Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1856

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Chronique n° 593
31 décembre 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1856.

Le monde marche au milieu d’un ensemble d’événemens qui passent, se succèdent et deviennent à chaque instant de l’histoire. Il échappe aux épreuves de la veille pour tomber dans les épreuves du lendemain, s’avançant toujours à pas pressés, et lorsqu’il s’arrête un moment pour se reconnaître, il a franchi une étape de plus, tout a changé de face, une année s’est écoulée, — une année de plus, qui disparaît avec l’heure expirante, comme un rêve plein de visions, qui a eu un jour pour le monde tous les prestiges de l’inconnu, et qui n’a plus rien à révéler maintenant. Tout ce qu’elle cachait s’est dévoilé heure par heure, et elle nous laisse encore une fois en présence de cet inconnu qui recommence à tous les instans. Que reste-t-il de cette période du temps à peine achevée ? Des souvenirs de lutte, une grande transaction devenue un grand objet de controverse, des conflits mal apaisés, des espérances déçues, des problèmes nouveaux. Qu’apporte à son tour cette année qui commence ? Voilà la question. C’était là aussi la question lorsque l’année qui finit s’ouvrait avec une solennité presque terrible, au bruit des armes et au milieu de l’incertitude universelle. Plus que jamais on croyait à la continuation d’une lutte redoutable ; les alliances se formaient ou se resserraient, on cherchait du regard le point vulnérable de l’ennemi, il ne restait plus qu’à savoir de quel côté se tournerait la guerre et quelle extension elle prendrait. Au lieu de la guerre, c’est la paix qui est venue, une paix prompte, rapide, et qui n’a eu qu’un malheur, celui de ne régler que la question d’Orient, lorsque bien d’autres questions avaient eu le temps de naître et de prendre rang en quelque sorte dans le conflit, lorsque la situation même du continent avait eu le temps de changer radicalement.

Il s’est trouvé en effet que cette paix, tombant au milieu d’une situation européenne complètement transformée, n’a point tardé à être le principe de difficultés nouvelles. Il a été moins facile d’interpréter le traité de Paris que de le conclure, et c’est alors qu’on a vu éclater dans un jour singulier le trouble de toutes les relations, les changemens profonds qui sont survenus dans le système général de l’Europe. Alors se sont révélés les dissentimens et les divergences, comme pour laisser apparaître les véritables tendances de toutes les politiques. L’interprétation du traité de Paris, prétexte facile de ces dissentimens, est donc devenue le fait principal de cette dernière partie de l’année, et pendant que les cabinets en étaient à savoir à qui appartiendrait Bolgrad, si l’Autriche et l’Angleterre se décideraient enfin à battre en retraite en rappelant leurs forces de la Turquie, c’est-à-dire, en un mot, si la paix serait une vérité, d’autres incidens, d’autres complications se succédaient. La question italienne amenait une rupture diplomatique de la France et de l’Angleterre avec Naples. Un différend moins prévu, celui de Neuchâtel, mettait en présence la Prusse et la Suisse. L’Angleterre se préparait à continuer en Perse la guerre contre la Russie. C’est ainsi que l’Europe s’est trouvée conduite au point où elle est aujourd’hui et où il ne reste plus qu’à se demander comment finiront tous ces incidens divers, quelle sera l’issue de tous ces conflits, dont quelques-mis échappent déjà aux mains de la diplomatie. C’est le secret de l’année qui commence.

Pour le moment, et c’est là le don de joyeux avènement de l’année nouvelle, toutes les diflîcultés relatives à l’interprétation du traité de Paris semblent résolues. La conférence qui s’est ouverte aujourd’hui ne paraît pas même devoir se livrer à de grandes délibérations ; eie n’aurait qu’à adopter un protocole convenu d’avance. C’est bien assez des délibérations engagées entre les cabinets depuis six mois. Ces longues et pénibles négociations ont eu du moins un résultat heureux, puisqu’elles ont abouti à un arrangement que la conférence n’aura qu’à sanctionner, et qui fait disparaître toute mésintelligence. La Russie n’insiste plus décidément pour la possession de Bolgrad, et d’un autre côté elle reçoit une portion du territoire de la Moldavie qui ne lui était pas d’abord assignée. Que ces concessions mutuelles prennent le nom de compensation, ou qu’elles soient faites à tout autre titre, elles ont le souverain mérite de mettre un terme à des difficultés secondaires restées jusqu’ici recueil de la paix. L’acceptation du cabinet de Pétersbourg paraît être arrivée récemment, et si la conférence ne s’est point immédiatement réunie, c’est que le plénipotentiaire anglais, lord Cowley, attendait lui-même les pouvoirs qui lui étaient nécessaires. Maintenant on peut conclure sans doute de la solution de ces difficultés que l’Autriche quittera les principautés danubiennes, et que l’Angleterre rappellera ses vaisseaux de la Mer-Noire. Tout indique donc que l’exécution du traité de Paris est arrivée au terme de ses épreuves, et que la paix générale, si chèrement conquise va cesser d’être à la merci d’incidens secondaires. Quant aux affaires d’Italie, qui ont été une des préoccupations de l’année, elles semblent s’efTacer un peu depuis quelque temps ; l’intervention diplomatique de la France et de l’Angleterre à Naples a jusqu’à ce moment assez peu réussi pour que ces deux puissances éprouvent quelque hésitation et mesurent leurs démarches. Mais si sur quelques points les complications tendent à perdre de leur intensité, où sont donc les nuages menaçans ? L’affaire de Neuchâtel est devenue depuis quelques jours un de ces nuages noirs qui troublent et inquiètent. En peu de temps, elle s’est singulièrement aggravée, et, si on ne consulte que l’apparence, tout marcherait à un conflit.

Que voit-on, en effet ? Depuis que la Suisse a refusé l’élargissement immédiat et sans conditions des prisonniers neuchâtelois, la Prusse a rompu avec le gouvernement de Berne ; elle se considère comme déliée des engagemens qu’elle avait pris avec les puissances signataires du protocole de Londres, et qui consistaient à ne point recourir à la coërcition. Elle fait plus, elle arme, elle lève ses contingens, mobilise la landwehr, et prend toutes les dispositions qui précèdent une opération militaire. De son côté, la Suisse reste ferme et est loin de se laisser intimider. Aux préparatifs militaires de la Prusse elle répond par des préparatifs semblables ; elle se met en état de défense, lève des troupes, forme ses divisions, fait des emprunts et attend les événemens. Le conseil fédéral, qui exerce le pouvoir exécutif, vient de convoquer l’assemblée fédérale, composée du conseil des états et du conseil national, pour lui exposer la situation des choses après les négociations infructueuses qui ont eu lieu, et lui proposer les mesures nécessitées par les circonstances. On peut ajouter qu’en ce moment en Suisse, à travers toutes les différences d’opinions, il y a un sentiment patriotique prononcé qui est la première force défensive du pays.

Le fait clair, patent, c’est donc cette situation respective de deux adversaires prêts à en venir aux mains. Faut-il croire cependant à un conflit inévitable ? N’est-ce point le moment d’une décisive et efficace intervention des puissances intéressées à la paix, alliées de la Prusse, amies de la Suisse ? On sait quel a été l’écueil permanent des négociations activement poursuivies, depuis trois mois. La Prusse réclamait la mise en liberté immédiate et sans conditions des insurgés royalistes de Neuchâtel avant de se prêter à un arrangement sur la situation définitive de la principauté. La Suisse à son tour ne consentait à élargir ses prisonniers que si la Prusse reconnaissait l’indépendance de Neuchâtel. N’y a-t-il donc aucun moyen de se frayer un chemin à travers ces prétentions opposées pour arriver à une solution sérieuse et équitable ? La Suisse aurait pu sans doute avoir plus d’égards pour ce que le roi Frédéric-Guillaume considérait comme une question de dignité, et elle aurait dû mettre plus de bon vouloir à désintéresser cette dignité lorsqu’elle devait avoir le bénéfice principal d’un arrangement définitif. Il eût été peut-être d’une plus habile politique de moins décourager les intentions conciliatrices de la France, et de ne point réclamer tant de sûretés, parce que le seul fait de l’intervention de la France devenait une garantie suffisante, quoique non explicitement formulée, contre toute revendication armée sur Neuchâtel. La France se liait par la médiation, comme elle l’est déjà par tous ses intérêts politiques, par ses rapports traditionnels avec la Suisse. Mais enfin sur quel motif sérieux et irrésistible se fonderait la Prusse pour aller entreprendre une guerre qui pourrait créer de nouveaux périls en Europe ? Nous le disions récemment, il y a pour la Prusse un droit consacré par les traités de Vienne. Il faut bien s’entendre cependant, c’est un droit assez abstrait, nominal en quelque sorte, et qui ne détruit pas le caractère de canton suisse attribué à Neuchâtel par les mêmes traités. Que le roi Frédéric-Guillaume, mû par une juste susceptibilité, tienne à abdiquer convenablement, et sans paraître céder à la pression d’un fait accompli, des prérogatives de souveraineté plus honorifiques que réelles, on le conçoit ; mais il ne peut y avoir rien de plus. La Prusse, on n’en peut disconvenir, a fait preuve d’une exemplaire modération et d’inclinations toutes pacifiques pendant la dernière lutte européenne. Elle ne s’est point portée à des extrémités belliqueuses, elle a soigneusement décliné tous les engagemens qui auraient pu la conduire à prendre les armes. Comment aurait-elle sérieusement la pensée aujourd’hui d’aller entreprendre une guerre contre la Suisse et pour reconquérir Neuchâtel ? Elle trouverait d’ailleurs plus d’une difficulté, et il lui reste encore à obtenir pour ses troupes le passage sur les territoires allemands qui ne lui appartiennent pas. Accorder ce passage, ce serait de la part de la confédération germanique se poser en ennemie déclarée de la Suisse. Or la diète de Francfort a bien pu reconnaître les droits de la Prusse sur Neuchâtel, mais elle ressemble en cela aux autres puissances qui ont admis théoriquement le droit du roi Frédéric-Guillaume, et qui ne donneraient point raison à ses armes. Tout se réunit donc pour imposer à l’Europe l’obligation de tenter un effort nouveau de conciliation. Déjà divers projets ont été proposés. Les ministres étrangers qui résident à Berne avaient pris l’initiative d’une combinaison qui eût consisté à élargir les prisonniers royalistes, en les éloignant de Neuchâtel jusqu’au règlement définitif de la question. L’envoyé suisse à Paris, le colonel Barman, qui vient de se rendre à Berne, paraît avoir été chargé de propositions nouvelles du gouvernement français. L’Autriche elle-même a, dit-on, ses plans de pacification. Le fait essentiel, c’est cet effort universel pour empêcher un conflit dont l’impossibilité éclate à mesure que le terrain se resserre entre les combattans, et qu’on étudie de plus près cette question.

Chose étrange ! il semble que la lutte soit la condition permanente et invariable du monde. La guerre a cessé en Europe, elle ne naîtra point sans doute de l’affaire de Neuchâtel : elle va éclater en ce moment aux extrémités de l’Orient, dans ces vagues contrées où l’Angleterre et la Russie s’observent de loin et se mesurent parfois, l’une souveraine et dominatrice des Indes, l’autre maîtresse de la Mer-Caspienne, pesant sur la Perse et serrant déjà de près les principautés tributaires de la puissance anglaise. La Perse joue un certain rôle dans ces luttes obscures, où il y a bien aussi pour l’Europe des intérêts de civilisation et d’avenir, et c’est ce qui explique l’importance de la guerre qui est imminente, qui est même déclarée entre l’Angleterre et l’empire persan. C’est une sorte de guerre d’Orient continuée et transportée en Asie, aux confins de l’Afghanistan et dans le Golfe-Persique. On a pu voir pendant quelque temps tous les journaux européens se livrer à toute sorte de commentaires et de contradictions sur un événement singulier dont l’Asie était le théâtre : cet événement était le siège d’Hérat. Hérat était-il pris ? le siège avait-il été levé ? L’armée persane a fini par prendre Hérat, et c’est là un des griefs de l’Angleterre, c’est un des motifs de la déclaration de guerre publiée à Calcutta par le gouverneur-général de l’Inde. Ce n’est point qu’Hérat soit une ville importante par elle-même ; c’est la petite capitale d’une petite principauté perdue dans les déserts qui s’étendent entre l’Afghanistan et la Perse ; mais sa situation fait son importance. Hérat est placé dans une vallée qui est en quelque sorte le lieu de passage vers l’Inde, la porte par où l’on pénètre jusque dans le fond de l’Asie. Hérat, disons-nous, est la capitale d’une principauté indépendante ; cependant la Perse revendique toujours certains droits de souveraineté sur le pays. De plus, les Afghans de ces contrées menacent incessamment les frontières persanes et ravagent les provinces contiguës. C’est ce qui explique comment la Perse a fait bien des fois déjà le. siège d’Hérat et comment elle vient de le reprendre encore. De son côté, l’Angleterre tient essentiellement à l’indépendance de cette position, qu’elle consentirait bien à occuper sans doute, mais qu’elle ne veut point laisser à la domination persane. De là une des raisons principales de la guerre récemment déclarée. La proclamation du gouverneur-général de rinde se fonde sur la violation d’un traité resté secret jusqu’ici et qui remonte à 1853, traité par lequel la Perse s’engageait à abdiquer ses prétentions sur Hérat, à respecter l’indépendance de cette ville et à ne point chercher à J’occuper, à moins qu’elle ne fut menacée par d’autres envahisseurs. Or c’est de cette dernière réserve que s’arme justement la Perse. Elle soutient qu’elle n’a marché sur Hérat que parce que l’émir de l’Afghanistan, Dost-Mohamed, allait l’envahir. L’Angleterre n’a point trouvé la raison suffisante, et le gouverneur de l’Inde a fait partir une expédition pour le Golfe-Persique. Cette expédition se combinera-t-elle avec quelque autre opération par l’intérieur asiatique ? On ne peut le savoir. Dans tous les cas, ce n’est pas seulement la Perse que combat l’Angleterre, c’est la Russie. Voilà les deux ennemies ! Ce n’est pas que la Russie et l’Angleterre en soient tout à fait à se rencontrer en Asie r elles sont séparées encore par d’énormes distances ; seulement elles sentent qu’elles se rencontreront. Elles avaient essayé pendant nombre d’années de s’entendre, de mettre entre elles une sorte d’intervalle, en faisant de la Perse un état intermédiaire. Aujourd’hui la lutte recommence. La question est de savoir si elle est destinée à dépasser prochainement les limites d’une lutte d’influence, comme elle l’a été jusqu’ici.

Il y a dans l’Europe actuelle des malaises de plus d’une sorte ; il y a ces malaises qui tiennent au vice de certaines situations, à des antagonismes puissans, à tous les rapports des gouvernemens, et il y a des malaises d’une autre nature, qui naissent de ce travail intérieur où les institutions des peuples sont en cause. Depuis quelque temps déjà, la Hollande est livrée à une de ces crises intérieures. Le cabinet et le parlement sont en présence, l’un et l’autre soutiennent la lutte vigoureusement, sans céder de terrain, mais aussi sans se laisser entraîner par les passions extrêmes. Dès l’ouverture de la session, nous l’avons dit récemment, ce conflit s’était engagé, et il se dénouait momentanément par le vote d’une adresse significative dans la seconde chambre des états-généraux. Le grand champ de bataille était la question de l’enseignement primaire qui avait été la première cause de l’avènement du ministère actuel. Au fond, le cabinet de La Haye se proposait, non plus de soumettre aux chambres un projet spécial sur l’instruction primaire, mais de présenter une organisation générale de toutes les branches de l’enseignement. Or, dans ce projet si vaste, et trop étendu pour être d’une réalisation pratique bien aisée, l’opposition, devenue défiante, croyait voir l’arrière-pensée de ne rien présenter du tout, ou du moins d’ajourner indéfiniment toute discussion sur la loi réglant l’enseignement primaire. En outre, si la Hollande est un pays essentiellement pratique, elle n’est pas moins sensible aux choses de l’intelligence, et en voyant depuis quelques mois le ministère s’occuper avant tout de nommer des commissions pour l’examen d’affaires matérielles, telles que le percement de l’isthme de Suez, les chemins de fer, le régime de la santé publique, on craignait qu’il n’y eût là une certaine préméditation tendant à endormir l’opinion et à la détourner de la question de l’enseignement, qui est devenue l’unique et ardente préoccupation. On en était là au lendeuiain du vote de l’adresse. Il était évident que la lutte n’était point finie, le moindre incident suffirait pour la ranimer. L’occasion seule manquait, et elle s’est présentée naturellement dans la discussion du budget. Cette discussion a duré un mois entier, et elle a été pleine de péripéties, d’incidens presque orageux, qui ont permis à toutes les opinions de se produire, à toutes les situations de se dessiner. Encore une fois toutes les questions politiques ont été agitées. Comment s’est formé le ministère actuel ? N’arrive-t-il pas au pouvoir avec une pensée réactionnaire, avec la résolution persistante de porter atteinte à la loi fondamentale ? Quelles sont ses vues sur l’enseignement primaire ? Les antécédens mêmes des ministres ont été sévèrement scrutés. Le cabinet, représenté principalement par le ministre de l’intérieur, M. Simons, et le ministre de la justice, M. van der Brugghen, s’est délendu non sans talent, en restant souvent dans des généralités, il est vrai, mais aussi en donnant certains gages de modération.

Ce n’était là du reste que la discussion générale, et il fallait bien finir par entrer dans les détails du budget. Or c’est ici que commencent les péripéties. Chaque chapitre devenait l’occasion d’une discussion nouvelle, chaque vote était vigoureusement disputé. Le chapitre de la maison du roi était d’abord adopté à l’unanimité ; mais la lutte devenait sérieuse à propos des dépenses du ministère de la justice, et elle prenait un caractère particulièrement grave quand on venait au budget du ministère de l’intérieur, l’un des plus importans. Ici la chambre se scindait en deux parties égales ; 32 voix se prononçaient pour l’adoption, 32 voix pour le rejet du chapitre. Le lendemain, une nouvelle épreuve avait le même résultat. Le ministre de l’intérieur, M. Simons, offrait immédiatement sa démission, que le roi n’acceptait pas. Une maladie subite du ministre de l’intérieur est venue tempérer cette crise, et M. Simons a été remplacé temporairement par le ministre des cultes réformés, M. van Rappard. De plus, la chambre a adopté une loi de crédit pour six mois, afin de ne point laisser souffrir les services publics. Le budget de la guerre a provoqué des débats plus orageux encore. Le ministre, M. Forstner de Dambenoy, a défendu si chaleureusement son chapitre, qu’il a fini par se faire admonester par le président de la chambre, et le scrutin présentait encore le fatal partage de 31 voix négatives contre 31 voix affirmatives. Le lendemain, une nouvelle épreuve ne donnait qu’une voix de majorité au budget de la guerre. Partout a éclaté cette scission, qui n’était point de nature à rapprocher les esprits, à ranimer la confiance et à donner de la force au cabinet. L’opposition avait une dernière bataille à livrer, et elle l’a livrée à l’occasion d’un chapitre particulier du budget, celui des dépenses imprévues, qui est à peu près ce qu’étaient autrefois les fonds secrets en France. MM. van Bosse et Thorbecke ont soutenu cette lutte nouvelle au nom de l’opposition, et s’ils n’ont point gagné leur bataille, le chapitre des dépenses imprévues n’a du moins obtenu que deux voix de majorité.

On voit ce qu’il y a eu de vivacité et d’animation dans cette lutte parlementaire, après laquelle les séances de la seconde chambre ont été suspendues jusqu’au mois de février. Il serait facile, ce nous semble, de dégager de ces discussions certains faits propres à caractériser les conditions politiques dans lesquelles se trouve actuellement la Hollande. Il est bien clair d’abord qu’une telle situation, où le gouvernement et le parlement sont en ouverte hostilité, ne peut se prolonger. De toute façon, il faudra ou que le ministère se retire, ou que la chambre soit dissoute. C’est là le résultat le plus clair des dernières discussions du budget. On ne peut nier cependant que, dans ces débats mêmes, le cabinet n’ait fait quelques concessions. Ainsi M. van der Brugghen a récemment déclaré que le gouvernement renonçait à l’idée d’élaborer un plan d’organisation de toutes les branches d’enseignement, et qu’un projet sur l’instruction primaire serait incessamment présenté ; mais en paraissant donner quelque satisfaction aux plaintes de la chambre, le cabinet a encouru la disgrâce du parti anti-révolutionnaire, qui l’appuyait, et il est loin d’avoir désarmé ses adversaires, de sorte que la situation reste la même, si ce n’est que le cabinet de La Haye risque d’exciter les défiances de tous les partis.

Les affaires de la Hollande sont d’autant plus compliquées aujourd’hui qu’il vient s’y mêler une autre question délicate, blessante pour la fierté libérale du pays, et qui a eu du retentissement à La Haye comme en Allemagne, celle des conditions politiques du Luxembourg, où la constitution vient d’être brusquement réformée malgré la résistance du parlement. C’est une question qui, par la confusion des souverainetés, rappelle un peu celle de Neuchâtel, qui a surtout de l’analogie avec ce qui se passe dans le duché de Holstein en Danemark. Le grand-duché de Luxembourg, on ne l’ignore pas, a été annexé en 1815 aux Pays-Bas sans cesser d’appartenir à la confédération germanique. Mêlé à la révolution belge de 1830, scindé plus tard en deux parties, dont l’une passait à la Belgique tandis que l’autre restait à la Hollande, le Luxembourg, dans sa partie néerlandaise, a eu toujours une existence distincte tenant à sa double nature d’état allemand relevant de la couronne de la maison d’Orange. Cette existence spéciale était consacrée dès 1841 par une constitution qu’octroyait le roi Guillaume II peu après son avènement. Puis venait la constitution de 1848, que le roi actuel Guillaume III sanctionnait en envoyant son frère, le prince Henri des Pays-Bas, comme son lieutenant au Luxembourg. La constitution de 1848 se ressentait du temps qui l’avait vu naître, cela n’est point douteux ; elle était d’un esprit extrêmement libéral. En définitive pourtant, elle n’était la source d’aucun désordre, et même bien des améliorations administratives se sont accomplies sous son empire.

Quoi qu’il en soit, la pensée d’une réforme est née moins d’un besoin intime, irrésistible du pays que de la pression exercée par la confédération germanique. Ici comme dans le Holstein, la diète de Francfort mettait une opiniâtreté singulière à poursuivre l’exécution de la décision du 23 août 1851, c’est-à-dire à ramener toutes les constitutions particulières aux principes fondamentaux de la confédération. Cette situation se dessinait nettement dès le commencement de la dernière session. Le lieutenant du roi grand-duc, dans son discours d’ouverture, annonçait la révision prochaine de la constitution, et le lendemain survenait un projet qui restreignait la liberté de la presse, élevait le cens électoral, limitait la durée de la session de la chambre à quarante jours, et diminuait la compétence du pouvoir législatif. Une majorité considérable se prononçait immédiatement contre ce projet de révision, et l’adresse était votée dans cet esprit, malgré quelques efforts de conciliation tentés par le parti ministériel. De là naissait une lutte des plus animées. Le prince-lieutenant répondait à l’adresse de l’opposition par des paroles sévères ; il maintenait malgré tout son cabinet et dissolvait la chambre. Les députés protestaient à leur tour, et enfin le 2 décembre paraissait une proclamation du roi grand-duc, qui déclarait que la constitution de 1848 avait fait son temps. Une constitution nouvelle a été promulguée. Ces faits, tombant au milieu des vives discussions qui s’agitaient dans le parlement de La Haye, ne laissaient point de produire une sensation singulière. On ne pouvait rien cependant, car le Luxembourg est entièrement distinct et indépendant de la Néerlande ; il a son organisation propre, sa législation, et il n’est uni à ce royaume que par le lien dynastique, parce que le roi Guillaume III porte à la fois la couronne des Pays-Bas et la couronne grand-ducale. Le sentiment public a trouvé toutefois à se manifester dans la presse comme dans la chambre elle-même. Un député hollandais, M. Sloet, a exprimé le désir que le cabinet ne cherchât point à profiter des circonstances actuelles pour faire valoir certaines prétentions financières que la Néerlande conserve toujours vis-à-vis du grand-duché. De tels événemens ont sans doute un caractère tout intérieur. N’est-on pas frappé toutefois de cette étrange persistance de la confédération germanique à étendre partout la main pour paralyser les manifestations les plus pacifiques de l’esprit de liberté ? En Hollande et en Danemark, dans le Luxembourg comme dans le Holstein, il en est de même. Voilà à quoi s’emploie l’esprit allemand, — représenté, il est vrai, par la diète de Francfort.

Cette lutte entre les idées libérales qui résistent et les tentatives d’absolutisme qui se manifestent de temps à autre par des réformes de constitutions est aujourd’hui l’histoire de bien des pays. Sauf la pression de l’influence étrangère, c’est l’histoire de l’Espagne, et si cette lutte ne s’agite point dans un parlement au-delà des Pyrénées, elle n’est pas moins active et ardente ; elle explique toute la situation de la Péninsule, une situation qui se prolonge depuis quelques mois déjà, et où rien ne semble assuré. Le ministère présidé par le général Narvaez est-il menacé dans son existence ? A-t-il une politique bien décidée, où l’on sente quelque vigoureuse initiative ? Cette question même est une des premières singularités des affaires actuelles de l’Espagne. C’est qu’en effet rien n’est plus singulier que l’état présent de la Péninsule. Un ministère s’est formé, il y a trois mois, en vue de la restauration d’un régime régulier, il a pour chef un homme dont la supériorité individuelle est universellement reconnue, et qui a l’avantage d’avoir une notoriété européenne. Aucune résistance extérieure ne lui fait obstacle, et cependant rien ne prend un caractère régulier, tout est précaire, et le gouvernement lui-même, au milieu de la soumission apparente des partis, semble frappé d’une secrète impuissance. Cela est si vrai, que dans les rangs du parti modéré on s’amusait récemment à dire : « Ce n’est pas notre Narvaez qui est au pouvoir, c’est Espartero qui a pris le masque et l’habit du duc de Valence. Notre Narvaez est encore à Paris ; quand il arrivera, les affaires prendront une autre allure. » Sous une forme plaisante, c’était indiquer le rôle prééminent toujours attribué au président du conseil et en même temps donner une idée des incertitudes de la situation de l’Espagne.

Ces incertitudes tiennent à diverses causes, dont la première est cette sorte de déplacement de pouvoir qui s’est opéré par suite des derniers événemens. Si on cherche en effet où est aujourd’hui l’autorité, il est bien clair qu’elle n’est point dans le cabinet, elle est surtout au palais, et au palais s’agitent toujours bien des influences qui ne conspirent pas précisément pour le triomphe des idées libérales. Est-ce à dire que la reine elle-même nourrisse l’arrière-pensée d’être autre chose qu’une souveraine constitutionnelle, ou qu’elle autorise ces projets de fusion dynastique dont le premier résultat serait de la déposséder ? Non sans doute ; la reine a retrouvé son ascendant, et elle en use, maintenant au pouvoir le général Narvaez sans décourager des absolutistes plus fervens, comme aussi sans retirer sa bienveillance au général O’Donnell, et se réservant en fin de compte de choisir. Bien d’autres personnes d’ailleurs se servent de cet ascendant de la royauté pour des fins plus compromettantes. En un mot, c’est une sorte d’interrègne politique durant lequel tout s’agite et rien ne marche. Le président du conseil le sent bien, il sent aussi que s’il serrait de trop près cette situation, le sol manquerait sous ses pieds, et il s’abstient, sans doute pour ne point livrer les questions les plus sérieuses aux chances d’une crise nouvelle. Ce n’est pas tout encore ; le général Narvaez n’est point seul dans le cabinet, et on peut se demander si quelques-uns de ses collègues sont une force pour lui. Le ministre de l’intérieur, M. Nocedal, le ministre des finances, M. Barzanallana, le général Lersundi savent où est le pouvoir, et ils vont là où ils croient trouver le plus de faveur ; ils n’ignorent pas qu’il y a des influences puissantes au palais, et ils les subissent. Ils ménagent l’avenir, et en attendant ils s’emploient moins peut-être à restaurer l’administration espagnole qu’à placer leurs créatures ou leurs amis. Il est tel journal satirique de Madrid dont tous les rédacteurs ont été jetés dans les fonctions publiques. Il suffit d’être l’allié de tel personnage pour avoir droit aussitôt aux plus hautes positions.

Il est enfin une troisième et essentielle cause de faiblesse pour le ministère, c’est l’éparpillement complet de toutes les opinions modérées. Le parti conservateur espagnol reste malheureusement plus divisé que jamais. Toutes ces nuances qui se sont développées depuis quelques années subsistent encore, même après l’épreuve d’une disgrâce commune. La plus considérable, la plus sérieuse par le talent est celle de M. Bravo Murillo ; à côté est la fraction du général Roncali, de M. Llorente. Le comte de San-Luis, qui vient d’arriver à Madrid, a lui-même ses partisans, peu nombreux il est vrai, mais remuans et actifs. Tous ces hommes ne sont point absolument en opposition avec le général Narvaez ; seulement ils ne l’appuient pas, ils se gardent de le défendre, ils critiquent même, non sans raison, plus d’un acte du gouvernement ; ils observent les signes de décomposition du cabinet, et, sans laisser éclater leur hostilité, ils refusent de voir en M. Nocedal et M. Barzanallana la représentation la plus exacte du parti conservateur. D’un autre côté, le général Narvaez peut-il se tourner vers les libéraux modérés qui comptent dans leurs rangs O’Donnell, M. Rios-Rosas ? Les ministres ont pris soin d’exclure les vicalvaristes de toutes les positions ; ils ont affecté de se proclamer les uniques restaurateurs du trône. Les libéraux modérés à leur tour rendent guerre pour guerre, de telle sorte que le général Narvaez se trouve arrêté à chaque pas, obligé de compter avec toutes les velléités du palais, desservi par quelques-uns de ses collègues et ne pouvant s’appuyer sur la masse des forces conservatrices pour faire prévaloir une politique nette et sensée.

Il en résulte une situation parfaitement fausse dont le vice éclate dans tous les actes. Les cortès constituantes ont voté une loi qui organise les milices provinciales et en fait une sorte de réserve ou de landwehr espagnole. Un décret récent a ordonné l’incorporation de ces milices dans l’armée active. Pour exécuter ce décret, il faut aujourd’hui employer tous les moyens, jusqu’à la séquestration des mères, femmes ou enfans des miliciens qui résistent. Il y a peu de jours, à Valladolid, ces nouveaux soldats ont été appelés à prêter serment ; deux d’entre eux ont déclaré qu’ils juraient comme miliciens, non comme soldats actifs. Ces malheureux ont été pris, jugés par un conseil de guerre et condamnés à mort. Heureusement l’anniversaire de la naissance de la princesse des Asturies est venu dans l’intervalle, et la reine a fait grâce. Il n’est pas moins vrai que les condamnés étaient dans la loi et que le gouvernement n’y était pas. Autre exemple : le cabinet vient de rétablir la contribution des consumos ; mais la constitution de 1845, qui a été remise en vigueur, interdit l’établissement de tout impôt sans le consentement des cortès. Qu’arrivera-t-il, s’il y a quelque résistance à Saragosse ou dans quelque autre ville ? Il en est de même de l’emprunt qui vient d’être fait, et qui reste en définitive au premier soumissionnaire. La loi de l’assemblée constituante qui autorisait le gouvernement à émettre deux milliards de titres de la dette pour se procurer de l’argent, stipulait en même temps que le produit de la vente des biens de main-morte serait affecté au remboursement de cette somme. Le cabinet, en suspendant la loi de désamortissement, a abrogé la garantie, et aujourd’hui il se sert de l’autorisation d’émission. Cet emprunt vient d’être adjugé au taux de 42,56 ; mais pour établir le rapport exact entre ce que l’état doit recevoir et la somme de titres qu’il doit donner, il faut tenir en compte un droit de commission de 3 0/0, les bénéfices du change et le reste. Au demeurant, la dette extérieure de l’Espagne, après cette opération, reste grevée d’un capital de 700 millions de réaux de plus et d’un intérêt annuel de plus de 20 millions.

Toutes ces mesures ont un caractère essentiel : c’est le décousu, l’inefficacité, l’indécision, et cette indécision elle-même tient à la situation politique du ministère, qui jusqu’ici n’agit que par voie d’expédiens, sans pouvoir arriver à une mesure décisive telle que serait la convocation des cortès. La difficulté, dit-on, est de s’entendre sur quelques changemens qui seraient reconnus nécessaires dans les règlemens intérieurs des chambres, et sur la manière dont ces changemens devraient s’accomplir. Le général Narvaez voudrait, à ce qu’on assure, laisser aux chambres le soin de modifier elles-mêmes leurs règlemens intérieurs ; d’autres tiennent à ce que cette mesure soit l’objet d’un décret royal. Toujours est-il que jusqu’ici rien ne s’affermit au-delà des Pyrénées ; tout est provisoire, et tout restera provisoire jusqu’à ce qu’il y ait des chambres où le pays puisse trouver une garantie, où un ministère puisse trouver une force, et dont la réunion soit le signe visible d’une situation désormais régulière.

Cette année, qui s’en va, laisse donc à son tour la marque de son passage dans toutes les sphères. Elle a vu surgir des événemens nouveaux, des luttes diplomatiques, des crises constitutionnelles, des séditions et des réactions. Que laisse-t-elle dans les lettres et dans les arts ? Elle ne laisse point de monument sans doute, elle n’a point vu d’étoile lumineuse monter à l’horizon. Des œuvres et puis des œuvres, des livres et puis des livres ! À travers tout, c’est plutôt un mouvement suivi et permanent d’activité un peu confuse, dont le mérite est de montrer que si la vie littéraire a ses épreuves, elle ne s’arrête pas, que s’il y a bien des efforts perdus, il peut y en avoir aussi parfois de plus heureux. De tous ces livres qui se succèdent, les uns s’inspirent d’un intérêt du moment, ou racontent quelque épisode contemporain ; d’autres sont des révélations ou des documens pour l’histoire. Il en est qui dans une étude ou dans un portrait remettent en lumière quelque fragment du passé, et à son tour l’imagination, revendiquant sa place dans la marche commune, s’efforce de se donner une originalité et une nouveauté qu’elle trouverait mieux, si elle les cherchait dans la contemplation de l’idéal, si, par un élan vigoureux, elle se relevait au-dessus des malsaines influences. Rien ne serait plus difficile assurément que de coordonner des œuvres écloses sous des inspirations si diverses : elles viennent au monde et ne demandent pas mieux que de vivre au-delà de cette année qui les voit naître. Combien peu cependant secoueront la poussière que l’année en fuyant jette sur elles !

Un écrivain, M. Édouard Gourdon, s’emparant de faits à peine accomplis, raconte l’Histoire du Congrès de Paris. Sans s’élever absolument à la hauteur d’une histoire politique et définitive des récentes luttes de l’Europe, le livre de M. Gourdon n’a pas moins un mérite appréciable, celui de rassembler les grands actes diplomatiques de la dernière paix, de mêler au récit des choses connues les détails anecdotiques sur l’existence intime du congrès, de remettre enfin en un jour assez exact le mouvement de la presse, l’attitude diverse des gouvernemens, et tous ces efforts de la diplomatie, sans cesse occupée à renouer des fils mille fois rompus entre ses mains. C’est le mémorandum des derniers événemens. Dans cet ensemble de travaux du congrès de Paris, un autre écrivain, M. d’Hervey-Saint-Denys, ne prend qu’un épisode, celui des affaires de Naples, et comme pour arriver par une voie naturelle et logique aux conditions présentes, il retrace l’Histoire de la révolution dans les Deux-Siciles. Le cadre est vaste, il va de 1793 à la récente intervention diplomatique de la France et de l’Angleterre. C’est bien là l’histoire en effet, c’est du moins la suite des événemens, ce sont les faits ; seulement à cette œuvre il manque la vie, la couleur, l’art de reproduire dans ce qu’elle a d’exceptionnel, de compliqué et de confus, la destinée du royaume napolitain en Italie. Le livre de M. d’Hervey-Saint-Denys est moins une étude profonde et lumineuse qu’un résumé superficiel et rapide, qui serait plus concluant, si l’auteur ne semblait pas si persuadé qu’une apologie à peu près complète du roi Ferdinand peut être de l’histoire. Le royaume de la Basse-Italie est un des pays les moins connus, quoique la beauté de ses golfes et de son climat soit l’éternel attrait des voyageurs. Les rapports véritables de la Sicile et de Naples, le travail intérieur des classes, les luttes obscures et violentes des partis, l’inefficacité d’une législation bonne en elle-même et souvent altérée en passant par des mains infidèles, l’état des mœurs publiques, les caractères individuels qui se détachent dans cet enchaînement des choses, c’est là ce qu’il serait utile d’étudier pour savoir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, ce qui est bon et ce qui n’est que chimérique, et c’est ce que l’auteur de l’Histoire de la révolution dans les Deux-Siciles ne montre que par aperçus, sous un jour un peu trop officiel. Voici maintenant M. Barthélémy Saint-Hilaire qui, dans une série de Lettres sur l’Égypte, recueillies avec soin, touche à une de ces affaires, à un de ces projets que notre siècle, dans sa prodigieuse activité, ajoute à toutes les questions qui l’occupent : c’est le percement de l’isthme de Suez, œuvre destinée à rapprocher l’extrême Orient et l’Occident. M. Barthélémy Saint-Hilaire n’est pas seulement l’historiographe des travaux préliminaires de la commission internationale pour le percement de l’isthme ; il voyage en observateur judicieux, décrivant l’Egypte dans sa situation morale et matérielle.

Est-ce à dire que tout se résume dans ces études affairées sur quelques-uns des problèmes contemporains ? Bien loin du présent et de la politique, un magistrat de distinction, M. Oscar de Vallée, est allé chercher une sorte de délassement généreux en écrivant un livre sur l’Éloquence judiciaire au dix-septième siècle. Nous ne sommes plus ici dans notre temps, nous ne vivons plus au milieu des projets industriels, des révolutions et des conflits diplomatiques de tous les jours ; Louis XIV règne, une société majestueuse vit dans l’ordre et le silence. Dans un coin de cette société, un jeune avocat de la famille des Arnauld, Antoine Lemaistre, est une des lumières du barreau, et cet avocat, après avoir brillé par l’éloquence, deviendra bientôt un des hôtes de Port-Royal. C’est cette vie commencée au bruit du palais, terminée dans la solitude du cloître, que M. Oscar de Vallée raconte, et il ne se contente pas de peindre le grand avocat transformé tout à coup en grand solitaire ; il peint aussi l’époque en exhumant quelques-unes de ces causes où se révéla l’éloquence de Lemaistre, et qui aident à pénétrer jusque dans la vie intime du XVIIe siècle. Après tout, notre temps n’est pas le seul qui ait eu ses scandales judiciaires, ses affaires de séduction et de séparation ; il en fait un peu plus de bruit, voilà tout. Un des grands charmes de ce livre, c’est que M. Oscar de Vallée aime son héros ; il lui a voué une studieuse tendresse ; sa science est mêlée d’esprit et d’agrément, et si on objecte que Lemaistre eut plus d’une fois dans sa vie l’occasion de soutenir des avis opposés, de plaider un jour contre son opinion de la veille, l’auteur peut défendre encore son héros avec avantage, car tout s’est perfectionné depuis que Lemaistre vivait, et il y a eu des temps où tous les changemens d’opinions, même de la part des avocats, ne conduisaient pas aux austérités et aux renoncemens de Port-Royal.

De tous ces livres nouveaux et si divers qui promènent l’esprit à travers toutes les régions, les Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, sont sans nul doute un des plus curieux aujourd’hui. Ils ne sont pas de la plus rare impartialité, ces Mémoires ; mais s’ils avaient cette mesure impartiale, seraient-ils des mémoires ? Le caractère de ces sortes de livres n’est-il point au contraire d’offrir un témoignage sincère, spontané, passionn même, et où disparaissent toutes les réticences ? L’intérêt s’y joint lorsque l’homme qui laisse ces confidences posthumes a été mêlé aux affaires de son siècle, a connu ses contemporains et a pu avoir, lui aussi, le secret de l’empire. Le maréchal Marmont réunissait ces conditions. Il ne modifie pas par ses récits le point de vue général des choses ; il ajoute son témoignage à tant d’autres témoignages, et il se peint tout entier tel qu’il fut. C’était évidemment un homme d’une trempe vigoureuse, mobile et ardent, passionné pour la guerre comme pour le plaisir, doué de plus d’esprit que de jugement, et à travers tout, aussi content de lui-même que sévère pour les autres. Dans la partie de ses Mémoires publiée jusqu’ici, le duc de Raguse n’est point arrivé encore aux heures critiques de sa vie ; il s’arrête à la fin de son commandement en Espagne, après la bataille des Arapiles, et à l’expédition de Russie. Ses premiers récits commencent au siège de Toulon, et surtout à la campagne d’Italie. Merveilleuse époque, où tous les hommes s’élançaient dans la carrière ! La jeunesse était partout, et partout était l’émulation. De tous ces officiers, dont la plupart n’avaient pas trente ans, l’un allait être empereur, les autres allaient devenir princes et maréchaux. Tant qu’on vit dans cette atmosphère de la jeunesse, on marche ensemble, on ne se porte point envie mutuellement et on ne se déchire pas encore. Bientôt viendront les dignités et les grandeurs, et alors naîtront les rivalités, les froissemens d’amour-propre, les inimitiés violentes. De là ces jugemens acerbes et sommaires que le maréchal Marmont porte sur plus d’un de ses compagnons d’armes.

À un certain moment, dans les Mémoires du duc de Raguse, il y a un fait singulier à remarquer comme un indice de la marche des choses sous l’empire. On est au lendemain de Wagram, depuis neuf ans déjà Napoléon règne sur la France ; tout est gloire et éblouissement au dehors, rien ne semble chanceler. Quelle est cependant l’impression de Marmont à cet instant, lorsqu’il revient de la grande armée à Paris ? Il trouve partout une sorte de fatigue morale. On voudrait plus de liberté et moins de batailles. Les amis du duc de Raguse sont froids sur les questions politiques, et l’un d’eux, le ministre de la marine, le duc Decrès, va même jusqu’à lui dire : « Tout cela finira par une épouvantable catastrophe. » Cette boutade sombre et pourtant significative rappelle une anecdote semblable où figurait, dit-on, le même M. Decrès avec un autre personnage officiel de l’empire. L’un et l’autre se promenaient ensemble quelques années après Wagram, vers 1812 ; ils s’entretenaient des affaires de l’état, et ils étaient d’accord sur les excès du règne, sur l’imminence d’une catastrophe, lorsque l’un des interlocuteurs, s’arrêtant tout à coup, dit à l’autre : « Savez-vous, monsieur le duc, que je devrais vous faire arrêter ? » C’est ainsi que ce qui ne se disait point tout haut se disait tout bas. Le silence universel cachait à l’empereur le véritable état de l’opinion, et l’empire présentait ce phénomène extraordinaire d’un gouvernement servi par des fonctionnaires qui étaient les premiers à sentir ses faiblesses et à ne point croire à sa durée. Chose curieuse ! pendant plus de trente ans, les poètes, les philosophes, les écrivains de tout genre se sont occupés à créer une sorte de légende de l’empire, où tout prenait un caractère fabuleux. Depuis quelque temps, il semble que cette époque apparaisse sous un jour plus vrai. Elle ne se montre point assurément dépouillée de ses grandeurs, mais elle est par degrés ramenée à des proportions plus réelles, plus humaines. On commence à la voir telle qu’elle était, et rien n’est plus propre à rectifier l’opinion que tous ces témoignages qui affluent depuis quelques années, les lettres de Napoléon lui-même, dans sa correspondance avec son frère Joseph, comme aussi les mémoires de ses lieutenans et les souvenirs de tous ceux qui ont été les acteurs de cette surprenante époque.

CH. DE MAZADE.


DE L’ASSISTANCE SOCIALE, par le Dr Hubert Valleroux[1]. — L’auteur de ce livre est un médecin connu dans le monde scientifique par plusieurs travaux estimés sur les maladies de l’ouïe et de la vue. Des rapports assidus avec les sourds-muets et les aveugles l’ont mis à même d’étudier cette classe d’êtres exceptionnels, non-seulement au point de vue médical, mais encore au point de vue religieux, moral et économique. La profession du médecin se trouve d’ailleurs tous les jours en contact avec le système de la charité publique et avec les souffrances diverses de la société. « À ceux qui nous demanderaient nos titres, dit le docteur Hubert, nous répondrions que depuis plus de vingt ans nous étudions, soit comme élève, soit comme docteur en médecine, les institutions décrites dans cet ouvrage. » L’auteur se propose de dire ce que l’assistance sociale a été, ce qu’elle est, ce qu’elle devrait être. Dans la partie historique de son livre, M. Hubert nous montre le sentiment de la bienfaisance se développant avec le sentiment religieux, avec les lumières, avec le progrès des institutions politiques. Dans la partie descriptive, il trace un tableau fidèle de l’état actuel des hôpitaux, des hospices, des établissemens publics destinés à secourir et à instruire les enfans trouvés, les sourds-muets, les aveugles, les idiots. La critique s’exerce, mais toujours avec mesure et gravité, sur certaines branches de l’administration, sur certains services publics, sur certaines formes de l’assistance. Cette critique, appuyée sur des faits, sur des observations personnelles, sur les rapports mêmes des inspecteurs, conduit naturellement le docteur Hubert à rechercher les améliorations qu’on pourrait introduire dans l’organisation actuelle des secours. On ne saurait méconnaître que les réformes proposées par l’auteur, quoique souvent fort discutables, n’offrent plusieurs côtés pratiques. Le point de vue expérimental auquel il s’est placé, sa profession de médecin, une connaissance scrupuleuse des besoins propres aux infirmes et aux malades de la classe pauvre, le défendent heureusement contre les utopies et les chimères. Une des questions les plus importantes, le plus à l’ordre du jour, et que le docteur Hubert traite avec des lumières spéciales, est celle du remplacement de l’assistance pratiquée dans les hôpitaux et les hospices par des secours à domicile ou par une pension viagère. L’auteur examine avec soin les vices et les avantages des deux systèmes. Entre ceux qui veulent maintenir les hôpitaux et ceux qui proposent de les détruire en les remplaçant par une distribution de secours aux malades ou aux infirmes, M. Hubert trouve place pour un troisième régime, qui serait celui de la liberté. Le choix serait laissé aux pupilles de la charité publique, et de récentes expériences semblent indiquer que dans le plus grand nombre de cas ceux-ci opteraient pour le domicile. L’auteur voit à cela plusieurs avantages moraux et économiques. Au point de vue de l’économie, on pourrait secourir à moins de frais un plus grand nombre de malades, d’infirmes et de vieillards. Des chiffres irrécusables prouvent en effet que les hôpitaux et les hospices coûtent proportionnellement très cher à l’état. La morale est également intéressée à ce que le lien conjugal, les liens de famille se trouvent maintenus. Enfin, les hôpitaux et les hospices étant par cette mesure exonérés du superflu des malades et des vieillards qui les encombrent sous le régime actuel, il serait plus aisé de pourvoir à tous les besoins et de réaliser certaines améliorations dans les services. Il suffit d’indiquer ces vues, qui donnent à l’ouvrage du docteur Hubert un intérêt de nouveauté. C’est un médecin qui plaide la cause des souffrances humaines, qui les a observées de près, et qui dans ses études courageuses ne sépare pas le point de vue scientifique des devoirs du moraliste.

V. DE MARS
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ESSAIS ET NOTICES.


LA CRÉATION

ET LES QUATRE GRANDS PRINCIPES DE LA NATURE.
Esse, vivere, sentire, intelligere.

La matière, la vie, l’instinct, l’ame.

(Ignace de Loyola, Exercices spirituels.)

J’ai dit et j’ai répété dans la Revue des Deux Mondes et ailleurs, dans des écrits et dans des discours publics, que la nature nous offre quatre ordres de principes d’une essence distincte : l’être simple ou la matière douée de propriétés mécaniques, physiques et chimiques ; la vie ou l’organisation dans les végétaux, les animaux et les races humaines ; l’instinct et la volonté dans l’animal et dans l’homme ; enfin l’âme ou le principe pensant et intelligent dans l’homme seul. En suivant les règles de la méthode expérimentale, qui admet les êtres comme distincts lorsque l’observation nous fait reconnaître en eux des différences fondamentales, j’ai insisté pour faire établir dans la nature quatre règnes, savoir : le règne minéral ou inorganique, le règne végétal possédant la matière et la vie, le règne animal qui joint à ces deux principes celui de l’instinct, et enfin le règne humain ou intellectuel qui, avec les trois principes constitutifs du règne animal, offre encore le principe de l’intelligence ou l’âme, définie expérimentalement ce que possède la race humaine à l’exclusion des animaux. Bien des personnes ont contesté cette classification et ces quatre règnes. D’autres, en les admettant, les ont fait remonter à la forte dialectique des écoles théologiques anciennes. Peu m’importe, pourvu qu’on les admette. Un docte théologien qui a bien voulu m’adresser des renseignemens sur cette importante matière me cite cet axiome de l’école : Esse cum mineralibus, vivere cum plantis, sentire cum animalibus, intelligere cum homine (avoir l’existence pure et simple comme les minéraux, la vie comme les plantes, le sentiment comme les animaux, l’intelligence comme l’homme). J’avais retrouvé ces distinctions sur l’essence des êtres que nous présente la nature bien établies dans les ouvrages du père Pardies, de la compagnie de Jésus, qui vivait sous Louis XIV. Tout récemment on m’a communiqué les paroles du fondateur de l’ordre lui-même, d’Ignace de Loyola, paroles que j’ai mises en épigraphe. Elles sont précédées dans le texte de quelques phrases encore plus favorables à l’établissement de quatre règnes distincts. Pour ne pas trop faire de latin, je n’en mettrai que la traduction littérale : « Dieu donne aux élémens uniquement d’être, aux plantes, que de plus par la végétation elles vivent, aux animaux, en surplus, qu’ils aient le sentiment, aux hommes enfin, qu’avec tout cela ils possèdent l’intelligence. » Pour ne point empiéter sur le domaine de la métaphysique, je rappellerai aussi que je n’ai prétendu établir que d’après l’observation seule cette distinction entre les quatre principes que nous trouvons dans la nature, et que j’appellerai provisoirement ou définitivement la matière, la vie, l’instinct et l’âme.

Toute théorie étant susceptible d’être exposée par tous les moyens que le génie de l’homme a trouvés pour incarner la pensée, j’ai dû songer naturellement à donner à ma thèse favorite la forme épique d’un mythe en action, comme nos vieilles légendes et celles de l’Inde nous en offrent tant d’exemples. Tout le monde a lu dans la Bible le mythe sacré de nos premiers parens quittant le bonheur pour la science, et dans les brillantes conceptions du génie grec l’âme ou Psyché qui veut porter le flambeau de l’analyse dans la mystérieuse nature de l’Amour, et qui par-là même le fait évanouir. La narration de forme biblique qu’on va lire sera-t-elle ou non à la convenance du lecteur? Ce que j’ai voulu surtout, c’est présenter sous un nouveau jour quelques vues scientifiques, et ce but, si j’en juge par des entretiens de salon, j’espère l’avoir atteint.


Après le combat si fameux des mauvais anges contre les bons, lorsque le principe du bien eut obtenu la victoire sur le principe opposé. Dieu félicita les anges fidèles de leur vaillance et de leur succès, mais il entrevit en eux un sentiment d’orgueil qui leur faisait presque penser que sa toute-puissance avait eu besoin de leur aide pour prévaloir contre le génie du mal. Tout en leur pardonnant ce sentiment de vanité, il se promit de les en corriger sans retard et leur dit : « Pour vous récompenser de votre belle conduite, je vous délègue la puissance créatrice, l’un des attributs exclusifs de la Divinité. Jouissez de l’honneur du suprême pouvoir. »

Les Anges, enchantés d’user d’une telle prérogative, se mirent aussitôt à l’œuvre et donnèrent carrière à leur imagination; mais ils ne parvinrent qu’à reproduire les types déjà créés. C’étaient toujours des intelligences immatérielles qui éclosaient à leur commandement : le monde des esprits purs, de la pensée avec une personnalisation, s’accroissait de plus en plus; mais aucun principe d’une nature distincte ne surgissait. Enfin, lassés d’essayer de faire du nouveau, ils cessèrent des efforts infructueux; mais ils pensèrent tacitement que s’ils n’avaient pas été heureux à inventer des existences nouvelles, cela tenait non pas à leur propre insuffisance, mais bien à l’impossibilité de la chose en elle-même. Leur pensée n’échappa pas au souverain maître qui leur dit : « Regardez ! »

Alors Dieu créa d’une seule conception tout le monde matériel. La matière, l’espace et le temps, les trois fondemens de notre monde physique, furent établis. Chaque soleil lança ses feux et sa lumière sur les planètes de son domaine et envoya ses rayons visiter les autres soleils à des distances incommensurables. La voie lactée se forma de soleils sans nombre que la puissance créatrice pourrait seule compter, et dans les profondeurs du ciel d’autres voies lactées s’échelonnèrent comme des nuages de soleils, en aussi grand nombre dans l’espace que les soleils individuels l’étaient eux-mêmes dans chaque voie lactée prise isolément. Les légères comètes voyagèrent au travers des soleils massifs, et sur chaque planète, accompagnée ou non de lunes et d’anneaux, la chaleur et la lumière furent distribuées pour faire les saisons et les climats. Les atmosphères dispensèrent la pluie et les diverses sortes d’arrosement, tandis que dans ces mêmes atmosphères les météores de la foudre, des orages, des vents, offraient un tableau perpétuellement variable. Les masses continentales elles-mêmes, par leurs secousses violentes et par l’éruption des feux souterrains, semblèrent protester contre la solidité inerte qu’on aurait été tenté de leur attribuer : toutes les planètes d’ailleurs étaient encore désertes; la matière seule, le monde inorganique seul existait, n’obéissant encore qu’aux lois de la physique, de la chimie et de la mécanique.

Quant à la stupeur des témoins de cette grande création, on peut se la figurer. C’était, à l’envie près, quelque chose de semblable à ce que nous dit Milton de l’étonnement de Satan contemplant le soleil pour la première fois. Au point de vue des esprits immatériels, une existence nouvelle et tout à fait distincte de l’intelligence était inconcevable. Elle était cependant. La réalité attestait le possible.

Une seconde fois il leur fut donné de créer; mais ils ne produisirent encore que des soleils, des planètes, des amas d’étoiles, des mondes matériels semblables aux premiers. Les limites de l’univers furent prodigieusement étendues par cette espèce de contrefaçon de la création primitive. Tandis qu’ils étaient encore dans la stupéfaction de leur impuissance, le Tout-Puissant donna naissance à une nouvelle existence. C’était le principe de la vie. Il peupla les planètes de végétaux ayant une vie isolée et individuelle, et cette faculté de développement et de reproduction si justement indiquée comme fondamentale dans les livres saints. Cette union de deux principes essentiellement nouveaux l’un et l’autre, et l’individualité des êtres qui en résultaient, le peuple végétal des planètes qui les enveloppa de vie, tout était imprévu pour des esprits sans matière et sans organisation. Je n’ai pas besoin de dire qu’ayant essayé de faire un dernier et vain effort pour créer eux-mêmes des vitalités essentiellement différentes de celles qu’ils contemplaient, ils renoncèrent à l’exercice du pouvoir créateur.

En faisant une pause dans ce récit, j’ai toujours remarqué que l’auditoire attribuait à la création des esprits imitateurs les plantes de simple agrément. Le rosier était mis dans un rang bien inférieur au blé. Les fruits venaient après les céréales, et les fleurs après les fruits. Puis on mentionnait les espèces analogues dans leur utilité, comme la poire à côté de la pomme, l’abricot près de la pêche, la cerise avec la prune, l’ananas avec la fraise, puis les légumes, à chacun desquels les diverses imaginations assignaient diverses origines, suivant le caractère présumé du sous-créateur. Il est évident que l’auteur de la rose était taxé de coquetterie malgré la pureté de son goût. C’était pis que cela pour l’inventeur de la vigne, et quant aux plantes malfaisantes, on aurait voulu, malgré l’harmonie nécessaire de Leibnitz, en laisser la production aux mauvais anges.

La puissance suprême, continuant d’agir, créa les animaux en joignant à la. matière et à l’organisme vital la volonté et l’instinct. C’était déjà se rapprocher des êtres d’intelligence pare que de faire éclore des êtres doués de passions et susceptibles de vouloir et d’exécuter leur désir. À la vérité, cet instinct, ces passions étaient des sentimens non intelligens, mais ce n’étaient pas moins de l’orgueil, de la colère, de l’envie, de la jalousie, des affections et de la haine de première qualité, sentimens d’autant plus irrésistibles qu’ils étaient plus aveugles. Ici les témoins de la création n’eurent pas même l’idée de tenter une rivalité impossible. L’immense variété des formes au moyen desquelles le principe de l’instinct avait été attaché à l’organisation et à la matière avait en effet de quoi confondre. Que l’on pense à toutes les tribus d’animaux parcourant la terre, à toutes les espèces d’oiseaux naviguant dans l’air, à toutes les sortes de poissons et de coquillages habitant les eaux, sans compter les amphibies et les êtres qui vivent au sein de la terre, tant d’organisations diverses qui défient le génie classificateur de l’homme, et l’on ne s’étonnera pas que la légion céleste ait été plus occupée à considérer et à admirer qu’à élever des prétentions rivales.

« Ce n’est pas tout, leur dit le Créateur, je vais attacher l’intelligence dont vous êtes fiers à juste titre à un être matériel, vivant et déjà doué d’instinct. » Ayant donc fait l’âme, il l’unit à l’instinct, à l’organisme vital et à la matière, et produisit l’homme. Le principe de la pensée se trouva ainsi soudé à la matière par l’intermède de l’instinct et de la vie organique. De nouveaux êtres intelligens venaient de prendre place dans l’univers. À la création de cette quatrième essence, les anges, devenus tout à fait humbles, demandèrent grâce. Ils craignaient de voir apparaître une existence d’une espèce supérieure à la leur, et ils furent à jamais guéris de tout sentiment de présomption.

La conclusion de ce mythe, c’est qu’on doit reconnaître quatre règnes dans la nature : les minéraux, les végétaux, les animaux et les hommes ; qu’il y a dans ce monde quatre principes distincts, dévoilés, reconnus et constatés par l’observation, sans l’aide de la métaphysique, de la philosophie et de la théologie, et d’après les règles les plus simples de l’induction baconienne, qui prescrit, ainsi que la saine logique, de n’identifier deux existences que quand on a pu faire évanouir toutes les différences qu’on reconnaissait d’abord entre elles. Ainsi jamais avec des substances inorganiques on n’a pu faire des êtres vivans, jamais on n’a vu une plante prendre de la volonté et agir par choix de telle ou telle manière, hors de l’intervention des agens physiques. Jamais un singe ou un éléphant n’a acquis la pensée humaine. Notez bien qu’il peut y avoir dans notre espèce tel être abruti, malade ou mal organisé, qui soit au-dessous de la brute, car avec le plus on peut faire le moins, tandis que le contraire est impossible. Je ne me lasserai jamais de répandre cette théorie, qui me semble jeter du jour sur bien des questions contestées. Ainsi les passions que l’homme partage avec les animaux doivent être classées hors de l’âme et dans l’instinct, ce qui simplifie bien des complications et permet d’étudier les sensations dans leur nature propre, et hors de l’influence du principe de l’intelligence. Un animal, à sa volonté, met en mouvement un de ses membres. Nous suivons le fluide électrique qui, partant de telle ou telle partie de son cerveau, va parcourir les nerfs, contracter les muscles, et, par un système de leviers, faire obéir chaque organe à l’agent de la volonté. Mais qui a déterminé le premier mouvement de l’électricité? Ce principe, quelle en est la nature? Ici se place toute la théorie du magnétisme animal, et il est aussi difficile de la rejeter tout à fait que de l’admettre entièrement. Que croire? Provisoirement il faut savoir ignorer; c’est le plus sûr. Ce principe distinct qui constitue l’instinct n’en reste pas moins établi par l’impossibilité de concevoir une cause non spéciale.

J’aurais voulu m’arrêter ici, après avoir exposé dans ce mythe la création successive des quatre grands principes ou essences de la nature, mais on me demande de reprendre la plume pour le chapitre accessoire intitulé : Comme quoi les intelligences, célestes ne furent pas plus heureuses à organiser le monde qu’elles ne l’avaient été à le créer. Cette continuation, qui a trait à la puissance qui gouverne l’univers métaphysique, n’a point de rapport direct avec les sciences d’observation, quoique composée à l’occasion de la thèse que Leibnitz soutint avantageusement contre Newton, savoir : que la puissance qui avait produit l’univers devait avoir su l’organiser d’une manière stable, et que le système du monde, contre l’assertion du grand mathématicien anglais, n’aurait jamais besoin d’une main réparatrice. Je continue donc notre mythe.

Les hommes ayant été créés, comme il vient d’être dit, Dieu s’adresse à son cortège céleste : « Puisque vous n’avez pas su créer le monde, tâchez au moins de l’organiser. Voici sur une petite planète toute la race humaine avec ses divers âges, ses diverses organisations, ses passions nombreuses, toutes les occupations de la vie individuelle et de la vie sociale; voilà bien des ingrédiens pour composer une vie dont je limite la durée à cent ans au plus. Allez, et traitez vos gens de manière qu’ils ne soient pas trop à plaindre. »

Aussitôt voilà les intelligences célestes qui se partagent l’humanité entière et qui lui prodiguent des soins empressés et des dons qui n’attendaient pas le désir. Les ambitieux furent d’emblée placés sur des trônes, les avares eurent le choix de l’or ou des pierreries, à moins qu’ils ne convoitassent à la fois l’un et l’autre. Le coquet ou, si l’on veut, la coquette fut installée en face d’un miroir avec des parures sans fin à essayer. L’orgueilleux eut de l’encens à foison, et le poète fut dès sa première pièce de vers de l’Académie française; bref, voilà tous nos gens contens!..... Pas du tout :

Car, comme notre cœur, jusqu’au dernier soupir,
Toujours vers quelque but pousse quelque désir,


les humains n’ayant rien à désirer se mirent d’abord à bâiller, puis à murmurer, puis à crier contre cette vie sans épines, mais sans émotions nouvelles, si bien que le suicide décimait rapidement les multitudes, dont le seul malheur était de ne point en avoir. Force fut d’avoir recours au maître suprême, et de lui demander d’arranger l’affaire. « Rien de plus simple, leur dit-il. Vous avez pris pour base de votre organisation la possession et la jouissance, il fallait prendre l’espérance. L’homme occupé à courir après l’objet de ses désirs, et le négligeant après l’avoir atteint pour courir à de nouvelles émotions, trouvera la vie trop courte. » Ce changement, ayant été opéré, produisit l’organisation actuelle de la vie, qui pourrait s’appeler proprement une chasse aux espérances. Les Orientaux, qui ont tout mis en apologues, font par rapport au même sujet le petit conte que voici : « Trois pèlerins montés sur des ânes avaient à faire une longue traite dans le désert. Le premier, très négligent, ne pansa pas sa monture, qui s’arrêta au milieu du jour. Il en fut de même pour le second, qui avait trop bien nourri la sienne, laquelle par suite fut prise d’un coup de sang. Le troisième, plus prudent, pansa modérément son âne, et de plus il réserva une petite botte de foin qu’au moyen de son bâton il tenait en avant de la tête de l’animal. Celui-ci, aiguillonné par l’espoir d’atteindre la pâture, fournit sans trop de fatigue le trajet de la journée. »

Je reviens, en finissant, à l’idée qui me préoccupait en commençant, savoir jusqu’à quel point les vérités et les théories scientifiques sont susceptibles d’être revêtues de formes étrangères à leur simplicité et à leur rigueur naturelles. Tout est bon pour un interlocuteur curieux qui questionne celui qu’il croit en possession de secrets surnaturels et qui ne sont pas accessibles à la foule. Le narrateur est libre de choisir ses convenances de temps, de conversation, d’intérêt excité, enfin même de ce besoin d’émotion qu’éprouve toute réunion où l’entretien vient à languir. Pour un lecteur de sang-froid qui ouvre un livre, les conditions sont bien moins favorables à l’auteur d’un écrit quelconque. Rien n’est périlleux comme l’obligation d’être du goût de tous les esprits. Avec la variété infinie qui les distingue, ce serait admettre l’impossible. Je suis donc consolé d’avance de toute critique portant sur la forme donnée ici à l’exposition des principes que je voulais reproduire, et je répondrai à toute juste observation par cet axiome malheureusement confirme par l’expérience : Il n’y a que les muets qui ne disent jamais de sottises.


BABINET, de l’Institut.


PUBLICATIONS ALLEMANDES SUR LA FRANCE.

On sait avec quel soin l’Allemagne suit le développement littéraire et politique des divers pays qui représentent les destinées du monde. C’est là peut-être la meilleure part de son originalité. Dans ce travail d’exploration, qui tend à associer tous les peuples civilisés ou plutôt à les rendre de moins en moins étrangers les uns aux autres, les écrivains de l’Allemagne ont marqué leur place au premier rang. Goethe avait assigné ce but à la littérature de sa patrie; elle devait être, disait-il, la littérature centrale, die Weltliteratur, et ouvrir un asile commun à toutes les œuvres du Midi et du Nord. Qui pouvait mieux qu’elle servir d’intermédiaire entre les peuples slaves et les nations romanes? Les habitudes studieuses des Allemands, leur esprit cosmopolite, la souplesse de leur idiome, qui sait si bien, grâce aux inversions et à la libre formation des mots, se modeler sur les langues étrangères, tout les désignait pour cette tâche. Le vœu de Goethe a été en partie réalisé; les lettres allemandes, depuis un demi-siècle, se sont empressées d’accueillir toutes les productions de l’esprit humain et de les classer avec une impartialité intelligente. Un seul pays n’avait pu obtenir justice à ce tribunal, et ce pays est la France. Tandis que, des Hindous aux Anglo-Saxons de l’Amérique, tous les peuples trouvaient à Berlin, à Vienne, à Munich, à Dresde, à Leipzig, à Goettingue, à Heidelberg, des juges sans prévention, le génie et les œuvres de la France y étaient l’objet d’une hostilité de parti pris. Il est inutile de rappeler ici les causes de cette malveillance; je suis heureux, au contraire, d’avoir à signaler certains symptômes qui prouvent qu’elle disparaît de jour en jour.

Il y a quelques mois, un critique dont l’autorité va croissant, M. Julien Schmidt, dans son Histoire de la Littérature allemande au dix-neuvième siècle, rendait un éclatant hommage aux deux grands siècles littéraires de la France. — Sans Boileau et Voltaire, disait M. Schmidt, qui sait si nous aurions Goethe? — Ces mots sont d’autant plus significatifs, que M. Schmidt, dans le premier de ses écrits, avait jugé Corneille et Racine, Molière et Boileau. Voltaire et Montesquieu, au nom de ce teutonisme altier qui manifestait alors tant de dédain pour les littératures romanes. M. Julien Schmidt est un esprit vigoureux qui a traversé, sans en garder l’empreinte, cette mauvaise école du teutonisme; il habite aujourd’hui des régions plus sereines, il s’est débarrassé des systèmes exclusifs, et n’a plus d’autre passion que celle du vrai et du beau. L’influence des principes de M. Schmidt se fait déjà sentir ; on étudie notre histoire littéraire sans prévention aucune, et les époques les plus décriées naguère par Wilhelm Schlegel et ses amis sont interrogées avec respect. Félicitons-nous : les écrivains allemands commencent à lire Corneille et Molière avec une sympathie aussi cordiale que s’il s’agissait des drames indiens de Kalidasa ou des proclamations du monarque égyptien Amasis. Mais ce n’est pas seulement du XVIIe siècle qu’il est question. Voici des ouvrages consacrés à des époques très distinctes de notre histoire littéraire, et qui attestent également le progrès dont je viens de parler. Ces ouvrages sont de valeur très inégale; je les rassemble ici parce qu’ils nous montrent, à propos du moyen âge, du XVIIe siècle et du siècle de Voltaire, le même sentiment d’impartialité envers la France. Le premier est une étude sur Chrestien de Troyes, par M. W.-L. Holland, professeur de philologie germanique et romane à l’université de Tubingue[2]. Si un érudit de Tubingue, il y a vingt-cinq ans, eût écrit un livre sur Chrestien de Troyes, c’eût été pour sacrifier le poète français à Wolfram d’Eschenbach et pour tirer de là des conclusions qu’on devine sans peine. La pauvreté de la poésie française, la supériorité de l’inspiration allemande, voilà le thème, et la dissertation du bibliophile se serait transformée en une déclamation patriotique. Que Wolfram d’Eschenbach, en traitant les mêmes sujets que Chrestien de Troyes, se soit élevé au-dessus de son modèle, que le Perceval allemand, par la force des idées et la conception des caractères, offre bien autrement d’intérêt que le gracieux babil du Perceval champenois, je n’ai nulle envie de le contester; quant aux conclusions que le teutonisme aurait vues dans ce rapprochement, elles sont absolument fausses. La grande littérature au moyen âge, celle qui alimente et inspire toutes les autres, c’est la littérature de la France. Par les troubadours au midi et les trouvères au nord, la France, du XIIe siècle au XVe a régné sur tous les poètes et les conteurs de l’Europe. M. Holland reconnaît cette originalité créatrice; il signale en particulier l’influence de Chrestien de Troyes sur la poésie allemande, anglaise et flamande du moyen âge. Cette opinion, fondée sur les recherches les plus patientes, mérite d’être consignée; c’est la partie irréprochable de son œuvre. Pourquoi ne puis-je louer également la composition du livre? M. Holland est trop savant, je veux dire qu’il l’est trop à la manière des anciens érudits de l’Allemagne; toutes les lectures qu’il a faites, toutes les notes qu’il a prises doivent prendre place bon gré mal gré dans sa dissertation; il lui coûterait d’en sacrifier une seule. M. Holland appartient à cette école d’érudits qui veut que les échafaudages d’un bâtiment fassent partie du bâtiment lui-même. N’enlevez pas ces poutres, ces planches, ces échelles; il faut que chacun sache comment le maçon est monté jusqu’au toit. Il y a peut-être derrière les échafaudages de M. Holland une construction élégante et commode; malheureusement le seuil est obstrué, et si je parviens à entrer en dépit des obstacles, je ne trouve qu’une lumière douteuse obscurcie par l’appareil extérieur. On devine quel est le désordre produit par le système de M. Holland. A quoi bon connaître si bien toutes les questions relatives à la biographie et aux œuvres de Chrestien de Troyes? à quoi bon demander des renseignemens à la France, à l’Angleterre, à l’Italie, à la Hollande, fouiller toutes les bibliothèques, interroger les manuscrits, com- parer les variantes, si tant d’efforts n’aboutissent qu’à laisser dans l’esprit du lecteur une impression confuse? Un de ces écrivains du XVIe siècle qui prenaient plaisir à mettre en prose les longs romans du moyen âge, et ‘’ iret|sur|tout}} ceux de Chrestien de Troyes, le traducteur de Perceval le. Gallois cité par M. iiolland, termine ainsi le prologue de son récit : « Parquoy à tous auditeurs et lecteurs qui ce traictié liront et orront prie et requiers retenir et réserver le grain et mettre au vent la paille. » M. Holland aurait dû prendre ce conseil pour lui : s’il avait mis au vent la paille et réserve le grain, on n’aurait que des éloges à donner à son livre.

Tandis que le professeur de Tubingue écrivait cette longue et indigeste monographie sur un de nos trouvères du XIIe siècle, un jeune écrivain français publiait une étude sur le poète allemand qui a transformé les œuvres de ce trouvère. Le Parcival de Wolfram d’Eschenbach et la Légende du Saint-Graal, tel est le titre de cet ouvrage. L’auteur, M. Heinrich, chargé du cours de littérature étrangère à la faculté des lettres de Lyon, a mieux servi la littérature allemande que M. Holland n’a servi la nôtre. On ne connaît guère l’esprit et le rôle de Chrestien de Troyes quand on a lu jusqu’au bout les dissertations de l’écrivain allemand, avec ces notes bibliographiques sans fin qui ressemblent aux catalogues de la foire de Leipzig; M. Heinrich est aussi net que savant, il néglige les choses inutiles et va droit à son but. Lorsqu’on ferme son livre, on sait exactement ce qu’était Wolfram d’Eschenbach, en quoi consiste l’originalité de son esprit, ce qu’il a fait des légendes du Saint-Graal, quels sont ses rapports avec Chrestien de Troyes, comment le Parcival surpasse les Niebelungen et reste bien au-dessous de la Divine Comédie. Il y aurait sans doute des objections à faire à certaines conjectures de M. Heinrich : on est sûr au moins du terrain où l’on marche, et la discussion est profitable avec un écrivain qui dit nettement ce qu’il veut dire; mais je regretterais de blesser M. Holland par cette comparaison empruntée à la France. Qu’il cherche des modèles en Allemagne, il en trouvera sans peine. L’érudition allemande, depuis quelques années, se préoccupe avant tout de la précision et de la clarté. Une école s’est formée qui ne s’amuse plus comme autrefois aux solennelles frivolités du pédantisme. On écrit pour être lu, on veut être lu pour exercer une action. Les sujets les plus ardus, des sujets réservés naguère aux érudits de profession, l’histoire de l’Orient primitif, celle de l’antiquité grecque et romaine, ont été renouvelés avec un profond savoir et une netteté lumineuse; MM. Max Duncker, Mommsen, Droysen, Schœmmann, Preller, ont voulu que les dernières découvertes de l’archéologie fussent rendues accessibles à la foule. Les écrivains qui s’occupent du moyen âge doivent entrer dans la même voie; sinon, toute leur science sera vaine et mourra dans l’oubli.

M. Adolphe Ebert appartient à l’école où je voudrais voir M. Rolland; son érudition est au service d’une pensée, et cette pensée est exprimée avec franchise. Au lieu de rassembler minutieusement ce que des centaines d’écrivains, autorisés ou non, ont écrit sur le sujet qu’il traite, il s’applique à penser par lui-même. Quand il cite, il choisit; ce n’est pas une érudition qui s’étale, c’est une science qui se possède. La question même qu’il s’est posée atteste un chercheur original : quel a été le développement de la poésie dramatique en France au XVIe siècle[3]? Entre les mystères du moyen âge et les tragédies du temps de Louis XIII et de Louis XIV, n’y a-t-il pas eu une crise qui explique la différence absolue de ces deux théâtres? Le drame romantique et la tragédie classique ne se sont-ils pas disputé la scène? quels ont été les incidens de la lutte? quand, comment, par qui a été remportée la victoire? Voilà un problème bien formulé; pour le résoudre, l’auteur parcourt rapidement le moyen âge et la renaissance, et arrive à cette seconde moitié du XVIe siècle où commence la vraie littérature moderne. Les mystères du moyen âge, peu à peu transformés, avaient laissé des traces dans la littérature; d’un autre côté, l’esprit de la renaissance, avec la Cléopâtre de Jodelle, annonçait un art nouveau. Ces deux traditions, qui se perpétuent confusément après les poètes de la pléiade, semblent bientôt se confondre. L’élément romantique transmis par le naïf théâtre du XIIIe siècle, l’élément classique importé par la renaissance apparaissent simultanément chez les mêmes écrivains. On voit des poètes composer des tragédies à l’imitation de Sénèque, et à côté de cela des tragédies inspirées de la Bible, espèce de transformation savante des vieux mystères. La tradition non classique se révèle plus manifestement encore dans les tragi-comédies empruntées presque toutes aux romans italiens ou aux pastorales espagnoles. Quelquefois même le théâtre ose s’attaquer à des sujets contemporains, comme dans ce drame intitulé la Sultane, qui représentait le Philippe II de la Turquie, le conquérant de Belgrade et de Rhodes, le vainqueur de Mohacz, Soliman II, faisant périr par jalousie son fils Moustapha. Cette catastrophe avait eu lieu en 1553; sept années après, du vivant même du sultan Soliman, et malgré l’alliance de la France et de la Turquie, le poète Bounin faisait jouer son œuvre devant Catherine de Médicis, donnant ainsi à l’histoire ottomane une sorte de droit de cité sur la scène et frayant la route au Bajazet de Racine. M. Ebert suit avec beaucoup de précision et de finesse ces vicissitudes de l’esprit littéraire; il les explique par les événemens de l’époque, par les transformations de la société, par mille incidens curieux qu’il a su rassembler et choisir. C’est surtout le poète Garnier qui représente pour lui cette courte période où les deux élémens opposés, celui du moyen âge et celui de la renaissance, coexistent sans se combattre; l’auteur d’Hippolyte, des Juives, de Bradamante, passe tout naturellement de Sénèque à la Bible, et de la Bible aux romans italiens. Seulement Garnier n’est pas un poète assez autorisé pour établir à jamais cette liberté du théâtre. Après lui, la confusion recommence, et du sein de cette confusion entretenue par Alexandre Hardy, continuée par Théophile, la lutte va s’engager enfin entre le drame du moyen âge et la tragédie à la Sénèque. Quand Corneille paraît, la question est posée. L’insouciance de Garnier est devenue impossible, il faut choisir son drapeau.

M. Ebert a réussi à dire des choses nouvelles et justes sur cette première période de Corneille, aujourd’hui si complètement élucidée. Il montre fort bien ce qu’était alors le romantisme de ce poète, qui disait hardiment dans la dédicace de la Suivante (1635) : « Puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand monde à leurs représentations. Il faut, s’il se peut, y ajouter des règles, afin de ne déplaire pas aux savans et de recevoir un applaudissement universel; mais surtout gagnons la voix publique!... » Plaire au peuple, et, s’il se peut, ne pas déplaire aux savans, chercher l’action, l’intérêt, la vie, et y ajouter des règles, telle était la poétique de Corneille à l’heure où il préparait le Cid. Cependant, au moment où il parlait ainsi, le parti des règles devenait chaque jour tout-puissant. Le génie dominateur de Richelieu, la création de l’Académie, une réaction instinctive du goût public contre les désordres d’Alexandre Hardy et de son école, la mode enfin, dont il faut bien tenir compte chez une nation ardente et mobile, mille causes assuraient la victoire à la tragédie régulière. C’est précisément en 1635 que cette victoire fut remportée, non pas sur la scène par quelque grand chef-d’œuvre, mais sur le terrain de la théorie et dans le champ-clos de l’opinion. Les comédiens, attentifs à suivre le goût dominant, ne voulaient plus jouer que des pièces parfaitement conformes aux lois de l’unité. Un certain La Piralière, dans une brochure satirique intitulée le Parnasse, nous montre tous les jeunes poètes, tous les dilettanti de l’époque, abandonnant les épîtres et les sonnets pour fabriquer des tragédies; ils assiègent les portes du théâtre, arrêtent les acteurs au passage, offrent leurs manuscrits, et pour se recommander aux princes et aux princesses de la scène, ils affirment qu’ils ont observé toutes les règles d’Aristote, — peut-être même quelques autres auxquelles Aristote n’avait pas songé. Cette curieuse satire est de 1635; or en 1538 un adversaire des trois unités, le dramaturge d’Urval, dans un discours qui précède sa tragédie de Panthée, dit expressément que les partisans des règles sont depuis trois ans les maîtres de la scène et de l’opinion. On comprend mieux, grâce à ces détails, quelle émotion dut produire le Cid. M. Ebert raconte cet épisode avec intérêt; seulement il a tort de croire que Corneille, après sa victoire, contraint par l’Académie, soumis par Richelieu, et obéissant décidément aux transformations du goût français, ait renoncé à ses brillantes témérités pour consacrer à jamais la tragédie classique dans Horace et Cinna. Le romantisme cornélien éclate à travers toute la carrière du poète; il ne serait pas difficile d’en indiquer les traces dans la libre composition d’Horace, de Cinna, de Polyeucte, mais surtout il suffit de citer Don Sanche et Nicomède pour rappeler à M. Ebert ce qu’il n’eût pas dû oublier. En général, pour tout ce qui précède l’apparition de Corneille, le travail de M. Ebert est excellent; son jugement sur l’auteur du Cid, c’est-à-dire la conclusion même, renferme de graves erreurs. Je n’hésite pourtant pas à signaler ce livre comme l’un des meilleurs que l’histoire littéraire ait produits en Allemagne dans ces dernières années.

Avec M. Jürgen Bona Meyer, nous passons des questions littéraires du XVIR siècle aux problèmes philosophiques et sociaux du XVIIIe. M. Bona Meyer a pensé que ce serait une œuvre utile et neuve de prononcer enfin un jugement impartial sur Voltaire et Rousseau[4]; il lui a paru qu’aujourd’hui encore, en France comme en Allemagne, les deux chefs du mouvement intellectuel du dernier siècle n’avaient que des admirateurs de parti pris ou des détracteurs aveugles. Il a interrogé la plupart des travaux récemment consacrés à l’auteur de Candide, à l’auteur du Contrat social, et dans les meilleures de ces études il a cru retrouver les traces des passions d’autrefois. Mettre Voltaire et Rousseau en face de leur époque, expliquer leurs écrits par les circonstances qui les virent naître, les juger d’après les services qu’ils ont pu rendre et non au point de vue de nos idées, si différentes des leurs, tel est le programme que M. Bona Meyer s’est proposé de remplir. Dirai-je qu’il a réussi? C’est assez de louer ici l’intention; si le livre que j’ai sous les yeux répondait complètement à la pensée qui l’a dicté, l’auteur eût écrit un chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre de sagacité et de justice que l’Europe attend encore et attendra longtemps. Il y a de bonnes parties dans le travail de M. Bona Meyer, mais que de lacunes sur des points importans ! A propos de Voltaire par exemple, M. Meyer néglige de marquer avec précision les différentes phases de son rôle; il se contente de généralités, c’est-à-dire d’à-peu-près, qui donnent à ses conclusions un caractère banal. Il est parfaitement exact de dire que l’amour de la tolérance a été, avec la haine du fanatisme, la principale inspiration de Voltaire, il est tout à fait hors de doute que la foi de Voltaire était le déisme, la religion naturelle, et qu’il a maintes fois bafoué les matérialistes et les athées de son temps ; mais comment expliquer les contradictions sans nombre de son esprit? Comment expliquer qu’un homme si prompt à ressentir comme une injure personnelle toutes les atteintes à la liberté de la conscience ait si souvent et d’une façon si cruelle manqué de respect au genre humain? Comment concilier son déisme, son amour de l’humanité, avec ce désolant pessimisme qui outrage à la fois Dieu et l’homme? M. Meyer a fait, comme certains savans de son pays, qui, à l’aide de quelques formules, ont la prétention de rendre compte de tout; il avoue trop humblement que ces contradictions sont pour lui d’insolubles énigmes. Je crois qu’avec une étude plus attentive, il serait parvenu à les expliquer; mais ce sujet ne l’attirait pas, il aimait mieux mettre en lumière tout ce qu’il y a eu de généreux et de sensé dans l’œuvre du grand agitateur. M. Meyer a beau parler d’impartialité, il se préoccupe involontairement de faire la leçon à son pays, il veut redresser les jugemens de l’Allemagne sur Voltaire et Rousseau.

En Allemagne, depuis près d’un siècle, Voltaire a toujours été sacrifié à Rousseau; M. Bona Meyer a relevé Voltaire aux yeux de l’Allemagne, et, sans sacrifier absolument Rousseau, il a montré qu’on admire chez lui des principes qui ne sont pas les siens. Un homme qui a eu aussi ardemment et plus constamment que Voltaire le sentiment de l’humanité et du progrès, Lessing, disait de l’auteur de l’Essai sur les Mœurs : « Ce qu’il a fait de bon n’est pas neuf, ce qu’il a fait de neuf n’est pas bon. » Cette sentence, plus spirituelle que juste, devrait être rectifiée; il fallait prouver que l’originalité de Voltaire n’est pas dans telle ou telle idée qu’il a émise, mais dans l’ardeur de son prosélytisme. Voilà ce que M. Meyer a compris, et c’est pour cela qu’il a insisté avant tout sur cette prédication de tolérance et d’humanité qui demeurera en définitive, malgré tant de contradictions fâcheuses, le titre le plus sérieux de Voltaire. L’étude de M. Meyer, très insuffisante pour nous, est donc utilement conçue pour l’Allemagne. M. Meyer voudra sans doute compléter un jour son travail; il aura soin alors de suivre Voltaire d’année en année, il signalera les périodes diverses de son rôle, il recherchera ce qu’était la société française à l’heure où débuta le jeune poète, quelle éducation pernicieuse il avait reçue de son parrain l’abbé de Châteauneuf, et plus tard quels exemples, quelles excitations il avait puisés auprès de l’abbé de Chaulieu et du prieur de Vendôme. Ce vif et mobile esprit, qu’on a rendu trop responsable de la corruption de son siècle, avait été corrompu lui-même dès la première heure par les débauches de la régence, et du sein de cette corruption il s’était élevé à des principes d’humanité, à une foi philosophique et déiste, très incomplète, il est vrai, mais bien supérieure aux doctrines de ce misérable temps. Ces deux inspirations, l’une sensuelle et impie, l’autre élevée, humaine, généreuse, éclatent pour la première fois dans cette étrange et douloureuse pièce, le Pour et le Contre, dédiée à Mme de Rupelmonde. Ce pour et ce contre, c’est-à-dire ces deux esprits absolument opposés, on les verra lutter sans cesse dans la longue carrière de Voltaire. Tantôt c’est l’impiété qui l’emporte, tantôt le sentiment de la dignité humaine. Pourquoi ces alternatives? D’où vient que Voltaire a composé Candide? d’où vient qu’il écrit le 8 février 1768 : « Pour moi, qui ai trop vécu et qui suis près de finir une vie toujours persécutée, je me jette entre les bras de Dieu, et je mourrai également opposé à l’impiété et au fanatisme? » La biographie de Voltaire mise en regard de son temps peut seule répondre à ces questions. Telles sont les recherches que doit s’imposer M. Bona Meyer s’il veut combler les lacunes de son œuvre.

L’étude sur Jean-Jacques Rousseau est aussi composée en vue du public germanique beaucoup plus qu’au nom de la vérité définitive. Rousseau, qui a eu tant de disciples au XVIIIe siècle parmi les philosophes et les moralistes prédécesseurs de Kant, passe encore en Allemagne pour l’instituteur de la démocratie; M. Meyer a voulu montrer ce qu’était la démocratie de Jean-Jacques, et il n’a pas eu de peine à prouver, le Contrat social en main, que Rousseau, après avoir déclaré la démocratie impossible, applique cependant à sa cité imaginaire l’inévitable conséquence de la démocratie, le despotisme de l’état. Comment l’auteur de la Profession de foi du Ficaire savoyard en vient-il à détruire toute liberté de conscience? M. Meyer, en expliquant ces contradictions, s’est rencontré plus d’une fois avec M. Saint-Marc Girardin, bien qu’il ne connût pas encore les pages récentes insérées ici même par cet ingénieux publiciste. M. Meyer a donc rectifié sur plusieurs points l’idée qu’on se faisait au-delà du Rhin de l’auteur de l’Emile et du Contrat social; quant au Rousseau complet, au tribun du spiritualisme, à l’homme dont les paradoxes enflammés réveillèrent la France du XVIIIe siècle, ne le cherchez pas dans le livre de M. Meyer. M. Meyer (et il n’est pas le seul qui ait commis cette faute) ne parait pas se souvenir que Rousseau a osé parler de Dieu à un siècle impie, de liberté et de vertus sociales à des gentilshommes désœuvrés, comme il a parlé des enchantemens de la nature aux salons dédaigneux et frivoles. Pauvre grand homme! il est facile aujourd’hui de flétrir les hontes de sa vie, de réfuter les erreurs de ses livres; n’oublions pas cependant qu’il a relevé le spiritualisme et ranimé une société mourante. M. Meyer ne songe pas assez à tout cela, c’est le principal reproche que je lui adresse. Ce livre n’en est pas moins une œuvre fort estimable, et bien que l’auteur l’ait écrit trop spécialement pour l’Allemagne, il a droit aussi aux remerciemens de la France.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.


  1. Un vol. in-8o, chez Guillaumin.
  2. Crestien von Troies. Eine literaturgeschichtliche Untersuchung, von dr. W. L. Holland; 1 vol., Tubingue 1854; Paris, Glaeser, rue Jacob, 9.
  3. Entwicklungs-Geschichte der Französischen Tragödie, vornehmlich im XVI Jahrhundert, von Adolf Eberl; i vol. Gotha 1856; Paris, Glaeser.
  4. Voltaire und Rousseau in ihrer socialen Bedeutung dargestellt, von Jürgen Bona Meyer; 1 vol. Berlin 1856; Paris, Glaeser, rue Jacob, 9.