Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1863

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Chronique n° 761
31 décembre 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1863.

L’histoire parlementaire de cette dernière quinzaine compte deux épisodes diversement intéressans : la discussion de l’adresse au sénat, la discussion et le vote de l’emprunt au corps législatif. Ces deux débats ont excité à un haut degré l’attention publique ; les questions qui y ont été agitées sont de celles qui dans l’état actuel de l’opinion sont avidement accueillies par les esprits et sont destinées à faire faire aux idées un rapide chemin. Nous ne pouvons donc les passer sous silence ; mais ces deux épisodes parlementaires, bien qu’ils soient un prélude, une sorte d’ouverture aux grandes discussions qui devront remplir la session présente, sont déjà des choses accomplies et appartiennent au passé. À tout instant, il y a une question en train, une question brûlante, une question dont l’issue est incertaine, et c’est celle-là qui prend la priorité parmi les préoccupations générales. La question brûlante du jour est le conflit dano-allemand. Nous sommes donc tenus de donner en ce moment la préséance au conflit dano-allemand ; nous devons nous engager dans les perplexités de l’affaire du Holstein avant d’essayer de déduire des récentes discussions du sénat et du corps législatif les conclusions qu’on en peut tirer touchant la situation et la politique de la France.

Nous avons à nous reprocher d’avoir depuis longtemps et souvent fatigué nos lecteurs de cette affaire du Slesvig-Holstein ; plus d’une fois on nous a témoigné un étonnement railleur de l’érudition que nous paraissions posséder au sujet de cette complication politique à mesure que s’en déroulaient les ennuyeuses et lentes péripéties. Aujourd’hui que ce mal chronique est arrivé à sa crise aiguë, on nous en voudra moins sans doute de nous en être inquiétés depuis longtemps. Le malheur de la question dano-allemande est d’être très difficile à comprendre ; elle est difficile à comprendre parce qu’elle est démesurément compliquée. On y voit réunis presque tous les ordres de questions qui ailleurs, et sur de plus vastes théâtres, émeuvent et passionnent les peuples.

Les duchés de Slesvig et de Holstein ont été depuis plusieurs siècles placés sous le gouvernement des souverains qui régnaient sur le Danemark. Contigus au Danemark, gouvernés par la même dynastie, on s’était habitué à les regarder comme faisant corps avec la monarchie danoise, comme un des élémens de cette monarchie, qui, au point de vue maritime, a toujours tenu dans l’équilibre européen une place si utile et si honorable. Cette confusion séculaire s’était établie d’autant plus facilement qu’au XVIe, au XVIIe, au XVIIIe siècle, et au commencement du XIXe, l’état, à peu près partout en Europe, c’était le monarque, et que l’union des provinces gouvernées n’avait d’autre expression que l’unité de souverain. Durant cette longue époque également, on ignora partout à peu près ou l’on compta pour peu de chose la notion de nationalité, et les distinctions, les griefs, les conflits et les explosions passionnées auxquelles le sentiment de nationalité donne lieu de nos jours. Or depuis quelques années la difficulté du Slesvig-Holstein est née à la fois de la question toute moderne des réformes constitutionnelles, de la question plus moderne encore de nationalité, et de la question qui naissait du vieux droit, du droit d’ancien régime, de successibilité.

Les Danois se sont de nos jours sentis et montrés dignes de posséder un gouvernement constitutionnel et libéral, et ils ont trouvé dans le souverain qui vient de mourir un roi assez éclairé et assez honnête pour seconder l’accomplissement des vœux de ses peuples. L’Europe l’a entendu, peu de semaines avant sa mort, proclamer qu’à ses yeux les qualités politiques de son peuple étaient telles que plutôt que de subir un affront de l’étranger, il n’hésiterait point à descendre du trône et à constituer le Danemark en république. La première difficulté naquit de l’organisation des institutions libérales du Danemark. Le Holstein fait partie de la confédération germanique. Il y avait deux systèmes possibles : ou laisser au Holstein des institutions distinctes, ou le comprendre dans les institutions générales de la monarchie danoise. Mais ici se présentait une autre complication. Le Slesvig ne fait pas partie de la confédération germanique ; cependant le Slesvig ab antiquo est uni au Holstein par un lien politique d’une nature particulière : il est soumis à la même loi de succession que le Holstein ; les princes dont la dynastie vient de finir dans la personne de Frédéric VII étaient ducs de Slesvig et de Holstein avant de devenir rois de Danemark, et cette dynastie, en finissant, pouvait avoir des héritiers différens dans le Danemark proprement dit d’une part, et dans les duchés de Slesvig et de Holstein de l’autre, les deux duchés revenant dans ce cas au même héritier. Comme une conséquence de ces origines et de ce lien que l’ordre de succession avait créé entre le Slesvig et le Holstein, il s’était naturellement établi entre les deux duchés une certaine communauté d’administration et d’institutions. En outre une partie du Slesvig, la partie méridionale contiguë au Holstein, est occupée par une population de race et de langue allemande. La question de savoir si on laisserait le Holstein en dehors de la constitution danoise, ou si on l’y comprendrait, cessait donc d’être simple. Quelle que fût la situation que l’on ferait au Holstein ou au Slesvig, l’un de ces duchés entraînait l’autre avec lui. Si le Danemark, se préoccupant de la position distincte que donne au Holstein la place qu’il tient dans la confédération germanique, voulait le laisser en dehors de la constitution et du gouvernement représentatif danois, aussitôt le Holstein exigeait que le Slesvig, qui lui est uni, non par le lien fédéral allemand, mais par le lien de la loi de succession et une tradition d’institutions communes, ne fût point séparé de lui pour être incorporé dans la constitution danoise. Cependant, le Slesvig ne faisant pas partie de la confédération germanique, n’étant soumis envers l’Allemagne à aucune obligation ni autorité fédérale, le gouvernement danois ne voulait ni ne pouvait abandonner le Slesvig à un système d’administration et d’institutions séparé de celui de la monarchie. Soit, lui disait-on ; mais alors il faut comprendre le Holstein avec le Slesvig dans la constitution danoise. Et, ce principe posé, la question était loin d’être résolue ; des difficultés plus irritantes naissaient à l’application même. Il s’agissait en effet de savoir la place que le Holstein et le Slesvig auraient dans la constitution, le nombre de voix que la représentation des duchés obtiendrait dans le rigsraad. C’est sur ces points que portent depuis plusieurs années les contestations entre la cour de Copenhague et les agitateurs du Holstein, ou plutôt entre le Danemark et la diète germanique, agissant au nom du Holstein et prêtant aux réclamations de ce duché le concours des excitations et de la puissance de l’Allemagne. De contradiction en contradiction, d’exigence en exigence, la diète germanique, par une dialectique subtile, en arrivait à vouloir dicter au Danemark les termes de sa constitution ; en partant du Holstein, elle étendait son ingérence jusqu’au sein même du gouvernement danois. Il faut avoir ces données de la question présentes à l’esprit pour comprendre d’une part l’enchaînement des prétentions allemandes, et de l’autre l’irritation que ces prétentions poussées à l’excès excitent au sein du peuple danois et de toute la race Scandinave.

On voit que la principale difficulté de cette affaire réside dans la question de succession. Si, en fait, cette question n’eût pas été près de s’ouvrir, s’il’n’y avait pas eu de chance apparente que, par l’extinction de la famille royale, les duchés de Slesvig et de Holstein pussent être séparés du Danemark et passer au même héritier, il est évident que le différend dano-allemand n’eût jamais pris des proportions très graves. L’Allemagne n’ayant pas de droit sur le Slesvig, le roi de Danemark, souverain de ce duché, eût pu l’assimiler politiquement à la monarchie danoise, et la diète n’eût pu aller, en aucun cas, au-delà de l’exécution fédérale dans le Holstein.

Mais il fallait bien songer aux difficultés inhérentes à cette question, puisqu’il était certain que le roi Frédéric VII, mourant sans enfans, laisserait une succession ouverte à des contestations et à des divisions qui pourraient entraîner le démembrement de la monarchie danoise. Une telle perspective devait sérieusement inquiéter les grandes puissances européennes. Ces grandes puissances devaient envisager avant tout le côté politique et européen de la question. La question d’intérêt européen, c’était le maintien de l’état territorial de la monarchie danoise. Peu importait que cet état territorial fût le résultat de telle ou telle loi d’hérédité amenant l’annexion de races parlant des langues différentes ; ce qui importait, c’est que cet état territorial avait reçu la consécration des siècles, qu’il avait mis les clés importantes de la Baltique aux mains d’une puissance qui n’était pas assez forte pour user de son privilège d’une façon égoïste et tyrannique, et n’était pas trop faible pour faire respecter au besoin son indépendance et sa neutralité, et qu’il avait permis au Danemark de remplir un rôle utile à l’Europe. Les grandes puissances, unanimement frappées de ces considérations d’intérêt européen, firent le traité de 1852. Ce traité régla la succession danoise par un arrangement désintéressé de la part des puissances, conservateur au point de vue des intérêts européens et libéral pour le Danemark. On parvint au résultat nécessaire au moyen de renonciations obtenues en faveur du roi actuel. La maison impériale de Russie, qui aurait pu revendiquer la portion du Holstein où se trouve précisément le port de Kiel, fit abandon de ses prétentions ; les princes allemands cédèrent leurs droits sur d’autres parties de l’héritage, et le duc d’Augustenbourg échangea les siens contre une indemnité pécuniaire. Ce traité, œuvre de raison et de prévoyance, fut signé par les deux grandes puissances germaniques, et reçut l’adhésion de plusieurs états secondaires d’Allemagne. Il est regrettable qu’il n’ait point été présenté à l’acceptation de la diète en même temps qu’aux diverses cours allemandes. Se défiait-on des résistances de la diète ou de ses lenteurs ? Mais on en fût venu bien facilement à bout en 1852 ; l’influence de l’Autriche et de la Prusse, unies au même engagement par une signature toute fraîche encore, aidées par les adhésions obtenues de plusieurs cours secondaires, eût aisément vaincu quelques résistances qui n’eussent point été alors encouragées par un vif mouvement d’opinion allemande. A-t-on cru que l’approbation de la diète était inutile, ou plutôt l’a-t-on tenue à l’écart systématiquement dans la pensée, alors dominante parmi les cabinets, de l’exclure le plus possible de la délibération des questions européennes ? En agissant ainsi, on s’est privé d’un concours qui serait aujourd’hui bien précieux, on a blessé la susceptibilité de l’amour-propre allemand, on a involontairement fourni à la diète le prétexte de faire des réserves sur la succession des duchés et d’augmenter par cette réticence l’exaltation de l’opinion publique allemande, qui aspire maintenant à séparer définitivement le Slesvig et le Holstein de la monarchie danoise en les revendiquant comme l’héritage du duc d’Augustenbourg.

Le danger de la situation est en effet la surexcitation du patriotisme allemand, trop longtemps froissé par la mauvaise organisation de la confédération germanique et l’impuissance à laquelle cette organisation le condamne dans la délibération et la solution des questions européennes. On peut regretter la mauvaise direction que suit l’Allemagne dans la question danoise ; mais il ne servirait de rien, il ne serait pas équitable, il serait dangereux de méconnaître les justes griefs du patriotisme allemand. L’Allemagne, comme nation, il faut l’avouer, n’a point, dans les transactions européennes, la place et l’influence auxquelles elle a droit. Voilà un peuple qui compte cinquante millions d’âmes ; ce peuple est l’un des plus éclairés et des plus industrieux de l’Europe ; dans les sciences, dans la philosophie, dans tous les développemens de la vie intellectuelle, aucun ne le surpasse ; il déploie dans les affaires une habileté et une activité incontestables ; il est doué d’une force d’expansion extraordinaire, et sa population débordante envoie des colons et des pionniers de la civilisation aux extrémités du monde ; dans les grandes luttes politiques de notre siècle, quand l’Allemagne n’a plus été une machine passive aux mains de gouvernemens routiniers, quand elle s’est réveillée comme peuple, elle a exercé tout à coup sur les événemens une action décisive. Malgré tous ses titres à être admise, écoutée et comptée dans les délibérations de politique internationale au même rang que les autres grandes nations, l’Allemagne s’y voit effacée et annulée. Sa place y est prise par les deux premières puissances de la confédération, l’Autriche et la Prusse, qui ne peuvent la représenter qu’incomplètement, qui, ayant d’importantes possessions non allemandes, ont à cœur d’autres intérêts que l’intérêt allemand, qui enfin, presque toujours en lutte, divisent et neutralisent l’Allemagne par leurs constantes rivalités, ou la dominent impérieusement dans les rares occasions où elles sont d’accord. Telle est la fausseté et le vice de la situation de l’Allemagne ; il y a longtemps que les Allemands ont le sentiment amer de cette situation pénible et humiliée. De là le profond malaise qui les travaille ; de là ces aspirations à organiser une meilleure représentation et une action mieux unie et plus libre de la confédération ; de là ce mouvement du National Verein, qui s’est si rapidement accru depuis peu d’années ; de là cette éclatante et récente manœuvre de l’empereur d’Autriche, qui rendait hommage aux aspirations allemandes, même en leur offrant des satisfactions illusoires. La première issue qui s’ouvre à l’expression du sourd malaise et de l’ambition inquiète du patriotisme allemand, c’est la question du Slesvig-Holstein. Dans cette question est engagé un intérêt évident de nationalité, un intérêt d’amour-propre allemand, un intérêt d’accroissement de puissance pour la confédération, puisqu’il s’agit de s’assurer de la possession des deux rives de la rade de Kiel. Les Allemands s’attachent d’autant plus à leurs prétentions en cette circonstance qu’à la question de juridiction fédérale vient s’ajouter aujourd’hui la question de succession. Grâce à cet incident de la succession, ils ont dans les mains une sanction pénale dont ils peuvent appuyer leurs réclamations contre le Danemark. Si le Danemark persiste à vouloir diviser les deux duchés et à incorporer le Slesvig dans la constitution de la monarchie, ils menacent de ne pas reconnaître le traité de Londres et de séparer à jamais les deux duchés de la monarchie en soutenant les prétentions du duc d’Augustenbourg. Par là les Allemands se vengent de l’omission dédaigneuse que les puissances ont faite de la diète au moment de la conclusion du traité de Londres, par là les états secondaires font sentir à la Prusse et à l’Autriche que leur association à un acte européen ne suffit point pour impliquer et entraîner l’adhésion de l’Allemagne. Enfin tous les partis germaniques, pour le moment du moins, trouvent leur compte à cette revendication. Les états secondaires que le mouvement unitaire menace les premiers se font une popularité inattendue en devenant les organes les plus vifs du sentiment national ; le parti unitaire a le droit d’espérer que l’émotion qui s’est emparée de l’Allemagne profitera à une réorganisation plus concentrée et plus forte de la confédération. L’Allemagne du midi et l’Allemagne du nord, d’habitude si profondément divisées, doivent à cet incident un accord dont la nouveauté les surprend et les enchante. Tout ce qui se passe aujourd’hui en Allemagne à propos du Slesvig-Holstein a donc le caractère d’une crise qui aura des suites importantes et prolongées.

Le phénomène le plus curieux que présente cet état de choses, c’est l’inefficacité dont paraît être menacé le traité de Londres. Ce traité n’avait pas été seulement un acte prudent, honnête et désintéressé ; il était l’œuvre de six puissances, dont cinq sont les premières de l’Europe. Il semblait donc revêtu de la plus haute autorité morale et matérielle. À en juger cependant par la conduite actuelle des Allemands, ce traité est exposé à n’avoir aucune force. Les Allemands n’en font aucun cas et semblent prêts à le bafouer. D’où vient cette impuissance probable de l’autorité européenne la plus élevée formulée dans le traité de Londres ? Elle vient de l’état actuel des relations entre les grandes puissances qui ont signé ce traité. Pour que les actes diplomatiques aient une force véritable, il faut qu’ils aient une sanction exécutive. Au bout d’un traité comme au bout d’un congrès, quand il n’y a pas une alliance de puissances résolues à faire exécuter leurs décisions, traités et congrès ne sont que de stériles manifestations et de vaines parades. Sans de telles alliances, les traités demeurent sans vertu, et ne sont que du parchemin griffonné et taché de grands cachets de cire. Dans l’affront auquel est exposé le traité de Londres, on peut voir la révélation du mal dont souffre aujourd’hui l’ordre européen. Il n’y a plus d’alliances ; les traités généraux sont par conséquent dénués d’efficace. Ces traités commencent à ne plus protéger les faibles ; on ne tardera pas avoir s’ils peuvent protéger les forts. Vouloir faire des traités et des congrès nouveaux quand on ne sait pas conserver ou faire des alliances, c’est une entreprise frivole.

Quoi qu’il en soit, si l’on se demande quelle issue peut maintenant avoir la question danoise, on se trouve en présence de trois solutions, dont les moins violentes sont encore hérissées de difficultés et de complications. Au point où les choses en sont venues, nous croyons qu’en aucun cas l’Allemagne ne permettra que le Slesvig et le Holstein soient désormais placés dans l’économie intérieure des institutions danoises, sous des régimes séparés. Cette prétention de l’Allemagne commence par supposer l’abolition de la constitution du 18 novembre 1863, qui, laissant le Holstein dans une position distincte, incorporait le Slesvig dans la monarchie danoise. Or l’union du Slesvig et du Holstein peut se réaliser dans trois conditions différentes : ou bien les deux duchés participeraient à la constitution commune du Danemark, ou bien ils auraient une constitution séparée tout en demeurant rattachés par le lien personnel du souverain à la couronne danoise, ou bien même le lien personnel serait rompu, et les duchés, complètement détachés du Danemark, formeraient une souveraineté indépendante sous le gouvernement de la maison d’Augustenbourg. L’Angleterre conseille, dit-on, au roi de Danemark l’abandon de la constitution du 18 novembre, et le roi de Danemark, en acceptant la démission du ministère Hall, semble s’efforcer de suivre le conseil de la diplomatie anglaise. Dans cette hypothèse, le gouvernement danois n’aurait le choix qu’entre les deux premières solutions que nous avons indiquées ; mais de ces deux solutions, la première, celle où le Slesvig et le Holstein seraient compris ensemble dans la constitution danoise, paraît impraticable quand on songe qu’essayée depuis onze ans elle a continuellement troublé le Danemark sans contenter l’Allemagne : cette solution ouvre en effet à la confédération germanique un accès à des ingérences incessantes dans le gouvernement intérieur du Danemark ; elle tend à germaniser le Danemark, à l’absorber dans le cercle des intérêts allemands. La seconde solution, celle qui donnerait aux duchés placés sous le même sceptre que le Danemark une existence politique séparée, serait moins hérissée de tracasseries quotidiennes, mais elle serait pour le Danemark un affaiblissement moral et politique ; en respectant la lettre, elle violerait l’esprit du traité de Londres, où les puissances ont proclamé « qu’elles reconnaissaient comme permanent le principe de l’intégrité de la monarchie danoise. » Cependant les conseils de la diplomatie anglaise ne laissent pas d’autre voie ouverte au Danemark que l’une des deux solutions précédentes ; c’est également à la condition qu’il fera son choix entre ces limites que la Prusse et l’Autriche maintiennent leur adhésion à la lettre du traité de Londres tout en menaçant déjà le Danemark de l’occupation militaire du Slesvig. Or, tandis que le roi de Danemark est resserré dans ce triste dilemme, l’exécution fédérale accomplie dans le Holstein est accompagnée de circonstances qui attaquent directement le traité de Londres, et commencent à trancher contre le roi Christian la question de succession dans les duchés. On laisse les villes et les assemblées populaires proclamer le duc d’Augustenbourg comme duc de Slesvig-Holstein ; le duc est lui-même entré à Kiel et y ébauche l’organisation de son gouvernement. Que si c’est cette solution extrême qui, au mépris du traité de Londres, prévaut dans les duchés, soit grâce aux connivences calculées de l’exécution fédérale, soit par le refus des Danois de se rendre à des conditions blessantes pour leur indépendance et leur honneur national, un grand coup aura été porté non-seulement à ce brave peuple danois, mais aussi à l’équilibre du Nord, et le retentissement de cet ébranlement ne tardera point à se faire sentir au reste de l’Europe. En affaiblissant le Danemark, on porte atteinte à toute la race Scandinave, dont l’instinct national et politique s’est si vivement réveillé dans ces derniers temps. Que le Danemark résiste à la spoliation par les armes, la Suède ne pourra pas rester indifférente. Que la Suède prête son concours militaire au Danemark, la Russie ne pourra pas souffrir que le gouvernement de Stockholm porte la main sur les clés de la Baltique. La Russie entrant en jeu, on verrait si l’Angleterre peut pousser plus loin son système de circonspection outrée, et si la France pourrait longtemps demeurer dans une boudeuse inaction.

La discussion de l’adresse au sénat, la discussion de l’emprunt au corps législatif, nous ont laissé un regret, le regret que le gouvernement n’ait profité d’aucune de ces occasions pour nous faire connaître les principes et le programme de sa politique étrangère dans les graves circonstances que traverse l’Europe. Quoique écourté, le débat de l’adresse dans le sénat n’a point été dépourvu d’intérêt. Le pays est envers les discussions publiques dans une disposition de curiosité avide qui est déjà pour les orateurs une bonne fortune. Les saillies de M. de Boissy doivent à cette attitude du public une grande partie de leur succès. On ne peut pas dire de la faconde de M. de Boissy que c’est un torrent ou un fleuve ; c’est pourtant un je ne sais quoi qui charrie tout. On lui pardonne le décousu des idées, la témérité des assertions, l’excentricité des opinions à cause des naïvetés piquantes ou des espiègleries hardies qui montent de temps en temps à la surface de ses discours. Son mérite après tout est de n’avoir rien d’officiel dans le langage et de n’être point un brûleur d’encens. Le sénat possède deux statisticiens éminens, M. Charles Dupin et M. Michel Chevalier, qui placent d’ordinaire dans la discussion de l’adresse des morceaux où éclatent l’éloquence et la poésie des chiffres. M. Charles Dupin est le statisticien classique, M. Michel Chevalier le statisticien romantique. La parole réussit mieux au premier, la plume au second. Nous n’avons eu cette année que quelques mots de M. Charles Dupin ; en revanche, M. Michel Chevalier a prononcé un de ces longs discours qui ne sortent pas du feu de la discussion, et qui par conséquent n’attirent point vivement les lecteurs. Il semble que le tort de M. Michel Chevalier ait été cette fois de n’avoir pas bien pris son temps, car il a voulu nous convaincre que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. En matière de politique intérieure, le succès sérieux de cette discussion a été le discours de M. de La Guéronnière. Moins serein et moins optimiste que M. Chevalier, M. de La Guéronnière a réclamé en des termes qui ont fait sensation le développement libéral des institutions, et notamment la réforme de la législation qui régit la presse. En cela, le sénateur qui n’a point oublié qu’il a été journaliste nous a paru plus pratique et en même temps animé d’une plus véritable intelligence des besoins de la démocratie libérale de la France que l’ingénieux avocat du percement des isthmes. L’œuvre de régénération des études philosophiques et libérales vaillamment tentée par M. Duruy devait naturellement, il fallait s’y attendre, encourir le déplaisir du banc des cardinaux. Tout ministre qui prendra à cœur la sécularisation de l’enseignement est destiné à susciter contre lui une opposition d’église, mais cette opposition, loin de le décourager, doit être considérée par lui comme le premier témoignage de son succès. Dans la politique extérieure, l’événement du débat a été le mâle et vert discours de M. Dupin sur la question polonaise. Nous ne partageons pas tout à fait l’opinion de M. Dupin ; mais il n’est pas nécessaire d’être de son avis pour admirer le miracle de cette parole dont l’âge n’a pu alourdir le mouvement et émousser la pointe. Il est clair d’ailleurs qu’une grande entreprise de politique étrangère peut difficilement supporter une discussion publique ; cette discussion, en effet, n’en saisit pas les données véritables, les moyens, les ressorts, qui appartiennent à une élaboration d’une tout autre nature. Puis, la portée des paroles de M. Dupin dépassait souvent la question polonaise. Lorsque par exemple il a rappelé d’une façon si plaisante la réponse du duc de Fezensac à son lieutenant pendant la campagne de Russie : « il me semble que nous vons trop loin, » M. Dupin avait beau parler Pologne, tout le monde a compris Mexique.

La discussion de l’emprunt au corps législatif ne mériterait guère d’être rappelée, si M. Thiers n’y avait pris part. Nous eussions désiré, pour notre compte, que cette occasion fût choisie par l’opposition pour examiner avec une certaine profondeur la politique financière du gouvernement. C’était le vrai terrain pratique d’un grand débat financier ; l’emprunt proposé était la conséquence d’un découvert qui s’était produit contrairement à toutes les espérances, à toutes les promesses qui s’étaient fondées, il y a deux ans, sur une expérience financière tentée avec éclat. La cause du nouveau découvert et de la déception qu’il nous apportait était là, flagrante. On venait de nous apprendre que les expéditions du Mexique et de la Cochinchine nous ont coûté 270 millions. Non-seulement cette liquidation, qui se traduit par un emprunt, invitait à juger le passé de cette coûteuse politique, il fallait encore y regarder de plus près dans l’intérêt de l’avenir. Tout le monde sait qu’à l’heure qu’il est l’entreprise du Mexique nous coûte environ 12 millions par mois. Allons-nous continuer longtemps une telle dépense ? allons-nous, en aveugles, nous mettre dans la nécessité de faire tous les deux ans, pour une œuvre aussi stérile, un emprunt de 300 millions ? Il valait certes la peine, sous l’impression toute chaude de l’emprunt, d’entrer en explications à ce sujet. On n’a pas été de cet avis. On a préféré ajourner toutes les discussions à l’adresse. Nous présenterons à ce propos une simple observation aux amis des institutions parlementaires. Pour faire réussir ces institutions dans notre pays, il vaut encore mieux en pratiquer fidèlement les mœurs que d’en invoquer les lois. Le propre de ces institutions, c’est de s’appliquer à la conduite des affaires, de prendre par conséquent et d’expédier les affaires comme elles se présentent et à leur date pratique, de ne pas les éluder, de ne pas les ajourner, d’être toujours prêt à payer de sa personne à l’échéance. Choisir son temps, trier les questions, prendre ses dimensions à loisir, cela rentre dans les mœurs académiques, cela n’est pas conforme aux véritables mœurs parlementaires.

Mais, quoique le débat sur l’emprunt n’ait pas eu une grande importance, M. Thiers a parlé, et pour tous ceux qui ont le goût des choses bien dites, cette rentrée de M. Thiers dans la discussion publique a été une véritable fête. Sauf des échappées très circonscrites sur la politique étrangère, et ça et là quelques mots à plus longue portée lancés avec une fine bonhomie, M. Thiers n’a guère voulu faire qu’un discours technique sur les arides questions de trésorerie. M. Thiers aborde les sujets de cette nature avec un goût et une coquetterie d’artiste ; il en parle en homme du métier, et il ne laisse pas échapper l’occasion de montrer aux hommes qui ne sont que du métier comment, par une composition adroite, par des jeux d’ombre et de lumière, ceux qui savent penser, écrire, parler, réussissent à rendre ces questions arides accessibles aux intelligences les plus rebelles. M. Thiers expose, décrit ce qui a été et ce qui est avec une lucidité charmante qu’il faudrait toujours applaudir, si parfois, trop amoureux des découvertes qu’il fait dans le passé, il n’était enclin à regarder ce qui a été et ce qui est comme devant toujours être. Au point de vue de quelques définitions et de quelques appréciations, nous ferions bien quelques chicanes à M. Thiers : nous lui demanderions par exemple pourquoi il place comme financier l’abbé Louis au-dessus de M. Mollien. L’abbé Louis a fait, grâce à la droiture de son jugement et à la vigueur de son caractère, d’heureuses opérations de finances ; mais M. Mollien, administrateur non moins clairvoyant, non moins exact, qui a été, lui aussi, aux prises avec d’extraordinaires difficultés, avait dans l’esprit plus d’étendue, plus de culture, plus d’inspiration créatrice, et en matière économique plus d’aptitudes progressives que M. Louis. C’est l’impression qu’on reçoit de la lecture des Mémoires d’un ministre du Trésor, ce témoignage discret, honnête, sincère et si élégant qu’il nous a laissé sur lui-même. Nous ne pensons pas non plus que l’on ne puisse pas entrevoir d’autres arrangemens de trésorerie que ceux qui sont en vigueur ; mais ces questions raffinées n’ont pas aujourd’hui d’opportunité : ces dissidences ne peuvent être que des sujets de conversation, comme l’a dit en passant M. Vuitry, chez qui, pour la connaissance du détail des finances et la parfaite clarté de l’exposition, M. Thiers a rencontré un partenaire digne de lui.

Ce débat de l’emprunt a été le motif d’une bizarre méprise pour deux honorables députés de l’opposition, MM. Guéroult et Havin. On sait que M. Thiers demandait que le gouvernement ne fût autorisé à émettre en 1864 que pour 100 ou 150 millions de bons du trésor. MM. Havin et Guéroult ont pensé qu’une semblable limitation de l’émission des bons du trésor serait une entrave pour la liberté d’action du gouvernement et l’empêcherait par exemple de voler au secours de la Pologne, s’il lui en prenait fantaisie. Que des députés aient cru que la faculté étendue ou limitée d’émettre des bons du trésor puisse donner au gouvernement le pouvoir d’agir, et encore plus dans une entreprise de guerre, en dehors des crédits votés par la chambre, c’est un quiproquo prodigieux, et qui montre à quel point la notion de la légalité financière s’est obscurcie de notre temps chez des esprits d’ailleurs cultivés. M. Émile Ollivier a relevé cette erreur en quelques paroles vives et brillantes, et qui ont laissé voir une sorte de conflit au sein de l’opposition sur la question de paix ou de guerre.

Au surplus les débats de l’adresse édifieront sans doute MM. Guéroult et Havin, en même temps que le public, sur les principes et les tendances de la politique étrangère du gouvernement. Quant à nous, nous sommes convaincus que si le gouvernement veut agir efficacement en faveur des causes malheureuses qui excitent et méritent la sympathie de la France, le temps est venu pour lui d’employer d’autres moyens que le dodelinage des notes diplomatiques et le verbiage des conférences et des congrès. On ne peut agir sans alliances contractées en vue de l’action. Que s’il est aujourd’hui impossible de former de telles alliances, la meilleure politique pour la France serait de se replier en quelque sorte sur elle-même, d’économiser ses ressources, de concentrer ses forces, et, pour employer le mot mis à la mode par le prince Gortchakof, de se recueillir. Nous devrions en conséquence remplacer promptement le système de dispersion, si ruineux pour nos finances, qui nous a fait aller en Cochinchine, au Mexique, à Rome, par un système de concentration qui nous ferait évacuer à la fois Rome, la Cochinchine et le Mexique. Grâce à ce système, nous économiserions 200 millions par an, toutes nos forces seraient à notre portée, et nous pourrions attendre avec une fermeté patiente et confiante les événemens dont la situation de l’Europe nous promet le spectacle. e. forcade.