Chronique de la quinzaine - 31 août 1868

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Chronique n° 873
31 août 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1868.

S’il y avait aujourd’hui en Europe des idées à peu près claires et des situations à peu près nettes, avec des hommes conduisant l’opinion par l’autorité de leur caractère et de leur pensée, si la politique était l’expression d’une libre et intelligente délibération des peuples, au lieu d’être une sorte de conspiration toujours menaçante de quelques volontés qui s’observent en s’enveloppant de mystère, le public, ce personnage anonyme et collectif qui passe pour plus spirituel que tous les hommes d’esprit et tous les polémistes, le public n’aurait pas tous les mois un accès de fièvre ou de crédulité effarée. Il ne vivrait pas dans ces anxiétés qui l’énervent, et qui ne s’apaisent un moment que pour se réveiller aussitôt plus cuisantes ; il saurait au moins à quoi s’en tenir, il verrait clair dans ses affaires bonnes ou mauvaises, et il ne s’épuiserait pas à deviner ce qui l’attend demain, ou dans huit jours, ou dans trois mois. Il saurait que les grands conflits ne peuvent se déchaîner ainsi à l’improviste, sans avoir subi le contrôle d’une opinion vigilante, qui a bien quelque droit à être consultée, et il ne passerait pas son temps à courir après un inconnu qu’il redoute, qu’on lui laisse entrevoir ou qu’on lui dérobe tour à tour. Il ne resterait pas en un mot absolument à la merci de ces contradictions perpétuelles entre les faits et les apparences d’où sort alternativement la paix ou la guerre, comme pour empêcher l’opinion de se fixer.

Que faut-il de plus pour inspirer la confiance que toutes les apparences actuelles et tout ce qu’on dit ? Rien assurément qui ne soit à la paix, c’est presque bucolique. L’Europe fait mieux que dormir, elle s’amuse ; elle est aux eaux et sous les ombrages. Les princes voyagent, et ce n’est pas dans une entrevue d’une demi-heure que le roi de Prusse et l’empereur de Russie ont pu sceller leur alliance offensive. M. de Bismarck, tout exprès pour notre repos, vient de faire une chute de cheval dans ses terres de Poméranie, et a besoin d’un peu de temps pour se remettre en selle avant de courir après un autre Sadowa ; il semble d’ailleurs redoubler de prudence mystérieuse, et ne paraît nullement désireux pour le moment de fournir des prétextes. L’empereur des Français, qui n’attend, dit-on, que la visite de la fille de la reine d’Espagne, la comtesse de Girgenti, pour se diriger vers Biarritz, ne va pas sans doute si loin pour combiner une prochaine entrée en campagne. De tous nos ministres, deux seulement sont à Paris. Notre diplomatie fait des discours dans les banquets de province, et ne menace assurément personne dans ses toasts. Nos sénateurs font de l’histoire à leur façon dans les cérémonies officielles, et nos avocats bien pensans charment les comices agricoles de leur éloquence fluide. Les conseils généraux achèvent en un clin d’œil leur session, où défilent nos hommes d’état, et à défaut de M. Rouher, qui a soigneusement éludé la politique, ou du maréchal Niel, dont les paroles sont quelquefois une énigme, un autre des chefs de notre armée chargé du ministère de la maison de l’empereur et des beaux-arts, le maréchal Vaillant, entretient les Bourguignons de la bonne récolte de l’année, « de l’abondance dans la paix. » Que faut-il donc de plus ? Il paraît qu’il faudrait encore quelque chose, puisque malgré tout nous assistons depuis quelques jours à une véritable recrudescence de toutes les préoccupations, de toutes les inquiétudes, puisque cette terrible question de la paix ou de la guerre rentre plus que jamais dans les polémiques, et même, plus on multiplie les assurances, plus il semble que l’émotion se ravive, comme si on se rapprochait chaque jour du seul dénoûment inévitable.

C’est qu’en effet ce n’est pas assez, peut-être parce que c’est trop, parce qu’on parle trop de paix, selon le mot récent du général Ménabréa. Il ne suffit pas de quelques déclarations vagues ou d’un mot d’ordre de circonstance pour faire croire à la paix, pour réveiller la confiance, cette chose délicate et impalpable qui ne s’improvise ni ne se décrète à volonté. On a beau donner le signal de la sécurité dans les journaux, exhorter les capitaux avec effusion et les pousser vers des entreprises nouvelles en leur promettant qu’ils n’ont rien à craindre, en leur montrant un horizon dépouillé de ces « points noirs » qu’on voyait l’an dernier, les capitaux regimbent et continuent à prendre le chemin de la Banque, où ils vont s’enfouir dans une thésaurisation inutile. Les capitaux sont d’humeur ironique et morose, ils n’ont plus la foi ni le goût des aventures, et ils attendent pour rentrer en campagne que le jour se fasse sur d’autres campagnes. Les discours du maréchal Vaillant, on n’en peut douter, sont des morceaux de prix qui méritent toutes les reproductions et qui valent bien qu’on les expédie à toutes les communes de France ; mais il ne faut pas s’étonner en vérité que les discours du maréchal Vaillant aux Dijonnais ne soient pas un topique souverain, qu’ils ne fassent pas ce que le discours de l’empereur à Troyes n’a pas fait, ce que toutes les protestations pacifiques de M. Rouher pendant la session n’ont pu faire. La réalité est que cette maladie chronique de l’incertitude et de l’effarement persiste plus que jamais, se propage, s’aggrave à chaque recrudescence, et il n’y a là ni influence maligne, ni action ténébreuse des partis, ni vaines paroles de journaux. S’il en est ainsi, si l’opinion reste défiante, incurablement défiante, si le pays, qui ne demanderait pas mieux que de se reposer dans une flatteuse sécurité, est incrédule, toujours prêt à s’émouvoir au moindre bruit, au moindre incident, c’est qu’il a l’instinct d’une situation, où toutes ses destinées peuvent être engagées à l’improviste, sans qu’il ait le temps de se prononcer, où même les bonnes intentions pacifiques dont on lui renouvelle périodiquement et obstinément l’assurance semblent dominées par la force des choses. L’opinion n’a pas et ne peut guère avoir cet héroïsme de confiance qu’on lui demande, parce que, si elle voit dans les apparences la paix qu’elle désire, elle voit dans les faits les conflits qu’elle redoute, elle voit la guerre peut-être comme la rançon d’une grande incohérence intérieure, et dans tous les cas comme la suite des contradictions où se débat notre politique extérieure, où vit l’Europe elle-même tout entière.

Il faut aller aux faits. Ce n’est pas d’aujourd’hui que cette situation existe, elle s’est précisée sous le coup des événemens de 1866, et depuis ce moment elle n’a cessé d’être périlleuse, parce que depuis ce moment l’opinion, surprise, déconcertée, agitée, ne sait plus au juste où elle en est, parce que le gouvernement lui-même, en présence d’une crise qui a dépassé toutes ses prévisions, hésite visiblement sur sa direction, et a l’air de ne plus savoir ce qu’il veut, de se tenir en quelque sorte à la disposition de l’imprévu. Il a peut-être une politique, il en a même plusieurs, et elles ont laissé leur trace dans ses paroles comme dans ses actions : c’est là précisément ce qui aggrave le péril en doublant l’incertitude. Si, comme il a paru le croire en certains momens, et notamment quand il écrivait la circulaire de M. de La Valette ou quand il faisait la théorie des grandes agglomérations, le gouvernement est convaincu que la transformation de l’Allemagne n’a rien de menaçant pour la France, s’il a pris son parti de la situation nouvelle créée en Europe, des conséquences de cette révolution d’équilibre, s’il est même simplement persuadé qu’il y a là une fatalité contre laquelle on ne peut rien, soit, c’est une politique à suivre et dont il faut seulement chercher à recueillir les avantages, puisqu’on en a subi les inconvéniens. Au lieu de disputer dans les détails les conséquences d’une révolution plus qu’à demi accomplie, il faut aller hardiment, franchement à l’Allemagne, et travailler à développer entre les deux peuples des sentimens de solide amitié, de cordiale émulation, qui serviraient puissamment à coup sûr la civilisation européenne ; mais alors pourquoi cette réorganisation de nos forces qui fait une nation de soldats ? pourquoi ce travail persévérant de reconstitution militaire qui fait assurément honneur au chef vigoureux qui le dirige, mais qui n’est d’habitude que le préliminaire des grandes luttes ? pourquoi se donner la tentation d’une si belle armée qu’on produit avec une fière complaisance et à qui il ne manque rien qu’une occasion de montrer qu’elle est à la hauteur de toutes les entreprises ? C’est pour mieux garantir la paix, dit-on, c’est pour rétablir par le développement de notre puissance militaire l’équilibre politique rompu par les événemens de 1866, et quand on parle ainsi, on ne voit pas qu’on se contredit soi-même, on montre qu’on n’a nullement pris son parti. On parle comme si on n’avait rien à craindre, et on agit comme si on avait tout à craindre. On affaiblit d’avance toutes les promesses pacifiques, car enfin cette puissance militaire, c’est un moyen de défendre ou de rétablir cet équilibre déclaré dès ce moment rompu, ou bien ce n’est qu’une grande et vaine ostentation pour pouvoir dire à l’Europe : Vous le voyez, nous n’étions pas prêts il y a deux ans, nous sommes prêts aujourd’hui ; nous pourrions faire la guerre, notre armée n’attend qu’un signal : vivons en paix, puisque la paix n’est plus une faiblesse. — Il est certain que ce serait là un système de politique pacifique qui coûterait cher au pays, sans compter qu’il ne serait peut-être pas encore très efficace.

Si au contraire le gouvernement reste toujours préoccupé de cette situation nouvelle créée en Allemagne, s’il n’a pas pris son parti de tout ce qui se fait ou se prépare au-delà du Rhin, s’il est d’avance décidé à ne pas laisser la Prusse aller jusqu’au bout, et si, au lieu d’en être à la circulaire de M. de Lavalette, il en est à la lettre adressée par l’empereur au mois de juin 1866, soit encore, c’est une autre politique. Le gouvernement n’a point tort vraiment dans ce cas de se tenir en garde, de faire sentir de temps à autre le bout de l’épée : ses armemens ont une explication toute simple, une destination parfaitement certaine, car il est bien clair que l’Allemagne n’en restera point là, que la Prusse ne reculera pas, quoi qu’elle puisse aujourd’hui sentir le besoin de ne rien hâter, de ne rien provoquer ; mais, s’il en est ainsi, pourquoi s’étonner que l’opinion s’inquiète, qu’elle résiste à la séduction de toutes les paroles pacifiques, que toutes les apparences la trouvent incrédule, et qu’on soit tous les jours un peu moins avancé dans ce travail de Pénélope du rétablissement de la confiance publique ? Que signifient ces vaines accusations de défiance systématique, lorsque les faits suffisent certes par eux-mêmes pour expliquer toutes les émotions et toutes les vigilances de l’esprit public ? Pourquoi trouver étrange que le pays veuille savoir où on le conduit, et que, ne voyant qu’obscurité et contradiction, il suppose tout ? On n’aboutit ainsi qu’à dérouter l’opinion sans la calmer, à l’énerver sans la persuader. De toute façon, on retombe en face des mêmes difficultés, faute d’une parole nette et décisive qui tranche tous les doutes, et surtout d’une politique conforme à cette parole. Tant que cette politique n’apparaîtra pas avec une claire autorité, tant qu’elle s’enveloppera de silence ou se perdra dans des fluctuations calculées, on vivra dans cette atmosphère d’incrédulité et de doute, dans ces paniques incessantes. On prendra les discours du maréchal Vaillant pour ce qu’ils sont, les articles dithyrambiques des journaux dévoués pour ce qu’ils valent, et on se réveillera en écoutant le discours du général de Beyer, ce Prussien que le grand-duc de Bade a emprunté au roi Guillaume pour en faire son ministre de la guerre, et qui avouait sans détour récemment que l’organisation actuelle de l’Allemagne avait encore des lacunes, que le sud ne pouvait rester indéfiniment séparé du nord. On scrutera les mystères de l’entrevue du roi Guillaume et de l’empereur Alexandre II à Schwalbach avec la pensée ou la crainte d’en voir sortir quelque combinaison menaçante ; on ira même jusqu’à supposer des alliances de la Prusse, de la Russie et des États-Unis, et, comme l’imagination allemande n’est ni moins prompte à s’émouvoir ni moins fertile, elle verra de son côté, sans tenir compte de ce qu’il y a d’impossible, poindre quelque fédération douanière ou peut-être même militaire de la France, de la Hollande, de la Belgique et de la Suisse. En un mot, on s’excitera de toutes parts pendant que les gouvernemens en seront encore à prononcer des discours et à se faire des complimens auxquels personne ne croit. L’heure est venue évidemment de sortir de là et de rompre avec toutes ces ambiguïtés où le sens des choses finit par s’émousser. Il faut trancher dans le vif et parler à l’opinion de façon à la convaincre, si, au lieu de marcher vers une paix simple et sérieuse, on ne veut aller à la guerre par le plus dangereux de tous les chemins, à travers des anxiétés et des troubles qui réagissent nécessairement sur notre situation intérieure en la compliquant et en l’affaiblissant.

Pour ce qui est de notre situation intérieure, qui a elle-même ses agitations et qui n’est point assurément sans être de quelque poids dans les affaires extérieures, elle peut se résumer aujourd’hui dans un fait. Décidément nos députés ont encore devant eux un bout d’existence officielle. Les élections générales n’auront pas lieu cette année, elles restent fixées à l’expiration régulière du mandat législatif. Pour tout dire, nous n’avons jamais cru beaucoup à ces élections anticipées. Elles étaient peut-être, à un point de vue supérieur, dans la donnée rationnelle des choses ; après les grands mouvemens d’opinion qui se sont accomplis depuis quelques années, elles n’étaient point dans les données de la politique officielle. D’abord elles impliquaient la nécessité d’une décision sérieuse dans un moment où l’on ne semble pressé de rien décider ; ensuite elles eussent été presque l’aveu d’une situation nouvelle devant laquelle le mécanisme constitutionnel d’aujourd’hui serait insuffisant, et en fin de compte, si la question a pu être un instant indécise dans les conseils du gouvernement, l’élection de M. Grévy a dû la trancher dans le sens de l’ajournement. Le résultat presque imprévu de ce scrutin est venu prouver que même aujourd’hui la roue de la fortune électorale tourne pour tout le monde. Il y a quelques jours à peine, l’élection de Nîmes, qui semblait beaucoup plus douteuse, jetait l’opposition dans le découragement et inspirait à l’administration une confiance peut-être immodérée. A présent tout est changé, c’est l’opposition qui triomphe. et se reprend à l’espérance, c’est le gouvernement qui a la mauvaise humeur d’un échec auquel il ne s’attendait pas. Cet échec en effet a été sérieux, et il est d’autant plus sensible pour le gouvernement que cette fois ce sont les campagnes qui lui ont manqué, qui ont déserté le camp officiel. Il ne faut pas d’ailleurs s’y méprendre. Les considérations personnelles ont dû évidemment jouer un certain rôle dans cette élection ; M. Jules Grévy est dans le Jura un homme connu et aimé, qui a exercé avec une modération intelligente les difficiles fonctions de commissaire de la république en 1848, qui a toujours été le premier élu parmi les députés envoyés à l’assemblée constituante comme à l’assemblée législative, et qui, au moment même où il était candidat, a été choisi comme bâtonnier par l’ordre des avocats de Paris. Tout ceci est pour montrer que l’heureux élu du Jura est un homme ayant une notoriété générale et resté en même temps l’enfant du pays, c’est-à-dire en définitive placé dans les conditions les meilleures pour rallier tous les suffrages indépendans.

L’élection de M. Grévy n’a pas moins une signification politique caractérisée ; elle a été un champ de bataille chaudement disputé, et, comme d’ici à peu de jours, à défaut des élections générales, ajournées à l’an prochain, il va y avoir un certain nombre d’élections partielles dans le Var, dans la Nièvre, dans la Moselle, nous allons assister à une ébauche d’agitation électorale où toutes les opinions vont essayer leurs forces en attendant la lutte décisive d’où sortira un nouveau corps législatif. Ce mouvement est déjà commencé, il s’accentue chaque jour de plus en plus quoique dans une certaine confusion. Il y aurait probablement pour l’opposition un moyen infaillible de servir les candidatures officielles, que l’administration couvre de son immense et absorbant patronage, ce serait de porter dans cette lutte un esprit étroit, comme on l’a essayé à l’occasion de l’élection de M. Grévy, qui pourtant n’a dû peut-être son succès qu’à des suffrages de toutes les nuances libérales, et qui avait même reçu et accepté l’appui de M. Berryer. Chose curieuse, nous sommes à peine au début d’une renaissance libérale, et il y a déjà des partis exclusifs, séparatistes, qui croiraient presque se compromettre, s’ils entraient en transaction, s’ils n’arboraient sans cesse le dangereux dilemme de tout ou rien, et qui en fin de compte n’arrivent qu’à diviser et à troubler l’opinion au lieu de la rallier et de la rassurer. Et cependant, s’il est une vérité éclatante aujourd’hui, c’est qu’il ne peut y avoir une action utile, efficace, que sur un terrain assez large pour contenir toutes les opinions sérieuses, indépendantes, réunies dans cette unique pensée de revendiquer et d’affermir une liberté régulière ; mais c’est là une situation qui commence, qui passera encore par bien des phases laborieuses, et où nos destinées françaises sont en jeu au moins autant que dans les affaires extérieures.

L’Italie fait un peu confusément son apprentissage de grande puissance ; elle ne peut désormais rester étrangère aux combinaisons, aux événemens qui se produisent en Europe, et c’est ce qui donne de l’intérêt à tout ce qu’elle fait, même à tout ce qu’elle pense. L’interpellation du général La Marmora, en ravivant tous les souvenirs de la guerre de 1866, a mis les esprits en mouvement au-delà des Alpes, a ramené dans les discussions publiques toutes ces questions qui touchent aux alliances possibles pour l’Italie, notamment à l’alliance avec la Prusse. Tant que les chambres ont été réunies, c’est dans les chambres que le débat s’est agité, aujourd’hui c’est dans les polémiques qu’il se poursuit ; il tend toutefois visiblement à s’apaiser, à se dégager de ce qu’il avait de plus sérieux. Cet incident inattendu est né, on le sait, d’un compte-rendu un peu dédaigneux de l’état-major prussien sur les opérations de l’armée italienne en 1866 ; il s’est agrandi et aggravé par la divulgation d’une dépêche de M. d’Usedom traçant à l’Italie un plan de campagne très hasardeux, passablement révolutionnaire, qui n’a pas été suivi, qui était assurément plus facile à formuler qu’à exécuter. Au fond, c’était évidemment l’alliance prussienne qui se trouvait en cause, et c’est ce qui faisait l’importance politique de ce débat rétrospectif. On s’est plaint vivement en Prusse du procédé du général La Marmora, se servant d’une note diplomatique qui ne lui appartenait plus depuis qu’il avait cessé d’être au pouvoir et qui ne paraissait pas dans tous les cas destinée à la publicité. Si le général La Marmora a fait cela, il faut convenir qu’il était un peu dans le cas de légitime défense, et c’est après tout un personnage trop sérieux pour avoir agi par surprise vis-à-vis du gouvernement de son pays. Ce qu’il a fait, il était sans doute autorisé à le faire. Le procédé a pu déplaire à Berlin, d’autant plus qu’il éclairait des mystères sur lesquels on ne tenait pas à jeter un si grand jour ; il n’a pas moins porté un coup sensible, et la Prusse s’est crue obligée de donner satisfaction au sentiment de dignité qui s’était éveillé dans l’armée italienne ; on dit même qu’elle a tenu à s’expliquer avec l’Autriche sur le sens et la portée de ce plan de campagne, ou plutôt de ce plan de destruction qui venait d’être révélé subitement. Sans désavouer absolument la note de son ministre à Florence, M. le comte d’Usedom, le cabinet de Berlin s’est efforcé de l’atténuer en dégageant sa propre responsabilité, de même qu’il a voulu calmer les susceptibilités italiennes en déniant tout caractère officiel aux histoires militaires publiées par l’état-major prussien sous la direction du général Moltke.

Cela suffisait pour le moment. L’incident n’avait plus la même importance, et il en résulte aujourd’hui que ce débat, dépouillé de ce qu’il pouvait avoir de politique, finit par devenir une querelle domestique entre généraux italiens. A la guerre diplomatique ou parlementaire succède la guerre des brochures et des polémiques. Cette campagne de 1866, elle a déjà toute une littérature ; on calculait récemment en Allemagne qu’elle avait produit plus de deux mille ouvrages, toute une bibliothèque. Les Italiens sont aujourd’hui fort en train d’ajouter à cette littérature : brochures au nom et pour la défense du général Cialdini, qui commandait le quatrième corps et qui a joué un des premiers rôles, brochures au nom et pour la défense du général La Marmora, qui était le chef d’état-major de l’armée. Une des plus curieuses de ces brochures est celle qui vient d’être publiée par le général La Marmora lui-même sous ce titre : Eclaircissemens et Rectifications. Elle date de quelques jours à peine, et précise bien des points obscurs. Toutes ces polémiques prouvent deux choses et ne prouvent guère que ces deux choses : la première, c’est que, malgré tous les soupçons qui l’ont poursuivi de Berlin, le général La Marmora a été en tous les momens fidèle à cette alliance prussienne qu’il avait réussi à nouer comme chef du ministère. La marque saisissante de cette fidélité est dans les premières dépêches qu’il expédiait à Paris en recevant la nouvelle de la cession de la Vénétie après Custoza. « Tâchez, écrivait-il, de nous épargner la dure alternative de manquer à la Prusse ou de nous heurter contre la France. » Si on veut aller plus au fond, le général La Marmora garde sans doute une préférence sensible pour l’alliance française ; mais ce n’est pas à nous apparemment à lui en vouloir, et dans tous les cas, au milieu de ces dramatiques événemens, il apparaît encore comme un des hommes les plus sérieux, les plus corrects, comme un de ceux qui ont le plus cette chose simple et grave qui n’est pas si commune en Italie, le caractère. C’est par là qu’il se relève et qu’il a de la tenue en politique. Le second fait, qui n’est pas moins éclatant, c’est que dans cette singulière guerre tout allait à la grâce de Dieu. Où était le commandement ? On ne le savait. Quels étaient les plans ? On ne le savait pas davantage, et, à défaut de celui de M. d’Usedom, on n’en avait guère d’autres ; on marchait devant soi jusqu’à la prochaine rencontre. Ce qu’on voit à travers tout, c’est un chef d’état-major, le général La Marmora, se démenant, s’agitant, réduit à subir la responsabilité même de ce qu’il ne faisait pas, offrant dans ses momens d’impatience de céder la place à Cialdini, qui ne s’en souciait, pressant l’amiral Persano, qui restait immobile dans l’Adriatique, tenant ferme encore pourtant, et moins démonté qu’on ne l’avait cru après Custoza, mais impuissant à dominer une situation où tout le monde voulait commander et où personne n’avait de tête.

Heureusement pour elle, l’Italie était dans un de ces momens où, même en étant battue, elle devait rester victorieuse ; elle allait à Venise contre vent et marée, par une invincible force des choses et en dépit de toutes les fautes. Ce sont là des circonstances exceptionnelles, et toutes les conquêtes ne sont pas toujours possibles à ce prix ni par les mêmes moyens. L’Italie en a fait l’expérience amère, lorsqu’il y a un an, par l’impatience de ses volontaires et par la connivence d’un cabinet étourdi, elle a eu l’air de vouloir violenter la fortune en brusquant l’affaire romaine. Elle a senti alors qu’il y avait des choses où l’on ne se passait pas de la complicité du temps, qu’il y avait des momens où la meilleure politique pour un pays était de se recueillir, de se calmer, de réorganiser son administration intérieure et ses finances. C’est ce qui a été la raison d’être et la force du ministère du général Ménabréa, c’est ce qui en explique la durée au milieu de la confusion des partis, et le dernier mot de cette pacifique et laborieuse période, à part toutes les lois de finances que M. Cambray-Digny a fait triompher, c’est l’acte qui vient de s’accomplir sous la médiation de la France, c’est le partage définitif de la dette pontificale entre l’Italie et le saint-siège. Cette négociation, commencée dès 1866, à l’époque de notre première retraite de Rome, a été fort traversée, on le conçoit, par les événemens de l’an dernier : elle a été reprise, et elle vient d’aboutir au dénoûment. La dette perpétuelle ou rachetable acceptée par l’Italie est de 18 millions de rentes, représentant la part des provinces annexées au nouveau royaume. Après tout, si c’est une charge de plus pour le trésor italien, qui en a tant d’autres, c’était d’une évidente justice. Ce qu’il y a de caractéristique dans ce règlement, c’est qu’il est un vrai partage sans subterfuge, c’est que la dette est transportée purement et simplement du grand-livre romain sur le grand-livre italien, et que les intérêts n’auront désormais à passer par aucun intermédiaire. Ce n’est point assurément une reconnaissance, même indirecte, de la part du pape, c’est tout au moins un de ces acquiescemens tacites comme le saint-siège en a donné si souvent aux faits accomplis, en protestant toujours. Pour dire toute notre pensée, et sans diminuer la valeur de cette dernière négociation, on aurait donné l’argent au pape pour payer les intérêts de sa dette que la chose eût été absolument la même ; le pouvoir temporel ne s’en serait pas mieux porté, et l’Italie n’eût pas été moins en sûreté. C’est là une de ces questions qui vont lentement, irrésistiblement, vers la seule solution possible et inévitable.

Convenez cependant que l’esprit départi a quelquefois de belles imaginations dans ces affaires de Rome et de l’Italie, et qu’il peut broder d’étranges aventures sur les choses les plus sérieuses. La dernière invention des journaux cléricaux ne laisse point d’être comique et même assez salée. De quoi n’est point capable cette terrible Italie quand il s’agit de Rome, et comment conter cela ? Que voulez-vous ? On est soldat du pape et on n’est pas un saint, on est sujet aux tentations ; ce que voyant, l’Italie, qui est une madrée, et qui a une ample provision de moyens moraux, s’est dit qu’il fallait prendre par la ruse ces Samsons du pouvoir temporel qu’elle n’avait pu vaincre à Mentana ; elle leur a expédié sournoisement : un escadron de dangereuses amazones, plénipotentiaires d’un ordre peu diplomatique, qui ont oublié de présenter leurs lettres de créance au cardinal Antonelli, et le fait est, toujours au dire des nouvellistes bien informés, que les soldats du pape auraient donné dans le piège en braves, avec un entrain remarquable, si bien qu’ils ont eu affaire à l’hôpital. Ils ont exhalé leurs plaintes, dont les journaux bien pensans ont recueilli le comique et attendrissant écho, sans oublier les objurgations accoutumées pour le machiavélisme de la politique italienne, coupable de tels méfaits. Heureusement les machinations de l’Italie ont été découvertes, la police pontificale est arrivée un peu tard, mais encore à temps pour empêcher le complot de réussir jusqu’au bout. Et voilà comment le pouvoir temporel a été sauvé encore une fois des embûches de ses éternels ennemis ! Une question curieuse à débattre quelque jour sera sans doute celle de savoir qui aura le mieux servi aux mésaventures du pouvoir temporel de ses ennemis ou de ses amis.

On ne peut pas se dissimuler en effet que les gouvernemens ont souvent de terribles ennemis dans les amis qui les servent ou qui les défendent d’une certaine façon. Comment l’Espagne s’arrêtera-t-elle sur la pente où elle est, et où d’aveugles passions réactionnaires la poussent ? Il ne serait pas bien facile de le dire. A ne consulter que les apparences et le thermomètre officiel, l’Espagne jouit d’une paix inaltérable. La reine Isabelle prend paisiblement des bains sur les côtes des provinces basques, et le président du conseil, M. Gonzalez Bravo, a une robuste confiance en lui-même. Aucune insurrection n’a éclaté, les partis sont désarmés, les généraux qu’on redoutait le plus ont été exilés ou internés, les journaux à leur tour gardent un prudent silence. L’inquiétude cependant est aussi vive que profonde à Madrid comme dans toute l’Espagne, et M. Gonzalez Bravo lui-même est peut-être le premier, malgré son assurance, à sentir son pouvoir chanceler au milieu des difficultés qu’il accumule avec une passion présomptueuse. Le cabinet espagnol a pu, sans provoquer une explosion immédiate, multiplier les rigueurs et les coups d’autorité, il ne peut empêcher la réaction croissante de tous les sentimens libéraux et même de tous les instincts sainement conservateurs qui se réveillent en présence du péril, qui s’effraient des allures d’une politique où la forfanterie se mêle à l’imprévoyance. Le cabinet de Madrid a pu exiler le duc et la duchesse de Montpensier sous prétexte que « les révolutionnaires se servaient de leur nom comme d’un drapeau, » et il n’a réussi peut-être en définitive qu’à donner ce drapeau aux révolutionnaires. Il a fait ce qu’il a pu pour arrêter au passage une protestation adressée de Lisbonne à la reine par les deux princes exilés : cette protestation n’est pas moins répandue à Madrid, elle est d’un ton parfaitement net, parfaitement digne, et, c’est avec grande raison que les deux princes le disent, « toutes les fois qu’un peuple s’agite, c’est qu’un grand malaise le tourmente, car il n’existe pas d’individualités ni de noms assez puissans pour servir de drapeau et entraîner une nation à leur suite. » Chose à remarquer du reste, les deux exilés n’invoquent dans leur protestation ni les liens de famille ni les considérations de rang, ils n’invoquent d’autre qualité que celle d’Espagnols placés sous la sauvegarde des lois générales du pays et arbitrairement frappés. Cet exil de la duchesse et du duc de Montpensier reste provisoirement un mystère dans la situation de l’Espagne, et il est assurément un embarras de plus pour le gouvernement, qui en a cependant assez déjà par la force des choses sans travailler à s’en créer de nouveaux et de toute sorte.

La question est de savoir si le ministère de M. Gonzalez Bravo se tirera de tous ces embarras, et si même il n’est point déjà singulièrement ébranlé. On le dirait fort menacé, à suivre d’un regard un peu attentif le travail qui s’accomplit autour de lui depuis la mort du général Narvaez. Au premier moment, lorsque le duc de Valence venait à peine de disparaître, le ministère, reconstitué sous la présidence de M. Gonzalez Bravo, semblait garder encore une certaine contenance ; puis on attendait ce qu’il allait faire, on espérait peut-être qu’ayant perdu l’épée qui le garantissait il allait se radoucir, revenir sans bruit à un régime plus régulier, sinon complètement libéral. C’est tout le contraire qu’il a fait ; il a multiplié les rigueurs en inspirant moins de confiance. A la première crise dont il s’est cru menacé, il a visiblement perdu la tête, et depuis ce jour le travail d’ébranlement et de décomposition s’accélère. Un des plus clairs symptômes de cette situation nouvelle, c’est la confusion qui se met parmi les amis du ministère. Le général Pezuela, qui avait été envoyé à Barcelone, a exprimé l’intention de quitter ce poste, et à son tour le général Pavia, marquis de Novaliches, qui avait été transféré de Barcelone à Madrid, a donné sa démission. Le ministre de la guerre lui-même a voulu se retirer, et d’autres généraux semblent vouloir suivre ce mouvement de retraite. Quelles sont les ressources de M. Gonzalez Bravo pour faire face à cette situation compliquée ? On lui prête, il est vrai, toute sorte de projets d’un pseudo-libéralisme destiné à donner à la masse du pays d’apparentes satisfactions en déconcertant les partis. Ce sont là sans doute de pures imaginations de nouvellistes, et ce ne seraient dans tous les cas que de périlleux expédiens d’un pouvoir en détresse. Il est infiniment plus probable que, si la reine ne se décide pas à appeler au gouvernement le général Pezuela, ce qui serait une victoire nouvelle et plus décisive de la réaction, elle aura recours pour le moment à quelque ministère d’apaisement et de conciliation. Ce ne sont pas à coup sûr les candidats qui manquent, il y en a peut-être trop ; mais ceux qui seront appelés à ce rôle aussi honorable que difficile ne pourront dégager la situation de l’Espagne qu’en la ramenant sans plus de retard dans les conditions d’une équitable tolérance et d’une suffisante légalité.

Révolutions et guerres, l’ancien monde en a vu assez, et pour son malheur il en verra encore ; mais c’est surtout dans le Nouveau-Monde qu’elles sont en quelque sorte la condition naturelle, le régime normal de ces populations qui ont tant de peine à s’organiser et à se fixer. Là les passions sont aux prises, et le plus souvent ce sont des passions vulgaires, des rivalités toutes personnelles, des ambitions de commandement ; la politique n’est point assurément ce qui domine dans ces luttes. Les pouvoirs passent, tombent, se relèvent, si bien qu’on finit par tourner sans cesse dans le même cercle, et qu’on voit toujours reparaître les mêmes personnages. Une révolution a lieu en ce moment dans le Venezuela ; elle a triomphé à Caracas comme toutes les révolutions triomphent en Amérique, à la suite d’une insurrection militaire qui a tenu la campagne pendant quelque temps. Quel est le chef de cette insurrection nouvelle ? C’est un membre de la famille Monagas. Règle générale, dans le Venezuela depuis vingt ans toutes les révolutions se font pour renverser la présidence d’un Monagas ou pour faire un Monagas président. Aujourd’hui donc, c’est le général Monagas qui remonte au pouvoir et qui y restera jusqu’à ce qu’un autre général fasse à son tour une insurrection qui ne pourra manquer de réussir : c’est le préliminaire ou le complément du vote populaire dans ces pays d’Amérique. Après cela, même dans ce chaos d’événemens puérils ou sanglans qui agitent toujours ces contrées américaines, il est sans doute des épisodes qui ont une gravité particulière, qui touchent de plus près les intérêts européens, et de ce nombre est l’interminable guerre poursuivie sur les bords du Rio de la Plata par le Brésil, la république argentine et la république orientale contre le Paraguay. La république orientale, déchirée elle-même par toutes les dissensions, ne compte plus guère, il est vrai, dans l’alliance. C’est le Brésil particulièrement qui, de concert avec la république argentine, poursuit cette campagne où il a trouvé un adversaire auquel il ne s’attendait pas.

La guerre de la Plata, on le sait, dure depuis quelques années déjà. C’est assurément un spectacle assez curieux, assez inattendu, que cette résistance du Paraguay et de son chef, le président Lopez. Depuis trois ans, ce petit pays, qui a vécu quarante ans séquestré du monde, et ce président Lopez, qu’on ne croyait pas un si grand guerrier, ont réussi à tenir en échec les forces alliées, la marine brésilienne ; ils ont été battus et ils ont eu leurs jours de victoire ; ils tiennent encore derrière leurs lignes, quoiqu’ils aient été obligés, à ce qu’il semble, d’évacuer la forteresse d’Humaïta. Combien de temps va durer cette guerre ? A ne considérer que ce qui s’est passé jusqu’ici, les difficultés qu’ont rencontrées les alliés et l’animation du Paraguay, la lutte peut à coup sûr se prolonger ; mais ce n’est peut-être pas sur le théâtre de la guerre que la question doit être tranchée. Pendant que Brésiliens et Argentins continuent à batailler contre Lopez et le Paraguay, une crise politique d’une certaine gravité vient d’avoir lieu à Rio-de-Janeiro. Le ministère qui a commencé cette guerre il y a trois ans et qui était présidé par M. Zacarias est tombé tout à coup. Le motif apparent de cette crise a été un dissentiment entre le cabinet et l’empereur dom Pedro au sujet de la nomination de quelques nouveaux sénateurs ; en réalité, la cause déterminante est la lassitude de cette guerre sans fin qui épuise le Brésil, qui réagit sur sa situation intérieure et met ses finances aux abois. Le successeur de M. Zacarias comme président du conseil est un homme d’une assez grande notoriété au Brésil, le vicomte d’Itaborahy, et le membre le plus important du nouveau cabinet est le ministre des affaires étrangères, M. du Silva Paranhos, qui a eu autrefois un rôle diplomatique fort actif dans la Plata. Le nouveau ministre de l’empire est M. Paulino Soares de Souza, fils de l’un des premiers hommes d’état du Brésil, le vicomte de l’Uraguay, et distingué lui-même comme orateur. Au point de vue des partis intérieurs, c’est un cabinet conservateur succédant à un cabinet libéral. Malheureusement ce ministère avait une origine peu parlementaire, et lorsqu’il s’est présenté devant les chambres avec son programme, où la réorganisation des finances se liait à la pensée d’une paix honorable, sénat et chambre des députés l’ont accueilli par un vote presque unanime de défiance adopté après les discussions les plus vives. Le ministère ne s’est point tenu pour battu. Placé dans l’alternative de se retirer ou de dissoudre la chambre, il a prononcé la dissolution en convoquant une assemblée nouvelle pour le 3 mai 1869. Il s’est donné ainsi le temps de réfléchir et d’agir en prenant, il est vrai, une sorte de dictature qui peut devenir lourde pour lui-même autant que pour le pays. Le ministre d’Angleterre à Buenos-Ayres, M. Gould, écrivait à la vérité récemment encore que le Brésil croyait de son honneur de ne pas traiter avec le président Lopez ; trois ans de guerre sans résultat décisif pourraient cependant atténuer bien des susceptibilités, bien des prétentions. L’ancien ministère était gêné par son passé ; le nouveau cabinet est né évidemment d’un retour à des idées moins superbes, et la paix est un assez grand bienfait pour que le Brésil hésite à pousser plus loin une lutte d’où il sortira en définitive avec plus de dettes que de véritable gloire. ch. de mazade.



Dictionnaire de l’Académie des Beaux-Arts. Paris, Didot, 1868.


L’Académie des Beaux-Arts vient de publier le second volume de son Dictionnaire, la plus importante aujourd’hui de ses tâches publiques, la seule même, ou peu s’en faut, que les conditions qu’on lui a faites depuis près de cinq ans lui permettent encore d’accomplir. Sauf les prix annuels qu’il lui appartient de décerner aux termes de quelques fondations particulières, il ne reste plus en effet à la quatrième classe de l’Institut, pour agir sur l’art contemporain, que les exemples de talent individuellement donnés par les membres qui la composent et l’autorité morale des doctrines qu’elle représente. Ces exemples sont considérables, il est vrai. Pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus récens, les belles peintures de M. Alexandre Hesse dans l’église de Saint-Gervais à Paris, les figures allégoriques aussi savantes qu’imprévues dont les pinceaux de M. Lehmann et de M. Muller ont décoré les voûtes du Palais de Justice et du nouveau Louvre, les édifices construits par MM. Duc, Labrouste et Baltard, les sculptures monumentales de MM. Dumont, Jouffroy, Guillaume, Cavelier et Perraud, enfin ce Mariage de sainte Catherine, gravé d’après Corrège par M. Henriquel-Dupont avec une souplesse de burin et une habileté incomparables, — de telles œuvres prouvent assez les mérites personnels et l’activité des artistes appartenant à l’Académie. Mais, depuis qu’on l’a dépossédée des fonctions qui lui étaient attribuées et que pendant plus de deux siècles l’ancienne Académie royale de peinture avait exercées avant elle, depuis que pour l’admission aux expositions annuelles, pour le jugement des concours à l’École des Beaux-Arts, pour les études des pensionnaires envoyés à Rome, on a cru devoir s’en remettre aux décisions d’un jury variable, aux hasards d’un tirage au sort ou aux fantaisies des intéressés, l’Académie des Beaux-Arts, en tant que corps, est devenue forcément aussi étrangère aux affaires de l’art proprement dites qu’aux encouragemens officiels qu’il reçoit. Elle ne pourrait donc guère employer qu’à huis clos son zèle et sa haute expérience, si le vaste travail qu’elle a entrepris ne lui fournissait une occasion d’en produire au dehors les témoignages et d’en répandre les enseignemens.

Il n’est pas impossible toutefois qu’aux yeux de certaines gens un peu trop enclins à juger des choses sur le titre, l’utilité de ce dictionnaire, si réelle qu’elle soit, paraisse d’abord contestable. On sait les objections que les écrits théoriques sur les beaux-arts soulèvent d’ordinaire dans notre pays et les préventions qu’ils y rencontrent. — A quoi bon, dira-t-on, prétendre définir l’indéfinissable, formuler une syntaxe là où il n’y a d’autres lois et d’autres règles que les inspirations du génie, d’autre principe que la nécessité du beau, mais d’un beau si changeant dans ses manifestations, si élastique dans les termes, qu’il échappe à tout procédé rigoureux d’examen et d’analyse ? Le beau pittoresque ne s’explique pas, il se sent. Le vrai lui-même n’est, dans les œuvres de l’art, ni fixe ni absolu : il se modifie en raison des préférences de chaque artiste et des exigences particulières de chaque tâche. Comment dès lors essayer d’en réduire les conditions mystérieuses en préceptes, et d’établir théoriquement une doctrine dont l’unité serait démentie d’avance par les faits, par les variations infinies de la pratique, par les caractères contraires des progrès successivement accomplis ?

Reste à savoir pourtant jusqu’où vont en ceci les droits et la fonction du sentiment. S’il tient lieu de tout dans le domaine des arts du dessin, si, pour faire acte de talent pittoresque ou plastique, les instincts de l’imagination suffisent, pourquoi aucun peintre, aucun sculpteur, fût-ce Raphaël ou Michel-Ange, n’a-t-il pu se révéler dès l’enfance et créer, à quinze ans par exemple, l’équivalent de ce que Mozart inventait au même âge ? D’où vient aussi que, sans une culture préalable et spéciale, l’esprit demeure incapable de s’éprendre même des plus beaux chefs-d’œuvre, et qu’un paysan sera probablement moins touché du spectacle qu’ils donnent que d’une représentation médiocre ou vulgaire de la réalité ? Les œuvres du pinceau ou du ciseau exigent non-seulement pour être produites, mais même pour être estimées à leur valeur, une maturité de l’intelligence, des habitudes de raisonnement et une expérience scientifique auxquelles les dons naturels, si heureux qu’ils soient, ne peuvent suppléer. Quant à l’architecture, est-il besoin de rappeler la part qui revient dans ses travaux aux calculs, à la logique, aux élémens les plus distincts de l’imagination pure ou du caprice ? En matière d’art comme ailleurs, rien n’existe sans la méthode, sans l’ordre, sans l’observation de certains principes immuables, quelles que puissent être l’indépendance apparente des manières et la diversité des modes d’application. Les plus grands maîtres, à tout prendre, sont ceux qui ont eu le plus de savoir et de bon sens, et c’est une opinion aussi fausse de croire que les artistes d’élite peignent ou sculptent comme les oiseaux chantent que de prétendre apprécier les témoignages de leur génie avec la simple curiosité pour guide et la sensation pour unique moyen de contrôle.

Or, puisque la science a sa place, et une place nécessaire, jusque dans les procédés de l’invention, puisque d’une autre part l’examen d’un tableau, d’une statue, d’un édifice, est bien moins une occupation du regard qu’une opération réfléchie de l’esprit, quoi de plus naturel et de plus avantageux pour tout le monde que de résumer en termes précis ces conditions techniques et de féconder par la théorie ces réflexions ? Le Dictionnaire de l’Académie des Beaux-Arts est composé en vue de ce double résultat. Aux artistes, il rappelle les principes en dehors desquels il ne saurait y avoir pour eux que tentatives vaines ou aventures ; aux hommes simplement en humeur de s’instruire, aux « honnêtes gens, » comme on aurait dit au XVIIe siècle, il fournit sur toutes les questions des enseignemens d’autant plus profitables qu’ils sont mieux débarrassés de tout appareil pédantesque. Nulle ostentation en effet dans l’expression, nul excès de familiarité non plus. Pour définir la signification de chaque mot ou pour développer les idées que ce mot implique, les éminens auteurs du nouveau dictionnaire se gardent aussi bien du jargon des ateliers que des formules hautaines de la scolastique. La langue qu’ils parlent est une langue digne du sujet et digne d’eux, savante et cependant intelligible à tous, substantielle par les pensées qu’elle traduit et les certitudes qu’elle donne, mais en même temps facile, naturelle, énonçant les choses avec cette simplicité lumineuse qui est un des privilèges et une des traditions du génie français.

Veut-on des exemples ? Qu’on lise, entre autres, les pages consacrées à l’explication des mots appareil, architecture, ou bien à l’article bas-relief, celles qui traitent des lois spéciales prescrites à ce genre de sculpture. Rien de plus net que la manière dont les principes sont établis dans chacun de ces articles, rien de plus clair, de plus directement instructif que le résumé des faits propres à servir de démonstrations et à marquer dans l’histoire des procédés ou des écoles les périodes de début, de progrès, de décadence. En général, c’est ce contrôle perpétuel de l’assertion didactique par les monumens et de la théorie par les souvenirs historiques qui donne au Dictionnaire de l’Académie des Beaux-Arts une autorité incontestable, et nous ajouterons un caractère tout particulier, les livres sur de semblables matières se réduisant d’ordinaire à une succession de formules arides, ou bien à une série d’indications chronologiques sans mélange spéculatif. Malgré son titre modeste, ce vocabulaire est donc en réalité un recueil de traités sur toutes les questions intéressant l’enseignement, la pratique ou l’histoire des beaux-arts. La place qu’on y a faite aux noms d’hommes ou de lieux célèbres, aussi bien qu’à certains mots exprimant une inclination de l’esprit ou un état de l’âme, achève de diversifier les élémens de l’ouvrage et d’en étendre la signification.

Qu’il nous soit permis néanmoins de présenter quelques observations à ce sujet. Puisqu’en principe on croyait devoir inscrire parmi les cinq cents mots environ qui forment la matière des deux premiers volumes ceux qui dépeignent seulement une habitude ou une impression morale, nous ne comprenons pas bien pourquoi quelques-uns ont été admis et quelques autres rejetés. Si, par exemple, on jugeait bon d’envisager au point de vue pittoresque l’abattement et d’en définir les effets par l’image d’une figure peinte à Herculanum, d’où vient qu’on se soit abstenu d’études et d’explications semblables dans plus d’un cas tout aussi urgent, tout aussi légitime en apparence ? « Cet affaiblissement, soit physique, soit moral, qu’on nomme abattement, ne doit pas, suivant les auteurs de ce dictionnaire, être exclu du vaste répertoire de l’artiste poète ou philosophe. » Soit ; mais l’artiste n’a pas moins affaire, en ce qui concerne ses travaux, des signes extérieurs de l’attention, de l’admiration, de l’attendrissement, de l’angoisse, de telle autre émotion, douce ou violente, dont le Dictionnaire de l’Académie des Beaux-Arts pourtant ne dit mot. Ce silence tient-il à l’absence de monumens traduisant à souhait ces diverses affections de l’âme humaine ? Rien de plus facile, chacun le sait, que de trouver à cet égard dans les œuvres des maîtres italiens ou français des types aussi expressifs que le type fourni par la peinture antique pour personnifier l’abattement. La véritable raison probablement est qu’on aura craint d’élargir outre mesure le cadre de l’ouvrage et de se trouver entraîné peu à peu à y introduire presque tous les mots appartenant au langage philosophique ou littéraire.

Ne serait-il pas préférable dès lors, ne serait-il pas à la fois plus judicieux et plus sûr de renoncer en ceci même à l’essai d’un choix, et de procéder en matière de peinture et de sculpture comme on a pris le parti d’agir là où ce n’étaient pas les arts du dessin qui se trouvaient en cause ? Les excellens articles sur la musique contenus dans ce dictionnaire ne visent pas à fournir la nomenclature des divers sentimens que la musique a le pouvoir d’interpréter, encore moins à analyser ces sentimens et à nous en donner les définitions exactes. Ils ont simplement pour objet de nous rappeler ou de nous apprendre par quels moyens techniques, en vertu de quelles règles et à l’imitation de quels exemples, on peut arriver à l’expression de l’idée musicale. Pourquoi cette méthode d’enseignement ne suffirait-elle pas dans le domaine des idées pittoresques ? À quoi bon compliquer celles•ci d’aperçus indirects et faire intervenir de temps à autre, dans un livre exclusivement consacré aux beaux-arts, des considérations d’un ordre plus général ou les éléments d’une encyclopédie ?

Quelque chose de ces préférences ou de ces exclusions assez malaisément explicables se retrouve dans les articles ayant trait aux personnages historiques, et dans le choix de certaines localités destinées à rappeler une époque principale ou un évenement considérable de l’art. À l’origine, — c’est la préface qui nous l’apprend, — on avait eu la pensée de développer bien autrement ces deux parties, et surtout la partie biographique. C’était risquer de rendre la tache interminable : l’Académie le reconnut après quelques années d’essai. Il fut décidé que les seuls noms propres à admettre seraient ceux des héros ou des hommes ayant servi de types aux monumens de l’art, et les noms des villes qui ont exercé une grande influence sur la culture des arts. Rien de mieux ; mais, le principe une fois posé, pourquoi des inégalités dans l’application ? Pourquoi consacrer des articles spéciaux à la basilique de Sainte Agnès, à Rome, et au mont Athos, et passer sous silence non-seulement Saint-Apollinaire in Classe, à Ravenne, ou tel autre édifice aussi beau de l’époque dite byzantine, mais même Assise, qui fut pourtant, au moyen âge, le premier foyer de la peinture italienne régénérée et comme le berceau de sa renaissance ? Pourquoi enfin, là où il s’agissait d’enregistrer les noms des hommes que l’art a immortalisés, s’en tenir à peu près aux souvenirs de la Grèce et de Rome, et, avant de nous entretenir d’Ampelus ou d’Antinoüs, ne pas faire au moins l’aumône d’une mention à Adam, qui, sans parler de ses autres titres suffisamment connus, a inspiré tant de grandes œuvres de la sculpture et de la peinture, depuis les bas-reliefs de la cathédrale d’Orvieto jusqu’aux fresques de Michel-Ange et de Raphaël au Vatican ?

On pourrait aussi noter çà et là quelques inexactitudes dans les citations ou, tout au moins, quelques erreurs matérielles. Ainsi à l’article Bible le nom de Geoffroy Tory, artiste célèbre surtout comme imprimeur et comme graveur en bois, figure parmi les noms des miniaturistes. Dans le même article, la date assignée à la lettre par laquelle un miniaturiste italien du XVe siècle se plaint du tort que font aux hommes de sa profession les procédés récens de l’imprimerie et de la gravure, cette date est postérieure de deux ans à celle que porte la pièce originale (1491) conservée dans les archives de Sienne. Ailleurs, au mot Académie, il est dit que « le premier concours à Paris pour le prix de paysage eut lieu en 1827, » tandis que ce concours s’ouvrit en réalité dix ans plus tôt, en 1817. Enfin, si la table des matières omet absolument d’indiquer le temple de Bassæ, dont la description pourtant remplit plusieurs pages dans le corps de l’ouvrage, la partie de cette table qui termine le premier volume mentionne à tort le mot abside, puisque c’est seulement dans le volume suivant et au mot apside qu’on trouve un article sur ce sujet. Voilà de bien menues critiques sans doute ; mais n’ont-elles pas leur justification ou leur excuse dans l’autorité même et dans l’importance générale du travail ? Une œuvre d’aussi haute origine doit être de tout point irréprochable, et c’est encore témoigner son respect envers ceux qui l’ont entreprise que de leur signaler dès à présent quelques inadvertances dont une seconde édition effacerait aisément les traces.

Ces réserves une fois faites sur certaines lacunes que présentent les noms choisis et sur certaines imperfections tout accidentelles, il n’y a plus qu’à louer, dans le fond comme dans la forme, la franchise inaltérable, la calme précision avec laquelle chaque vérité est définie, chaque point de doctrine fixé, chaque question technique posée et résolue. Quoi de moins surprenant au surplus que cette sérénité de la pensée et du ton dans un ouvrage issu d’un pareil milieu ? L’Académie des Beaux-Arts n’est ni un parti ni une école dans le sens limité du mot, encore moins un groupe de talens en rivalité ou en lutte. Arrivés à la plus haute situation que des artistes puissent atteindre, les hommes qui la composent empruntent à leur élévation même une impartialité en face des opinions et des choses qu’on ne rencontrerait pas aussi sûrement chez ceux que préoccupent encore les progrès de leur propre réputation ou l’incertitude du succès. Confrères par l’esprit qui les anime au moins autant que par l’égalité du rang, les membres de l’Académie des Beaux-Arts s’accordent dans le désintéressement personnel, comme ils ont en commun le dévouement aux plus sérieux intérêts de l’art et le sentiment profond de sa dignité. De là, malgré la diversité de leurs origines et de leurs titres, l’ensemble avec lequel ils concourent au maintien des mêmes traditions, à la défense des mêmes principes ; de là l’unité de leurs vues dans la sphère des idées générales ou dans l’appréciation des faits historiques ; de là enfin ce dictionnaire que d’autres esprits n’auraient pu composer ainsi, ni d’autres mains écrire, parce que, outre le fonds de science qu’il exigeait, il fallait ici une indépendance de jugement à peu près incompatible avec la condition ordinaire des artistes, et dans l’exécution une habileté en dehors des procédés littéraires accoutumés. Le Dictionnaire de l’Académie des Beaux-Arts mérite donc à tous égards d’être accueilli avec la confiance qui s’attache aux témoignages et. aux documens authentiques. Aujourd’hui d’ailleurs un pareil livre peut avoir une utilité particulière en contribuant à rétablir dans le domaine de l’art les habitudes de réflexion, qui y deviennent de plus en plus rares, et l’ordre, qui en est absent. Que de tentatives inconsidérées en effet, quelle confusion du but avec les moyens, des principes avec les opinions d’accident ou de circonstance, des semblans du bien avec le bien lui-même ! A force de prêcher ou de pratiquer la foi dans la puissance absolue des facultés individuelles, on en est venu à substituer les jactances où les fantaisies de l’égoïsme à l’étude généreuse, à l’imitation bienfaisante des vérités qui profiteraient à tous. Dans leur empressement à secouer le joug des traditions et des règles, les débutans eux-mêmes n’ont pas pris le temps d’examiner en quoi ces règles consistent et quel est au juste le sens de ces traditions. Partout, sous prétexte d’affranchissement, l’anarchie : sous les dehors du dédain pour le métier, l’ignorance de l’art, de ses moyens d’expression les plus sûrs et souvent de ses conditions élémentaires ; partout la prétention de savoir les choses sans les avoir apprises, la ruse pour s’épargner l’effort, en un mot je ne sais quelle paresse affairée tendant à remplacer la recherche par l’aperçu, l’habileté vraie par le simulacre, et la vie saine du talent par les artifices du galvanisme pittoresque.

Il est clair qu’un livre, si instructif qu’il soit, ne suffit pas pour changer tout cela. De tels abus exigent d’autres remèdes. Une réforme sérieuse dans le mode d’éducation pratique que reçoivent aujourd’hui les jeunes artistes aussi bien que dans les encouragemens, plus impartiaux que de raison, prodigués aux talens de tout étage et de toute étoffe, — un régime d’abstinence complète remplaçant pendant quelque temps l’alimentation à outrance fournie par les expositions périodiques, — la ferme résolution chez ceux qui administrent les beaux-arts de n’avoir égard qu’à l’excellent et de se détourner du reste, — voilà, sans parler de l’action utile entre toutes qu’exercerait la venue inopinée d’un maître, voilà quelques-uns des secours les plus efficaces pour nous tirer de la crise ou plutôt de l’état d’affaissement où nous sommes.

En attendant, les leçons que contient le Dictionnaire de l’Académie des Beaux-Arts auront, nous l’espérons, leur part d’influence. Elles pourront ramener ou prémunir bien des esprits de bonne volonté sur lesquels l’erreur n’a de prise qu’autant qu’elle se produit sans être contredite, sans même être signalée par ceux qui auraient particulièrement le devoir de la combattre. L’Académie n’a pas voulu engager ainsi sa responsabilité par son silence. Itien sans doute ne ressemble moins à un ouvrage de polémique que le travail qu’elle a entrepris ; rien de plus propre cependant à faire justice des paradoxes ou des sophismes qui, depuis quelques années surtout, ont envahi le champ de l’esthétique, de la critique, de l’histoire de l’art elle-même. Aux gens qui seraient tentés de croire sur parole les apôtres de la pure sensation ou les théoriciens intéressés de l’inexpérience scientifique, cet important ouvrage démontre qu’ils ont, dans l’intérêt de leur dignité intellectuelle, un parti plus judicieux à prendre, une meilleure cause à embrasser. A ceux qui ne savent qu’à demi ou qui ignorent, il fournit l’occasion de compléter ou d’acquérir les notions nécessaires. Pour chacun de nous enfin, il a des préceptes ou des conseils. Si, comme il faut l’espérer, les étourderies agressives s’arrêtent devant le désir sincère de fonder ; si, pour emprunter le langage d’un des plus éminens auteurs du nouveau dictionnaire, « un mouvement unanime des esprits proclame qu’il est indispensable d’organiser l’enseignement de l’art à tous ses degrés[1], » l’œuvre accomplie par l’Académie des Beaux-Arts aura eu entre autres mérites celui de fortifier encore ce désir et de stimuler ce progrès.

HENRI DELABORDE.



LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES.


De la Variation des Animaux et des Plantes sous l’action de la domestication, par M. Charles Darwin, traduit par M. Moulinié, avec une préface de Carl Vogt. Paris 1868. C Reinwald.


Lorsque en 1859 M. Darwin fit paraître son livre sur l’Origine des espèces, qui a été comme un ferment jeté au sein d’une science qui devenait stationnaire, il prenait dans la préface l’engagement de publier plus tard les détails de ses recherches et les documens très variés sur lesquels s’appuyaient ses brillantes inductions. Cette publication, les naturalistes l’attendaient avec une impatience facile à comprendre, si on songe qu’il s’agissait de matériaux d’observation patiemment accumulés depuis plus de trente ans. Un voyage de circumnavigation exécuté dans les années 1835 et 1836 avait mis l’éminent naturaliste anglais en rapports personnels avec des savans de tous les pays, et ces relations, entretenues par une correspondance active, lui ont permis de se procurer sur les faits qui l’intéressaient les renseignemens les plus circonstanciés et les plus authentiques. Ajoutez à cela un travail de bénédictin accompli dans la poussière des bibliothèques et des collections d’histoire naturelle, enfin l’expérience personnelle d’un homme qui s’est fait éleveur pour contrôler par lui-même la portée des assertions recueillies, et vous aurez une idée de la variété et de l’importance des faits sur lesquels M. Darwin fonde sa théorie de la sélection naturelle.

Les recherches sur les animaux domestiques et les plantes cultivées que M. Darwin vient de publier, et dont M. Moulinié offre une traduction fort bien faite au public français, forment le premier volume de cette série d’ouvrages spéciaux dans lesquels le naturaliste anglais nous promet de faire connaître les bases de sa théorie. L’auteur y a réuni tous les faits qu’il a pu recueillir touchant les modifications que l’influence directe de l’homme imprime aux races d’animaux domestiques et aux plantes devenues l’objet d’une culture rationnelle. Il fait l’histoire des races principales en remontant aux plus anciens documens où se retrouvent leurs vestiges, tels que les hiéroglyphes des Égyptiens ; il discute la nature et l’importance des différences qui séparent les espèces domestiquées de leurs congénères sauvages ; il révèle toute l’étendue de l’action que l’homme peut exercer par les croisemens, par l’hybridation artificielle, par la sélection longtemps continuée. L’éleveur parvient à modifier, à plier à sa fantaisie le moule d’un organisme vivant ; il crée des formes nouvelles en développant par un choix judicieux des individus reproducteurs les petites déviations fortuites qui se produisent d’une manière naturelle. C’est toute une science ou, pour mieux dire, tout un art.

Le premier chapitre du nouvel ouvrage de M. Darwin est consacré aux chiens et aux chats. Il renferme les faits les plus curieux relatifs aux croisemens de ces animaux avec les espèces sauvages. Les chiens domestiques des Indiens de l’Amérique du nord ressemblent tellement aux loups que leurs maîtres s’y trompent quelquefois eux-mêmes ; les chiens des Esquimaux semblent n’être que des loups apprivoisés, ils redeviennent volontiers sauvages, sont incapables d’attachement pour l’homme et se croisent fréquemment avec le loup gris du cercle polaire. Le chacal apprivoisé a les mœurs du chien ; si on l’appelle, il remue la queue, rampe, se renverse sur le dos ; Pallas constate le croisement naturel du chien et du chacal en Orient. Enfin plusieurs races de chiens, notamment le spitz d’Allemagne et le dingo d’Australie, se croisent avec le renard. Les faits de cet ordre, et M. Darwin en, cite un grand nombre, conduisent à admettre que le chien domestique descend de plusieurs espèces de loups, de chacals et d’autres canidés sauvages auxquels les croisemens et la vie à l’état de servitude ont imprimé les modifications les plus profondes. Les races canines diffèrent aujourd’hui entre elles par des caractères tellement tranchés qu’elles semblent offrir des dissemblances plus grandes que celles qui séparent ailleurs les espèces, quelquefois même les genres.

L’histoire des races chevalines montre également ce que la sélection dirigée vers un but déterminé peut produire avec le temps. Le cheval de course anglais, qui procède d’un mélange des sangs arabe, turc et barbe, ne rappelle guère ses ancêtres. Si les éleveurs ne cherchaient pas avant tout à fixer les variations qui ajoutent à l’utilité du cheval, il serait facile d’obtenir les races les plus singulières, des formes à demi monstrueuses. M. Waterton rapporte le cas d’une jument qui produisit successivement trois poulains sans queue ; en profitant de cette variation accidentelle, il est probable qu’on aurait pu faire naître une race pourvue de queue, comme on a obtenu des chiens et des chats privés de cet appendice.

Nous ne pouvons suivre M. Darwin dans les détails fort intéressans et souvent très inattendus qu’il donne sur la transformation progressive des races d’animaux domestiquées, nous devons y renvoyer le lecteur. Qu’il nous soit permis seulement de signaler d’une manière plus particulière les recherches auxquelles M. Darwin s’est livré sur les pigeons. Il leur a consacré une véritable monographie, jugeant avec raison que rien n’est plus propre à répandre la lumière sur un sujet de cette nature qu’un cas particulier complètement étudié et merveilleusement décrit. M. Darwin s’est adonné lui-même à l’élève des pigeons ; il s’est fait recevoir membre de plusieurs clubs, il a consacré à cette occupation beaucoup de temps et d’argent. Comme les pigeons couvent presque sans interruption et que les pigeonneaux arrivent en peu de temps à maturité, les générations de ces volatiles se succèdent avec rapidité, et en une dizaine d’années on peut obtenir des séries multiples de descendans ; c’est là ce qui a déterminé le choix de M. Darwin, car les ressources et la vie d’un seul naturaliste ne suffiraient pas pour mener à bonne fin sur d’autres races d’animaux un cycle d’études aussi complet et aussi varié.

Dans le règne végétal, l’action de l’homme s’exerce encore plus librement et avec un succès plus durable qu’à l’égard des formes animales. Ici le sujet offre de grandes difficultés ; les botanistes ont généralement dédaigné de s’occuper des variétés cultivées ; dans beaucoup de cas, le prototype sauvage est douteux ou inconnu ; dans d’autres, on ne sait comment distinguer les sauvageons échappés des plantes vraiment sauvages, de sorte que rien ne permet d’apprécier l’étendue des changemens survenus. Dans cette complication presque inextricable de formes sauvages et de formes artificielles, M. Darwin a su néanmoins dégager des lois générales et des résultats certains qui jettent un grand jour sur la question de la variabilité des espèces. En somme, la théorie de la sélection naturelle et de la genèse continue, ainsi fortifiée par les résultats de la sélection intentionnelle, soulève encore de grandes difficultés ; mais ces difficultés se rapportent généralement ai des sujets sur lesquels nous devons, comme le dit M. Darwin, « avouer une ignorance dont nous ne connaissons même pas l’étendue. » Il est possible que les progrès de la paléontologie, de l’anatomie comparée, de la botanique, fassent disparaître ces difficultés une à une.


R. RADAU.


L. BULOZ.

  1. Idée générale d’un enseignement élémentaire des Beaux-Arts, par M. Eugène Guillaume, p. 65.