Chronique de la quinzaine - 31 août 1904

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Chronique n° 1737
31 août 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


Pendant que nous écrivons, une bataille se livre en Extrême-Orient entre les Japonais et les Russes. Tout fait croire qu’elle sera très importante ; mais nous n’en connaissons encore que les premiers détails. La hardiesse et la confiance des Japonais s’y manifestent plus que jamais. On croyait que, occupés au siège de Port-Arthur, ils attendraient de l’avoir terminé pour rassembler leur effort contre Liao-Yang ; de même qu’ils auraient pu livrer d’abord bataille au général Kouropatkine et, s’ils l’avaient gagnée, se retourner contre Port-Arthur, dégagés de toute préoccupation sur leurs derrières. Mais ils poursuivent les deux objectifs en même temps. Quel sera le résultat d’une double manœuvre aussi audacieuse ? Nous le saurons bientôt.

L’avenir, même le plus rapproché, échappe à nos prévisions ; voyons plutôt le passé d’hier. Depuis trois semaines, les événemens se sont précipités avec une extrême rapidité. C’est le 10 août que la flotte russe a essayé de sortir de Port-Arthur, résolution héroïque, mais imprévue, qui a inspiré des craintes sérieuses sur la situation de la place. Le souvenir de la flotte espagnole enfermée, et, comme on l’a dit, « embouteillée » dans le port de Santiago de Cuba, était encore présent à toutes les mémoires : l’impression générale a été que la flotte russe ne voulait pas rester exposée au même sort, et qu’elle était prête à tout risquer pour s’y soustraire. Malheureusement le succès a manqué à l’entreprise. Pendant quelques jours on a attendu les nouvelles avec une grande anxiété. Qu’allait-il arriver ? Le blocus serait-il forcé ? L’escadre russe tromperait-elle la vigilance ou briserait-elle la résistance de l’escadre japonaise ? Atteindrait-elle, de manière ou d’autre, le but qu’elle s’était proposé ? À cette question les événemens n’ont pas tardé à donner une réponse. L’escadre russe a échoué. Des navires qui la composaient les uns ont été coulés ; d’autres ont été très maltraités et ont rejoint la rade de Port-Arthur ; quelques-uns enfin, pourchassés à travers les mers, ont cherché un refuge où ils ont pu, dans les ports chinois ou allemands, et n’y ont pas toujours trouvé la sécurité à laquelle ils avaient droit. On connaît l’incident de Che-fou, qui a failli se renouveler à Changhaï. Les Japonais ont montré une fois de plus que, pour eux, les principes du droit des gens étaient matière à interprétations tout à fait libres, ou plutôt ne comptaient pas, lorsqu’ils avaient le moindre intérêt à les violer. Mais alors une nouvelle question s’est posée, celle de la neutralité de la Chine, et pendant quelques jours il en est résulté pour les puissances neutres, en Europe et en Amérique, des préoccupations très vives qui sont encore loin d’être dissipées. Elles pourraient renaître demain avec toute leur acuité.

Les principes du droit des gens dans la guerre maritime ne sont pas établis d’une manière parfaitement nette : il n’y a pas là de code international qui soit l’objet d’un consentement universel. Cela viendra peut-être, et les partisans de la paix et de l’arbitrage devraient bien tourner leurs efforts de ce côté. Il y a quelque chose d’un peu flottant dans des règles qui ne sont, en somme, que des coutumes : encore ne sont-elles pas les mêmes partout. Cependant on admet d’une manière générale que, lorsqu’un navire belligérant pénètre dans un port neutre, il ne peut, en aucun cas, y être poursuivi et attaqué par l’ennemi. Le même principe s’applique ici sur mer et sur terre, non toutefois sans quelque différence. Sur terre, un détachement d’une armée belligérante qui se réfugie en territoire neutre doit y être immédiatement désarmé et interné. Sur mer, le navire qui entre dans un port neutre a un temps plus ou moins long, mais qui ne saurait jamais l’être beaucoup, pour en sortir après avoir réparé ses avaries avec ses propres ressources, faute de quoi il est, lui aussi, désarmé et jusqu’à la fin de la guerre perd la qualité de combattant. Ces principes ont-ils été respectés par le Japon ? On va le voir. Un navire russe, le Rechitelny, s’était réfugié dans le port chinois de Che-fou. Il devait être mis en demeure par les autorités maritimes chinoises, ou de quitter le port ou de désarmer. Le Rechitelny ne pouvait pas hésiter à accepter le second terme de l’alternative. S’il avait voulu sortir de Che-fou, il se serait heurté aussitôt aux navires japonais qui l’avaient pourchassé, et il aurait eu affaire à eux dans des conditions d’infériorité manifestes. Le désarmement a donc été opéré, et dans des conditions telles que, si le Rechitelny était attaqué, il ne pouvait pas se défendre. Dès lors il était parfaitement en règle. Mais, ne l’eût-il pas été, les Japonais n’avaient aucun droit de l’assaillir dans des eaux neutres. Ils n’en avaient pas d’autre que d’adresser des observations et, au besoin, des injonctions au gouvernement chinois. Ils n’ont pas hésité cependant à pénétrer pendant la nuit dans le port de Che-fou et à sommer le commandant du Rechitelny de se rendre. Celui-ci a refusé, bien entendu ; tout autre aurait fait de même à sa place ; mais, comme il n’avait plus d’armes à sa disposition, Russes et Japonais en sont venus à une lutte corps à corps qui fait assurément plus d’honneur aux premiers qu’aux seconds. Il est heureux pour les Japonais qu’ils aient d’autres faits d’armes à leur actif. L’issue d’un pareil combat ne pouvait pas être douteuse : les Japonais sont restés maîtres du Rechilelny et l’ont emmené avec eux. Les autorités chinoises n’ont rien fait de sérieux pour s’y opposer, c’est-à-dire pour faire respecter leur neutralité. Incontestablement cette neutralité a été violée à Che-fou, et probablement elle l’aurait été encore ailleurs si, d’une part, l’impression produite en Europe et en Amérique, et, de l’autre, l’extrême modération de la Russie, n’avaient pas empêché ce triste incident de se reproduire à Changhaï où l’Askold et le Grossovoï avaient cherché un asile.

Mais, avant de parler de cette seconde affaire, il est intéressant de voir comment les Japonais expliquent et essaient de justifier la première. Le gouvernement de Tokio a communiqué à ce sujet une note à la presse, dont l’argumentation plus que subtile semble vouloir révolutionner la logique aussi bien que le droit des gens. Les Japonais prennent partout l’offensive, en diplomatie comme en guerre, et, le croirait-on ? leur note est une longue et amère nomenclature des cas nombreux où les Russes auraient eux-mêmes violé la neutralité de la Chine. Ils l’ont violée notamment à Che-fou en s’y réfugiant. Une telle affirmation a de quoi surprendre : voici comment les Japonais l’expliquent. « La position de la Chine dans la lutte actuelle, disent-ils, est exceptionnelle. La plupart des opérations militaires sont faites sur son territoire. Ce territoire est, pour partie, belligérant et, pour partie, neutre ; néanmoins, la Chine n’est point belligérante. Ce cas anormal et contradictoire au point de vue du droit des gens, a fait l’objet d’une entente spéciale destinée à limiter le théâtre des hostilités, entente à laquelle les belligérans ont souscrit. » Tout cela est parfaitement vrai, sauf en un point. Les Japonais semblent croire que le cas d’une neutralité partielle et localisée n’a pas de précédent, ce qui est une erreur ; mais nous la signalons sans y insister. Quelle a été, demandent-ils, la condition principale de l’entente ? C’est qu’aucun des deux combattans n’emploierait « dans un but de belligérance, un port chinois quelconque ou une portion quelconque du territoire chinois en dehors de la zone constituant le théâtre de la guerre, parce que cette occupation ou cet emploi convertissait ou convertirait ces ports ou ces portions en territoires belligérans. » Et cela encore est exact ; mais ce qui ne l’est plus, c’est la conclusion suivante : « La Russie a cherché à Che-fou un abri contre les attaques contre lesquelles elle ne trouvait plus de protection à Port-Arthur. En faisant cela, la Russie a violé la neutralité de la Chine, telle que la définit l’engagement signé par les belligérans, et le Japon était de plein droit justifié déconsidérer le port de Che-fou comme port belligérant en ce qui concerne l’incident du Rechitelny. Une fois l’incident du Rechitelny terminé, le port de Che-fou a recouvré sa neutralité. » Rien de plus simple ! Mais que faut-il penser de cette neutralité intermittente dont le Japon fait ce qu’il veut, et qu’il viole ou rétablit à son gré ? Une neutralité sujette à de pareils caprices n’est pas une neutralité, c’est tout simplement l’exercice du droit du plus fort. Revenons aux principes du droit des gens, ou plutôt du sens commun. La situation de la Chine, exceptionnelle si l’on veut, n’a rien qui ne puisse être clairement défini. La partie du territoire qui est livrée à la guerre obéit aux lois de la guerre, et la partie qui est neutre est soumise aux lois de la neutralité. Les navires russes avaient donc le droit de se réfugier dans les ports chinois, aussi bien que dans ceux de toute autre puissance, s’ils en avaient rencontré à proximité. La protestation des Japonais aurait été légitime si le Rechitelny, réfugié à Che-fou, y était resté armé au-delà du temps habituellement accordé aux navires qui invoquent le droit d’asile. Alors on aurait pu dire qu’il avait employé le port de Che-fou « dans un but de belligérance » et qu’il avait violé la neutralité de la Chine. Mais rien de tel n’a eu lieu. Le navire russe était loyalement désarmé, lorsque les Japonais l’ont traîtreusement assailli. Et sans nul doute la neutralité de la Chine a été violée ; mais elle l’a été par eux.

Il s’en est fallu de peu, nous l’avons dit, qu’un incident du même genre ne se reproduisit à Changhaï, où deux navires russes l’Askold et le Grossovoi s’étaient réfugiés. Forts de la théorie, ou plutôt du sophisme qu’ils ont établi, les Japonais les y auraient probablement attaqués, s’ils avaient cru pouvoir le faire aussi impunément. Mais il n’en est pas tout à fait de Changhaï comme de Che-fou. Che-fou est un port chinois quelconque, tandis que les nombreuses concessions accordées à diverses puissances européennes ont fait de Changhaï un port international, et ce n’est pas sous les yeux du monde civilisé, représenté là presque tout entier, que l’occasion aurait été propice pour se livrer à un acte de brigandage. Personne, en somme, ne peut savoir ce qui se serait passé, si les Japonais avaient voulu procéder à Changhaï comme ils l’avaient déjà fait à Che-fou, ni quelles auraient été les conséquences d’une récidive aussi risquée. Ils s’en sont prudemment abstenus, et l’empereur Nicolas a dénoué la situation en donnant l’ordre de désarmer les deux navires russes. Cette résolution de l’empereur est doublement sage : elle met fin à un incident que personne n’envisageait sans inquiétude, et elle sauve probablement les deux navires du mauvais sort qui les menaçait. Le délai qui leur a été accordé ne pouvait plus se prolonger beaucoup. En fin de compte, l’Askold et le Grossovoï, s’ils étaient restés armés, auraient dû quitter les eaux chinoises, et une escadre japonaise les attendait impatiemment à la sertie. Que serait-il arrivé ? Mieux vaut que la question soit restée sans réponse.

On voudrait être sûr que des épisodes de même genre ne se renouvelleront pas, et que la neutralité de la Chine sera désormais une vérité. Mais comment ne pas avoir des doutes à cet égard ? La note japonaise, dont nous avons déjà parlé, s’exprime comme il suit : « L’expérience a démontré que la Chine ne prendra pas de mesures propres à faire respecter les lois concernant sa neutralité. » Et le Japon est assurément bienvenu à invoquer cette expérience, puisqu’il l’a provoquée lui-même, et que la faiblesse ou la complaisance de la Chine à son égard en est ressortie avec une incontestable évidence. Nous savons bien que dans sa pensée, ou du moins dans celle qu’il cherche à inculquer aux grandes puissances, c’est la Russie et non pas lui qui a violé la neutralité chinoise. « La Chine, dit-il, notifiera simplement à la Russie d’avoir à tenir ses engagemens à l’avenir. » Cette assurance nous laisse sceptiques. Ce n’est pas seulement à la Russie, c’est encore et surtout au Japon que la Chine devrait adresser une sommation de ce genre : et peut-elle le faire avec autorité ? peut-elle le faire avec efficacité ? Le caractère instable et fragile de la neutralité chinoise est l’une des grandes préoccupations de l’heure actuelle. Tout le monde a le sentiment que cette neutralité, si aisément violée à Che-fou, n’est peut-être qu’un mythe ; et qui sait si nous ne sommes pas à la veille d’événemens qui feront ressortir encore davantage ce qu’il y a en elle d’inconsistant et d’illusoire ?

Ces inquiétudes ne sont pas les seules qui aient agité les esprits dans ces dernières semaines. Une grande guerre, comme celle qui se poursuit en Extrême-Orient, ne pouvait pas manquer de mettre en cause les intérêts du commerce des neutres. Ce qui devait arriver est arrivé, et, cette fois encore, la modération des Russes nous a épargné de graves embarras.

Nous avons déjà parlé, il y a un mois, de l’affaire du Malacca, ce vaisseau de commerce anglais qui a été arrêté dans la Mer-Rouge par deux navires de la flotte volontaire russe, et qui, sur les représentations du gouvernement britannique, n’a pas tardé à être remis en liberté. Nous avons dit alors ce qu’il y avait d’équivoque dans le caractère de ces navires russes qui arborent le pavillon commercial lorsqu’ils sont dans la Mer-Noire et qu’il s’agit pour eux d’en sortir, et qui, une fois dehors, arborent un pavillon militaire et se métamorphosent en navires de guerre. C’est à ce dernier litre qu’ils exercent le droit de visite, mais ce titre peut leur être contesté. Il l’a été par le gouvernement anglais. Les argumens que celui-ci a invoqués avaient leur valeur. La Russie a mieux aimé ne pas les discuter, et, sans se prononcer sur la question de droit qui est douteuse, elle a donné à l’Angleterre une satisfaction de fait dont ce pays, tout pratique, n’a pas manqué de se contenter. Il a été convenu que les navires de la flotte volontaire n’exerceraient plus le droit de visite. Un incident nouveau qui est d’hier, loin de jeter des doutes sur la parfaite correction du gouvernement russe, a, au contraire, rendu sa bonne foi encore plus manifeste. Il paraît que le Smolensk, un des navires qui avaient arrêté et saisi le Malacca dans la Mer-Rouge, a continué ses opérations plus au Sud, et qu’il a arrêté et saisi un autre navire anglais dans la région du Cap de Bonne-Espérance. Cela vient simplement de ce que les dernières instructions du gouvernement russe n’ont pas touché tous ses navires, disséminés sur l’étendue des mers, où il n’est pas toujours facile de les suivre et de les atteindre. La difficulté est d’autant plus grande pour les navires russes qu’ils sont relativement moins nombreux en dehors de l’Extrême-Orient. Il n’en est pas de même des navires anglais : il y en a partout. Le gouvernement russe a fait preuve de sa bonne volonté en chargeant le gouvernement anglais de transmettre lui-même, par ses moyens propres, les instructions qu’il envoyait au Smolensk, et cette décision a paru à Londres satisfaisante et rassurante. L’opinion anglaise a été, à maintes reprises, très vivement surexcitée depuis le commencement de la guerre : et cela s’explique. L’Angleterre étant, et de beaucoup, le pays du monde qui fait le plus grand commerce maritime, est également celui qui est appelé à souffrir le plus d’une guerre qui met en cause les intérêts du commerce universel. L’exercice du droit de visite est sans doute pour elle une grande gêne : il n’y a malheureusement aucun moyen d’y échapper, lorsqu’il ne sort pas des limites légitimes, et c’est ce que M. Balfour a reconnu très sensément lorsqu’il a dit à la Chambre des communes que les neutres d’aujourd’hui pouvant être les belligérans de demain, tous avaient un égal intérêt à la reconnaissance de droits dont chacun était appelé à profiter à son tour. Les Anglais ont très largement appliqué le droit de visite pendant leur guerre du Transvaal ; ils ne sauraient donc le contester aujourd’hui ; et qui sait s’ils n’auront pas encore à en user dans un temps plus ou moins prochain ? Mais les pays, comme les individus, vivent surtout dans l’heure présente. De là l’irritation et l’impatience qu’éprouve parfois l’opinion britannique, et qui ne se calment chez elle que par un effort de raison. Il faut d’ailleurs reconnaître que jusqu’ici la raison a toujours prévalu.

Mais une nouvelle question a surgi entre Londres et Saint-Pétersbourg, celle de savoir ce qu’il faut entendre exactement par contrebande de guerre. Le droit de visite s’exerce pour la rechercher et pour la saisir sur le navire suspect. Quelquefois on saisit le navire lui-même, et nous avons vu que, dans certains cas, les Russes l’ont coulé sans autre forme de procès, ce qui est sans doute un peu expéditif et a amené de nouvelles protestations de la part de l’Angleterre. Disons en passant que le gouvernement russe, toujours conciliant, a promis de ne plus couler les navires sur lesquels il aurait trouvé, ou cru trouver de la contrebande de guerre : car enfin on peut s’y tromper. Il s’en faut de beaucoup, en effet, que les articles qui entrent dans la nomenclature de la contrebande de guerre soient reconnus tels en vertu d’un consentement universel. Lorsqu’une nation fait la guerre, ce qui est actuellement le cas de la Russie, elle a une inclination naturelle à étendre la nomenclature ; et lorsqu’elle ne fait pas la guerre, mais seulement du commerce, ce qui est actuellement le cas de l’Angleterre, elle a une inclination non moins naturelle à la. restreindre. Il est fâcheux que, sur un point aussi délicat, une entente internationale n’ait pas eu lieu en temps de paix. On comprend par ce que nous venons de dire combien elle est plus difficile en temps de guerre, et c’est encore un desideratum à soumettre à nos grands « pacifistes » d’aujourd’hui, comme ils s’intitulent eux-mêmes. Ils rendraient un réel service au genre humain s’ils parvenaient à mettre ici tout le monde d’accord. Pour le moment on en est loin, et nous ne savons pas comment se terminera la controverse diplomatique qui se poursuit à ce sujet entre l’Angleterre et la Russie.

Il y a quelques jours, les délégués du commerce de Londres ont demandé à être entendus par M. Balfour : ils désiraient lui faire part de leurs inquiétudes et de leurs doléances sur ce sujet aussi bien que sur quelques autres. M. Balfour s’est empressé de leur donner audience, et, dans la conversation qu’il a eue avec eux, il a dissipé quelques malentendus. lia reconnu, par exemple, l’esprit conciliant et modéré du gouvernement russe dans l’affaire du droit de visite, et, comme on lui demandait si. le commerce anglais étant celui qui avait le plus souffert de l’exercice de ce droit, il n’y avait pas eu de la part des Russes une mauvaise volonté particulière contre les alliés du Japon, il a répondu très loyalement que rien dans les faits connus ne permettait d’émettre un pareil soupçon. La vérité, nous l’avons dit, est que, si le commerce anglais a été le plus éprouvé, c’est parce qu’il est le plus développé, le plus répandu et le plus abondant.

Sur tous ces points, M. Balfour a pu répondre de la manière la plus satisfaisante : il n’en a plus été tout à fait de même lorsqu’il s’est agi de définir la contrebande de guerre. Il s’est reconnu lui-même dans l’impossibilité de donner une définition, qui comprendrait tout ce qu’elle devait comprendre et exclurait tout ce qu’elle devait exclure. Où commence et où finit la contrebande de guerre ? Il y a des objets qui, de leur nature même, sont purement militaires et ne peuvent servir qu’à la guerre. Ceux-là, à coup sûr, sont de la contrebande de guerre, et un belligérant a le droit indéniable de les saisir lorsqu’il les trouve sur un navire neutre. Des canons, des fusils, des matières explosibles entrent naturellement dans cette catégorie. Mais d’autres objets sont d’une nature mixte en quelque sorte : ils peuvent également servir à la guerre et à la paix, et, dès lors, ils sont ou ne sont pas contrebande de guerre suivant leur destination : par exemple, les denrées alimentaires ou les matières qui, comme le coton ou la laine, servent à faire des vêtemens. M. Balfour admet fort bien qu’elles soient de la contrebande de guerre lorsqu’elles sont destinées au ravitaillement ou à l’entretien d’armées en campagne ; mais encore faut-il en faire la preuve, et ce n’est pas toujours facile. Peut-être même est-ce quelquefois impossible. Aussi est-on tenté de déclarer sommairement que, pendant la guerre, tous ces objets sont de la contrebande, et M. Balfour a dit que, d’après certaines de ses déclarations, ce sentiment semblerait être celui du gouvernement russe. Mais on voit où cela peut conduire, et quelles restrictions du commerce international en seraient la conséquence. M. Balfour n’a pas conclu ; il a fait part seulement de son opinion personnelle aux représentans du commerce de Londres ; il n’a pas caché le dissentiment qui existait entre Saint-Pétersbourg et lui sur cet objet important, et tout fait craindre que l’échange de vues actuellement en coins n’amène pas une concordance qui serait pourtant si utile. La guerre est la guerre. Aux horreurs qu’elle accumule sur les champs de bataille, il faut ajouter les souffrances qu’elle impose encore aux non-belligérans. Mais ne le savait-on pas ? Si on s’en était mieux souvenu avant la guerre, peut-être aurait-on fait un effort plus vigoureux pour en détourner le fléau. Il est un peu tard maintenant.

On a parlé depuis quelques jours, en s’appuyant sur tous ces incidens, de l’opportunité d’une médiation des puissances, qui offriraient leurs bons offices aux belligérans en vue du retour de la paix. Ces velléités, d’ailleurs un peu vagues, ont trouvé un assez bon accueil dans la presse anglaise et allemande. A l’exception d’un très petit nombre de journaux, les nôtres ont été plus réservés. Sans doute, il n’y a pas de moment où la paix ne soit infiniment désirable ; mais c’est une question de savoir si une intervention en ce moment, de quelque nature qu’elle fût, n’en rendrai ! pas le rétablissement plus difficile. On n’arrêterait pas aisément les Japonais au milieu de leurs victoires, dont ils s’éblouissent peut-être à l’excès et dont ils croient n’avoir pas épuisé la série ; et quant aux Russes, ce n’est pas au lendemain d’échecs partiels, qui n’ont rien de décisif et sont même parfois plus apparens que réels, qu’ils consentiraient à mettre bas les armes. S’ils ont éprouvé sur mer des désastres probablement irréparables, il n’en est pas de même sur terre où la campagne est à peine commencée pour eux. Il est vrai que tout peut dépendre du résultat d’une bataille, de celle d’aujourd’hui ou de celle de demain, car les Japonais paraissent résolus à brusquer les choses ; mais nous n’en sommes pas encore là. Les Russes n’ont pas cessé de compter sur leur revanche et de s’y préparer. La chute même de Port-Arthur ne les y ferait pas renoncer, et avec raison. Pour le moment donc, les puissances neutres ne peuvent que rester spectatrices du grand duel qui ensanglante l’Extrême-Orient, et, certes, c’est un rôle pénible pour elles, quelquefois même douloureux ; mais qui sait si, le jour où elles en adopteraient un autre, elles ne feraient pas naître de nouvelles complications ? Pour se prononcer sur une question aussi délicate, il faudrait avoir des informations qui nous manquent sur la pensée secrète, non seulement des deux belligérans, mais des puissances neutres. Aussi ne pouvons-nous raisonner que sur des vraisemblances. Elles encourageraient peu, aujourd’hui, des démarches que personne ne paraît désirer, et encore moins solliciter. Les puissances neutres doivent surveiller les événemens avec une vigilance attentive, et se tenir prêtes à faire entendre des paroles de paix quand l’heure en sera venue. Elle ne l’est pas encore, et quelque triste qu’il soit de penser que chaque jour qui s’écoule se solde par une destruction nouvelle de vies humaines, la sagesse, la prudence, la dignité même n’en conseillent pas moins de s’abstenir de toute démarche indiscrète et prématurée. Si nous nous trompons, et si une intervention des puissances produisait demain un heureux effet, nous serions les premiers à nous en réjouir.


Le Congrès international que les socialistes viennent de tenir à Amsterdam n’a peut-être pas une grande importance, et nous sommes portés à croire qu’il ne changera rien à rien ; en revanche, il a été très intéressant, et nous en parlerions avec plus de détails s’il ne devait pas être l’objet d’une étude spéciale dans un des prochains numéros de la Revue. Il faut avouer, d’ailleurs, que les socialistes ne renouvellent pas beaucoup les spectacles qu’ils nous donnent ; leur répertoire est très limité, mais ils en changent quelquefois la mise en scène et y introduisent des acteurs nouveaux. C’est ainsi qu’à Amsterdam on a entendu M. Bebel et M. Jaurès jouter l’un contre l’autre d’argumens et d’éloquence. Nous aurions été bien embarrassés, nous qui ne sommes pas socialistes, de savoir auquel des deux il convenait d’attribuer la palme. Le Congrès l’a décernée à M. Bebel.

C’est toujours la même question de tactique qui s’agite dans ces congrès. M. Bebel et M. Jaurès, sans oublier M. Jules Guesde, sont parfaitement d’accord sur le fond des choses ; ils diffèrent seulement sur la méthode. En ce qui concerne la doctrine elle-même, veut-on une preuve de la parfaite orthodoxie de M. Jaurès ? On la trouvera dans maints passages des discours qu’il a prononcés à Amsterdam, et par exemple dans le suivant : « Il faut, a-t-il dit, que le prolétariat soit un parti de classe, un parti autonome par le but, autonome par l’organisation, autonome par les moyens. Autonome par le but parce que, au-delà des réformes qui peuvent pallier les misères et les vices de la société capitaliste, il poursuit la transformation complète de la propriété individuelle capitaliste en propriété sociale. Il veut arracher, déraciner jusqu’à la dernière radicelle, toutes les formes du capitalisme, la rente, le fermage, le loyer, le profit, le bénéfice, et restituer tous les profits du travail à la collectivité, à la communauté sociale des travailleurs organisés. » On ne saurait dire plus, et une pareille profession de foi a dû plaire au Congrès. Malheureusement, s’ils sont d’accord sur le but à atteindre, M. Bebel et M. Jaurès ne le sont plus sur le meilleur et le plus court chemin qui y conduit, et dans le carrefour d’où partent les routes diverses, au moment de choisir entre elles, ils se battent furieusement. Pourquoi ? Parce que M. Bebel et les socialistes révolutionnaires, ennemis des réformes partielles qui affadissent le socialisme et le détournent de la révolution intégrale, condamnent le système opportuniste de M. Jaurès, qui consiste à prendre une part directe ou indirecte au gouvernement bourgeois, et à obtenir par-là des améliorations successives dont le total finira par réaliser un jour ou l’autre le programme en son entier. C’est là-dessus qu’on se dispute depuis bien longtemps déjà, et qu’on ne s’entendra vraisemblablement jamais. Tous ces congrès internationaux ne servent qu’à creuser davantage le fossé ou l’abîme entre les deux partis, et M. Jaurès en invoque ou en répudie l’autorité, avec une parfaite désinvolture, suivant qu’ils lui donnent tort ou raison. Généralement, sinon même toujours, ils lui donnent tort, et c’est ce qui est arrivé une fois de plus à Amsterdam. M. Jaurès déclare qu’il s’en moque et qu’il n’en fera ni plus ni moins. Il a peut-être raison : mais alors pourquoi est-il allé au Congrès ?

Tous ces congrès se ressemblent terriblement. Il y a en eux du radotage. Le seul intérêt que nous ayons trouvé dans ce dernier est la parfaite indifférence que les socialistes révolutionnaires, non seulement allemands mais français, ont professée en ce qui touche la forme du gouvernement. République ou monarchie, peu leur importe, et M. Bebel, tout en donnant, pour la forme, c’est-à-dire en pure théorie, la préférence à la République, a déclaré que l’Empire allemand est, en fait, bien préférable à la République française. Les impôts y sont mieux répartis, les grèves y sont plus libres, enfin les progrès déjà réalisés par le socialisme y sont beaucoup plus substantiels. M. Jules Guesde a abondé dans le même sens, en expliquant que, le socialisme étant le produit de faits économiques et non pas politiques, la forme et le nom du gouvernement sont pour lui choses négligeables. M. Jaurès a éprouvé, en entendant ces blasphèmes, un saisissement dont il n’est pas encore revenu. Il croyait ingénument que le fait pour lui d’appartenir à une république et de représenter, comme il dit, une tradition révolutionnaire, lui permettait de morigérer de très haut de pauvres gens qui avaient le malheur d’appartenir à une monarchie, ou même à un empire, et de n’avoir pas derrière eux une belle tradition comme la nôtre, où résonnent glorieusement les dates de 1789, de 1793, de 1830, de 1848, de 1870. Nous ne sommes pas sûr que ces prétentions de M. Jaurès n’aient pas un peu agacé ses auditeurs, et que MM. Bebel et Jules Guesde n’aient pas cédé à la tentation de l’envoyer promener avec sa république, et sa république avec lui. D’autant plus que, pour justifier sa méthode temporisatrice, il s’efforçait de prouver que le triomphe du socialisme était absolument impossible, si on ne commençait pas par établir la république et la laïcisation complète de l’enseignement, car, dit-il éloquemment, la lumière ne saurait sortir de l’ombre. M. Bebel a pensé sans doute que, s’il devait renoncer à tout progrès socialiste avant d’avoir établi la république en Allemagne, il pourrait attendre longtemps ! En vérité, M. Jaurès abusait un peu trop de ses avantages. Il s’est vanté d’avoir sauvé la république en France. — Soit, lui a-t-on répondu, gardez-la ; mais ne nous dites pas que vous avez fait, avec ce bel instrument, plus que nous qui en avons un plus imparfait, car en réalité vous avez fait moins !

Peut-être cette nouvelle épreuve dégoûtera-t-elle M. Jaurès de ces conciles laïques. Il semble renoncer provisoirement à convertir le socialisme universel, pour se consacrer tout entier à l’éducation du socialisme français. Il l’exhorte plus fortement que jamais à soutenir la laïcisation totale de la société, à séparer l’Église de l’État, enfin à faire vivre le ministère Combes, toutes choses qui, essentielles à ses yeux, sont pures billevesées à ceux des socialistes révolutionnaires. Il n’a rien appris de l’autre côté de la frontière, ou il a tout oublié en la repassant. Et voilà pourquoi nous avons dit que le Congrès d’Amsterdam avait peu d’importance. Veut-on voir le socialisme vraiment à l’œuvre ? Il ne faut pas se tourner du côté d’Amsterdam, où il déclame, mais du côté de Marseille où il agit. La grève de Marseille a autrement de gravité pour nous que tous les congrès, où l’on discute des doctrines ou des tactiques. Mais il est encore trop tôt pour en parler.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.