Chronique de la quinzaine - 31 août 1900

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Chronique n° 1641
3& août 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


Les Conseils généraux, qui sont habituellement des assemblées discrètes, l’ont été cette année plus que jamais. Leur session d’août s’est ouverte et fermée sans le moindre incident. On s’attendait, dans le clan ministériel, à des ordres du jour qui auraient témoigné au gouvernement confiance et admiration : ces ordres du jour ne sont pas venus. C’est à peine si on a pu en relever un tout petit nombre, autour desquels on s’est vainement efforcé de faire quelque bruit. Il y a pour le moment, dans l’opinion provinciale, une grande indifférence, ce qui n’est d’ailleurs un bon symptôme pour personne. Tant de déceptions ont amené de la lassitude et du découragement. On chercherait en vain des marques de satisfaction, même dans le parti radical-socialiste, qui est aujourd’hui au pouvoir : il a, lui aussi, le sentiment de la stérilité gouvernementale, et il commence à en manifester quelque impatience. Maintenant que vous avez sauvé la République, dit-il à nos ministres, ou plutôt aux siens, faites donc autre chose ! Mais c’est plus difficile, et on ignore encore, parmi tant de projets de loi qu’il a déposés pour la forme, si le gouvernement fera un effort sérieux pour en faire aboutir un seul. En tout cas, il chercherait en vain un encouragement quelconque du côté des Conseils généraux. N’ayant trouvé rien à dire, ils ont préféré se taire, et laisser les choses suivre leur cours sans y mêler ni approbation ni improbation.

Nous ne parlons ici que de politique intérieure. Au dehors, nos assemblées départementales ne pouvaient pas se désintéresser de ce qui se passe en Chine, et elles ont toutes tenu, ou presque toutes, à manifester, sous une forme quelconque, l’intérêt avec lequel elles suivent les travaux de nos soldats en Extrême-Orient. Le patriotisme, Dieu merci, ne s’endort jamais chez nous, et il unit aisément tous les cœurs. M. le Président de la République n’a pas été étranger à ces manifestations : il en a donné personnellement le signal par les discours qu’il a adressés, à Cherbourg et à Marseille, à nos troupes qui partaient pour la Chine. Jamais il n’avait été mieux inspiré. A Marseille en particulier, M. Loubet s’est élevé au-dessus de la circonstance immédiate qui l’y avait appelé, à savoir le départ de nos soldats, pour parler des rapports permanens qui doivent exister entre l’armée et la nation. « Je suis venu, a-t-il dit, pour dissiper cette équivoque criminelle que l’esprit de parti essaie de faire naître et qu’il voudrait perpétuer, en cherchant à creuser un fossé entre l’armée et la nation. Tentative monstrueuse qui échouera, qui a déjà échoué, j’en ai la certitude... Nation et armée ne sont qu’un. » On sait de quel côté s’est produite cette tentative que M. le Président de la République a si sévèrement, mais si justement condamnée, et nous n’y insisterons pas. Le sentiment public en avait déjà fait justice, sans attendre les paroles officielles qui ont été néanmoins les bienvenues. Les journaux de Marseille ont rendu compte de l’émotion et de l’enthousiasme de la foule au moment où nos soldats abandonnaient le sol de la patrie. On a beau dire et beau faire, il y a dans les masses populaires un instinct auquel elles ne résistent pas, et qui les porte à exprimer leur sympathie ardente et profonde à ceux qui, sortis d’elles, vont défendre au loin les intérêts ou l’honneur du pays. Cette sympathie a fait explosion à Marseille. On raconte qu’un député socialiste, qui assistait à ces manifestations sans y rien comprendre, en a montré de l’étonnement, et qu’il a cru en trouver la cause dans l’atavisme, c’est-à-dire dans la persistance de la barbarie primitive. Nous croyons, en effet, que l’atavisme y est pour quelque chose, mais qu’il faut l’entendre autrement. Il y a entre les générations successives un lien qui les rend solidaires les unes des autres, héritières de leurs espérances, de leurs efforts, de leurs douleurs, et qui fait de la tradition transmise des plus anciennes à celles d’aujourd’hui quelque chose de toujours actif et vivant. Ce sont là les titres de noblesse d’une nation qui n’est pas née d’hier : malgré ses égaremens et ses défaillances partielles, notre démocratie n’est pas disposée à les renier. A l’exemple de M. le Président de la République, les Conseils généraux, soit dans les discours de leurs présidens, soit par des ordres du jour motivés, ont envoyé à notre armée d’Extrême-Orient le salut de la patrie lointaine, toujours présente à leur cœur. L’un d’eux, toutefois, a cru devoir y ajouter un vœu : c’est celui de l’Yonne. Il a exprimé le regret de voir se rouvrir les guerres de religion. Convaincu que les missionnaires sont les grands coupables de la perturbation à laquelle le Céleste Empire est en proie, et que, sans eux, les bons rapports n’auraient jamais été troublés entre l’Asie et l’Europe, il a engagé le gouvernement à chasser les missionnaires de toutes nos colonies, en attendant qu’on chasse les congréganistes de la métropole. M. Homais est éternel !


Les Conseils départementaux ont traduit un sentiment général dans le pays. Tout le monde y attendait avec une impatience de plus en plus vive des nouvelles de notre petit corps expéditionnaire, et on s’étonnait depuis quelques jours de ne pas en avoir davantage. Enfin le silence qui pesait sur lui a été rompu, et nous pouvons maintenant nous rendre compte de la part qu’il a prise à l’œuvre commune. Dans les premiers télégrammes arrivés en Europe, elle avait été singulièrement amoindrie. Ce n’est même pas assez dire, car ces télégrammes ne faisaient aucune mention de l’arrivée du contingent français à Pékin. Nous ne rechercherons pas s’il y avait là une omission intentionnelle : chacun est libre d’en penser ce qu’il voudra. Mais certainement les Anglais ont abusé de leur mainmise sur le télégraphe pour chanter les exploits des uns et négliger ceux des autres : il va sans dire qu’ils n’ont pas oublié les leurs. Nous n’irons pas jusqu’à leur en faire un grief formel, et, si nous le faisions, ce ne serait pas sans exception ni réserves. Le plus important de leurs hommes de guerre en Extrême-Orient, l’amiral Seymour, a en effet écrit à l’amiral Courrejolles, le distingué commandant de nos forces navales, une lettre pleine d’effusion cordiale qui fait également honneur à celui qui l’a écrite et à ceux qui l’ont inspirée. Il est impossible de mieux rendre justice à nos marins que ne le fait l’amiral Seymour. Sa lettre est d’autant plus significative qu’on la sent écrite au courant de la plume, sans la moindre préoccupation littéraire, sans aucun souci des négligences de style qui peuvent s’y présenter : c’est l’œuvre d’un soldat adressée à un autre soldat. L’amiral anglais s’y montre rempli d’estime pour le courage et l’endurance de nos marins, aussi bien que de reconnaissance pour l’appui qu’il a trouvé auprès d’eux. Il exprime l’espoir que cette confraternité d’armes, où l’on apprend mutuellement à se connaître et à s’aimer, resserrera les liens des deux pays. C’est un désir que nous formons comme lui. Rien, au surplus, ne rapproche plus les hommes que des dangers courus en commun, si ce n’est peut-être l’expression publique des sentimens de Confiance mutuelle qu’ils ont rapportés de cette épreuve. À ce point de vue, la lettre de l’amiral Seymour a peut-être plus fait pour la bonne entente des deux pays que tous les travaux des diplomates. Ces travaux viennent de l’esprit, tandis que la lettre de l’amiral semblait venir tout droit du cœur.

Il nous restait, toutefois, à savoir ce que notre corps expéditionnaire avait fait à Pékin. Y était-il arrivé avec les autres ? Quel y avait été son rôle ? Quelle partie de l’œuvre commune avait-il remplie ? Sur tous ces points les premiers télégrammes anglais étaient muets, et c’est seulement au bout de dix jours d’attente, mêlée de quelque anxiété, que nous en avons enfin reçu un du général Frey. Alors le rideau s’est levé. Notre part dans la prise de Pékin et dans la délivrance des Européens n’a été inférieure à aucune autre : elle a été digne du courage de nos soldats, de l’intelligence et de l’esprit d’initiative de leur chef. Le général Frey avait depuis longtemps fait ses preuves ; on savait ce qu’on pouvait attendre de lui ; on ne doutait pas qu’au jour décisif il serait au premier rang. Nous nous réjouissons doublement de son brillant succès, car le général Frey est un de nos collaborateurs, et les lecteurs de la Revue savent qu’il pense et qu’il écrit aussi bien qu’il agit. Nos soldats, conduits par lui et secondés par le contingent russe, se sont bravement emparés de plusieurs portes de la ville. Mais ils ont fait plus. A la suite d’un combat de rues long et difficile, au milieu de barricades défendues obstinément par les Chinois, ils sont parvenus enfin au Pétang et ont délivré les missionnaires et les chrétiens qui, avec Mer Favier, avaient subi un siège de deux mois. Ce sont là évidemment les chrétiens dont parlait M. Pichon dans le télégramme où il refusait de quitter Pékin avec une escorte chinoise : il aurait dû pour cela, disait-il, abandonner deux cents chrétiens à une mort certaine ; il préférait partager jusqu’à la fin leurs dangers, quel qu’en fût le dénouement. On est heureux de lire dans le télégramme officiel du général Frey qu’à peine mis eux-mêmes en liberté, M. Pichon et les membres de notre légation se sont joints à lui et n’ont pas cessé de marcher à ses côtés. Cette attitude courageuse et vraiment française leur fait honneur. « A la légation française, avait déjà dit le général Frey, le moral est parfait. » Il y a eu à coup sûr, au moment des délivrances qui ont rempli la journée du 15 août, des scènes touchantes dont nous ne connaissons pas encore les détails, mais dont il est facile de deviner le caractère. Au milieu des atrocités chinoises, les civilisés d’Occident se retrouvaient, se reconnaissaient, se tendaient la main. On tremble à la pensée de ce qui serait arrivé si les troupes internationales étaient restées en route, ou si elles avaient dû attendre de nouveaux renforts. La résistance des légations était sur le point d’atteindre ses dernières limites : quelques jours encore, et elle aurait cessé. L’insuccès de la première tentative faite sur Pékin par l’amiral Seymour était de nature à jeter du découragement dans les esprits de nos officiers, ou du moins à leur inspirer quelque timidité. S’ils avaient obéi à une circonspection qui semblait d’ailleurs si légitime, que seraient devenus les Européens enfermés dans les légations et les chrétiens dans le Pétang ? Avec une audace que le succès a récompensée, les troupes alliées n’ont tenu compte que de cette considération. Malgré leur faiblesse numérique, elles ont marché sur la capitale, au milieu de campagnes en partie inondées, où les Chinois et les Boxeurs se présentaient devant elles en masses profondes. Rien n’a arrêté leur élan. Elles ont été en quelques jours sous les murs de la ville. Le lendemain elles étaient dans la ville même, et le surlendemain le palais impérial avait succombé.

Mais il était vide. Malgré les bruits contradictoires que les Chinois, fidèles à leurs vieilles habitudes, ont fait courir à ce sujet, il est aujourd’hui certain que l’Empereur et l’Impératrice ont pris la fuite, sans qu’on sache encore dans quelle partie plus ou moins éloignée de l’Empire ils se sont réfugiés. Et, quand même on le saurait, la situation n’en serait pas très sensiblement changée : avec nos forces actuelles, il nous serait impossible de nous mettre à la poursuite des fugitifs, et c’est même une question de savoir si, lorsque tous nos renforts seront arrivés et réunis, il y aura lieu de le faire. Cette course, en effet, pourrait durer longtemps. La Chine est immense, et pour peu que l’Impératrice prenne le parti de fuir toujours devant les troupes internationales, celles-ci devront fournir de nombreuses étapes avant d’atteindre le but mobile qui se dérobera continuellement devant elles. Il y aurait bien une solution : ce serait de déclarer déchue la dynastie mandchoue et d’en mettre une autre à la place. Peut-être se verra-t-on finalement forcé d’y recourir ; mais combien sera-t-elle onéreuse et coûteuse ! Une dynastie nouvelle n’aurait de force que celle que nous lui donnerions ; elle ne nous en apporterait elle-même aucune. Ce serait donc pour les puissances l’obligation d’entrer à fond, et pour longtemps, dans les affaires chinoises. Il faudrait se résigner à une guerre civile dont le résultat le plus vraisemblable serait d’amener la dislocation de la Chine ; et cela, certes, n’est souhaitable pour personne. Tous les gouvernemens protestent à qui mieux mieux contre une politique qui pourrait avoir cette conséquence, et nous les croyons sincères. Il ne faudrait pourtant pas trop s’y fier. Cette sincérité d’aujourd’hui pourrait bien se modifier avec les événemens et ne pas résister à certaines tentations. Il n’est de l’intérêt de personne de s’exposer à cette périlleuse épreuve : ce n’est pas celui des puissances, c’est encore moins celui de la Chine. Notre espoir est que, dans l’endroit ignoré où elle a trouvé un refuge, l’Impératrice comprendra que, puisque les puissances sont disposées à traiter, le plus sage de sa part est de profiter de leurs dispositions présentes et de ne pas leur laisser le temps d’en changer. Nous savons ce qu’est aujourd’hui ; qui peut dire ce que sera demain ?

Sans attribuer à telles ou telles puissances des desseins plus ou moins dissimulés, desseins qui n’existent peut-être pas encore, mais qui pourraient bien naître de l’occasion et que nous qualifierons d’éventuels, il est sûr que la politique de l’Angleterre, par exemple, et celle de l’Allemagne, doivent être l’objet d’une attention constante. L’Angleterre n’a pas en ce moment les mains tout à fait libres. Ses forces militaires sont encore absorbées par la guerre du Transvaal, sans qu’on puisse prévoir le jour où cet état de choses prendra fin. Cependant, si elle est occupée ailleurs, elle n’est pas aussi affaiblie qu’on veut bien le dire ; elle conserve l’espérance de retrouver bientôt la disponibilité de son armée de terre ; elle ne renonce à aucune de ses prétentions : tout au plus en ajourne-t-elle la poursuite. L’incident de Shanghaï est, à ce point de vue, très instructif.

Malgré quelques troubles partiels qui s’y sont produits et qui y ont été, jusqu’à ce jour, réprimés sans grande peine, la région du Yang-tsé-Kiang est restée calme ; on n’y a signalé aucun désordre grave. Cela était encore plus vrai qu’aujourd’hui au moment où les Anglais, sans motif apparent ou du moins suffisant, ont voulu débarquer des troupes à Shanghaï. S’ils en avaient de reste, il aurait été certainement plus utile de les diriger vers le Nord et de les unir au corps expéditionnaire qui opère dans le Tchi-li. C’est bien par la que les Anglais ont fini, mais c’est par là qu’ils auraient dû commencer. On connaît leurs projets sur le vallée du Yang-tsé : loin d’en faire mystère, ils ont voulu que personne ne les ignorât, et en effet personne ne les ignore, mais tout le monde n’est pas tenu de s’y prêter. Au reste, l’Angleterre a paru hésiter elle-même dans la manière dont elle les exécuterait, et, depuis ces derniers temps surtout, elle a semblé préférer ce qu’on a appelé la politique des portes ouvertes à celle des zones d’influence. La confiance très justifiée qu’elle a dans sa supériorité commerciale lui permettait d’atteindre ainsi son but avec autant de sûreté et beaucoup moins de frais. Aussi a-t-on été surpris de sa velléité d’action du côté de Shanghaï. Toutes les autres puissances étaient engagées dans le Tchi-li où elles accomplissaient une œuvre d’intérêt général ; elle-même, par tous ses organes officiels et officieux, se prononçait énergiquement contre toute démarche qui pourrait aboutir au démembrement de la Chine : dès lors, ne devait-elle pas s’abstenir d’une intervention isolée sur un point quelconque du Céleste Empire, et peut être plus particulièrement sur celui où on lui attribuait avec quelque fondement des ambitions particulières ? La diversion qu’elle menaçait de faire devait inspirer quelque étonnement, voire quelque inquiétude, aux autres puissances. L’histoire, et même la plus récente, montre que l’Angleterre, lorsqu’elle est débarquée seule quelque part, fût-ce pour y rétablir l’ordre au profit de tous, ne s’en va plus, et ne tarde pas à considérer le pays comme lui appartenant. Une expérience aussi probante que celle de l’Egypte ne pouvait pas être perdue. Plusieurs puissances, et notamment la France, ont annoncé que, si l’Angleterre débarquait des troupes à Shanghaï, elles en débarqueraient également. La plupart ont des concessions à côté de la concession anglaise ; il serait difficile de leur contester un droit dont l’Angleterre userait. Et il ne servirait à rien de dire que le gouvernement de la Reine avait obtenu une autorisation spéciale du vice-roi, car on conteste précisément au vice-roi l’autorité nécessaire pour l’accorder, et surtout pour l’accorder à celui-ci en la refusant à celui-là. Pendant quelques jours, on s’est demandé ce qui allait arriver. L’amiral Seymour avait été envoyé devant Shanghaï avec une intention qui paraissait claire. Néanmoins le gouvernement anglais, en présence de l’attitude de certaines autres puissances, montrait quelque hésitation, ou plutôt faisait quelques réflexions. Les journaux impérialistes, à Londres et à Shanghaï, lui reprochaient avec véhémence ce qu’ils appelaient déjà un recul ; ils assuraient que le prestige britannique en subirait une irrémédiable atteinte ; ils demandaient une action énergique et prompte. Le gouvernement ne s’y est pas laissé entraîner. Il a compris ce qu’il y aurait de grave, et assurément de répréhensible, à rompre le parfait accord qui avait existé jusque-là entre les puissances, et à soulever une question nouvelle avant d’avoir résolu celle qui était pendante à Pékin. Malgré les clameurs de la presse chauvine, il s’est contenté de débarquer quelques soldats dans sa concession de Shanghaï, exemple qui a été aussitôt suivi par nous ; mais il ne s’agissait de part et d’autre que d’un petit nombre d’hommes, et d’une démonstration platonique. Le gros des forces britanniques a été, comme il convenait, dirigé vers le Nord. L’incident a donc eu le dénouement qu’il devait avoir, et nous dirions que tout est bien qui finit bien, si nous étions sûrs que tout est fini. Mais est-ce bien certain ? Il serait peut-être imprudent, parmi les préoccupations que doit causer l’avenir, de ne pas faire entrer en ligne de compte le mouvement que l’Angleterre a dessiné du côté de Shanghaï, peut-être avec la connivence de plusieurs vice-rois. L’avertissement ne s’adresse pas seulement à l’Europe, mais encore à la Chine. Si la situation actuelle se règle par un arrangement immédiat, il sera sans doute possible d’éviter des complications plus grandes ; mais, si elle se prolonge, et si, en se prolongeant, elle s’embrouille et s’aggrave de plus en plus, nul ne peut prévoir tous les incidens qui risqueraient de se produire, ni le parti que telles ou telles puissances essaieraient d’en tirer. Un hivernage des troupes internationales en Chine, — et c’est là ce qui nous menace, — n’entraînerait pas seulement des conséquences militaires, mais des conséquences politiques qui, échappant dès aujourd’hui à toute prévision, pourraient bien échapper par la suite à tous les efforts pour les diriger ou les modérer.

Que dire de l’Allemagne ? Son gouvernement proteste, comme les autres, contre toute pensée d’ambition personnelle. Il semble, à écouter le langage qui se tient sur tous les points du globe, que le désintéressement le plus édifiant soit, en cette fin de siècle, la vertu uniforme des nations et de ceux qui les guident. Mais, si on ne s’en tient pas au langage, si on regarde, si on observe, si on réfléchit sur ce qu’on voit, la conclusion est différente. L’empereur Guillaume aime d’autant plus la mise en scène qu’il s’y entend à merveille : aussi convient-il, dans tout ce qu’il dit et dans tout ce qu’il fait, d’attribuer une part à l’exercice de cette faculté un peu théâtrale qu’il pousse parfois jusqu’à l’exubérance. Il étonne, il entraîne, il éblouit. Mais on se méprendrait en croyant que c’est là l’homme tout entier. Sous un décor romantique, l’Empereur allemand conserve un esprit très pratique, parfaitement lucide et avisé, et qui laisse rarement échapper l’occasion de s’assurer quelque avantage. Depuis qu’il est sur le trône, l’Allemagne ne s’est certainement pas diminuée en Europe, et elle s’est considérablement agrandie dans d’autres continens. En Afrique, il n’a fait, si l’on veut, que continuer en la développant une politique commencée avant lui ; mais l’œuvre allemande en Asie est la sienne propre ; c’est lui qui en a eu l’initiative ; on se rappelle avec quelle brusque audace il l’a entamée, et personne n’a la simplicité de croire qu’il n’ait pas l’intention de la pousser plus loin. Ses derniers actes ont confirmé ce sentiment.

La nomination du feld-maréchal de Waldersee n’a pas été moins imprévue que la plupart des autres manifestations de la volonté impériale. Guillaume a mis subitement le monde en face d’un fait accompli, en lui demandant une adhésion et non pas un conseil. Depuis, dans un discours retentissant comme sont tous ceux qu’il prononce, il a causé une nouvelle surprise en assurant que c’était l’empereur de Russie qui avait eu la première idée de la nomination du feld-maréchal de Waldersee. Il y a là un problème politique, ou peut-être psychologique, dont la solution échappe. Nous ne nous chargeons pas de démêler dans quelle mesure, ni sous quelle forme, les deux empereurs se sont mutuellement suggestionnés ; et d’ailleurs, peu importe. Si l’idée première est réellement venue de Saint-Pétersbourg, on s’en est emparé à Berlin avec tant de hâte que l’empereur Nicolas n’a même pas eu le temps de nous en parler. Cette précipitation est curieuse à relever : elle donne la sensation d’une harmonie préétablie. Quoi qu’il en soit, la nomination du maréchal de Waldersee, si elle était vraiment désirée en Russie, n’était attendue nulle part ailleurs. On l’a acceptée, et nous l’avons acceptée comme les autres, malgré les répugnances particulières que nous pouvions en éprouver, parce qu’il n’y avait vraiment rien à dire contre l’illustre maréchal. Il passe dans son pays pour un homme de guerre de premier ordre. Il jouit d’une réputation européenne, et tous les connaisseurs assurent qu’elle n’a rien d’usurpé. Il fallait donc bien s’incliner. Plus tard l’empereur Guillaume, dans un nouveau discours, a affirmé que l’adhésion universelle au choix qu’il avait fait était une reconnaissance non moins universelle de la supériorité de l’Allemagne, tant au point de vue de l’organisation qu’au point de vue de l’action militaire. En cela il se trompe, et, si la question avait été préalablement posée de la sorte, elle aurait reçu des solutions moins uniformes. Mais, dans cette affirmation toute personnelle de l’Empereur, on aperçoit un trait de son caractère et une aspiration à l’hégémonie militaire dont on doit désormais tenir compte. Il y a en tout cela un étalage de puissance qui peut faire des effets assez différens sur l’Europe et sur la Chine : nous souhaitons sincèrement que l’effet produit sur la Chine soit de nature à la faire réfléchir sur les projets ultérieurs de l’empereur Guillaume, et l’amène en conséquence à des dispositions immédiatement conciliantes. Ce qui frappe dans les allures de la politique allemande, c’est la mise en œuvre de moyens disproportionnés avec le but à atteindre, à supposer du moins que ce but soit bien celui qu’on avoue. Le feld-maréchal de Waldersee s’imposait, ne fût-ce que par le bénéfice de son grade, comme commandant des forces internationales en Chine ; aucune rivalité ne pouvait se dresser devant lui ; mais était-il bien nécessaire, pour résoudre militairement la question chinoise, d’envoyer en Extrême-Orient un personnage de cette envergure, et n’y avait-il pas dans ce choix quelque chose d’excessif ? L’événement a déjà répondu, puisque la nomination de M. de Waldersee était à peine faite que les troupes internationales à Tien-Tsin n’ont pas cru avoir besoin de l’attendre pour courir à Pékin : elles y sont effectivement arrivées sans lui. On a sans doute un peu trop méprisé les Chinois jusqu’à ce jour ; ils pourront par la suite devenir sur les champs de bataille des adversaires plus dangereux qu’on ne l’a cru ; mais nous n’en sommes pas encore là, et c’est faire dès à présent beaucoup d’honneur à ces soldats rudimentaires que de brandir sur leur tête, en manière d’épouvantail, sinon la supériorité sur toutes les autres, au moins l’énormité de l’organisation militaire de l’Allemagne, et de leur dépêcher le premier homme de guerre de ce pays, en assurant qu’il l’est aussi du monde entier. Ce n’est pas suivre le précepte d’Horace :


Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus
Incident.


Le dénouement n’avait pas besoin de l’intervention d’un si grand guerrier ! Mais, dira-t-on, il ne peut qu’en profiter. Soit : nous souhaitons qu’il en profite pour se produire avec plus de promptitude. Sinon, nul ne peut savoir ce qui se passera en Chine, lorsque cent mille hommes seront réunis sous la main du feld-maréchal de Waldersee. L’empereur Guillaume ajouterait une surprise de plus à toutes celles qu’il nous a déjà ménagées, si ce déplacement ne devait, en somme, servir à rien du tout. Nous ne lui attribuons pas dès maintenant une politique arrêtée et précise ; il faut laisser aux circonstances la part de hasard qu’elles comportent ; mais, quand on a provoqué l’occasion, et qu’on s’est mis en mesure d’en recueillir le fruit, il est rare qu’elle ne vienne pas justifier une habile prévoyance. En tout cas, le prestige de l’Allemagne en Extrême-Orient ne peut que gagner au rôle que le feld-maréchal est appelé à remplir, et l’empereur Guillaume a su montrer à mainte reprise que le prestige était une force dont il sait admirablement tirer parti.

Il serait facile de poursuivre cette étude et de montrer d’autres puissances encore, soit européennes, soit asiatiques, prêtes à une politique un peu moins désintéressée qu’elles se plaisent à le dire. Comment le leur reprocher ? Cela est dans la nature des choses. Il arrive même assez souvent qu’un gouvernement, aussi bien qu’un homme, ne se doute pas par avance de ce qu’il sera amené à faire à un moment donné. Il est sincère aujourd’hui en protestant contre ce qu’il fera demain. Le plus sage est de ne pas se laisser déborder par les événemens. Pour cela, toutefois, il ne suffit pas que la bonne volonté soit d’un seul côté. Tout le monde civilisé pense aujourd’hui que l’effondrement du vieil édifice chinois serait une catastrophe d’autant plus redoutable que personne ne se sent assez fort pour la dominer. Mais c’est une considération sur laquelle on pourrait être conduit à passer : il suffirait que les convoitises de l’un s’allumassent pour que toutes les autres se missent aussitôt à flamber. On entrerait alors dans une voie de complications infinies. Le gouvernement chinois le comprendra-t-il à son tour ? On s’explique que l’Impératrice ait voulu se soustraire à la mainmise directe des armées internationales, soit par une crainte confuse de ce qui aurait pu arriver dans l’effervescence du premier moment, soit pour mieux rester maîtresse de ses déterminations ultérieures. A supposer qu’elle se rende compte de la situation comme nous venons de l’exposer, et qu’elle veuille négocier, peut-être négociera-t-elle plus librement en se tenant à quelque distance. Dans ce cas, quel sera le négociateur ? On l’ignore : on ne voit rien, ni personne. Nos troupes s’efforcent de mettre de l’ordre à Pékin, et elles y arriveront matériellement au bout de quelques jours. Mais après ?

Il n’y a plus de gouvernement. Nous ne rencontrons en face de nous aucune autorité qui tienne encore debout. Les vice-rois, dans leurs provinces, effrayés par la rapidité et la facilité relative de la prise de la capitale, se tiennent tranquilles : mais ils attendent, et probablement ne savent pas encore à quel parti ils s’arrêteront enfin. Pour ce qui est de Li-Hung-Chang qui, naguère encore, se mettait si volontiers en avant, se disait investi d’un mandat officiel en vue des négociations à ouvrir, et cherchait effectivement à les entamer avec les puissances, sa confiance en lui-même semble avoir quelque peu diminué, et naturellement celle qu’il inspirait aux autres n’en a pas été accrue. Beaucoup disent qu’il est en disgrâce. L’Impératrice ne lui pardonnerait pas d’avoir mis trop peu d’empressement à se rendre aux appels qu’elle lui adressait, et d’être resté à Shanghaï, au lieu de venir à Pékin. Le vieux vice-roi se demandait sans doute ce qu’il y serait allé faire, et peut-être n’était-il pas sans craintes sur les risques personnels qu’il pouvait y courir. Quoi qu’il en soit du passé, se sent-il encore aujourd’hui en mesure de négocier ? S’il a jamais eu un mandat régulier pour le faire, ce qui est fort douteux, les circonstances ne l’en ont-elles pas dépossédé ? Peut-il parler au nom d’un gouvernement évanoui ? Quelques soupçons qu’on ait pu avoir sur son compte, il est sans doute le meilleur négociateur avec lequel nous puissions être mis en rapport, et certainement le plus capable. Mais il a, comme tout le monde, perdu contact avec son gouvernement, et il n’est pas moins désemparé que tout autre mandarin. Un télégramme dit que le Conseil des amiraux a décidé de le tenir en rade jusqu’à ce que les ministres à Pékin en aient décidé autrement : cela même est un trait ajouté à la confusion générale. Un autre télégramme dément à la vérité le premier, et ajoute qu’on ne sait même pas très bien ce qu’est devenu Li-Hung-Chang. De quelque côté qu’on se tourne, on ne voit que le néant. Si cette situation doit durer, il faudra bien y pourvoir, sans se dissimuler la difficulté. On ne comprend pas très bien comment le condominium de cinq ou six puissances pourrait s’exercer sur les affaires chinoises sans se briser un jour ou l’autre. Et qui sait si ce n’est pas ce jour-là qu’attend le gouvernement chinois ?

La situation est donc très obscure. La première partie de la tâche commune, peut-être difficile à exécuter, était du moins très facile à définir. Il fallait aller à Pékin, dégager les légations, délivrer les Européens, sauver les chrétiens indigènes : à cela nos vaillans soldats suffisaient. Rien n’est plus simple que le devoir, quand il peut se réduire à une opération militaire. Mais, quand il conduit à une opération diplomatique, il prend un caractère plus complexe et plus vague. Dans le premier cas, il reste le même jusqu’à ce que le but soit atteint ; dans le second, il peut se modifier en cours de route. Il ne semble pourtant pas impossible que les puissances se mettent d’accord sur ce qu’elles ont à demander à la Chine : elles l’étaient hier, pourquoi ne le seraient-elles pas demain ? Unies, tout leur sera aisé ; mais c’est une épreuve à laquelle il sera prudent de ne pas les laisser trop longtemps exposées.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.