Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1853

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Chronique n° 521
31 décembre 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1853.

S’il est une heure faite pour raviver le sentiment de l’insaisissable rapidité avec laquelle marche la vie des peuples et des hommes, c’est bien l’heure actuelle, qui vient une fois encore marquer l’imperceptible limite entre deux années. Elle va sonner, cette heure, au milieu des frissons de l’hiver, comme le glas funèbre d’une période qui disparaît, comme le chant de joyeux avènement d’une année nouvelle : image du temps, d’un côté vieux et cassé, de l’autre toujours jeune, mourant à chaque instant pour revivre sans cesse ! Nous sommes là entre le passé, où nous pouvons lire notre propre histoire comme dans le livre le plus instructif, et l’avenir scellé d’un triple sceau. Quelque inconnu qu’il soit cependant, cet avenir a son germe dans le passé ; ce que nous savons, ce que nous avens vu est le commencement de ce qui s’accomplira ; chaque jour ne fait que dégager une certaine logique mystérieuse des choses qui se crée une issue et éclate à travers des événemens nouveaux. — 1853 en un mot prépare 1854. Et qu’a-t-elle donné au monde, cette année qui s’en va ? Quel héritage laisse-t-elle ? Le premier comme le dernier mot de son histoire à coup sûr, c’est cette crise qui ébranle l’Orient et tient l’Europe dans l’attente. Il y a un an, tout était calme vers l’Orient, et même sur le reste du continent ; tout au plus la diplomatie était-elle occupée de savoir sous quelle forme et dans quels termes l’empire renaissant en France serait reconnu par les autres puissances. Grand problème ! c’était pourtant le moment où d’autres affaires se préparaient pour la diplomatie. Deux mois n’étaient point passés, que la question de l’équilibre de l’Europe et de la sécurité continentale était posée à Constantinople par la mission du prince Menchikof. Qu’a-t-on vu depuis cette époque ? On n’a cessé de voir les complications s’agrandir, les antagonismes se dessiner avec plus de vivacité, tous les efforts de pacification devenir inutiles, la guerre entre la Russie et la Turquie naître de l’impuissance des négociations, — si bien qu’ayant commencé dans la paix la plus profonde, l’année 1853, après avoir été elle-même remplie de tous les bruits et de toutes les incertitudes de cette affaire, laisse, en s’en allant, l’Europe au seuil d’une des plus décisives conflagrations de ce siècle.

C’est là ce qui fait la gravité du moment présent. De quelque manière en effet qu’on envisage l’état actuel des affaires d’Orient, quelque confiance qu’on puisse avoir dans les négociations diplomatiques, il est trop visible que plus on va, plus la question s’aggrave, plus les événemens se dessinent de manière à rendre imminent un conflit désastreux. Sur le théâtre même de la guerre comme dans les conseils des gouvernemens, en Orient comme en Europe, tout concourt à précipiter un dénoûment. Qu’on obsere un moment quelques-unes des circonstances les plus propres à caractériser la lutte engagée entre la Turquie et la Russie. Depuis deux mois que la guerre est ouverte, elle s’est poursuivie avec des chances diverses. Sur le Danube, après avoir débuté par un brillant passage du fleuve et par quelques avantages, les Turcs se sont retirés dans leurs cantonnemens, où ils sont encore. Leur situation reste entière sur ce point, si ce n’est cependant qu’ils sont en vue de provinces turques occupées par les Russes. En Asie, l’armée ottomane a également commencé par des succès ; les revers sont venus peu après. C’est ainsi qu’en peu de jours, les Turcs ont été obligés de lever le siège de la forteresse d’Ackhalzik par suite d’un combat malheureux, et qu’ils ont eu à essuyer un autre échec près d’Alexandropol. Quelque exagération qu’il doive y avoir dans ce qu’on a pu dire des pertes éprouvées par les Turcs, cette double défaite n’est point douteuse aujourd’hui. C’est dans l’intervalle de ces combats qu’un événement plus grave est survenu, qu’une partie de la flotte ottomane a été détruite par une division de la flotte russe dans la rade de Sinope. Il est facile de comprendre l’impression causée à Constantinople par ce désastre. Les Turcs se sont conduits avec courage sans doute, plusieurs capitaines de vaisseaux ont fait sauter leur navire plutôt que de se rendre. D’un autre côté, à la suite de ce malheur, le ministre de la marine du cabinet ottoman se trouve aujourd’hui menacé non-seulement de destitution, mais encore de mise en accusation. Quoi qu’il en soit cependant, une division de la flotte turque n’en a pas moins été détruite, et la Porte-Ottomane n’en a pas moins perdu les moyens de garantir ses côtes. Ainsi au même instant la Russie faisait marcher des forces plus considérables vers le Danube, elle ressaisissait la victoire en Asie ; par le fait de guerre de Sinope, elle devenait la maîtresse de la Mer-Noire, et elle ne s’arrêtait point là : les efforts de sa diplomatie parvenaient à susciter un autre ennemi à la Turquie, en entraînant la Perse à une déclaration de guerre contre l’empire ottoman.

Telle était il y a peu de temps et telle est encore la situation des choses. Il n’est point nécessaire assurément d’en démontrer la gravité. Que la situation de la Turquie en soit devenue plus périlleuse, cela n’est point douteux. Au point de vue européen, le fait capital et décisif dans ces conjonctures, c’est le désastre de Sinope. Tant que la guerre entre la Russie et la Turquie s’est bornée à quelques combats de terre sur le Danube et en Asie, l’Europe a pu assister à cette lutte en concentrant ses efforts dans les négociations et en s’interdisant, par un zèle jaloux de la paix, toute démonstration plus effective. Les circons lances ne changent-elles pas aujourd’hui après l’acte de destruction accompli à moins de cent lieues de Constantinople, et qui constitue la Russie souveraine de fait et dominatrice de la Mer-Noire ? La lutte, par cela même, n’a-t-elle point perdu son caractère restreint et local ? C’est dans ce sens qu’on peut dire que l’affaire de Sinope est devenue le point de départ d’une situation nouvelle, et il n’est point douteux aujourd’hui que les flottes de la France et de l’Angleterre ont reçu l’ordre d’entrer dans la Mer-Noire. Le sens de cette démonstration est des plus clairs : c’est une affirmation plus explicite de l’intégrité de l’empire ottoman, et par suite de l’intérêt européen. Ce n’est pas précisément une déclaration de guerre, cela ne saurait suspendre le cours des négociations ultérieures ; mais il est évident que si, pendant ces négociations, la flotte russe ne veut point rencontrer les flottes de l’Angleterre et de la France, il faudra qu’elle avise à rester dans les eaux de Sébastopol. En définitive, c’est un armistice sur mer imposé par l’autorité d’une force probablement supérieure. Qu’on le remarque bien : dans ces longues et terribles complications, la France et l’Angleterre n’ont cessé d’agir avec la modération la plus extrême. Leurs flottes ont mis huit mois pour aller de Malte et de Salamine à Constantinople. Chacun des pas qu’elles ont faits en avant n’avait pour but que de répondre à une marche de la politique russe. En ce moment encore, c’est l’affaire de Sinope qui provoque l’entrée de leurs vaisseaux dans la Mer-Noire. Leur politique n’a rien d’équivoque : elles se bornent simplement et nettement à garantir un grand principe d’ordre continental. C’est dans cette intention qu’elles se sont avancées de Salamine à Besika, de Besifca à Constantinople, de Constantinople dans la Mer-Noire ; et si, par suite de cette marche lente, mais résolue, quelque collision éclate, sur qui devra peser la responsabilité ? Quel sera le vrai caractère de ce conflit, si ce n’est celui d’une lutte entre un gouvernement cherchant à faire prévaloir une politique immodérée et l’Europe amenée à un acte décisif pour la défense des conditions mêmes de l’équilibre occidental ? Or là est toute la moralité des événemens qui peuvent surgir.

Le malheur est que dans les phases diverses de ce déplorable différend l’Europe a trop souvent hésité, là où une action plus nette et mieux concertée eût peut-être mieux réussi à empêcher dès l’origine des complications plus sérieuses de s’élever. Ce n’est point que l’Europe ne sentit la gravité de la situation, et qu’elle ne fût pénétrée du péril qui pouvait en résulter pour la paix du monde ; mais chacun de ces actes qu’on nous permettra d’appeler conservatoires pour la politique occidentale devenait l’occasion de dissentimens, de luttes intérieures au sein des conseils, même dans les pays les plus décidés à agir. Sans nul doute, l’intégrité de l’empire ottoman était le principe professé par tous les cabinets et par tous les hommes d’état ; il restait seulement à définir les moyens par lesquels ce principe devait être sauvegardé, et c’est là que les dissentimens commençaient. On l’a vu récemment par l’incident imprévu qui s’est produit en Angleterre. En peu de jours, lord Palmerston a tout à coup quitté le pouvoir et repris ses fonctions. Quel était le sens réel de cet incident ? Les journaux anglais l’ont bien expliqué, il est vrai, par un dissentiment du ministre démissionnaire avec ses collègues sur le bill de la réforme électorale ; mais ils n’expliquaient point comment, dans les circonstances actuelles, des hommes de la gravité de lord John Russell, de lord Aberdeen, de lord Palmerston, pouvaient se passionner assez à l’endroit de la réforme électorale pour provoquer une crise ministérielle. La vérité est qu’en Angleterre, par une coutume patriotique, un ministre ne se retire pas sur une question extérieure ; le parlement lui-même d’habitude ne renverse pas un ministère sur une question de politique étrangère. Un prétexte est bientôt trouvé ; cette fois, ç’a été un bill de réforme électorale, et lord Palmerston a été un moment bel et bien convaincu d’avoir une politique très révolutionnaire au dehors, très réactionnaire au dedans. Dans le fond, la retraite de lord Palmerston n’avait et ne pouvait avoir qu’une cause sérieuse, — la question de la conduite à tenir en Orient. — Ce n’est point d’aujourd’hui d’ailleurs, on le sait, qu’il s’est manifesté des dissidences à ce sujet dans le ministère anglais : lord Palmerston a toujours incliné vers la résolution, tandis que lord Aberdeen inclinait vers la prudence. Que fût-il arrivé, si la démission du ministre de l’intérieur eût été maintenue ? Le cabinet de Londres y a réfléchi sans doute, et il a obéi à une considération plus élevée : il s’est demandé si c’était le moment de laisser l’Angleterre sans gouvernement ; il a senti aussi la pression de l’opinion publique, résolument prononcée en faveur de la Turquie. On pourrait dire que le mouvement de cette opinion et la force des choses ont ramené lord Palmerston au pouvoir, et le premier résultat de cette reconstitution du cabinet anglais a été l’acte de décision qu’on connaît, l’ordre envoyé aux flottes d’entrer dans la Mer-Noire, de telle sorte que plus que jamais aujourd’hui l’Angleterre et la France soutiennent la même politique et marchent droit au même but par le même chemin.

Faut-il croire que la présence des flottes combinées dans la Mer-Noire doive suspendre les négociations et dissoudre encore une fois le concert de l’Angleterre et de la France avec l’Autriche et la Prusse ? Pourquoi en serait-il ainsi lorsque les cabinets de Vienne et de Berlin soutiennent le même principe et ont les mêmes intérêts ? Ces intérêts pour l’Autriche et pour la Prusse sont l’intégrité de l’Orient, la paix de l’Allemagne et de l’Italie, le maintien des conditions territoriales actuelles de l’Europe, la sécurité du continent tout entier. Et qu’on l’observe bien, il n’y a que l’union des quatre grands gouvernemens qui puisse aujourd’hui préserver la paix de l’Europe, en la fondant sur le respect des traités actuels. Le concours même de la France est une sanction nouvelle de ces traités, et c’est une considération qui n’est point à coup sûr sans valeur. En séparant ouvertement leur politique de celle de l’empereur Nicolas, le jeune souverain de l’Autriche et le roi de Prusse se sont mis implicitement ou explicitement du côté de l’Europe. Ils ont eu l’un et l’autre rintelligence de leur rôle, ils en auront sans nul doute la résolution. Cette résolution peut se produire dans une mesure propre et distincte : qu’importe, pourvu qu’elle soit conforme aux vrais intérêts de l’Europe ? En, définitive, la démonstration des flottes anglaise et française n’a rien qui puisse détourner l’Autriche et la Prusse de leur politique ; elle n’a d’autre sens que de porter le drapeau de l’Occident sur le théâtre de la guerre, et de sauvegarder effectivement un principe commun, tandis qu’on négocie. Ce qui vient aujourd’hui compliquer ces négociations, assure-t-on, c’est que les propositions nouvelles récemment parties de Vienne avaient été précédées d’un projet spontanément soumis au divan par les représentans de la France et de l’Angleterre à Constantinople ; mais c’est là certainement le moindre obstacle. L’essentiel, c’est que le gouvernement du sultan semble s’être montré disposé à accueillir des propositions de paix, et l’élévation de Reschid-Pacha au poste de grand-visir, si elle se réalisait ainsi qu’on l’a dit, ne pourrait être considérée que comme un gage nouveau d’une politique éclairée et conciliante, accessible aux conseils de l’Europe. Les événemens d’ailleurs ne sont-ils point de nature à fortifier ces tendances ? Hier encore, par une note officielle, le gouvernement français annonçait que la Porte était en parfait accord avec les quatre grandes puissances européennes pour concourir au rétablissement de la paix. À vrai dire, ce n’est point de la part de la Turquie que sont à redouter aujourd’hui les difficultés les plus sérieuses. La question est de savoir si la Russie acceptera ces négociations qu’on lui offre, si elle consentira surtout à désarmer quand les flottes de la France et de l’Angleterre sont dans la Mer-Noire ; et si la Russie n’accepte point, on ne saurait se dissimuler que la paix du monde tient à peu de chose. Seulement, dans le cas où quelque conflit éclaterait, trompant tous les efforts et toutes les pensées de conciliation, ce serait aux cabinets de l’Occident, par leur union, à le limiter, à le trancher rapidement, et à le ramener sur un terrain nouveau de combinaisons pacifiques redevenues possibles.

Si on juge donc l’heure présente au point de vue des relations internationales et de l’état général du monde, le fait le plus caractéristique, sans contredit, restera cette crise engagée en Orient, redoutable héritage laissé par l’année qui finit a l’année qui commence. Si on observe un autre côté des choses, la marche des tendances politiques, le travail des institutions, en un mot le mouvement intérieur de chaque pays, alors la scène change, et l’on se retrouve en présence d’une halte universelle. Lorsque 1853 commençait, la situation de la France, telle que l’avaient faite les dernières années d’agitations, n’avait plus à dévoiler aucun mystère ; le dernier mot des révolutions anarchiques était dit par la reconstruction d’un immense pouvoir : l’empire venait de naître. Il ne restait plus, pour un pays comme la France, qu’à voir le régime nouveau suivre son cours, l’esprit public reprendre son niveau et se retrouver au milieu des surprises contemporaines, l’expérience porter ses fruits, les promesses d’un temps de paix s’accomplir. Un an s’est écoulé déjà : dans cet intervalle, peu d’événemens saillans ont eu lieu ; politiquement, aucun ne s’est produit qui ne fut la simple conséquence de la situation nouvelle de notre pays ; le trait dominant, c’est l’action permanente d’un pouvoir public sans partage. Ainsi s’ouvrait l’année 1853, ainsi s’ouvre encore l’année 1854. Matériellement, on a vu les entreprises de toute nature surgir, les travaux se succéder, l’ardeur des spéculations devenir par momens une sorte de fièvre, et, par un contraste saisissant, cette vaste expansion de l’activité matérielle est venue se heurter tout à coup contre une de ces crises que nul ne peut prévoir, et que la providence envoie de temps à autre comme pour montrer à l’homme que son génie ne suffit pas à tout, comme pour l’humilier dans l’orgueil de son art et de son industrie, en le réduisant à s’occuper du plus strict nécessaire. Le déficit des grains s’est fait sentir. Le gouvernement n’a point épargné les mesures prévoyantes pour pallier cette crise ; il cherche à la tempérer encore aujourd’hui, à Paris du moins, en créant une caisse de la boulangerie, destinée à maintenir le bon marché du pain, sans surcharger les finances municipales et sans mettre au compte de l’état une dépense spécialement affectée à la population parisienne. C’est la caisse nouvelle qui tiendra compte aux boulangers de la différence entre le prix du pain tel qu’il reste fixé et le prix réel tel qu’il ressort des mercuriales, et plus tard elle se remboursera par une légère élévation du prix du pain dans un moment plus favorable. Dans ces crises de l’alimentation publique, le gouvernement peut beaucoup sans doute, il ne peut pas tout, et dans plus d’un département aujourd’hui l’esprit de charité individuelle se montre au niveau des misères d’une saison doublement rigoureuse. Il a ses souscriptions, ses associations, ses combinaisons ingénieuses. De tous les procédés pour l’extinction du paupérisme, celui-là est le plus efficace, parce qu’il est le moins systématique. L’esprit de charité n’imagine point détruire ce qui ne sera jamais détruit. Là où les besoins se révèlent, il agit ; il se multiplie au spectacle de ces dénuemens poignans qui sont l’infirmité de notre civilisation superbe. Aussi, quand nous interrogeons encore une fois une année qui s’en va sur ses œuvres et sur ses tendances, il ne suffit pas de se demander ce qui a été réalisé pour l’éclat extérieur de cette civilisation ; il faut se demander ce qui a été fait pour entretenir ce fonds de religieuse et humaine sympathie, pour maintenir l’intégrité de la vie morale, qui supplée au vide de la vie matérielle, et sans laquelle toute action administrative est impuissante.

La crise alimentaire qui a signalé la fin de l’année 1853, et qui, d’après les assurances officielles, tendrait à perdre de son intensité, touche de près à l’ensemble de la situation économique du pays ; mais en dehors de cette question, dans la sphère des intérêts économiques considérés en eux-mêmes, le gouvernement s’est trouvé depuis quelque temps en présence de plus d’un problème sérieux. Des questions de tarifs se sont élevées. Or quelle est la politique qui semble prévaloir sous ce rapport ? Est-ce le maintien des prohibitions douanières ? Est-ce un système plus favorable à l’abaissement des barrières commerciales ? Le décret qui diminuait, il y a quelques jours, les droits sur les fers étrangers, montrait le gouvernement décidé à entrer dans la voie des réductions de tarifs. Un décret récent qui, en permettant l’introduction des cotons bruts, donne une sanction nouvelle à la législation existante sur les cotons filés, le montre au contraire disposé à ne se point départir d’une certaine mesure de protection accordée aux produits français. Ces tendances ne sont point aussi opposées qu’elles peuvent le paraître ; elles indiquent un dessein plus pratique que théorique, la pensée d’opérer graduellement des réformes modérées là où elles sont possibles, en s’arrêtant là où le péril commencerait pour l’industrie nationale, et en définitive n’est-ce point là l’idée la plus sage et la plus prudente ? Plus d’une fois encore, sans doute, ces luttes du libre échange et du système protecteur se renouvelleront, et il n’est point impossible qu’elles se résolvent de même, c’est-à-dire par des sacrifices mutuels. Le système protecteur sera atteint par le décret sur les fers, le libre échange n’aura pas gain de cause par le décret sur les cotons, et en attendant la législation française se transformera peu à peu, de manière à mieux concilier les intérêts de la production et de la consommation.

Le commerce et l’industrie sont à coup sûr puissamment intéressés dans ces luttes et dans les mesures qui viennent les clore comme de périodiques bulletins de campagne. Il est un autre décret de ces derniers jours qui a trait à une institution plus spécialement destinée dans son principe à venir en aide à l’agriculture : c’est celui qui élève le taux de l’intérêt pour les prêts du crédit foncier, et qui prévoit même le cas où les opérations de cette banque cesseront de s’étendre à la France entière, pour faire place à des banques locales. Bien qu’il y eût une réelle injustice à juger une institution sur une expérience si courte, il est difficile de ne point voir dans le récent décret comme une halte dans la confiance qu’excitait l’organisation du crédit foncier. Quand on prévoit le cas d’inefficacité pour une institution, c’est qu’il s’est déjà élevé un doute au moins. Et à quoi cela peut-il tenir ? C’est qu’il ne suffit pas de créer une grande institution, de tracer des règlemens, de fixer des conditions et des formalités : il faut que toute cette organisation soit d’accord avec les habitudes du pays, s’harmonise avec ses besoins et sa situation. Or il est malheureusement vrai que les opérations du crédit foncier n’entrent qu’avec une difficulté extrême dans les habitudes des populations des campagnes, et ce n’est point par défaut de connaissances et d’intelhgence que ces populations n’y ont pas recours : c’est parce qu’elles ne le peuvent pas ; elles seraient souvent hors d’état de remplir les formalités exigées. Ce que nous disons n’est point pour mettre en doute le principe d’une institution de ce genre, c’est pour montrer qu’elle n’arrive pas en un jour à sa pleine et féconde réalisation ; il lui faut le temps et l’expérience pour auxiliaires ; elle se modifie sans cesse jusqu’au point où elle s’adapte aux besoins qu’elle est destinée à satisfaire, et alors seulement elle a toute sa valeur pratique. Le décret de 1853 n’est qu’une étape dans cette voie d’élaboration permanente ; il vient marquer une des phases du crédit foncier en France.

Histoire contemporaine, gouvernement intérieur, politique économique et commerciale, ce sont là quelques-unes des œuvres de cette année qui finit dans le domaine des intérêts positifs. Avec l’aube de 1854, va-t-il se lever un esprit nouveau dans la région des idées et de l’intelligence ? Et l’année 1853 elle-même, par quels signes s’est-elle manifestée sous ce rapport ? Par quelles œuvres, par quel mouvement juste et sain a-t-elle mérité une place dans l’histoire intellectuelle ? Ce qui est peut-être le plus sensible aujourd’hui dans les lettres, c’est précisément l’absence d’une impulsion forte et féconde. Bien des livres paraissent, bien des ouvrages distingués ont leur jour de succès et d’éclat : il manque l’inspiration commune, le lien des intelligences, la vue claire et nette du but où il faut tendre. De là cette dispersion de toutes les forces, de là cette indécision à travers laquelle tout s’essaie et rien ne s’achève. Il est une chose certaine cependant et qui est comme le point de départ d’un ordre nouveau : c’est la déroute définitive de ces orgueils d’il y a dix ans qui ont prétendu régénérer le roman et le drame, et qui disent parfois encore si risiblement : La littérature, c’est moi. Étrange illusion ! en trainant au grand jour leur vanité et leur besoin de paraître, ces esprits épuisés se croient bien vivans peut-être, et ils ne s’aperçoivent pas que littérairement ils ne comptent plus, s’ils ont jamais beaucoup compté. Février vint jeter sur eux sa pelletée de cendre, et ils ne s’en sont plus relevés ; ils sont restés dans les décombres d’une société qu’ils avaient contribué à corrompre. Ce n’est plus le jour ni l’heure de renouveler les scènes d’autrefois. Au milieu de ses incertitudes, l’époque actuelle a du moins le mérite d’avoir la conscience nette sur toutes les débauches littéraires, et ce serait une fantaisie singulière d’aller chercher là quelque trace de la vie intellectuelle. La véritable vie de l’intelligence, elle est dans cette sorte d’attente qu’on peut observer, dans cet effort secret des esprits pour retrouver une inspiration nouvelle et plus saine, dans la lutte de tous les talens sensés pour remettre de l’ordre dans toutes les notions du vrai et du bien. En réalité, le champ n’est-il point immense encore dams le domaine de l’histoire, de la philosophie, de l’imagination ? Ne reste-t-il pas plus d’une œuvre à tenter, plus d’un mystère de l’âme humaine à explorer, plus d’une lumière à faire jaillir des événemens contemporains ? Plus nous allons, plus cette lumière se fait sur certaines époques, sur les hommes et sur les choses. La publication récente des Mémoires et Correspondance du roi Joseph avec l’empereur est certes de nature aujourd’hui à éclairer plus d’un côté inconnu d’un temps si voisin de nous et si instructif. C’est un document de plus pour l’histoire de notre siècle.

Si ce livre n’offrait qu’un résumé nouveau de la vie et de la carrière publique du roi Joseph, il n’ajouterait rien sans doute à ce qu’on sait ou à ce qu’on peut pressentir. Ce qu’il y a de curieux et de réellement neuf, c’est la correspondance même de l’empereur, où l’homme se dévoile tout entier avec son génie, avec sa puissance, avec son indomptable volonté. Quant au génie guerrier de l’empereur, il serait difficile à coup sur de trouver nulle part au même degré ce profond instinct du maniement des forces humaines. Napoléon dévoile un coin de sa nature quand il dit : « Les états de situation des armées sont mes livres de littérature… Je les lis comme une jeune fille lit un roman. » Il aimait la guerre pour elle-même, et c’est ce qui a fait que chez lui le politique arrivait toujours trop tard pour dominer le conquérant. Rien n’est plus curieux que la lutte de ces tendances, où le génie de la guerre l’emporte sans cesse. Après avoir lu ces pages, où la griffe du lion est empreinte à chaque ligne, on aperçoit mieux la part de l’effort purement artificiel dans toutes ces tentatives de l’empereur pour transformer l’Europe ; on touche du doigt les ressorts de cette vaste machine soumise à un moteur unique, et qui n’avait qu’un défaut, c’était de ne pouvoir marcher sans l’infatigable volonté de celui qui l’avait faite à son usage. Personne mieux que Napoléon peut-être ne sentait au fond ce qu’il y avait de violent dans toutes ces créations d’états nouveaux et dans ces brusques déplacemens de royautés ; il y voyait l’œuvre de la guerre, qui ne pouvait être soutenue que par la guerre, témoin cette lettre où il disait sans illusion à son frère, déjà roi de Naples : « Je ne suis pas de votre opinion, que les Napolitains vous aiment, » et il demandait à Joseph ce qu’il deviendrait, s’il n’avait pas avec lui trente mille Français. Cette correspondance des deux frères au reste est tout un drame plein d’éclairs et de contrastes. D’un côté, c’est le nouveau roi de Naples, Joseph, nature bienveillante et facile, qui veut gouverner par la douceur, en épargnant à son peuple les contributions de guerre, les rigueurs de la conquête ; on sent qu’il prend au sérieux son métier de roi ; il veut se faire aimer comme il le dit. De l’autre côté, l’empereur lui répond à chaque instant : « Avez-vous vos citadelles bien armées ? Quelles contributions avez-vous frappées ? Quels actes de justice avez-vous accomplis sur ceux qui égorgent mes soldats ? » Et à toutes ces questions viennent se mêler, dans ce style bref et impérieux qu’on connaît, les plus fortes leçons de politique, les plus vastes échappées sur la situation de l’Europe. Si on veut savoir d’ailleurs ce qu’il y avait de finesse et d’habileté italienne dans cette nature indomptable, on n’a qu’à lire une certaine lettre où il fait la leçon à son frère sur la manière dont il a supprimé les couvens et les moines dans le royaume de Naples. Ce n’est pas à la philosophie qu’il fallait demander des raisons, c’est à la religion elle-même. Il ne faut frapper les hommes qu’en paraissant être dans leur sens. Ainsi était ce souple génie, par momens aussi rusé diplomate à coup sûr que guerrier.

Ce temps, avec son ensemble de prodiges et de catastrophes, est à peine derrière nous. Partout survivent encore les témoins et les acteurs de ce drame impérial. L’irrécusable et puissante réalité dont cette époque est empreinte n’est-elle point de nature à retenir les esprits dans la voie des conjectures fabuleuses et des transfigurations historiques, lorsqu’il s’agit de siècles plus reculés, qui peuvent offrir des spectacles analogues ? N’est-elle point faite pour tempérer cette passion qu’on a parfois de découvrir des mythes et des symboles là où tout s’explique simplement ? Pourquoi chercherait-on, par un effort subtil d’érudition, à substituer un ensemble d’interprétations conjecturales à des faits dont le sens naturel et réel éclate de lui-même ? C’est là peut-être une question qu’amène une étude récente sur l’auteur de la Divine Comédie, — étude qui prend un titre un peu étrange, on en conviendra, — Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste. — Jusqu’ici, Dante a été toujours considéré comme le poète de génie de l’inspiration catholique au moyen âge. Aux yeux du nouveau commentateur cependant, c’est là une tradition sans fondement, entièrement contraire même à la vérité. Dans le fond, ce n’est point une thèse nouvelle : c’est celle qui a été l’objet, il y a vingt ans, des travaux de M. Rossetti ; mais l’auteur de l’œuvre récente, M. Aroux, la développe plus amplement. Il entreprend de prouver que Dante n’était autre chose qu’un affilié d’une vaste société secrète, qui, il faut bien le dire, comprendrait un peu tout le monde, car l’auteur enrôle dans l’affiliation non-seulement Dante, mais les troubadours provençaux, Pétrarque, Boccace et l’Arioste eux-mêmes. Toute cette poésie italienne serait donc écrite dans la langue mystique d’une sorte de franc-maçonnerie organisée contre le catholicisme. Sous chaque mot, il y aurait un sens secret qu’il faudrait aller chercher sous ses triples voiles. M. Aroux emploie de l’érudition et du savoir dans cette œuvre singuUère. Seulement c’est un savoir et une érudition qui ne persuadent pas, et qui n’ont pas non plus le mérite d’expliquer tout ce qu’il y a d’inexplicable dans la poésie dantesque. En dehors de toute question d’érudition, n’y aurait-il pas un petit nombre d’observations qui ont bien aussi leur valeur ? Dante n’a point cortainement ménagé l’expression de ses haines gibelines, et s’il a pu les exprimer directement, pourquoi aurait-il eu besoin d’avoir recours à une sorte de langue secrète ? En outre, comment accepter que toute cette poésie merveilleuse ne soit en définitive qu’un véritable argot ? Il y a sur ce point quelque chose de plus décisif que les conjectures de l’érudition : c’est l’impression instinctive du goût, qui se refuse à chercher à tout prix un sectaire dans les vers de l’épisode de Françoise de Rimini ou de la Pia. Peut-être dans ces systèmes y a-t-il de trop visibles traces de ce besoin de nouveauté et d’imprévu qui s’est fait jour si souvent dans le monde de la pensée, et qui se communique par momens à la vie politique elle-même.

C’est ainsi que tout ce qui est du ressort de l’intelligence ramène par maint endroit au développement moral et politique des peuples. Or, au moment où nous sommes, où en est ce développement des divers pays de l’Europe qui ne sont point la France, mais qui ont avec elle tant d’intérêts communs ? Ne prenons pas même la grande question qui tient aujourd’hui le monde dans l’attente, et qui pèse sur toutes les relations internationales. N’est-il pas visible que partout il se poursuit un travail analogue sous l’apparence d’un repos intérieur chèrement acheté ? Les états constitutionnels ont leurs crises, les gouvernemens absolus ou redevenus absolus ont leurs tendances et leurs pièges ; sur plus d’un point se réveillent, comme des menaces, les scissions religieuses. En Italie, tandis que les gouvernemens s’efforcent péniblement de se rasseoir, les sectes font sentir de temps à autre les secousses de leurs obscures machinations. Il y a une puissance occulte qui s’exerce à côté et au détriment des pouvoirs publics officiels, qui trembleraient peut-être à la première conflagration européenne. La Suisse n’a point cessé d’être le théâtre d’une lutte prolongée avec des chances diverses entre le radicalisme et l’esprit conservateur. Un jour, c’est à Fribourg ; un autre jour, c’est à Genève, où M. Fazy vient de voir casser sa dictature par le vote populaire. Joignez à ceci les complications diplomatiques survenues entre la Suisse et l’Autriche, et qui ne sont point encore aplanies. Il est pourtant des pays heureusement moins accessibles à ce genre de luttes et de complications. La Belgique a ses incidens, mais ces incidens eux-mêmes tendent moins aujourd’hui à agiter le pays qu’à l’affermir. Le plus saillant sans contredit en 1853 est le mariage du duc de Brabant, qui rattache la jeune monarchie belge aux vieilles monarchies, — et en ce moment les difficultés qui étaient restées comme un élément de trouble ou d’incertitude dans les relations politiques et commerciales de la Belgique avec la France semblent sur le point d’être résolues par la conclusion d’un traité définitif destiné à remplacer le traité de 1845. La convention littéraire du 22 août 1852 resterait intacte dans ces arrangemens. Ce qui a dû hâter la marche de ces négociations avec la France, c’est infailliblement la rupture des négociations suivies d’un autre côté par la Belgique avec le Zollverein. On ne saurait douter de cette rupture après la communication du ministère prussien à toutes les chambres de commerce sur l’expiration du traité de 1844, qui réglait les rapports de la Belgique avec l’association allemande. À côté de la Belgique, la Hollande, après avoir traversé les agitations religieuses de l’été dernier, est revenue à un ordre de préoccupations plus calmes et moins périlleuses. En peu de jours, deux discussions remarquables se sont succédé dans les états-généraux de La Haye, l’une sur le budget, l’autre sur une proposition faite par quelques membres de la seconde chambre pour l’abolition des droits d’abattage et de tonnage. Cette dernière question surtout a pris promptement un caractère assez vif ; elle est devenue l’occasion d’une lutte entre la politique du cabinet actuel et la politique représentée par l’ancien ministère, dont deux membres. MM. Thorbecke et van Bosse, étaient au nombre des auteurs de la proposition. La discussion engagée dans la seconde chambre s’est terminée par le rejet de cette proposition. Le vote de la seconde chambre vide la question politique, il laisse entière la question même de la réforme des impôts, et c’est là, à ce qu’il semble, l’impression universelle en Hollande, où ces débats ont servi à alimenter la vie publique aux derniers jours de l’année. En ce moment aussi la Hollande vient de nommer pour son ministre à Paris M. de Lightenvelt, à la place de M. le baron Fagel, qui a si longtemps et si honorablement représenté son pays en France. M. de Lightenvelt, ministre du culte catholique, est remplacé dans le cabinet hollandais par M. Mutsaers, membre de la haute cour de La Haye.

L’Espagne marche d’un pas moins aisé et moins sûr dans la voie constitutionnelle. L’année s’ouvrait pour elle par une crise politique ; elle s’est continuée de crise en crise, et elle finit aujourd’hui comme elle a commencé, car on ne saurait évidemment considérer comme un état régulier la situation où se trouve la Péninsule. Ce n’est pas que le gouvernement ait en ce moment à disputer son existence dans les orages parlementaires ; les cortès sont suspendues, on le sait ; il y a même en politique, au-delà des Pyrénées, un instant de halte qu’explique la proximité des couches de la reine Isabelle. Le cabinet gouverne comme ont gouverné ses prédécesseurs : il promulgue, en vertu de son autorité propre, le budget de 1854 ; mais enfin les difficultés de la situation ne sauraient être longtemps éludées. Voici deux ans déjà que ces difficultés durent, et le moment est visiblement venu où il y a un parti décisif à prendre. Le cabinet espagnol est, dit-on, dans l’intention de rappeler prochainement les cortès, en introduisant dans le sénat un certain nombre de membres nouveaux qu’on désigne même par leurs noms à Madrid. Outre que ce moyen est d’un effet problématique, lors même que le comte de San-Luis réussirait à déplacer la majorité de quelques voix, se trouvera-t-il moins en présence d’une opposition considérable et passionnée ? Ne verrat-on pas renaître bientôt cette alternative de la retraite du ministère ou de quelque coup d’autorité tenté contre les cortès ? Et cette alternative se réalisant, si le ministère se retire, où pourrait-on trouver les élémens d’un gouvernement nouveau sûr d’une majorité quelconque dans la dissolution actuelle des partis ? Si au contraire les conseils de la reine Isabelle lui dictent quelque acte de prérogative souveraine, ne voit-on pas dans quelle incertitude peut tomber encore mie fois la Péninsule ? Il est des personnes, nous le savons, qui voient l’avenir de l’Espagne sous de sombres couleure, qui croient presque à une révolution prochaine. Il n’est point dit certainement que l’anarchie ne puisse un jour ou l’autre se frayer quelque issue à travers cette situation. Quant à une révolution réelle venant toucher à la monarcliie telle qu’elle existe au-delà des Pyrénées, d’où naîtrait-elle ? Pour qu’un mouvement de ce genre éclate dans un pays, il faut quelque cause profonde et puissante ; il faut qu’il y ait quelque courant d’opinion contrariée, quelque passion populaire violemment comprimée. La vérittî est qu’il n’y a rien de tout cela au-delà des Pyrénées, que la masse du pays n’est pour rien dans les crises actuelles, et que l’agitation scconceiilrc paiiui les hommes politiques, malheureusement divisés par d’invincibles anlii)athics. On l’a vu récemment : le ministère actuel a porté au pouvoir le programme de l’opposition, et l’opposition ne s’est pas montrée moins sévère envers lui. C’est contre le comte de San-Luis et plus encore, à ce qu’il parait, contre le ministre de fomento, M. Esteban Collantes, qu’existent les hostilités les plus vives. Nous ne parlons pas des antipathies d’un autre genre qui se sont fait jour plus d’une fois soit contre la reine Christine, soit contre des influences de palais. À notre sens, les hommes considérables du parti modéré qui se sont engagés dans une opposition si vive et si absolue se trompent. On s’est trompé aussi sans doute à leur égard, parce que, quand certaines idées se personnifient plus particulièrement eu certains hommes, c’est à ces hommes qu’il faut confier la direction des affaires pubUques ; mais cela est vrai surtout quand les partis son organisés, compactes, et présentent un point d’appui suffisant, sous la conduite de chefs éminens. Or il n’en est point ainsi par malheur en Espagne, où il n’y a plus de partis, où il n’y a plus que des hommes influens à divers titres. Peut-être est-il encore temps de recomposer une opinion, une force capable de remettre un peu d’ordre dans le gouvernement de la Péninsule. Il y a là certes de quoi réfléchir pour la reine Isabelle comme pour les hommes qui ont été les guides du parti conservateur. En se retirant à Loja, dans son pays natal, le général Narvaez a peut-être pris le plus court chemin pour rentrer au pouvoir, et pour y rentrer avec efficacité, avec profit pour la reine et pour le parti dont il a été le plus illustre chef. En attendant le mot de cette situation, Madrid s’est trouvé récemment sous l’impression d’un incident très inattendu. Une observation, peu sérieuse sans doute, sur Mme Soulé, la femme du ministre américain, dans un bal de l’ambassadeur de France, a donné lieu à deux rencontres successives:l’une entre le duc d’Albe et M. Soulé fils, l’autre entre M. Soulé père et notre ambassadeur, M. Turgot. Il s’en est suivi une blessure, un moment assez grave et heureusement en voie de guérison, pour M. Turgot. Quant à M. Soulé, il est douteux que cet incident rende sa mission plus facile à Madrid.

Qu’on observe maintenant un moment l’ensemble du Nouveau-Monde. À côté des républiques sud-américaines, chaque jour bouleversées par des révolutions nouvelles, les États-Unis ne cessent point de marcher dans la voie de développement matériel qu’ils se sont ouverte. L’année 1853 était une année d’épreuves pour l’Union américaine. Le président venait de changer ; l’humeur conquérante du parti démocrate, qui arrivait au pouvoir, avait de la peine à se contenir; la question était de savoir si le nouveau président, M. Franklin Pierce, serait un instrument passif entre les mains de son parti, ou s’il saurait lui résister. On ne peut disconvenir que le général Pierce a montré jusqu’ici dans ses fonctions une honorable modération, et il vient d’en donner un nouveau témoignage dans son message annuel. Le langage de ce document est complètement pacifique. Presque toutes les difficultés qui existaient entre les États-Unis et les autres pays, tels que l’Angleterre, l’Espagne, le Mexique, le Pérou, l’Amérique centrale, sont aujourd’hui en voie d’arrangement. Le président de l’Union américaine s’engage même à s’opposer à toute tentative qui pourrait être dirigée contre Cuba. La complication la plus grave qui reste encore est celle qui est née de l’affaire du réfugié hongrois Martin Kosta. La conduite du capitaine Ingraham, qui avait menacé de son feu un navire autrichien, a été approuvée. Les demandes de réparations de l’Autriche ont été repoussées, et le général Pierce se montre tout prêt à défendre sa politique. Un des points principaux du message du président américain est celui qui annonce la négociation d’un traité de commerce avec la France. Enfin, si l’on veut se faire une idée de la fortune matérielle des États-Unis, les rapports officiels constatent un excédant de recettes de plus de 32 millions de dollars. Ainsi finit cette année pour l’Union américaine. Les années qui viendront amèneront sans nul doute pour elle des prospérités nouvelles. Aux peuples qui ont cette énergie pour travailler à leur propre destinée, on ne saurait plus souhaiter que la modération dans la fortune.

CH. DE MAZADE.