, et encore moins militaire. Bornons-nous à répéter que les heures sont précieuses et qu’elles passent vite. Le moment est venu de prendre à notre compte le langage que l’opposition bulgare a fait entendre au roi Ferdinand, avec le coefficient de sévérité qui résulte de notre force. Il faut toujours se garder d’adopter une attitude qu’on n’est pas matériellement à même de soutenir ; mais les moyens d’action ne manquent pas aux Alliés. Ils sont maîtres de la mer Egée et de la Mer-Noire. Enfin ils ont dans les Dardanelles une armée puissante, qui y a été envoyée pourquoi ? pour atteindre Constantinople et amener par-là, dans les Balkans, une situation politique dont nous aurions à tirer parti. Ce double but, nous devons continuer de le poursuivre avec une fermeté inébranlable ; seulement il y a plusieurs chemins pour y aboutir. Nous avons pris le plus difficile parce que nous respections la neutralité de la Bulgarie ; mais, si elle en sort elle-même, et elle en est déjà sortie par sa mobilisation, peut-être aura-t-elle simplifié notre tâche et les destinées s’accompliront autrement que nous ne l’avions prévu.

En attendant, les échos de l’Artois et de la Champagne se renvoient le bruit d’une canonnade qui est un peu plus sérieuse que celle de Semendria.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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