Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1912

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Chronique n° 1937
31 décembre 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La session parlementaire est close et le budget n’est pas voté : c’est tout ce qu’on peut dire de cette session, si inexactement qualifiée d’extraordinaire, et qui a été remplie, cette fois plus que d’habitude, de discussions assez oiseuses. D’autres préoccupations, il est vrai, que celles qui se rattachent au budget s’étaient emparées du monde politique. La situation de’l’Orient et son influence sur la situation européenne tout entière y étaient sans doute pour quelque chose ; mais la prochaine élection d’un nouveau président de la République y entrait aussi pour beaucoup. C’est, en effet, le 17 janvier que les deux Chambres, réunies à Versailles en congrès, devront donner un successeur à M. Fallières. Bientôt la question présidentielle a dominé, à l’intérieur, toutes les autres. Aucune candidature n’était encore officiellement posée, mais quelques-unes étaient connues. Une enfin, une surtout, était ardemment désirée par plusieurs groupes parlementaires, mais M. Léon Bourgeois l’a déclinée. Le parti radical et radical-socialiste, sous les auspices de M. Combes qui semblait sortir des limbes du passé, a essayé de s’emparer du mouvement et de l’exploiter à son profit exclusif, à quoi il a d’ailleurs piteusement échoué. La session s’est terminée au milieu d’une confusion qui, il y a tout lieu de le craindre, sera encore augmentée le 14 janvier, jour de la rentrée des Chambres. Une réunion plénière aura lieu aussitôt pour désigner le candidat du parti républicain. C’est la procédure qui a été suivie, il y a sept ans, et d’où est sortie la candidature de M. Fallières. Tout s’est passé alors avec clarté et facilité : en sera-t-il de même cette fois ?

M. Bourgeois s’étant récusé, pour des motifs de santé qui sont malheureusement trop réels, nous n’avons pas à nous expliquer sur sa candidature, et nous sommes plus à l’aise pour parler de l’homme lui-même qui est aimable, obligeant, séduisant et qui a des sympathies personnelles dans tous les partis. C’est bien là-dessus que comptaient les radicaux-socialistes lorsqu’ils l’ont choisi pour candidat. On peut douter que M. Bourgeois les représente exactement. Sans doute il a toujours été fidèle à leurs idées, il a toujours servi leur programme, il a marché toujours avec eux, mais l’aménité de son caractère et sa courtoisie naturelle tranchent avec ce qu’il y a chez eux d’âpre et de brutal. Il semble que, dans toute sa carrière, il se soit beaucoup plus soucié de se créer une clientèle que de former et de conduire un parti. Il agissait trop peu pour se faire des ennemis, et le recueillement dans lequel il s’enfermait laissait la place aux autres. Toutes les fois qu’une crise ministérielle se produisait, c’était un rite consacré d’aller tout d’abord offrir à M. Bourgeois la mission de former un nouveau Cabinet ; mais on savait d’avance qu’il éloignerait de lui ce calice, et on gardait devant sa porte le fiacre qui devait conduire ailleurs ; le geste toutefois semblait être obligatoire. Ce qui vient de se passer pour la présidence de la République avait donc eu déjà de nombreux précédens ; le dénouement, cette fois, a été le même que dans le passé ; on y a mis seulement de part et d’autre plus d’obstination. Il faut ajouter, pour compléter le personnage de M. Léon Bourgeois, qu’il a une valeur internationale qu’on aurait vainement cherchée chez tout autre représentant du parti radical-socialiste. Les « Mares stagnantes » manquent de rayonnement, et les célébrités d’arrondissement, ou même de département, sont peu connues au dehors. Mais M. Bourgeois, outre qu’il a été à deux reprises différentes ministre des Affaires étrangères, a voyagé en Europe et partout où il est allé, sa bonne grâce a opéré, l’impression qu’il a laissée a été très bonne. Enfin il a représenté la France à la Conférence de la Haye et dans ce milieu spécial, composé d’hommes qui n’avaient pas tous l’expérience des assemblées, son esprit bienveillant et conciliant, son habileté à trouver des formules transactionnelles pour mettre tout le monde d’accord, l’ingéniosité de son esprit et le liant de ses manières ont rendu d’incontestables services à la cause qu’il défendait au profit de l’humanité et de la paix. Ce sont là des titres sans doute. Ils sont tels que, si M. Bourgeois s’était présenté à la présidence de la République, il aurait rencontré des adhésions même au delà de son parti. Les radicaux le savaient et ils triomphaient d’avance, au profit de leur drapeau, des complaisances et des faiblesses qu’ils espéraient rencontrer un peu partout. Mais M. Bourgeois, en dépit de la pression qu’ils ont exercée sur lui, ne s’est pas laissé ébranler. On lui a dit vainement que la République était perdue s’il ne consentait pas à la sauver ; il a eu le bon esprit de n’en rien croire. Il a fort bien compris que ses prétendus amis, en lui mettant la candidature sous la gorge, songeaient plus à eux qu’à lui et à la République, et il leur a finalement opposé un refus définitif. Cette résolution lui fait honneur ; il ne faut jamais accepter des fonctions qu’on ne se sent pas en état de remplir. Sa présidence, s’il l’avait acceptée ou subie, aurait été provisoire et précaire. Il a été fidèle à son caractère en s’y refusant et il faut lui savoir gré de l’avoir fait.

La présidence de la République comporte effectivement aujourd’hui et elle comportera encore plus demain des responsabilités qui pourraient être fort lourdes. Sans être pessimiste à l’excès, il est difficile de ne pas entendre certains bruits, certains craquemens sourds qui donnent à penser que des devoirs nouveaux s’imposeront à notre gouvernement. On disait déjà autrefois que les constitutions n’étaient pas des tentes dressées pour le sommeil : le mot est encore plus vrai maintenant. L’opinion, qui a été longtemps engourdie, se réveille ; elle a le sentiment et comme l’instinct que des dangers sérieux peuvent se présenter tout d’un coup et elle se préoccupe des moyens d’y faire face ; l’énergie est à la mode et nous prenons le mot dans le bon sens ; le mot de patrie résonne plus fortement ; l’armée, qui nous a toujours été chère, semble l’être devenue davantage. Les pouvoirs publics resteraient-ils seuls en dehors de ce mouvement général des esprits et des cœurs ? Le moment viendra, qu’on en soit sûr, où, bon gré mal gré, il faudra sortir de la Constitution toutes les ressources qu’elle contient, et alors l’importance de la fonction présidentielle reprendra toute sa valeur. Elle vaudra d’ailleurs ce que vaudra l’homme lui-même qu’on aura appelé à l’exercer. Croit-on qu’il soit indifférent d’avoir à l’Élysée un homme qui connaisse toutes les questions, tant intérieures qu’extérieures, auxquelles est attachée la vie de l’État, qui puisse les traiter avec une compétence reconnue, qui enfin, au milieu de l’inévitable mobilité des ministères, — et ce n’est pas assez de parler des ministères, car tout est mobile dans la République, — soit à même de maintenir quelque fixité à la direction de nos affaires ? Nous ne prononcerons aucun nom ; hier on n’en prononçait aucun, aujourd’hui on en prononce trop. Contentons-nous de dire que les deux qualités actuellement indispensables à un président de la République sont l’expérience et l’autorité, et que si le Congrès de Versailles comprend, le 17 janvier, son devoir envers le pays, ce sont celles qu’il demandera au candidat de son choix.

Mais est-ce bien à cela que songe le parti radical et radical-socialiste ? Non, certes, et il l’a prouvé. Les instances qu’il a faites auprès de M. Léon Bourgeois, ses supplications, ses objurgations, tantôt tendres et tantôt impérieuses, ont dévoilé le fond de son cœur. On est allé jusqu’à dire à M. Bourgeois qu’il devait sa vie à la République et que d’autres avaient bien su lui faire le sacrifice de la leur. Les radicaux-socialistes voulaient un homme à eux, dût-il mourir à la peine. N’ayant pas pu s’assurer M. Bourgeois, ils en ont cherché un autre par d’autres procédés et ils ont décidé que le parti républicain se réunirait le 15 janvier pour le découvrir. Mais quelles sont les limites du parti républicain ? Question grave ! En 1905, on avait admis sans contestation que tout homme qui se disait républicain l’était en effet et devait dès lors prendre part à la réunion et au vote préalables : aujourd’hui on se défie davantage. M. Emile Combes a fait décider par le groupe qu’il préside au Sénat, la Gauche démocratique, que les progressistes d’une part et les socialistes unifiés de l’autre, ne seraient pas convoqués à la réunion plénière. Le groupe de M. Combes, animé de son esprit, a trouvé naturel qu’on frappât d’incapacité toute une fraction du parti républicain. Autrefois, M. Combes n’était pas aussi exclusif ; il ne l’était du moins que d’un côté et s’il frappait les progressistes d’excommunication, il tenait à faire bloc avec les socialistes unifiés ; il les regardait même comme une pièce maîtresse de sa majorité ; c’était le moment de la toute-puissance de M. Jaurès. A présent, on est brouillé. Ce n’est pas la faute des radicaux-socialistes ; Dieu sait toutes les concessions, toutes les palinodies qu’ils ont faites pour rester d’accord avec les socialistes unifiés ; mais ceux-ci se sont montrés intraitables, ils ont voulu rompre, ils ont rompu. M. Combes leur en a gardé rancune et lésa mis, avec les progressistes, à la porte de la République.

Cependant tout le monde n’a pas été de son avis et l’affaire a fait quelque tapage ; on a entendu une immense protestation venant, non seulement des exclus qui auraient pris le parti de l’être avec le mépris que méritait l’exclusion dont ils étaient l’objet, mais aussi, il faut le reconnaître, de quelques radicaux embarrassés et confus du rôle misérable qu’on leur faisait jouer. Nous citerions parmi eux M. Clemenceau, si M. Clemenceau était jamais embarrassé ou confus de quoi que ce soit ; ce n’est pas à des sentimens de ce genre qu’il a obéi ; mais enfin il est un autre homme que M. Combes, il a une autre largeur d’esprit et un sens politique autrement aiguisé ; on assure qu’il s’est élevé avec sa verve habituelle contre une mesure dont l’étroite mesquinerie le révoltait, et il a eu gain de cause contre M. Combes dans le groupe même que celui-ci préside. Il est vrai que dans le groupe voisin, celui de l’Union républicaine, il y avait unanimité contre les procédés d’exclusion arbitraire imaginés par les radicaux. Le groupe a déclaré qu’il n’irait pas à la réunion plénière si on en excluait toute une fraction du parti, et comme on ne pouvait pas se passer de lui, comme la qualification de plénière appliquée à une assemblée où il ne serait pas allé n’aurait plus été qu’un mot chargé d’ironie, il a bien fallu capituler. M. Combes en a été pour sa courte honte. Cependant il a été un peu plus heureux à la Chambre : là, on a fait une cote mal taillée. On a commencé par ouvrir la porte aux socialistes unifiés, ce qui ne surprendra personne. Puis, on a distingué entre les progressistes : on a admis les uns et exclu les autres. Il faut avouer qu’ils avaient eux-mêmes rendu cette distinction plus facile en se séparant en deux groupes dont l’un est allé un peu plus à gauche avec M. Thierry, et dont l’autre est resté très honorablement sur ses positions premières. C’est ce dernier seul qui a été frappé d’ostracisme. Soit ! Dans une lettre qu’il a écrite à M. Combes, M. Paul Beauregard s’est montré peu soucieux de se voir décerner ou refuser un brevet de confession républicaine par les grands prêtres du radicalisme, mais il a dénoncé la profonde hypocrisie d’une pareille opération. Le parti radical est plein d’anciens bonapartistes qui le redeviendraient sans nul doute si l’Empire était rétabli. En attendant, bons républicains, bons radicaux, bons socialistes, ils dénoncent comme indignes des hommes qui ont combattu à l’âge héroïque pour la fondation de la République. A quoi bon s’indigner ? Mieux vaut hausser les épaules de pitié. Mais l’exclusion d’un seul républicain, à quelque fraction du parti qu’il appartienne, n’est pas faite pour augmenter le prestige et l’autorité de la réunion qu’on persistera à qualifier de plénière et qui ne le sera pas.

La question est d’ailleurs très au-dessus des groupes et des sous-groupes qui se sont si fort agités depuis quelques jours. Il est naturel et légitime que le parti républicain choisisse son candidat, mais ce candidat, s’il est élu président, devra veiller et pourvoir à des intérêts qui sont supérieurs à ceux d’un parti et, bien que la France soit aujourd’hui inséparable de la République, peut-être même pour ce motif, c’est à la France même qu’il devra regarder. Les intérêts de la République ne nous paraissent en ce moment menacés par rien : en est-il tout à fait de même de ceux de la France ? M. le président du Conseil, dans les derniers discours qu’il a prononcés, en a parlé en termes élevés et, dans les applaudissemens qui l’ont accueilli, on a senti, à une sorte de vibration, que ni ses paroles, ni les applaudissemens de ses auditeurs n’étaient de ces choses banales qui font partie du protocole des assemblées. Il y avait dans l’air quelque chose de plus. Voilà pourquoi il serait particulièrement hors de propos aujourd’hui de faire de l’élection du président de la République, dans le sens étroit du mot, une élection de parti. Où est la force du ministère actuel et d’où vient sa solidité ? De son caractère national. On a fait longtemps, trop longtemps de la très petite politique : les circonstances nous imposent l’obligation d’en faire aujourd’hui de plus grande et de plus large. Puisse le Congrès de Versailles en avoir le sentiment le 17 janvier prochain ! Quand même son choix ce jour-là ne serait qu’une manifestation, il importe qu’elle soit faite dans un sens hautement national, et que l’homme qui entrera à l’Elysée avec l’autorité d’un long passé ne soit pas seulement le représentant de la République en France, mais celui de la France elle-même aux yeux du monde entier.


Les considérations qui précèdent nous sont inspirées en partie par la situation extérieure : elle s’est sans doute, depuis quelques jours, améliorée sur un point important, mais elle reste encore fort obscure, et personne ne se hasarderait à prédire dans quel sens elle évoluera. Sera-ce dans celui de la paix balkanique ? Sera-ce dans celui de la reprise des hostilités ? « C’est le secret de demain, » a déclaré M. Poincaré, le 21 décembre, à la Chambre, et il ne s’est pas chargé plus que nous de le deviner. « Si par malheur, s’est-il contenté de dire, une rupture se produisait, le rôle de l’Europe ne serait pas terminé. Elle ne pourrait pas assurément se montrer impassible devant une reprise des hostilités qui risquerait, cette fois peut-être plus que jamais, d’élargir le champ de la conflagration. Elle reviendrait sans doute à ses premières idées de médiation. La France, en tout cas, continuerait à seconder de tout son pouvoir et, au besoin, à provoquer les efforts des puissances en faveur de la paix. » On ne reprochera pas à ces paroles d’être trop optimistes : il faut les prendre pour ce qu’elles sont, un avertissement. Quelle est donc la situation actuelle ? Nous essayerons de l’exposer brièvement et nous demanderons ensuite ce qu’ils en pensent aux divers ministres qui viennent de prendre la parole, non sans avoir pesé leurs mots, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Rome et à Paris même, où M. Poincaré, avant la clôture de la session, a tenu à s’en expliquer devant la Chambre et devant le Sénat.

Quand nous disons qu’il y a eu détente sur un point important, on comprend qu’il s’agit du conflit pendant entre l’Autriche et la Serbie. L’Autriche a fait des armemens dont il faut se garder d’exagérer l’importance ; les journaux autrichiens se plaignent qu’on l’ait fait et cela sans preuves suffisantes ; ils protestent qu’il ne s’est jamais agi d’une mobilisation véritable. Nous le voulons bien et, s’il y a eu mobilisation, nous croyons en effet qu’elle a été partielle : il n’en est pas moins vrai que l’effort a été considérable et que l’Autriche a augmenté dans des proportions très sensibles les forces qu’elle a l’habitude de maintenir sous les drapeaux en temps de paix. Que cet effort lui impose de lourdes charges, la preuve en est dans l’emprunt qu’elle vient de faire en Amérique à un taux qu’on peut qualifier d’onéreux et qui dépasse de beaucoup celui auquel les grandes nations européennes ont l’habitude d’emprunter. L’Autriche, évidemment, n’a pas fait tout cela pour rien : pourquoi donc l’a-t-elle fait ? A en juger par la gravité de la manifestation, on a pu craindre qu’elle n’eût des vues très étendues. Ses journaux ont expliqué que la Russie avait commencé, qu’elle avait armé la première et que c’étaient les armemens russes qui avaient rendu nécessaires les armemens austro-hongrois. Ils l’ont dit, mais personne ne l’a cru. On sait fort bien que si la Russie a pris quelques mesures de précaution, ces mesures n’ont jamais eu un développement tel qu’on ait pu s’en préoccuper. Nous ne savons pas ce qu’il en sera de l’avenir ; les circonstances en décideront ; mais jusqu’ici, il n’y a aucune analogie entre les mesures prudentes de la Russie et les armemens inquiets et inquiétans de l’Autriche et, s’il y en a une un jour, ce sera parce que les seconds auront influé sur les premières.

Nous ne sommes d’ailleurs pas de ceux qui se sont plus ou moins courroucés contre l’Autriche au sujet des dispositions qu’elle a prises et qu’elle était parfaitement en droit de prendre. Quel que soit l’intérêt que méritent les États balkaniques et que nous ressentons sincèrement pour eux, notamment pour la Serbie, puisque c’est d’elle qu’il s’agit aujourd’hui, l’Autriche-Hongrie avait, elle aussi, des intérêts à défendre, et si elle n’a pas admis que les résultats infiniment laborieux de la politique de plusieurs siècles fussent mis en cause à la suite des résultats heureux d’une campagne de six semaines, nous laissons à d’autres le soin un peu puéril de lui en faire un grief. Nous avons dit, il y a un mois, que ses prétentions avouées étaient parfaitement avouables et nous avons ajouté que l’abstention qu’elle avait pratiquée avant et pendant la guerre la renonciation qu’elle avait faite, au profit de la Serbie, de territoires sur lesquels elle avait eu certainement des projets, — et même des droits, s’il s’agit du Sandjak de Novi-Bazar, — enfin l’abandon de ses vues anciennes sur Salonique étaient des sacrifices dont il fallait lui savoir gré. En revanche, l’Autriche a fait entendre qu’elle tenait essentiellement à ce que l’Albanie fût déclarée autonome et à ce que la Serbie n’eût qu’un débouché commercial, sur l’Adriatique. Sur ces deux points, était-il impossible de s’entendre ? On a bien vu que non, puisqu’on s’est entendu aussitôt que la Conférence des ambassadeurs à Londres a ouvert ses travaux. La Conférence des ambassadeurs n’a pas décidé, puisqu’elle n’a pas le droit de décision, mais elle a émis l’avis que l’Albanie devait être en réalité indépendante sous la suzeraineté nominale du Sultan et sous le contrôle effectif de l’Europe entière, et que les Serbes n’auraient qu’un débouché commercial sur la mer. Ils y accéderont par un chemin de fer international et y jouiront de la franchise douanière. Cet avis a été émis, qu’on le remarque bien, à l’unanimité, c’est-à-dire par l’ambassadeur d’Autriche comme par ses collègues. Il n’est pas douteux que les uns et les autres avaient des instructions de leurs gouvernemens et dès lors, si ces gouvernemens ne sont pas dès aujourd’hui liés officiellement, matériellement, ils le sont moralement. Quant à la Serbie, elle avait déclaré par avance qu’elle se soumettait à la décision de l’Europe, et on ne voit d’ailleurs pas comment elle pourrait s’y soustraire, lorsque cette décision est unanime. L’Autriche est-elle satisfaite ? Il faut le croire, puisqu’elle n’a pas demandé plus et qu’elle a eu ce qu’elle demandait. Ses journaux ont d’ailleurs enregistré le succès qu’elle a obtenu, et qui est très réel. Sans doute, toutes les questions ne sont pas résolues, toutes les difficultés ne sont pas dénouées ; il reste à délimiter le territoire de l’Albanie, ce qui ne se fera pas sans quelques tiraillemens ; mais le premier pas était celui qui devait coûter le plus ; puisqu’il a été heureusement fait, il est permis d’espérer que les autres seront plus faciles, à la condition, bien entendu, qu’on continue d’y apporter de part et d’autre la même bonne volonté. Et pourquoi ne continuerait-on pas ? Les ambassadeurs sont entrés dans la bonne voie ; ils y persévéreront.

Cela étant, tout le monde, avec une sorte de mouvement instinctif, s’est tourné du côté de l’Autriche pour voir ce qu’allait devenir sa mobilisation. Elle avait déjà paru disproportionnée avec le but à atteindre, quand ce but était l’indépendance de l’Albanie et le port commercial de la Serbie sur la mer Adriatique : que devrait-on en penser aujourd’hui, si elle était maintenue telle quelle ? Personne n’attend de l’Autriche-Hongrie qu’elle renvoie du jour au lendemain dans leurs foyers tous les hommes qu’elle a appelés depuis quelque temps sous les drapeaux ; mais si on apprenait qu’elle y en a renvoyé quelques-uns et si elle répondait ainsi aux marques de déférence pour ses intérêts qui lui ont été données, les amis de la paix lui en seraient reconnaissans. Nous disons bien : les amis de la paix, car c’est la paix qui est en cause, et quand M. Poincaré a parlé d’une reprise possible des hostilités balkaniques qui risquerait, cette fois plus encore qu’auparavant, d’élargir le champ de la conflagration, il a cru sans nul doute que, si le feu prenait à l’Europe, c’est bien de l’Autriche qu’en viendrait la première étincelle. Pour quel intérêt l’Autriche s’exposerait-elle et exposerait-elle l’Europe à un pareil risque ? On le cherche en vain. Même sur cette misérable affaire du consul Prochaska, que l’Autriche a si fort exagérée et qui se réduit en fin de compte à si peu de chose, toute satisfaction lui a été donnée. La Serbie semble avoir pensé que, suivant un vieux mot de Bismarck, dans certains cas, c’est le plus raisonnable qui cède. Le gouvernement autrichien s’est engagé si à fond dans cette affaire, avant de la bien connaître, et l’opinion autrichienne en a été si fortement secouée dans des sens opposés, qu’il convient aujourd’hui de combiner un dénouement qui ménage tout. Le gouvernement autrichien n’est pas toujours habile : il faut s’en accommoder. Quant au gouvernement serbe, il a pris son parti de faire ce qu’on voudrait dans une affaire qui n’a d’autre importance que celle qu’on entend lui donner. Sur tous les points, le conflit austro-serbe est donc, sinon tout à fait aplani, au moins bien près de l’être. Alors, à quoi bon ce bruit d’armes qui continue encore ? Après avoir accordé à l’Autriche tout ce qu’elle a voulu, faudra-t-il se demander ce qu’elle veut encore et attendre avec anxiété qu’elle le dise ? Ses meilleurs amis et ses alliés eux-mêmes s’en étonneraient.

Quoi qu’il en soit, le danger immédiat n’est plus de ce côté, mais il est peut-être encore du côté des alliés balkaniques et de la Turquie. Si la réunion des ambassadeurs est rassurante, la Conférence dite de la paix l’est moins. Les délégués balkaniques, sur la demande des délégués turcs, ont fait connaître leurs conditions : elles sont inacceptables et ne seront pas acceptées. Les alliés ne laissent à la Turquie que deux tronçons de territoire en Europe : l’un comprend Constantinople et sa banlieue, l’autre la presqu’île de Gallipoli, c’est-à-dire les rives du Bosphore et celles des Dardanelles avec une solution de continuité territoriale entre les deux : solution de continuité qui se produirait à Rodosto sur la mer de Marmara. Les délégués turcs ont écouté ces conditions draconiennes en silence, puis ils en ont demandé copie, enfin ils ont déclaré qu’ils en référeraient à leur gouvernement, ce qui leur a été accordé. Les choses vont bien, ont assuré aussitôt les journaux, puisque les Turcs n’ont pas bondi d’indignation et rompu aussitôt les pourparlers. Nous n’en sommes pas aussi sûrs que les journaux. Les Turcs ont jugé l’indignation inutile, sachant d’ailleurs très bien que les conditions des alliés étaient un maximum qui ne serait pas maintenu : ils se réservent sans doute de proposer très froidement un maximum en sens contraire, qui ne sera pas maintenu davantage. Ainsi commencées et poursuivies, les négociations pourront être longues. En réalité, les difficultés porteront finalement sur les villes que les alliés n’ont pas prises et qu’ils revendiquent tout de même, Scutari, Janina et Andrinople, surtout sur cette dernière, qui est la clé de la négociation, ou du moins qui a paru l’être jusqu’ici. Le sera-t-elle jusqu’au bout ? Les Bulgares commencent à dire que, dans la certitude où ils sont de posséder un jour Andrinople, ils auraient peut-être aujourd’hui un plus grand intérêt à demander autre chose, par exemple Salonique : et le conflit latent, à propos de cette place, entre les Grecs et eux passerait à l’état aigu. Quoi qu’il en soit, c’est sur la cession des villes que les négociations porteront le plus sérieusement, et c’est sur ce point qu’une rupture est à craindre. Toutes les grandes puissances ont conseillé à la Porte d’en faire le sacrifice et il faut souhaiter qu’elle le fasse en effet. Dans le cas contraire, les hostilités reprendront : alors nous mettrons volontiers notre espérance dans la médiation dont a parlé M. Poincaré. Mais, pour être efficace, cette médiation devra être, dans une certaine mesure, imposée : si elle est seulement offerte, il est à craindre qu’elle n’ait le même sort que par le passé. Et pour qu’elle prenne ce nouveau caractère, il faudra que toutes les puissances soient d’accord pour le lui donner. Le seront-elles ? Nous dirons à notre tour que c’est le secret de demain.

Jusqu’ici l’accord des puissances a été complet : c’est ce qui résulte, non seulement de l’unanimité qui s’est produite entre les ambassadeurs à Londres, mais des déclarations que les divers ministres des Affaires étrangères ou présidens duc Conseil ont faites dans les discours auxquels nous avons déjà fait allusion. Celui de sir Ed. Grey a eu seulement pour objet d’ouvrir les négociations de Londres : il a été plein de bons souhaits, mais aussi de réserve. Celui du marquis de San Giuliano a fait l’éloge de la Triple-Alliance, qui venait d’être renouvelée et en a accentué le caractère pacifique : les excellentes intentions en sont manifestes et il a produit partout une heureuse impression. Le discours de M. Kokovtzof à la Douma a eu plus d’intérêt pour nous : il a été à la fois très ferme et très digne. On se demandait si le ministre russe répondrait, ne fût-ce que par allusion, au discours dans lequel le chancelier de l’Empire d’Allemagne avait déclaré que, si l’Autriche était contrariée par un tiers dans la défense de ses intérêts, l’Allemagne se mettrait aussitôt à ses côtés. M. Kokovtzof a évité tout ce qui aurait pu ressembler à une réponse directe à ce discours, mais il a parlé avec élévation et avec force de la politique traditionnelle de la Russie dans le monde slave, politique à laquelle elle a fait trop de sacrifices pour pouvoir y renoncer. C’est toutefois dans l’union de l’Europe que la Russie poursuit cette politique et qu’elle espère la réaliser. « Fidèle, a dit M. Kokovtzof, à notre alliance et à nos ententes, sûrs de l’appui de nos amis et de nos alliés, nous ne voyons, pour notre part, aucune utilité à opposer les groupemens de puissances les uns aux autres. Les gouvernemens qui abandonneraient le terrain de la discussion commune des questions fondamentales de la situation politique actuelle, pour faire ressortir leurs intérêts immédiats, et à plus forte raison leurs intérêts secondaires, assumeraient la grave responsabilité morale de complications internationales ultérieures. » Ces vues sont les nôtres : M. Poincaré l’a déclaré dans le discours qu’il a prononcé à la Chambre. « Depuis le commencement de l’année, a-t-il dit, nous avons, sans un instant d’interruption, échangé avec nos amis et nos alliés nos idées sur la situation, et, dans ces conversations quotidiennes, nous nous sommes appliqués tout à la fois à maintenir un accord constant entre la Russie, l’Angleterre et la France et à préparer toutes les trois le concert général des puissances européennes. Il est superflu, je pense, de répéter que nous avons considéré comme un devoir élémentaire de témoigner à notre alliée une fidélité effective et agissante. L’honneur et l’intérêt nous commandent également cette conduite. » Et dans son discours au Sénat, M. Poincaré a été plus explicite encore, s’il est possible. Après avoir rappelé l’importance des intérêts qui étaient en cause : « Nous avons jugé, a-t-il dit, qu’une politique passive et inerte était indigne de notre pays et nous avons fait en sorte que nulle part et à aucun moment la France ne fût absente. Nous avons fait en sorte aussi qu’elle ne fût jamais seule Nous avons voulu, en d’autres termes, que, dans toutes les occasions importantes, elle restât, aussi étroitement que possible, associée à ses alliés et à ses amis... M. Kokovtzof a dit à la Douma de l’Empire que la Russie était sûre de nous. Elle ne peut en effet douter de notre concours, pas plus que nous ne doutons du sien, et nous sommes convaincus qu’à l’épreuve de la crise actuelle, notre alliance recevra encore un accroissement de vitalité. »

Si on se rappelle ce que nous écrivions au début de ces événemens, à savoir qu’ils seraient, qu’ils étaient déjà la mise à l’épreuve de nos amitiés et de nos alliances, on comprendra combien nous sommes heureux d’apprendre qu’elles en sont sorties intactes. En ce qui concerne l’Angleterre, le bruit avait couru que des divergences pouvaient se produire, s’étaient même déjà produites entre elle et nous au sujet de la Syrie et du Liban. Quelle invraisemblance ! Qui pourrait avoir l’idée, aujourd’hui, de soulever dans la Turquie d’Asie des questions qui viendraient encore compliquer celles dont la Turquie d’Europe est remplie ? Ces dernières ne sont-elles pas suffisantes pour occuper toute l’activité des puissances ? Sans doute, nous aurions quelque chose à faire et nous le ferions si nos intérêts traditionnels étaient menacés en Syrie : M. Poincaré a déclaré, aux applaudissemens de la Chambre et du Sénat, que nous ne les laisserons pas péricliter. Mais qui donc les menace ? En tout cas, ce n’est pas l’Angleterre. « Le gouvernement anglais, a dit M. Poincaré, nous a très amicalement déclaré qu’il n’avait dans ces régions ni intentions d’agir, ni desseins, ni aspirations politiques d’aucune sorte. » En vérité, nous n’en doutions pas, mais il était bon de l’affirmer, afin de couper court à des insinuations contraires.

Toute l’attention de l’Europe est donc concentrée dans les Balkans et elle y a assez à faire. Grâce à l’heureuse proposition de sir Edward Grey, la réunion des ambassadeurs fonctionne à Londres parallèlement à la Conférence des délégués balkaniques ; elle lui sert de régulateur pour les questions qui intéressent l’Europe, tout en lui laissant pleine liberté dans celles qui n’intéressent que les États balkaniques eux-mêmes. On ne peut pour le moment rien faire de plus, ni de mieux.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.