Chronique de la quinzaine - 31 août 1907

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Chronique n° 1809
31 août 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Depuis quinze jours, la situation, au Maroc, ne s’est peut-être pas aggravée ; mais elle s’est compliquée par la proclamation d’un nouveau sultan, Moulaï-Hafid, frère d’Abd-el-Aziz. Ce sont les tribus du Sud qui, mécontentes de la direction imprimée aux affaires, ou plutôt de l’anarchie qui a empêché de leur imprimer une direction quelconque, ont opposé le frère au frère et entamé une révolution dont il est impossible de prévoir les suites. Il est assez naturel qu’en présence d’un fait aussi imprévu et aussi brusque que le bombardement et l’occupation de Casablanca par les infidèles européens, le pouvoir déjà fragile d’Abd-el-Aziz ait éprouvé une secousse violente. Peut-être y succombera-t-il. Mais c’est ce que nul ne pourrait affirmer dans l’état actuel des choses, car si Abd-el-Aziz a donné des preuves multiples de sa faiblesse, Moulaï-Hafid n’en a pas encore donné de sa force. Il a été proclamé par un certain nombre de tribus : pour le moment, tout se réduit là. D’autres sont restées fidèles à Abd-el-Aziz. On dit que Moulaï-Hafid cherche à obtenir l’abdication de son frère par persuasion, ou intimidation. Mais y réussira-t-il ? Suivant toutes les probabilités, l’intrigue qui a abouti à sa proclamation, n’en est encore qu’à son premier acte. Le second sera un choc entre les deux frères, c’est-à-dire entre les tribus qui les soutiennent. Quel en sera l’effet ? Peut-être le succès éclatant d’un des deux partis arrachera-t-il le Maroc à l’anarchie qui le dévore. Peut-être aussi les chances demeureront-elles longtemps incertaines et l’anarchie ira-t-elle en augmentant. Toutes ces hypothèses, d’autres encore, peuvent se présenter à l’esprit avec un égal degré de vraisemblance : nul ne peut prévoir quelle est celle qui se réalisera. Il en résulterait pour nous, ou plutôt pour l’Europe, un embarras sérieux, si c’était au gouvernement marocain que nous avions actuellement affaire ; mais c’est à une insurrection locale à laquelle le gouvernement est resté étranger. Nous pouvons donc, au moins provisoirement, nous désintéresser de la question de savoir quel est, et où est le gouvernement régulier du Maroc. Toutefois le moment viendra bientôt où nous aurons à causer avec lui, et alors nous aurons quelque peine à discerner le véritable, si l’avantage obtenu déjà par l’un des deux partis ne nous le désigne pas avec évidence. Mais à quoi bon anticiper sur l’avenir ?

Il y aurait plus d’intérêt, pour le présent, à savoir quelles sont les dispositions de Moulaï-Hafid à l’égard des Européens. Si on en jugeait seulement par son passé, elles devraient être rassurantes. Moulaï-Hafid est âgé de trente-deux ans ; il est plus éclairé que la plupart de ses compatriotes : son esprit est cultivé, mais, bien entendu, dans le sens traditionnel, religieux et théologique où les musulmans recherchent toute leur instruction ; enfin il est prudent, avisé, sage peut-être, et il en a donné la preuve par la manière dont il s’est conduit envers les Européens à Marakech, après l’assassinat du docteur Mauchamp. Il a désavoué hautement cet acte de barbarie et s’est employé utilement à la protection des étrangers. Tout donne donc à croire que, s’il était livré à ses seules inspirations et libre de les suivre, on ne trouverait pas en lui un ennemi aveugle et farouche de l’Europe et de sa civilisation. Mais il est, il ne peut pas se dispenser d’être l’homme de la situation où il a trouvé un pouvoir encore bien incertain, peut-être éphémère, et cette situation lui impose de prendre à son compte, qu’il les éprouve ou non, les haines et les colères de ses compatriotes contre les étrangers. Que fera-t-il ? Il a montré jusqu’ici une souplesse de caractère qui n’est pas exempte de duplicité. Son frère Abd-el-Aziz lui avait témoigné de l’affection et de la confiance, accordé des faveurs, confié enfin des fonctions qui lui ont permis de se créer une clientèle. Il avait paru répondre à ces sentimens par des sentimens analogues, c’est-à-dire par du dévouement et de la fidélité. On voit aujourd’hui ce qu’il avait réellement dans le cœur : à la première bourrasque un peu forte, il se dresse devant son frère comme un prétendant, et le plus dangereux de tous. Cela les regarde : c’est une affaire à débattre entre eux. Si Moulaï-Hafid l’emporte, nous ne nous occuperons pas de son passé, nous supputerons la valeur des garanties qu’il nous offrira. Mais nous ne les trouverons pas seulement dans son caractère, qui se plie aux circonstances avec tant de flexibilité. Et c’est ce qui nous fait craindre que, les circonstances étant ce qu’elles sont, il ne faille voir dans Moulaï-Hafid un instrument des passions déchaînées contre les étrangers.

Quoi qu’il en soit, une accalmie s’est produite autour de Casablanca : elle est due avant tout à la déception qu’ont éprouvée les Marocains quand ils ont vu tous leurs assauts repoussés, avec des pertes considérables pour eux et à peu près nulles pour nous. Ils ont déployé un courage et un acharnement qui auraient pu nous faire courir de réels dangers si nous nous étions étourdiment engagés dans l’intérieur du pays avec des forces insuffisantes, mais qui, dans les conditions où la lutte s’est produite, ont été vains. Leurs efforts se sont brisés contre les moyens d’action, que met entre nos mains une civilisation supérieure, cette civilisation qu’ils détestent parce qu’ils ne la connaissent encore que par ses rigueurs et qu’ils en ignorent les bienfaits. Les premiers résultats que nous avons atteints à assez bon compte nous donnent raison d’avoir, nous aussi, concentré nos efforts autour de Casablanca, sans perdre contact avec la mer et sans nous laisser entraîner, sous prétexte de chasser l’ennemi de crête en crête, à le suivre très avant dans les terres. Cette tactique nous a réussi, et nous devons y rester plus que jamais fidèles, parce qu’elle est à la fois efficace et économique, et qu’elle nous met à l’abri des surprises auxquelles un autre genre de guerre nous exposerait. Les choses se sont passées jusqu’à ce jour aussi bien que nous pouvions le désirer, mieux peut-être que nous ne pouvions l’espérer : il faut souhaiter qu’elles continuent de même, et que, l’ennemi venant nous chercher sur le point où nous sommes, et où nous disposons de notre maximum de force accumulée et concentrée, nous sauve de la tentation d’aller le chercher plus loin. Si l’accalmie actuelle provient chez les Marocains d’un découragement définitif, rien ne saurait être plus heureux ; mais si elle a pour objet de leur permettre de reprendre haleine, de se concerter, de se grouper et de revenir enfin à la charge avec de plus gros bataillons, attendons-les de pied ferme et infligeons-leur une seconde leçon à l’endroit même où nous leur en avons infligé une première. Puisque le virus qui circulait dans le Maroc s’est porté sur Casablanca, c’est là qu’il faut percer l’abcès et, s’il est possible, le vider. Souhaitons qu’il n’y ait ailleurs aucune diversion. Plus les Marocains viendront nombreux devant Casablanca, mieux cela vaudra pour nous. S’il nous était permis d’exprimer un souhait, ce serait que toutes leurs forces militaires s’y présentassent, en bloc ou successivement. Dans le premier cas, les opérations seraient plus courtes, dans le second, elles seraient plus longues, mais, dans les deux, elles seraient décisives, et, le lendemain, le Maroc serait un corps singulièrement affaibli.

Il est malheureusement à craindre que les choses ne se passent pas tout à fait ainsi, et ce que nous en disons n’a pour objet que de donner le plus de précision possible aux idées générales avec lesquelles nous devons continuer de traiter le problème marocain. Le gouvernement, c’est une justice à lui rendre, paraît bien avoir compris les choses ainsi. Dès le début, c’est-à-dire à un moment où les esprits un peu surpris par la brutalité des événemens, un peu émus, un peu inquiets, hésitaient sur la conduite à suivre, des notes officieuses ont paru dans les journaux et ont établi très nettement les limites dans lesquelles notre intervention s’enfermerait. Il s’agissait d’exécuter le programme d’Algésiras, d’assurer la sécurité dans les ports de mer, d’y préparer l’organisation de la police, et nullement d’entamer une entreprise militaire qui, par son ampleur, aurait pu nous faire attribuer d’autres intentions. Au dehors, ces assurances ont produit une impression favorable, qui devait rendre notre tâche plus facile ; au dedans, quelques journaux se sont demandé s’il n’y avait pas de l’imprudence à vouloir limiter dès maintenant une action dont nous ne serions peut-être pas maîtres jusqu’au bout. Mais il faut précisément que nous en restions maîtres. Nous avons nos coloniaux, comme d’autres pays ont les leurs : ils ont naturellement de grands projets. Une campagne de presse a commencé. On a dit tout de suite que le général Drude demandait des secours et que le gouvernement les lui refusait. Le gouvernement a répondu que le général Drude n’avait rien demandé du tout, ce qui était vrai alors. Plus tard, lorsque le général a demandé des renforts, on s’est empressé de les lui envoyer, et les journaux ont triomphé. Tout cela n’a d’intérêt qu’au point de vue des tendances opposées dont on y trouve l’indication. Nous n’hésitons pas à approuver celle que le gouvernement a suivie ; nous espérons qu’il y persévérera. S’il en était autrement, tout le passé de M. Clemenceau se dresserait contre lui pour l’accuser. On sait que notre politique coloniale, dans son ensemble, n’a pas eu d’adversaire plus acharné que lui, et c’est de quoi nous sommes très loin de le louer sans de grandes restrictions : mais il ne s’agit, pour le moment, que du Maroc. Le côté aventureux de cette affaire, telle que les coloniaux l’ont comprise, a toujours été dénoncé par lui avec une énergie pleine de verve, au point que l’Acte d’Algésiras va au-delà de ses conceptions personnelles plutôt qu’il ne demeure en deçà. Ce n’est pas, à la vérité, une grande garantie pour nous, M. Clemenceau étant le plus impulsif et le plus déconcertant des hommes. Jusqu’ici toutefois, s’il s’est donné beaucoup de démentis sur d’autres points, il est resté fidèle à lui-même sur celui-là.

On a d’ailleurs bien fait d’envoyer au général Drude des renforts dont il avait un besoin si évident qu’on aurait même pu ne pas attendre qu’il les demandât. Ses forces étaient très insuffisantes, ce qui s’explique par le fait que ni le gouvernement, ni personne d’ailleurs, n’avait prévu la nécessité où nous nous sommes trouvés de bombarder Casablanca et de faire face ensuite à toutes les conséquences de l’opération. Nos troupes ont rempli tout leur devoir, et l’opinion chez nous a éprouvé un peu de déception et de tristesse à voir qu’après avoir remporté un premier succès, elles étaient obligées de s’arrêter et de se replier sur le camp, tandis que l’ennemi emportait tranquillement ses morts, allait se reformer un peu plus loin et revenait à la charge. Ce jeu de cache-cache ne pouvait pas se prolonger indéfiniment. Il y a une mesure en toute chose, et si nous condamnons les expéditions à l’intérieur, cela ne veut pas dire que le général Drude doive être attaché à Casablanca par une corde si courte qu’il ne puisse livrer que des moitiés, ou des tiers, ou des quarts de combat. Il faut qu’il puisse se déployer, occuper des points stratégiques, faire enfin tous les mouvemens tactiques que comportent la configuration du terrain et les mouvemens propres de l’ennemi. Il n’a probablement pas encore toutes les forces nécessaires, et cela même deviendra certain si Moulaï-Hafid déclare la guerre sainte. Alors, il faudra livrer autour de Casablanca autre chose que des escarmouches. Quelles que soient la supériorité de notre armement, celle de notre tactique, la précision plus grande de notre tir, nous n’oserions pas dire que le général Drude soit dès ce moment en mesure de s’assurer tous les avantages d’une de ces batailles dont le vaincu ne se relève pas. Mais quoi ! Pour faire une expédition à l’intérieur, et marcher sur Fez par exemple, avec la nécessité où nous serions de nous protéger de tous les côtés en même temps et de maintenir nos communications, soit avec la mer, soit avec notre frontière algérienne, soit avec les deux, il faut cent mille hommes : pour livrer bataille à Casablanca, il en faut six mille. On voit la différence. Et quand nous parlons de Fez, croit-on qu’il suffirait d’y aller pour faire tomber toutes les résistances ? Jamais erreur n’aurait été plus grande. Le Maroc est le pays le plus divisé du monde, le plus anarchique, celui où l’autorité est le plus morcelée, et elle l’est aujourd’hui plus encore qu’elle ne l’était hier. Nous n’y serions maîtres que du terrain qu’occuperaient nos troupes, jusqu’au moment lointain où nous aurions occupé enfin le pays tout entier. Gardons-nous d’une pareille aventure !

C’est parce que le gouvernement s’en garde, et qu’il a donné à cet égard toutes les explications et les assurances désirables, qu’il a rencontré partout en Europe, bonne volonté, sympathie et confiance. Il semble qu’il y ait en ce moment une détente générale dans les esprits, et, après tout ce qui s’est passé, il est singulier que ce soit notre intervention militaire au Maroc qui ait servi d’occasion à ce sentiment nouveau : cela prouve qu’il faut s’attendre à tout et ne désespérer de rien. La franchise de notre attitude a fini par faire impression. Ce que nous répétons aujourd’hui, nous le disons depuis longtemps : la différence est qu’on affectait hier de ne pas nous croire et qu’on nous croit aujourd’hui. Est-ce nous qui avons changé ? Sont-ce les autres ? Il est bien inutile de le rechercher. Quoi qu’il en soit, on nous fait bon visage, et, pendant que notre canon tonne à Casablanca, ébranlant tous les échos de l’Afrique septentrionale et de la Méditerranée, on nous accueille, on nous écoute, on cause avec nous, on cesse enfin de nous traiter en suspects.

L’invitation à déjeuner que le roi d’Angleterre a adressée à M. Clemenceau n’est pas, on le devine, le fait auquel nous faisons principalement allusion. Le roi Edouard a contribué plus que personne au rapprochement qui s’est produit entre son pays et le nôtre. On peut même dire que ce rapprochement est son œuvre, autant du moins que cette manière de parler est de mise lorsqu’il s’agit d’un pays aussi parlementaire que l’Angleterre : le souverain ne peut évidemment pas y avoir une autre politique que celle de l’opinion, du gouvernement et des Chambres, mais il peut, par ses moyens propres, aider beaucoup à sa réalisation, et c’est ce qu’a fait Edouard VII. Nous devons lui en savoir gré. Il était donc assez naturel que, n’étant séparé de M. le président du Conseil que par la distance entre Marienbad et Carlsbad, il lui ait fait l’honneur de l’inviter avenir le voir ; mais cette invitation, venant après l’entrevue de Wilhelmshœhe, avait une importance plus grande qu’une simple marque de bienveillance donnée par Edouard VII à M. Clemenceau. Nous avons assisté, depuis quelques semaines, à de nombreuses rencontres entre souverains, et nous avons déjà dit que, loin d’en prendre ombrage, nous y trouvions de nouvelles garanties pour le maintien de la paix ; mais peut-être était-il bon que la France n’eût pas l’air d’être tenue en dehors de tous ces conciliabules, car elle est, elle aussi, un des facteurs importans de cette paix. Le déjeuner de Marienbad a répondu à ce sentiment.

La visite que notre ambassadeur à Berlin, M. Jules Cambon, a faite au prince de Bülow à Norderney a eu une importance plus précise. On ne sait encore, dans le public, rien de ce qui s’y est dit ; mais les deux gouvernemens le savent, et les notes officieuses qu’ils ont communiquées aux journaux donnent à croire que la conversation, qui ne pouvait qu’être très courtoise et obligeante entre le prince de Bülow et M. Jules Cambon, a de plus été satisfaisante au point de vue politique. On a confiance dans notre parole, à Berlin. On n’y croit plus à notre arrière-pensée de nous approprier exclusivement le Maroc. On y admet que notre intervention actuelle est la conséquence de l’Acte d’Algésiras lui-même, et que nous ne pouvions pas, après le premier coup de feu tiré sur nous, ne pas riposter comme nous l’avons fait : — car le premier coup de feu a été tiré sur nous, en dépit des assertions contraires du correspondant de la Gazette de Cologne à Casablanca. Nous plaignons ce journal d’être si mal renseigné et de s’être ravalé au rôle d’organe hargneux de quelques intérêts privés. Le gouvernement allemand reste au-dessus de pareilles préoccupations ; il n’élève aucune objection, il n’émet aucune critique sur notre intervention au Maroc. S’il en était autrement, le prince de Bülow n’aurait pas reçu familièrement M. Jules Cambon à Norderney, et après cette entrevue, ni le gouvernement allemand, ni le gouvernement français n’auraient publié dans les journaux les notes qu’on y a lues.

Puisque nous avons déjà formé quelques souhaits dans cette chronique, nous en formerons un dernier, à savoir que les deux gouvernemens ne s’en tiennent pas là, et qu’après être entrés dans la voie des causeries et des explications, ils y restent. Nous ne parlons pas à la légère en disant que, si on l’avait fait plus tôt, beaucoup de malentendus ne se seraient pas produits ou qu’ils auraient été dissipés sur-le-champ. Le regret que nous exprimons, et auquel nous ne voudrions pas donner la forme d’une critique, ne s’adresse pas seulement au gouvernement impérial : le nôtre en a aussi sa part. Une première négligence d’un côté a amené des froissemens et de l’irritation de l’autre ; on a mis ici et là sa dignité à ne pas reprendre une conversation qu’on avait laissé imprudemment tomber ; une muraille de silence s’est élevée entre les deux gouvernemens, et entre eux aussi le fossé s’est creusé. Il y a pourtant de nombreux intérêts communs entre l’Allemagne et nous. Le Maroc, à propos duquel le conflit a éclaté, est un des endroits du monde où il y en avait le moins. Parce qu’on ne voulait pas s’expliquer sur le Maroc, on a négligé de causer de tout le reste, ce qui n’était certainement pas la meilleure manière de faire les affaires de l’Allemagne, ni de la France : toutes les deux ont plus ou moins souffert de cette abstention systématique. Le jour où on reprendra des propos si fâcheusement interrompus, le jour surtout où ces propos repris auront publiquement abouti à un arrangement quelconque, sur un objet quelconque, il y aura quelque chose de changé dans l’atmosphère politique de l’Europe : tout le monde y respirera mieux, plus librement, plus largement. Peu à peu le Maroc sera remis à sa place, qui est secondaire dans l’équilibre des intérêts généraux. Il cessera de peser indûment sur eux, et chacun reprendra alors la place à laquelle il a vraiment droit.

Mais nous en disons trop peut-être, et on pourrait, en songeant à un passé récent, nous accuser de nous abandonner à l’illusion. La politique allemande a déjà déçu trop souvent les espérances qu’elle nous avait données, pour qu’il nous soit permis d’attacher une importance décisive à une entrevue dont tout ce que nous savons est qu’elle a eu lieu et qu’on s’est séparé en bons termes. Mais enfin on s’est rapproché, on a causé, on s’est expliqué, plus qu’on ne l’avait fait depuis longtemps. Qu’il nous soit permis de voir là un symptôme heureux.



Malgré leur gravité et leur intérêt, nous dirons peu de chose des congrès socialistes de Nancy et de Stuttgart, une étude spéciale devant leur être consacrée dans le prochain numéro de la Revue. Il faut toutefois en indiquer dès maintenant le caractère. Nos socialistes ont reçu dans le second de ces congrès une leçon dont ils ne se souviendront pas longtemps sans doute, mais dont nous nous souviendrons pour eux.

Les socialistes aiment autant à se comparer aux premiers chrétiens qu’à se distinguer de ceux de maintenant. M. Vandervelde a fait à nouveau cette comparaison à Stuttgart, en affirmant que le socialisme avait aujourd’hui… beaucoup de martyrs. Ce n’est pas sur ce point que la ressemblance nous frappe ; mais les socialistes contemporains, comme les chrétiens d’autrefois, ont des conciles régionaux et des conciles œcuméniques où ils s’efforcent de dogmatiser leurs principes et d’établir leurs méthodes d’action. Les conciles régionaux servent naturellement à préparer les autres : celui de Nancy, par exemple, a préparé, au point de vue français, celui de Stuttgart. Mais il y a bien mal réussi ! Nos socialistes ont conservé à un degré rare un vieux défaut national, qui consiste à ne voir qu’eux-mêmes, à ne tenir aucun compte du reste du monde, à adopter un axiome plus ou moins a priori et là-dessus à se monter la tête jusqu’au point où elle se perd dans les nuages. L’inconvénient serait peut-être léger s’ils restaient chez eux ; ils pourraient croire qu’ils sont admirables et que tout le monde les admire ; mais ils ont une autre vieille manie française qui est de vouloir régenter le reste du monde et le convertir à leur foi. Ils entendent être admirés au dehors. Malheureusement leur première prétention s’accorde mal avec la seconde. Quand ils ont arrêté tant bien que mal leurs résolutions dans un congrès national comme celui de Nancy, ils exportent aussitôt ce produit de leurs délibérations dans un congrès international, comme celui d’Amsterdam autrefois et de Stuttgart aujourd’hui, et, invariablement, ils se font siffler. Mais cela ne les décourage pas ; ils recommencent toujours. La vérité n’est-elle pas universelle et ne finit-elle pas inévitablement par triompher ? Et comment admettre qu’ils ne possèdent pas la vérité ?

Les questions posées hier aux congrès nationaux et internationaux étaient au nombre de cinq ou de six, dont les deux principales étaient celles de savoir comment les socialistes devaient se comporter en cas de guerre, et comment devaient vivre à l’égard l’un de l’autre le parti lui-même, qui s’intitule l’élément politique du socialisme, et les syndicats, représentés en France par la Confédération générale du travail, qui sont censés en être l’élément économique, mais qui en sont devenus, chez nous du moins, l’élément révolutionnaire et anarchique. Nous négligerons aujourd’hui la seconde question : si nous en parlons, c’est pour dire que sur celle-ci, encore plus outrageusement que sur celle-là, le socialisme français a été désavoué, battu, écrasé à Stuttgart. Il n’a réuni que 18 voix contre 222. Quoi, dira-t-on, les socialistes français n’étaient donc que 18 ? Ils étaient assurément plus nombreux, mais ils sont profondément divisés, et il suffit que M. Jules Guesde se prononce dans un sens pour que M. Jaurès, M. Vaillant, M. Hervé se prononcent dans l’autre.

Il fut un temps, qui n’est pas loin, où M. Jaurès représentait l’élément modéré, transigeant et parlementaire dans le socialisme, et M. Jules Guesde l’élément avancé et révolutionnaire. Aujourd’hui c’est le contraire. Au congrès de Nancy, M. Guesde a représenté le bon sens et le patriotisme, relatifs, — bien entendu, — et M. Jaurès, qui s’est fait le patron de M. Hervé, l’antipatriotisme pur et simple. M. Guesde a été battu ; le triumvirat Jaurès, Hervé et Vaillant a été vainqueur. Mais les situations ont été renversées à Stuttgart, et, malgré le vague, l’équivoque, l’embrouillamini de la motion qui a été finalement votée, il a été évident, depuis le premier jour jusqu’au dernier, que c’était M. Guesde qui était d’accord avec le socialisme universel, que M. Hervé inspirait au Congrès une sorte de répulsion et d’horreur, qu’on y était confondu de voir M. Jaurès se faire le patron d’un pareil client, enfin que les doctrines qui avaient prévalu à Nancy étaient destinées à éprouver le sort contraire à Stuttgart, — à moins qu’on ne consentît à en atténuer les parties les plus saillantes et à en supprimer les expressions essentielles. MM. Jaurès et Hervé l’ont fait bien volontiers pour rendre leur défaite moins apparente et la masquer aux yeux défaillans et complaisans.

Ce qu’il y a eu d’humiliant pour nous dans cette affaire, c’est que nos socialistes ont apporté leur patrie en holocauste au congrès de Stuttgart, et que les Allemands ont refusé énergiquement de sacrifier la leur. O honte ! Les vaincus de 1870-1871 ont reçu des vainqueurs une leçon de patriotisme. Tel a été le fond des choses : en voici la forme. Malgré l’opposition de M. Guesde, le congrès de Nancy avait voté une motion en vertu de laquelle les socialistes devaient s’opposer à la guerre par tous les moyens, y compris très expressément la grève générale et l’insurrection. M. Guesde a prononcé à cette occasion une parole sensée, la plus sensée qu’on ait entendue dans les deux congrès, la plus sensée qui lui soit échappée dans toute sa vie, à savoir que, s’il en était ainsi, le pays où il y aurait le plus de socialistes était sûr d’avance d’être battu, et celui où il y en aurait le moins d’être vainqueur. Mais cela ne pouvait pas arrêter M. Hervé, qui, comme on le sait, se moque absolument d’être Français ou Allemand, ni M. Jaurès, qui a déclaré à maintes reprises que, si M. Hervé était un enfant terrible dont les paroles étaient quelquefois imprudentes, il n’en était pas moins tout à fait d’accord avec lui sur le but à atteindre. C’est dans ces conditions, et se croyant forts de la victoire qu’ils avaient remportée à Nancy, que les deux compagnons sont allés à Stuttgart ; mais là ils ont trouvé devant eux le socialisme allemand non pas unifié, mais uni, que représentent avec autorité des hommes comme Bebel et Vollmar. Les premiers coups qu’ils ont reçus ont été terribles. Bebel a déclaré qu’en cas de guerre, les socialistes allemands feraient leur devoir et que les patries étaient un fait qu’on ne pouvait pas se refuser à reconnaître. « Nous supporterions aussi difficilement, a-t-il dit, d’être gouvernés comme des Français que les Français, sans doute, supporteraient d’être gouvernés comme des Allemands. » S’adressant directement à M. Hervé, il lui a reproché de compromettre la paix par sa propagande funeste. « L’état-major allemand, lui a-t-il dit, suit votre œuvre avec la plus grande sympathie : quand elle sera assez avancée, il y trouvera une grande tentation de tomber sur vous. » A quoi M. Hervé a répondu par des grossièretés telles qu’on n’en avait pas encore entendues dans un congrès international. « Je me fiche, s’est-il écrié, de la patrie française et de la patrie allemande, et je mets Clemenceau et le Kaiser dans le même sac. » Il y a même mis Bebel, qu’il a déclaré être aussi un Kaiser devant les moindres paroles duquel les socialistes allemands s’inclinaient dans un silencieux et ridicule respect. Le scandale a été grand. M. Jaurès a essayé d’arranger les choses avec des phrases, beaucoup de phrases ; mais Vollmar lui a répliqué : « Je ne veux pas vous suivre dans l’envolée de vos discours : je tiens seulement à affirmer la pensée des socialistes allemands. Il n’est pas de parti qui ait combattu le militarisme autant que la social-démocratie ; mais il n’est pas vrai de dire que l’internationalisme soit de l’antipatriotisme et que nous n’ayons pas de patrie. Tant que Hervé sera membre de votre parti, vous serez responsable de ses paroles. Si la motion Jaurès-Vaillant était adoptée, elle soulèverait le socialisme allemand tout entier. Jaurès et Vaillant ont affirmé qu’ils ne voulaient pas créer de difficultés au socialisme allemand ; eh bien ! qu’ils retirent leur motion. » Bebel avait déjà déclaré que si cette motion, qui était celle de Nancy, était votée par le Congrès, le socialisme allemand perdrait les trois quarts de ses forces.

M. le prince de Bülow a dit un jour à la tribune du Reichstag qu’il nous enviait nos socialistes. Nous les lui céderions volontiers si nous pouvions, sans rien lui demander en retour ; mais il a été, au moins par comparaison, injuste pour les siens. Quant à nous, c’est la rougeur au front que nous avons lu les discours prononcés par les socialistes français à Stuttgart et nous espérons bien que la France s’en souviendra. Leur échec a d’ailleurs été complet. Est-ce à dire qu’ils aient été catégoriquement condamnés ? Non ; M. de Vollmar a bien demandé que M. Hervé fût exclu du parti, mais on ne l’a pas écouté. Une différence de plus entre les socialistes d’aujourd’hui et les premiers chrétiens est que ceux-ci avaient le courage de condamner les hérésies et de se séparer des hérésiarques. Les socialistes actuels ne l’ont dans aucun pays. Les discours de Bebel et de Vollmar que nous avons cités ont été prononcés dans des commissions ; le ton des séances plénières a été singulièrement atténué, adouci, et, en fin de compte, le Congrès a voté une motion démesurément longue, obscure et confuse, de sorte que Bebel et Hervé ont pu la voter à la fois, le premier en pontifiant, le second en ricanant. Les deux armées ont triomphé également. Mais nous n’avons pas besoin de dire que cette motion finale, qui contenait un peu de tout, avait été soigneusement expurgée de toute allusion à la grève générale et à l’insurrection prescrite à Nancy en cas de guerre. C’est ce qui aide à voir de quel côté la victoire a été réellement.

On a fait appel à l’avenir, et à l’école qui doit le préparer. À ce propos, comment ne pas rappeler que nous avons eu à Clermont-Ferrand un congrès des Amicales des instituteurs, et que, en dépit des paroles excellentes par lesquelles M. Briand, ministre de l’Instruction publique, l’avait préparé à Besançon, et des paroles non moins bonnes non moins patriotes, non moins fermes, que M. Gasquet, directeur de l’enseignement primaire, y a prononcées, ce congrès n’a pas été de nature à décourager les espérances de ceux qui veulent introduire l’anarchie dans l’administration et exclure le patriotisme de l’école. Il a émis un vœu, adressé aux pouvoirs publics, pour leur demander la réintégration de l’instituteur Nègre, et il a refusé, au milieu de vociférations indignées, de voter, sur la proposition de M. Félix Comte, un hommage à nos soldats qui combattent au Maroc, ou qui y ont succombé. On en voulait, paraît-il, à M. Comte ; on l’accusait de nationalisme parce qu’il avait déjà pris ailleurs la défense du patriotisme dans l’école. Singulier motif de réprobation ! Mais si M. Comte déplaisait, un autre ne pouvait-il pas reprendre sa proposition sous une nouvelle forme ? On n’en a rien fait. Les quelques mots prononcés pas le président du Congrès, M. Monjotin, qui a déclaré qu’on ne pouvait pas mettre en doute le patriotisme des instituteurs, a donné une satisfaction très insuffisante à la conscience publique : elle est restée fort troublée de cet incident. Que deviendrons-nous si les sources mêmes ouvertes à l’intelligence de nos enfans sont empoisonnées ? Quels progrès n’a-t-on pas faits dans le sens de l’anarchie morale depuis que la liberté de l’enseignement a reçu de si rudes atteintes ? Est-ce pour ce motif qu’on annonce l’intention d’en faire disparaître les derniers restes ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.