Chronique de la quinzaine - 31 août 1902

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Chronique n° 1689
31 août 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


Le gouvernement de M. Combes vient de se couvrir de gloire en emportant d’assaut trois forteresses de la réaction, c’est-à-dire trois écoles congréganistes dans le département du Finistère. Notre brave armée a été mobilisée pour accomplir cette belle œuvre. Le résultat a été ce qu’il devait être, et cela est sans doute aux yeux des radicaux une compensation aux incidens moins brillans dont nous avons parfois été, hors de France, les héros malencontreux. Ah ! qu’on est fier d’être Français, disait-on autrefois, quand on regarde la Colonne ! Chaque temps a son idéal : la fierté vient au cœur des hommes d’aujourd’hui quand ils contemplent trois écoles de Bretagne, dont ils ont vaincu la résistance.

Il faut d’abord mettre hors de cause les agens de la force publique, et principalement nos officiers et nos soldats ; ils avaient des ordres et les ont exécutés ; ce n’est pas à eux qu’en revient la responsabilité. Nous leur rendons volontiers la justice que, tout en remplissant leur consigne, ils y ont apporté des ménagemens et de la modération. On pouvait craindre que le sang ne coulât ; il n’a pas coulé, et tout le mal, — nous parlons du mal matériel, — s’est borné à quelques contusions qui ont été également réparties de part et d’autre. S’il n’a pas été plus grave, on le doit aussi à quelques députés et sénateurs qui se sont interposés entre assaillans et assiégés, et leur ont fait accepter une sorte de transaction des deux côtés on a déposé les armes, et, grâce à cela, de grands malheurs ont été conjurés. Mais il s’en est fallu de peu qu’il n’en fût autrement, et pendant plusieurs jours nous avons été soumis à une véritable angoisse. Qu’allait-il se passer ? Le gouvernement s’était trop engagé pour pouvoir reculer. D’un côté les esprits, dans ce coin de Bretagne, étaient étrangement surexcités. Toute une population, blessée dans ses sentimens les plus intimes, était prête à se porter à des actes de désespoir. La moindre étincelle tombant d’une main maladroite aurait mis le feu aux poudres. Il a fallu aux représentans du Finistère beaucoup de présence d’esprit, de sang-froid et de courage moral pour prévenir les catastrophes imminentes. Le poids en serait retombé sans doute sur le gouvernement qui les avait provoquées ; mais nous n’y aurions pas trouvé une consolation. Dans les momens de crise comme celui où nous sommes, la violence appelle la violence, et le premier pas fait dans une voie aussi périlleuse risquait de conduire plus loin que personne ne voulait aller.

On a pourtant reproché leur attitude à M. de Mun, à M. l’abbé Gayraud, à M. Pichon, à M. l’amiral de Cuverville : ce qui montre que ces reproches sont mal fondés, c’est qu’ils ont été contradictoires. Les radicaux-socialistes, les amis du gouvernement, les adversaires des congrégations ont accusé les représentans du Finistère d’avoir encouragé et presque fomenté l’émeute, tandis que les champions des partis royaliste et bonapartiste leur ont fait un grief d’avoir efficacement contribué à y mettre fin. Ils voulaient y mettre fin, en effet, avant qu’elle aboutît à des scènes sanglantes ; mais, pour cela même, ils devaient conserver contact avec les insurgés et rester dans leurs rangs. Au reste, ils pensaient, ils sentaient comme eux, et ne s’en cachaient pas. En leur âme et conscience s’élevait contre la loi, et surtout contre la manière dont elle était exécutée, une protestation aussi indignée que la leur. Mais, hommes politiques, ils ont compris que d’autres devoirs encore s’imposaient à eux. La protestation des paysans bretons avait pris une forme illégale : fallait-il lui laisser prendre une forme révolutionnaire ? Sans même invoquer d’autre motif de ne pas le faire, la comparaison des forces en présence suffisait à le déconseiller. La Bretagne avait suffisamment accentué sa réprobation : c’était par d’autres moyens, des moyens légaux, qu’il fallait désormais la faire triompher. Si la République doit être le règne de la loi, la loi s’impose aux partis comme aux gouvernemens. C’est à elle et aux tribunaux qui l’interprètent et l’appliquent que nous devons tous recourir : et, quand même le gouvernement manquerait à cette obligation, ce ne serait pas un motif pour y manquer à son exemple. L’opinion sera, en fin de compte, notre juge à tous. L’appel qui lui a été adressé aux élections dernières n’a pas été entendu, et de là sont venues les épreuves actuelles ; mais elles auront un terme. Le parti radical a une tendance d’autant plus grande à abuser de l’autorité dont il dispose, qu’il a moins l’habitude de s’en servir. Dans l’espèce d’étonnement qu’il éprouve d’être devenu le maître, il se croit tout permis. Son audace ne connaît pas de bornes. Il en rencontrera dans la nature même des choses. Une plus grande expérience des affaires lui apprendra que tout en ce monde est action et réaction, que tous les excès sont suivis de retours inévitables, que toutes les fautes s’expient Ils se livrent actuellement à une sorte d’orgie de pouvoir : les orgies ont leurs lendemains.

Les actes les plus brutaux ne sont pas exempts d’un côté comique. Quelques personnes se sont émues, mais beaucoup d’autres n’ont pu s’empêcher de sourire en trouvant un soir, dans les journaux, la note officieuse qui leur avait été communiquée à la suite du conseil des ministres tenu le matin. On y lisait que le mouvement de résistance présenté d’abord comme catholique était « nettement et violemment royaliste, » et qu’il avait abouti à des délits très graves. Le garde des sceaux avait envoyé au procureur général des instructions sévères pour en ordonner la répression. Les gouvernemens dans l’embarras éprouvent toujours le besoin d’avoir un complot à poursuivre, et il est sans exemple qu’en cherchant bien ils n’en trouvent pas autour d’eux ‘es élémens. Dans un département où il reste encore d’assez nombreux royalistes, quelques-uns de ceux-ci ont sans doute pris une part plus ou moins active aux événemens qui se déroulaient à leur portée. Peut-être même ont-ils commis certaines imprudences. Mais prétendre que le mouvement breton était « nettement et violemment royaliste, » c’est ce que M. Combes lui seul pouvait faire. Son malheur est qu’on ne l’a pas cru. S’il avait dit vrai, et si M. le procureur de la République, obéissant aux instructions de son ministre, avait trouvé quelques traces de ces graves débits que dénonçait la note officieuse, nous en aurions vu de belles ! M. Combes est évidemment démangé de la préoccupation d’imiter en tout M. Waldeck-Rousseau, et il copie en effet son modèle, mais en le chargeant. Les trois écoles de Bretagne qu’il a prises si vaillamment ont été son fort Chabrol : il lui faut maintenant son complot, et peut-être un jour réunira-t-il la Haute-Cour. Ce sera sa consécration de sauveur de la République. Nous ne croyons pas, toutefois, que les affaires de Bretagne lui donnent cette satisfaction. Les poursuites qui ont été intentées jusqu’ici l’ont été pour des bris de scellés, qui ne sont pas un fait spécial à la Bretagne, et pour des délits encore moindres. La meilleure volonté du monde ne saurait tirer grand parti de si peu de chose, et on ne convaincre personne qu’il y ait dans ces menus faits les symptômes d’un redoutable mouvement antirépublicain. M. l’abbé Gayraud s’est donné beaucoup de peine pour protester contre cette allégation fantaisiste de M. Combes. Il a fait chanter la Marseillaise à ses paysans. Il a répété qu’il était enfant du peuple et bon républicain. Les radicaux, naturellement, refusent de le croire : à leurs yeux, être républicain, c’est être pour le ministère actuel et pour ses décrets. M. Camille Pelletan le déclarait encore l’autre jour dans un des discours qu’il prodigue à la province. S’il faut être ministériel pour être républicain, il est clair que les paysans bretons ne le sont pas, et que nous ne le sommes pas davantage ; mais c’est un critérium que nous n’acceptons pas. On peut trouver la loi sur les associations mauvaise et la manière de l’appliquer encore pire, sans être légitimement taxé de royalisme, d’impérialisme, ou même de réaction.

La protestation bretonne n’a été, quoi qu’on en ait dit, qu’une protestation religieuse. Les paysans du Finistère voulaient conserver leurs écoles congréganistes. On leur a dit que la loi s’y opposait, mais cela n’est pas bien prouvé. Ils ont cru que c’était seulement le ministère, et cette opinion est soutenable. De là leur révolte, dont il ne faut pas dénaturer le caractère. En vain, M. Vallé, garde des sceaux, a-t-il déclaré dans un discours récent que la loi était la loi, et que, bonne ou mauvaise, il fallait l’exécuter jusqu’à ce qu’elle fût changée. Cela n’est pas toujours vrai. Que de lois ne sont pas appliquées ! Que de lois sont appliquées aux uns et ne le sont pas aux autres ! Mais à quoi bon chercher plus loin que la loi actuellement en cause ? Quand M. Vallé voudra bien nous dire pourquoi on l’applique si impitoyablement aux congrégations enseignantes et pas du tout aux congrégations charitables, nous conviendrons avec lui que le gouvernement n’est libre d’y apporter ni ménagemens ni tempéramens, et qu’il doit l’exécuter comme s’il était lui-même une machine aveugle, sans intelligence et sans cœur. Jusque-là, on nous permettra de penser que M. le garde des sceaux s’est agréablement moqué de son auditoire, et que son discours est la plus dure condamnation) du ministère dont il fait partie.

Mais que faire ? Beaucoup de gens supportent avec impatience une politique qu’ils jugent illégale ; ils cherchent un moyen de protester, ou plutôt d’agir contre elle d’une manière à la fois efficace et immédiate. La vérité nous oblige à dire qu’ils ne l’ont pas encore trouvé. On a parlé d’abord de ne pas payer l’impôt direct, comme si l’État n’avait pas des moyens rapides d’obliger le contribuable à le faire. On a parlé ensuite de le payer par douzièmes, ce qui serait sans doute un désagrément pour les percepteurs, mais non pas pour l’État, qui, parfaitement assuré de la rentrée finale de toutes les taxes qui lui sont dues, a des moyens de trésorerie faciles pour faire face à ses besoins quotidiens. On a parlé aussi de retirer les dépôts des Caisses d’épargne : il est peu probable que cette campagne produise des résultats sensibles. Ceux qui ont fait des dépôts aux Caisses d’épargne ont cru y trouver un avantage, et l’immense majorité d’entre eux ne renonceront pas à le poursuivre. Tous ces projets ne sont que chimères.

Le pays, dans son ensemble, ne renoncera pas à ses vieilles habitudes fiscales, parce que le ministère en a imprudemment troublé quelques autres d’un ordre tout différent. Les adversaires du gouvernement ont fait déjà un certain nombre de tentatives, qui n’ont pas réussi : qu’ils renoncent à en faire de nouvelles, qui réussiraient encore moins. Qu’ils renoncent surtout à répondre à une illégalité discutable de la part du gouvernement par une illégalité qui, de la leur, serait certaine. C’en est une, de ne pas payer l’impôt, lorsqu’il a été régulièrement voté par les Chambres. Les Chambres peuvent le refuser à un gouvernement dont elles sont résolues à se défaire à tout prix : le procédé a été rarement employé, mais il est correct ; celui qui consiste à ne pas acquitter l’impôt régulièrement consenti ne l’est pas. Alors, demandera-t-on, il n’y a aucun moyen d’arrêter des ministres dans la voie de l’illégalité ? Il y en a un, nous l’avons déjà dit, c’est d’aller devant les tribunaux. Ils sont seuls juges de la légalité d’une mesure prise par le gouvernement, et ils ont donné des preuves de leur indépendance. C’est devant eux qu’il faut se pourvoir : ceux qui l’ont fait jusqu’ici ne s’en sont généralement pas mal trouvés. Il est vrai que le gouvernement peut élever le conflit, et qu’il ne manque pas de le faire. Le tribunal des conflits peut à son tour dessaisir la juridiction ordinaire et renvoyer l’affaire à la juridiction administrative. Mais la juridiction administrative elle-même a son indépendance, et elle l’a montré assez souvent pour qu’on ne l’accuse pas a priori d’en manquer. Supposons que tous ces moyens échouent, ce qui peut assurément arriver : comment savoir d’avance quelle interprétation les tribunaux donneront à une loi mal faite ? La conscience des juges sera quelquefois perplexe. Eh bien ! il reste le recours à l’opinion elle-même. À ce point de vue, nous ne saurions trop approuver l’initiative des bons citoyens qui ont fondé la Ligue de la liberté d’enseignement. Ils sont dans le bon chemin : qu’on les y suive.

Toutes nos libertés sont sans doute menacées par le radicalisme triomphant, et, lorsqu’une d’elles sera détruite, si nous la laissons détruire, on procédera à la destruction d’une autre ; mais la liberté d’enseignement a été choisie pour subir les premiers assauts, et c’est elle, par conséquent, qu’il faut défendre tout d’abord. Les fondateurs de la Ligue se rendent parfaitement compte de la solidarité qui existe entre toutes les libertés. « Ceux qui ont découvert, disent-ils, que la liberté de l’enseignement compromettait « l’unité morale delà « France » et qui, pour fortifier cette unité, commencent par essayer d’introduire entre Français de nouveaux germes de division, s’apercevront, en effet, quelque jour, que la liberté de la presse, par exemple, est un bien autre empêchement à l’uniformité de servitude qu’ils rêvent. Après avoir coulé tous les enfans dans le même moule d’étroit jacobinisme, ce seront les hommes, les citoyens, qu’ils auront la prétention d’y maintenir et d’y enfermer. » Rien n’est plus vrai, et cela ne l’est pas seulement de la liberté de la presse, mais de toutes, car elles ont toutes pour objet et pour effet de laisser la nature humaine à son infinie diversité, tandis que le dogme jacobin se propose de la ramener à un type unique, sous la surveillance et sous la dictature d’une majorité. S’il reste une seule liberté, l’unité morale du pays sera toujours en péril. Les fondateurs de la Ligue énumèrent les atteintes multiples qu’on a portées, ou essayé déporter, tantôt à l’une, tantôt à l’autre ; mais, pour le moment, ils font converger leurs efforts vers la défense de l’enseignement libre. C’est une campagne à long terme dans laquelle ils s’engagent, et nous craignons qu’ils ne satisfassent point en cela certaines impatiences. Les résultats ne peuvent, en effet, être obtenus que par un labeur persévérant. Cela est fâcheux sans doute, mais inévitable. Il vaudrait mieux sans doute que le but pût être atteint à la suite d’une démonstration bruyante, ou d’un simple refus de payer l’impôt. Malheureusement il n’en est pas ainsi. Le mal qui a été fait dans ces dernières années est beaucoup trop profond pour pouvoir être guéri par une simple secousse miraculeuse. La Ligue de la liberté de l’enseignement le sait bien, puisqu’elle déclare qu’il faut ouvrir « une agitation légale, mais régulière, soutenue et prolongée, dont la persistance finisse par ouvrir les yeux des plus indifférens sur le danger que la suppression de la liberté d’enseignement ferait courir à toutes les autres libertés. » Et, certes, nous ne disons pas que cette Ligue puisse faire la besogne à elle seule ; il faut l’aider, l’appuyer, combattre avec elle ; il faut se servir de toutes les libertés qui nous restent, et, par exemple, de la liberté de la parole et de la presse, pour venir au secours de celle qui est immédiatement menacée. La victoire sera au bout de l’effort, mais de l’effort « prolongé, » comme disent les fondateurs de la Ligue. Nous avons le regret de ne connaître aucun moyen de réussir plus vite.

Le mal, disons-nous, est très profond : cependant, les manifestations auxquelles viennent de se livrer les conseils généraux, manifestations que les amis du ministère invoquent avec quelque fracas, ne sont pas faites pour décourager ceux qui espèrent y remédier. Les assemblées départementales se sont réunies, le 18 août. Leur loi organique leur interdit expressément d’émettre aucun vœu politique ; mais c’est une loi dont M. Vallé a oublié de parler, lorsqu’il a dit qu’il fallait les respecter toutes. S’il s’en était souvenu, il aurait hésité dans son affirmation. Le gouvernement, en effet, est le premier à encourager les conseils généraux à la violer, à la condition, bien entendu, que ce soit en sa faveur. Si un conseiller général soumet à ses collègues une motion contraire à la politique ministérielle, le préfet proteste, et, si on ne tient pas compte de sa protestation, il quitte la salle des séances en faisant claquer la porte. Mais si, au contraire, un conseiller général propose de féliciter le gouvernement de l’énergie avec laquelle il applique la loi sur les associations, le préfet ne dit rien, et, une fois la motion votée, il s’empresse d’en télégraphier l’heureuse nouvelle au ministère de l’Intérieur. M. Combes s’en montre enchanté. Il s’est même passé dans un conseil général, celui du Cantal, un détail amusant. M. le ministre de l’Intérieur, interrogé sur un sujet quelconque, — la date, croyons-nous, de l’ouverture de la chasse, — a joint à sa réponse des remerciemens chaleureux pour l’approbation que le conseil général avait donnée à la politique. On s’est regardé avec quelque embarras, et un membre du conseil a fait remarquer qu’aucun vote n’avait été émis dans ce sens. L’omission a été réparée par la suite ; mais le fait montre comment procède M. Combes, et à quel point il tient aux félicitations des conseils généraux, puisqu’il va quelquefois jusqu’à les amorcer. Cependant ces assemblées, sur lesquelles les préfets ont une si grande influence, ne lui ont donné qu’une demi-satisfaction. Un peu plus de la moitié d’entre elles, mais pas beaucoup plus, lui ont adressé des complimens. C’est peu. Si, de plus, on va au fond des choses, on s’aperçoit que la plupart de celles qui ont approuvé la politique du gouvernement, l’ont d’ailleurs fait dans des termes généraux et vagues. Beaucoup se sont contentées de dire, comme M. Vallé, qu’il fallait bien que les lois fussent respectées, sans paraître se douter qu’elles violaient celle qui les institue. De ces manifestations, qu’on a imprudemment provoquées de leur part, que reste-t-il ? Il reste que le pays est partagé en deux fractions à peu près égales au sujet des décrets de M. Combes, et que ceux qui les approuvent, le plus souvent du bout des lèvres, ne sont pas sensiblement plus nombreux que ceux qui ont préféré n’en rien dire, ou qui ont demandé que la loi fût appliquée avec plus de modération. Si c’est un succès pour le ministère, il est médiocre ; il n’est pas fait pour décourager les efforts, ni les espérances des amis de la liberté.

La force du ministère n’est pas dans l’opinion du pays, opinion qui est en ce moment peu sûre d’elle-même, hésitante et coupée en deux. M. Jean Darcy faisait, dans le dernier numéro de la Revue, le décompte des voix qui, au milieu d’un nombre considérable d’abstentions, se sont prononcées, aux élections dernières, pour ou contre la politique de M. Combes. Il s’en faut de beaucoup que la proportion des voix ministérielles soit la même dans le pays que dans la Chambre, et peu de chose suffirait pour changer la majorité en minorité. M. Goblet avait déjà fait cette constatation, d’où il tirait un conseil de prudence pour son parti, conseil dont celui-ci s’est peu embarrassé jusqu’à présent. Si la force du ministère n’est pas dans le pays, où est-elle donc ? Est-elle dans la Chambre, où la majorité ministérielle s’est manifestée, nous le reconnaissons, avec quelque évidence ? Mais les majorités parlementaires sont mobiles, et il serait dangereux de trop se fier à leur solidité. La vraie force du ministère est dans la confiance que le parti radical-socialiste a en lui-même, et que les derniers événemens lui ont donnée, confiance qui va volontiers jusqu’à l’arrogance contre ses adversaires, et qui se traduit par un esprit de domination et de despotisme du caractère le plus impérieux. Cet esprit s’exerce d’abord et avant tout sur les ministres eux-mêmes. Qu’ils se soumettent docilement, servilement, à la politique du parti, et ils seront forts de toute sa force. Le jour, au contraire, où ils auraient une idée personnelle et où ils chercheraient à la faire prévaloir, ils seraient brisés impitoyablement. Dans ces conditions, il importe assez peu que ce soit M. Combes ou un autre qui soit ministre ; un autre ne ferait pas, et ne pourrait pas faire autre chose que lui. Sans doute il y a toujours eu, et il doit y avoir tendances communes et loyale solidarité d’opinion entre un ministère et la majorité qui le soutient ; mais, aujourd’hui, il y a maîtrise absolue de celle-ci sur celui-là et soumission non moins absolue de celui-là à celle-ci. Un ministre, quand même il serait censé avoir rendu les plus grands services, n’est rien par lui-même ; il ne compte pas ; il n’a pas le poids d’un fétu. A la moindre tentative de désobéissance aux ordres qu’il reçoit d’en haut, il est accusé de trahison.

On l’a vu tout récemment au sujet du général André. Quel autre a été plus populaire que lui dans le monde radical ? On le présentait volontiers comme l’homme indispensable, et, quand M. Waldeck-Rousseau a donné sa démission, M. Combes n’a pas pu songer, même un instant, à se débarrasser de lui. Nous ne savons pas s’il aurait désiré le faire : certainement il ne l’aurait pas pu. Il semblait que le succès de la réforme du service de deux ans était attaché au général André. Il avait d’ailleurs donné tant de gages divers, sans même qu’on les lui demandât, qu’il était devenu intangible et sacré. On le croyait du moins ; on s’est tout à coup aperçu du contraire. Un vent de disgrâce a soufflé avec rage sur la tête du général André, et lui a fait sentir qu’il était peu de chose. Si les Chambres avaient été réunies à ce moment, une interpellation aurait eu lieu et nul ne sait quel en aurait été le dénouement : d’autant plus qu’on aurait sans doute vu le ministre de la Marine prendre fait et cause contre celui de la Guerre, et lui demander compte de la composition de son cabinet. S’il y a quelque chose de personnel à un ministre, c’est cela. Un ministre prend dans son cabinet qui il veut et en fait sortir qui il veut, sans avoir à s’en expliquer avec qui que ce soit. Ne faut-il pas qu’il ait confiance dans ses collaborateurs quotidiens et immédiats ? Si la confiance existe, tout va bien ; si elle n’existe plus, tout va mal. Or, le général André avait perdu confiance dans un officier de son entourage, qui avait conservé celle de M. Pelletan. M. le ministre de la Guerre a fait ce que tout autre aurait fait, ou aurait dû faire à sa place : il a renvoyé dans un corps de troupes le collaborateur avec lequel il ne pouvait plus s’entendre. Rien de plus simple, semble-t-il. Mais M. Pelletan s’est fâché, et toute la presse socialiste a rugi. On a découvert alors que M. le général André n’était rien sans l’officier dont il s’était séparé. Ce n’était pas lui qui avait préparé la loi de deux ans, mais l’officier. Ce n’était pas lui qui avait la confiance du parti et surtout de ses journaux, mais toujours l’officier. L’affaire a fait grand bruit. — Puisque vous ne voulez pas garder cet officier dans votre cabinet, a dit M. Pelletan, donnez-le-moi pour le mien. — Le général André a refusé, sous prétexte qu’un officier qu’il ne jugeait plus digne de travailler avec lui, ne pouvait pas le faire davantage avec son collègue. Laissons le général André et M. Pelletan s’arranger comme ils pourront.


Qu’ils s’accordent entre eux, ou se gourment, qu’importe ?


Mais ce qui est instructif, c’est de voir avec quelle facilité et quelle promptitude le parti radical-socialiste jette bas ses idoles au premier nuage qui passe entre eux. Le général André a tenu bon, et nous lui en ferions compliment si tant d’actes antérieurs n’avaient pas révélé l’étendue de ses complaisances. Pour une fois, il a regimbé : son prestige s’en est ressenti. Non pas sans retour, nous n’en doutons pas ; le général André rentrera sans doute dorénavant en grâce ; mais il saura aussi que, si charbonnier est maître chez lui, un ministre ne l’est pas toujours ; qu’il est tel de ses officiers auquel on tient plus qu’à lui-même ; enfin, qu’à toucher imprudemment à ce bloc d’un nouveau genre, il s’expose à être écrasé sous celui de tout son parti.

Cette leçon peut profiter à d’autres encore, et, par exemple, à M. Combes, à supposer qu’il en ait besoin. Mais cela n’est pas bien sûr. Lorsque M. Combes a été chargé de composer un ministère, il y a eu d’abord quelque étonnement : on s’est demandé par quelles vertus secrètes il avait mérité à ce degré la confiance de M. le président de la République. Après les élections du mois de mai, la situation pouvait passer pour compliquée, ou du moins pour délicate. M. Waldeck-Rousseau s’effaçait et disparaissait dans les brumes du Nord ; il semblait malaisé à remplacer. M. Combes ferait-il l’affaire ? On en a d’abord douté ; mais on n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il y avait idiosyncrasie, c’est-à-dire véritable adaptation de caractère entre la majorité et lui. Il ne voulait que ce qu’elle voulait elle-même, ou ce qu’elle voudrait, que ce fût d’ailleurs ceci ou cela, se montrant également prêt à entreprendre telle besogne ou telle autre d’après l’opportunité du moment. Visiblement il écoutait des voix, à la manière d’un inspiré. On lui a dit qu’il avait été appelé au pouvoir pour appliquer la loi sur les associations, et il l’a répété. On lui a dit ensuite de quelle manière il devait s’y prendre, et il s’y est pris de cette sorte. Ce qu’on lui dira par la suite, il l’exécutera de même. Un homme qui présente de pareilles dispositions est très fort ; il a des chances de durer longtemps. Encore à ce point de vue, M. Combes pourrait bien nous ménager des surprises. Lorsqu’il l’a constitué, tout le monde a cru que son ministère ne durerait pas ; depuis, on est revenu de cette impression, qui était trop rapide et superficielle. Il n’y a pas de raison pour que M. Combes ne dure pas aussi longtemps que M. Waldeck-Rousseau, et même davantage. Il fera pour cela tout ce qu’on lui demandera ; comme il a commencé, il continuera, et le bail qu’il a conclu avec la Chambre des députés n’est pas près de se rompre. Si nous nous trompons, ce sera tant mieux, car c’est donner à un parti de bien mauvaises habitudes que de lui inspirer le sentiment qu’il peut tout faire, et qu’il en a le droit parce qu’il en a provisoirement le moyen. On croyait généralement que M. Waldeck-Rousseau avait laissé une succession difficile : M. Combes l’a rendue facile pour lui. Il aura une majorité plus forte au retour de la Chambre qu’il ne l’avait à son départ ; et il sait désormais comment il doit s’y prendre pour la consolider le jour où elle commencerait à faiblir : il lui suffira de sacrifier encore quelques congrégations, il en a gardé pour l’avenir. Dès lors, le parti radical-socialiste ne pourra pas le lâcher, quand bien même il le voudrait. M. Combes est donc assuré d’une longue vie ministérielle, à moins qu’un jour quelque mouche ne le pique, comme cela vient d’arriver au général André, et qu’il ne veuille faire à sa tête : mais cela est bien invraisemblable. Au reste, qu’y gagnerions-nous ?

Il faut courageusement s’habituer à la pensée que l’état où nous sommes n’est pas accidentel, et que, par conséquent, il n’est pas près de son terme. Il est le résultat de fautes accumulées par le parti modéré, fautes que nous avons relevées au fur et à mesure qu’elles se produisaient, sans d’ailleurs réussir à nous faire entendre. Le tort principal de ce parti a été d’avoir voulu ménager ses chances parlementaires de revenir aux affaires, alors qu’il ne pouvait y réussir que par une opposition parfaitement nette et résolue. C’est encore et plus que jamais le seul chemin qui puisse l’y ramener, non pas dans la Chambre actuelle, mais après des élections nouvelles, si l’opinion, mieux renseignée qu’elle ne l’a été jusqu’ici, et surtout éclairée par l’expérience, se réveille enfin de sa torpeur. Car la torpeur et l’indifférence de l’opinion ont fait l’audace et la force des jacobins aujourd’hui nos maîtres. Ceux-ci n’ont pas plus la majorité sincère dans la Chambre que dans le pays lui-même ; mais ils terrorisent la Chambre en lui faisant croire qu’ils disposent souverainement de l’influence électorale, et que nul ne peut être élu ou réélu qu’après avoir fait vis-à-vis d’eux acte de soumission. Là est le mal véritable. Les derniers succès qu’il a eus aux élections, bien qu’ils aient été plus apparens que réels, ont augmenté démesurément la confiance que le radicalisme jacobin est toujours disposé à avoir en lui-même, et la timidité de certains modérés, qui cherchent avec lui un terrain de conciliation et de transaction, au lieu de l’attaquer franchement et hardiment. Persévérer dans cette politique de défaillances après en avoir constaté les déplorables résultats serait plus qu’une faute, et cette faute, ajoutée à tant d’autres, serait la condamnation définitive du parti modéré. Lorsque le ministère s’est formé, l’ignorance même où l’on se trouvait de ce qu’était au juste M. Combes, les souvenirs qu’il avait laissés de son passage au ministère de l’Instruction publique et qui n’avaient rien d’effrayant, quelques discours aux tendances vagues qu’il avait prononcés, permettaient de se demander ce qu’il ferait. Beaucoup de républicains modérés n’ont pas voulu partir en guerre contre lui avant d’être fixés à cet égard, et nous ne le leur reprochons pas. Ils voulaient voir, ils ont vu. Les premiers actes de M. Combes ne leur ont laissé aucun doute sur ses dispositions véritables. Il aurait pu être un homme de gouvernement ; il a préféré être un homme de parti. Il aurait pu travailler à l’apaisement que conseillait M. le Président de la République ; il a préféré vivre de la guerre des consciences. On le connaît maintenant. Il n’est qu’un instrument entre les mains des radicaux-socialistes, et nous savons de reste, ne fût-ce que par la lecture de leurs journaux, où ceux-ci entendent nous conduire. Mais le pays s’y laissera-t-il mener ?

En tout cas, si une opposition résolue, active, énergique, ne se forme pas dans le Parlement, où chacun croit avoir à ménager tant d’intérêts divers, elle peut et elle doit se former en dehors de lui. Il n’est pas nécessaire d’être député ou sénateur pour jouer un rôle politique. Les fondateurs de la Ligue pour la liberté de l’enseignement ont donné à cet égard un bon exemple. Mais tous ceux qui, par un moyen quelconque, la parole s’ils sont orateurs, la plume s’ils sont écrivains, la propagande s’ils sont hommes de bonne volonté, peuvent agir sur le pays doivent le faire avec ardeur et avec persévérance. Il est possible qu’on ne les croie pas d’abord : on les croira davantage, lorsque les événemens leur donneront raison et qu’aux ruines morales déjà accomplies viendront s’ajouter les ruines matérielles déjà menaçantes La République a pu se fonder et a duré chez nous plus que tout autre gouvernement parce qu’elle a été longtemps libérale et modérée. Un gouvernement se retrempe et se fortifie en revenant à ses origines, et c’est dans l’intérêt de la République comme de la France que, sans illusion comme sans faiblesse, nous faisons appel à l’opinion pour renouer les traditions du passé et préparer un meilleur avenir.


FRANCIS CHARMES.