Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1860

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Chronique n° 667
31 janvier 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1860.

Nos lecteurs nous accorderont leur indulgence, si nous leur faisons part des anxiétés et de l’émotion que nous éprouvons en abordant les questions politiques du moment. Aux complications italiennes se sont ajoutées les affaires de Rome ; le pape a répondu par une encyclique à la lettre de l’empereur ; M. de Cavour revenant au pouvoir, l’annexion de l’Italie centrale au Piémont a paru certaine, et cette perspective en a soulevé une autre, l’annexion de la Savoie et du comté de Nice à la France ; en même temps le programme d’une nouvelle politique commerciale était tracé dans une lettre de l’empereur au ministre d’état, et le premier acte de ce programme s’accomplissait par la conclusion d’un traité de commerce entre la France et l’Angleterre ; enfin le parlement anglais, cette assemblée mobile et puissante, qui a, depuis dix ans, acquis une importance véritablement européenne, se réunissait. L’imprévu, la surprise ou la gravité naturelle des questions et des circonstances serait déjà un titre à l’indulgence que nous réclamons ; nous pensons en avoir un autre. La forme sous laquelle ces questions se présentent et les procédés par lesquels elles sont conduites passionnent les uns et jettent les autres dans d’étranges confusions de sentimens et d’idées. Toutes les situations semblent devenir contradictoires et fausses. Des solutions libérales sont poursuivies par d’autres moyens que ceux que la liberté préfère ; des causes illibérales sentent le besoin des garanties de la liberté et les invoquent. De là deux périls auxquels bien peu d’esprits peuvent échapper dans une société où l’éducation politique est si imparfaite, chez un peuple si impressionnable et si léger. Les uns oublient le fond des choses, et, dans la douleur qu’ils éprouvent à ne pas voir respecter des formes tutélaires, semblent méconnaître la vertu civile et sociale des principes de la révolution française ; d’autres, éblouis du succès apparent de causes qui leur sont chères, font bon marché des moyens. Succomber à l’un ou à l’autre de ces périls, c’est manquer de consistance politique ou de générosité, avoir l’air de céder à des fantaisies ou blesser d’honorables scrupules et de légitimes susceptibilités. Nous voudrions échapper à cette alternative ; le pourrons-nous ? Ce doute est pour nous un souci sincère et profond.

Nous y réussirions même, nous le savons, que nous ne devrions guère attendre du succès qu’une satisfaction de conscience. Le tempérament français comprend peu ceux qui ne sacrifient pas la forme au fond. La forme ! qui l’a jamais défendue chez nous, si ce n’est Brid’oison ? et la belle chance devant un parterre français que de se déclarer du parti de Brid’oison ! D’ailleurs jamais les circonstances ne furent plus défavorables aux esprits conséquens et impartiaux. La société, dans ses bases profondes, repose sur des antinomies de principes dont tout l’art de la politique consiste à prévenir les chocs, et qui ne se concilient que dans les ténèbres du mystère. Quand la maladresse et la violence, complices l’une de l’autre, finissent par déchausser ces obscures fondations, on voit éclater des luttes terribles qui échappent à l’empire de la raison et de la liberté humaine, cataclysmes politiques qui ne sont plus gouvernés que par des lois fatales semblables à celles qui régissent dans le monde matériel les forces de la nature. Il se fait en ce moment autour de la papauté une commotion de ce genre, et nous avons grand’peur qu’il ne soit plus au pouvoir de la raison et de la liberté humaine d’en prévenir les conséquences. Quand les choses sont engagées à ce point, aucun des deux partis ne vous pardonne plus de ne lui donner raison qu’à moitié. Aussi n’avons-nous pas la prétention de trouver grâce auprès des violens d’aucun parti. Réduits au rôle de spectateurs et dépouillés de toute influence sur l’action, nous n’avons d’autre ambition que de maintenir dans nos jugemens sur les événemens qui se déroulent l’identité et l’intégrité de nos principes. Partisans de l’émancipation des peuples qui souffrent de l’oppression intérieure ou étrangère, nous faisons des vœux pour que le triomphe de la’cause italienne ne soit pas compromis par la diversion d’une question plus vaste, la crise de la papauté. Partisans du progrès économique, convaincus que l’abolition des prohibitions et des protections exagérées doit donner un emploi plus fructueux aux capitaux du pays et tourner au profit matériel et moral des classes laborieuses, nous faisons des vœux pour que la grande expérience annoncée par le programme impérial réussisse, bien qu’elle devance, au lieu de le suivre, le cours de l’opinion, et qu’elle n’ait point été préparée et assurée par la libre éducation économique de nos producteurs et du peuple. Mais à l’heure où des causes qui nous sont chères semblent triompher par la vertu d’une soudaine et omnipotente initiative, nous ne voulons pas oublier que la liberté politique contient toutes les autres libertés, et qu’elle est la seule sanction et l’unique garantie de tous les progrès et de toutes les émancipations. Les faits n’ont pas seulement une logique inexorable, ils apportent dans leurs vicissitudes des rétributions infaillibles et des leçons lumineuses. Parmi les intérêts qui se plaignent aujourd’hui, il en est qui ont longtemps et insolemment renié et bafoué la liberté. Leurs organes ordinaires trouvaient un cruel plaisir à triompher par les moyens qui aujourd’hui les précipitent. Après un tel exemple et un tel enseignement, nous serions impardonnables, et nous appellerions justement sur la cause italienne et sur la réforme économique la même Némésis, si nous venions à oublier que ce n’est point par la liberté que nous l’avons emporté sur nos adversaires, et si nous ne savions pas demeurer modestes et froids dans une victoire accidentelle et imprévue. Nous voudrions, quant à nous, ne point sortir de cette réserve, et mériter que, dans les deux partis, les esprits modérés nous en tinssent compte. Reprenons par le détail les diverses questions que nous avons à examiner ; nous commencerons par les affaires italiennes et par l’aspect qu’elles présentent en Italie même.

Le désir que nous exprimions, il y a quinze jours, de voir les tendances de l’Italie se régler et se fortifier sous la direction nette et décidée de M. le comte de Cavour n’a point tardé à être satisfait. Historiens, nous devons expliquer les causes de la révolution ministérielle qui a ramené au pouvoir l’homme éminent dans lequel se personnifient les aspirations italiennes. On peut assigner deux causes à la chute du ministère de MM. Ratazzi et de Lamarmora : une cause générale, qui tient à la nature et au caractère de cette administration, et une cause accidentelle. Toutes deux ont également servi M. de Gavour, l’une en le désignant comme l’homme nécessaire dans une crise nationale, l’autre en lui fournissant l’occasion de rétablir le système parlementaire par lequel son pays et lui ont grandi simultanément.

La cause générale de la retraite de M. Ratazzi a été la marche même des événemens. La politique de Villafranca avait forcé M. de Cavour à quitter le pouvoir : cette politique ayant été abandonnée, la rentrée de M. de Gavour aux affaires était inévitable. La politique antérieure à Villafranca étant reprise, l’homme qui avait créé cette politique devenait nécessaire. La conclusion était évidente à Turin aussi bien qu’à Paris et à Londres. Cet arrêt de l’opinion frappait d’une incurable faiblesse le ministère Ratazzi. Ce ministère d’ailleurs, affaibli déjà par le défaut d’homogénéité, avait trahi son insulîisance et son incertitude par de regrettables fautes de conduite. M. Ratazzi, qui avait inquiété le pays par certaines nominations de gouverneurs, avait achevé de se perdre auprès du public par les manœuvres à l’aide desquelles il avait essayé en vain de combattre la popularité menaçante de M. de Cavour. Telle était cette association électorale que l’on avait couverte du nom d’un homme qui est à sa place à la tête d’un corps de partisans, mais qui ne brille point par le sens politique, le général Garibaldi. Ces intrigues produisirent une scission au sein des libéraux. L’ancienne majorité de la chambre piémontaise se groupa autour du comte de Gavour ; le ministère resta avec une fraction peu unie et mal disciplinée de la gauche. Le pays réclamait en outre des arméniens qui ne se faisaient point, et le cabinet Ratazzi à la faute de négliger les précautions militaires ajoutait une maladroite obstination à ne point convoquer le parlement.

C’est dans cet état de choses qu’une occasion s’offrit à M. de Gavour de rentrer sur le théâtre de la politique active. Lord John Russell avait, à plusieurs reprises, manifesté le désir de conférer avec M. de Cavour sur les affaires d’Italie. Le ministère Ratazzi crut habile de répondre à cette disposition du secrétaire d’état de sa majesté britannique en offrant à M. de Cavour une mission à Paris et à Londres. Le ministère trouvait dans cette mission le double avantage d’éloigner du Piémont l’homme que l’opinion publique s’obstinait à regarder comme l’adversaire et le successeur du cabinet Ratazzi, et d’acquérir quoique force en associant indirectement à sa politique le nom de M. de Cavour. Celui-ci accepta la mission, mais à une condition : c’est que le parlement sarde serait convoqué pour le mois de mars. Le ministère ne voulut pas se rendre à cette intelligente et patriotique exigence, et chercha un prétexte dans les prescriptions textuelles de la loi électorale. Cette loi veut que les listes électorales soient dressées par la nouvelle giunta municipale. La giunta devant être présidée par le maire, et les nominations des 6,000 nouveaux maires (sindaci) devant entraîner beaucoup de longueurs, il s’ensuivait, d’après le ministère, que les élections n’étaient pas possibles dans le courant de mars. M. de Cavour proposait une large interprétation de la loi électorale, et indiquait un expédient qui permettait de se passer du concours des maires pour la formation des listes. Un article de la loi dit en effet qu’à défaut du maire, ses fonctions seront exercées par un membre délégué du conseil communal. Dans le système de M. de Cavour, les élections étaient possibles en mars ; dans le système ministériel, elles étaient renvoyées jusqu’après la nomination des maires, c’est-à-dire condamnées à un long ajournement. Le ministère ayant repoussé l’interprétation de M. de Cavour, celui-ci déclina la mission qui lui était offerte et quitta Turin. Le cabinet Ratazzi succomba à cette épreuve et donna sa démission.

Nous n’avons pas à nous arrêter longuement sur les collègues que s’est choisis M. de Cavour. Le nouveau ministre de la guerre, le général Fanti, est assez connu. Le ministre de l’instruction publique, M. Mamiani, est une des illustrations littéraires de l’Italie. Appartenant à une des plus nobles et des plus anciennes familles des états pontificaux, il fut en 1848 ministre du pape Pie IX. Naturalisé sarde depuis longtemps, il était député au parlement piémontais et professeur de philosophie de l’histoire à l’université de Turin. Poète et philosophe distingué, il apportait à la tribune piémontaise cette éloquence littéraire qui n’est point sans doute l’instrument le plus utile du régime parlementaire, mais qui en est assurément une des plus nobles décorations. Le ministre de la justice, M. Cassinis, est un des membres les plus érainens et les plus considérés du barreau piémontais : il était député et appartient, comme M. Mamiani, à l’ancienne majorité parlementaire. M. Vegezzi, le nouveau ministre des finances, avait quitté depuis peu le barreau, où il occupait la première place, pour entrer à la cour de cassation. Depuis la translation de cette cour à Milan, il avait accepté une des directions du ministère des finances. Sa tâche sera difficile sans doute, mais il l’entreprend avec une réputation méritée de talent, d’application et d’honnêteté. M. Jacini, Milanais, jeune encore a donné sur la Lombardie d’intéressantes études économiques qui l’avaient fait connaître au dehors, et à l’occasion desquelles le chancelier de l’échiquier actuel, M. Gladstone, publiait, il y a un an, un admirable article dans le Quarterly Review. M. Jacini, à qui les finances étaient destinées, a préféré les travaux publics.

On sait avec quelle confiance et quel redoublement de résolution sérieuse le retour de M. de Cavour au pouvoir a été accueilli en Italie. Tout le monde a senti, en Italie comme en Europe, que l’œuvre nécessaire et prompte du nouveau ministère de M. de Cavour devait être l’annexion : l’œuvre nécessaire, disons-nous, car il n’y a pas d’autre solution possible, pas de milieu entre l’annexion ou les restaurations : un royaume de l’Italie centrale, combinaison bâtarde, ne respecterait ni le vœu populaire ni le droit légitimiste ; l’œuvre prompte, ajoutons-nous, car pourquoi attendre encore ? Lorsque le congrès était en perspective, on pouvait bien recommander la patience aux populations de l’Italie centrale, et exiger d’elles, au nom du haut arbitrage européen, des miracles d’ordre et de modération. Ajourner encore, même après que le fantôme du congrès s’est évanoui, ce serait mettre gratuitement en péril l’ordre et la paix. Les incidens récens qui ont effacé la politique de Villafranca ont communiqué aux espérances italiennes une impatience qu’il faut satisfaire. Le ministère de M. de Cavour accomplira donc l’annexion. Pour mieux dire, l’annexion se fera d’elle-même et toute seule, lorsque les députés de l’Italie centrale se présenteront à la barre de la chambre piémontaise, et lorsque cette chambre, trouvant leurs pouvoirs en bonne et due forme, admettra ces députés dans son sein. Que l’on ait recours, au pis aller, à un nouvel appel au vœu populaire dans les duchés, la seconde votation confirmera la première, et pour ce qui concerne les résolutions des populations de la Haute-Italie sur leur propre destinée, tout sera dit.

Tout sera dit du côté des Italiens, oui ; mais entre les Italiens et les intérêts que touche ou blesse leur constitution en un fort état, il restera de graves questions à régler. Quelle attitude prendra l’Autriche devant des arrangemens qui déjouent ses espérances de Villafranca ? Que deviendra cette idée de l’annexion de la Savoie à la France, qui, à peine ébruitée, excite des émotions si diverses ? Enfin l’indépendance italienne échappera-t-elle aux conséquences de l’ébranlement de la puissance temporelle du pape ?

Le moins que l’on doive attendre de l’Autriche, c’est assurément une protestation. Quelques-uns prétendent qu’il y aurait même à redouter de sa part des résolutions plus téméraires, et croient savoir qu’un acte formel d’annexion amènerait immédiatement, ou une attaque contre le territoire sarde, ou l’invasion de l’Italie centrale. Certes l’Autriche devrait avoir en ce moment d’autres pensées. Frappée dans sa puissance et dans son orgueil militaire, ruinée dans ses finances, intérieurement ébranlée par la démoralisation et le mécontentement des diverses parties de son empire, son salut n’est point dans un nouveau coup de tête belliqueux. Au sein de l’empire autrichien, en Allemagne, en Europe, partout l’on sent et l’on dit que la régénération de l’Autriche est à un autre prix : ses amis et ses ennemis savent qu’elle ne peut se retremper que par l’abdication du despotisme qui l’a perdue, et dans la liberté rendue à ses peuples. Ce serait un magnifique coup de théâtre qui transfigurerait l’Autriche, et changerait bien des situations en Europe, que l’inauguration d’un gouvernement constitutionnel libéral et populaire dans l’empire du Danube. Si la maison de Habsbourg a conservé une vraie fierté, si elle tient encore à être comptée dans le monde, il faudra bien qu’elle appelle à son aide le beau désespoir de la liberté. Dans tous les cas, en faisant l’annexion, il faut que le Piémont se prépare à défendre un tel acte contre une menace d’agression autrichienne. La Lombardie est couverte par le corps d’armée français qui y tient garnison. Il n’est pas probable que l’Autriche s’aventure de ce côté. C’est sur le Pô inférieur et dans les Romagnes que l’Autriche malavisée pourrait tenter quelque entreprise. Or le Piémont s’apprête à parer au danger de ce côté. Il aura sur pied au printemps une armée de deux cent mille hommes, et croit pouvoir au besoin tenir tête à l’Autriche sans recourir à la France ou à l’Angleterre.

Est-il vrai, comme on l’entend dire depuis quelque temps, que le Piémont, accomplissant l’annexion, devra se mettre en règle du côté de la France en lui cédant la Savoie ? À notre avis, la perspective de l’annexion de la Savoie à la France a été intempestivement soulevée par les journaux. Certes, si la Savoie manifestait spontanément et librement la volonté de se donner à la France ; si la Suisse, qui a des droits de neutralisation sur une partie de la Savoie, les abandonnait ; si l’Europe était prête à sanctionner une rectification de la frontière française du côté des Alpes, nous applaudirions à l’événement qui unirait à notre pays une population vaillante et nous donnerait ce que l’on appelle une frontière naturelle. Nous craignons seulement que la question de la Savoie, trop tôt agitée, ne soit mûre d’aucun côté. Elle n’a point été encore posée officiellement. La réponse de lord Granville à l’interpellation de lord Normanby le prouve surabondamment, suivant nous. La France pourrait, à deux points de vue, désirer l’annexion de la Savoie. Suivant les traditions d’une politique séculaire qui, nous avons essayé de le prouver plusieurs fois, n’est plus applicable à notre époque, la France pourrait considérer comme un danger la formation d’un grand royaume dans le nord de l’Italie, si cet état conservait avec la Savoie une des clés les plus importantes de notre territoire. C’est là le point de vue diplomatique et stratégique. La France encore pourrait travailler à s’assimiler la Savoie en revendiquant à son profit cette théorie des nationalités qu’elle a épousée dans la politique européenne. Ces deux points de vue, remarquons-le, le principe des frontières naturelles et le principe des nationalités, sont loin de s’accorder, le plus souvent même ils s’excluent radicalement l’un l’autre. Remarquons en outre que la France ne saurait être pressée de faire un choix entre les deux principes au nom desquels elle rechercherait l’union de la Savoie : elle a fait la guerre d’Italie avec des professions sincères de désintéressement ; bien que privée de plusieurs de ses frontières naturelles, elle n’a jamais eu plus de puissance intrinsèque et effective qu’aujourd’hui ; enfin, si elle entrait dans l’application du principe des nationalités à son profit en s’agrégeant des populations parce qu’elles parlent sa langue, elle créerait un précédent qui exciterait de nombreuses inquiétudes et qui mènerait loin. Nous ne serions donc point surpris que l’annexion de la Savoie, si elle était officiellement posée, et elle ne l’est pas, ne rencontrât de la part de l’Europe, du Piémont et de la Savoie, des objections qu’il serait imprudent de dédaigner.

Les objections européennes porteraient évidemment en général sur les conséquences que pourrait entraîner l’application à la rectification des frontières françaises soit du principe des frontières naturelles, soit du principe des nationalités, et en particulier sur les intérêts de neutralité de la Suisse. Certes le ministère actuel anglais ne peut être considéré comme défavorable au gouvernement français. Lord Granville, tout en déclarant qu’il n’y avait pas à ce sujet de question officiellement engagée, n’a pas caché que les vues du cabinet anglais étaient connues de notre gouvernement. En Angleterre comme en France, l’on a facilement deviné que ces vues n’étaient pas favorables à l’annexion de la Savoie. Nous croyons connaître la pensée du cabinet britannique à cet égard. Dans le cas où il paraîtrait notoire que la Savoie unie au Piémont agrandi en Italie serait un danger pour la France, l’Angleterre, si nous ne nous trompons, estime qu’on aurait suffisamment paré à ce danger en faisant de la Savoie deux ou trois cantons suisses et en la neutralisant. Il va sans dire que, même dans une telle hypothèse, rien ne devrait être décidé que conformément au vœu des populations savoisiennes. Les objections du Piémont, examinées de bonne foi, méritent d’être prises en sérieuse considération. La Savoie est le berceau de la dynastie sarde, et tout le monde comprendra combien il en coûterait au cœur du roi Victor-Emmanuel de se séparer du brave pays dont les destinées ont été associées pendant huit siècles à la fortune et à la gloire de sa race. L’agrandissement du Piémont du côté de l’Italie centrale serait un affaiblissement pour lui au point de vue militaire, s’il fallait le payer du sacrifice de la Savoie. Sans la forte position de la Savoie, qui lui assure pour dernière ligne de défense les Alpes cotiennes, le Piémont ne pourrait tenir tête à l’Autriche, encore moins résister à la France, si nous devenions ses ennemis. Tant que l’Autriche demeure en possession d’une partie de la vallée du Pô, le Piémont regarde comme nécessaire à sa sûreté la possession d’une partie de la vallée du Rhône. Sans cela, il ne saurait plus où placer sa capitale. Il ne pourrait la transporter à Milan, ville découverte, à trois jours de marche des Autrichiens, cantonnés à Mantoue et à Vérone ; il ne pourrait la maintenir à Turin, car le fort de l’Esseillon, qui est en Savoie, n’est qu’à quelques heures de distance. La question, au point de vue militaire, ne pourrait changer pour le Piémont que le jour où les Autrichiens auraient abandonné la Vénétie. Ce jour-là, le principe de nationalité aurait reçu en Italie une application complète, et le Piémont ne pourrait résister de bonne grâce à la revendication de ce principe de l’autre côté des Alpes. Enfin la décision suprême de la question doit, dans tous les cas, être laissée aux populations savoisiennes elles-mêmes. La France ne pourrait pas invoquer le principe des nationalités pour s’agrandir aux dépens d’un peuple qui voudrait conserver sa personnalité, son autonomie, et qui se souviendrait obstinément que, bien que réduit aux proportions d’une province, il a su se conquérir dans l’histoire la place d’une nation et d’un état. Or, il faut le reconnaître, la Savoie ne paraît pas prête pour le moment à s’offrir en don à la France. Il n’y a eu en Savoie, malgré les assertions de la presse française de second ordre, qu’une intrigue séparatiste, jamais un parti de l’annexion. Par dépit contre la guerre de l’indépendance italienne, par rancune contre les institutions constitutionnelles, une portion du parti clérical, fauteur des intérêts autrichiens en Italie, avait imaginé, sans beaucoup y croire lui-même, un mouvement annexioniste. La pétition séparatiste, que l’on a faussement représentée en France comme l’expression d’un vœu populaire, n’avait pas réuni dix noms connus en Savoie. C’étaient là d’étranges amis pour venir au-devant de la France. Il n’est même pas sûr, depuis nos démêlés avec Rome, que ces amis de la papauté nous soient demeurés fidèles ; mais ce qui est certain, c’est que les imprudentes exhortations annexionistes de notre presse officieuse ont ému le patriotisme savoisien, et ont provoqué des démonstrations dont la signification n’est plus contestable. Les Savoisiens veulent conserver leur histoire et leurs institutions libérales. Ce n’est pas au moment où ils peuvent revendiquer une si large part de gloire dans la fortune de la maison de Savoie qu’ils veulent « se plonger et disparaître, suivant le mot d’une proclamation populaire, dans le gouffre d’une grande nation centralisée ; ils ne veulent pas échanger les larges libertés du statut contre les institutions restrictives sous lesquelles nous ont amenés nos vicissitudes révolutionnaires. » Ils viennent à Chambéry de donner une expression touchante à ces sentimens. Trois mille hommes, sur une population de dix-sept à dix-huit mille habitans, s’étaient réunis, malgré une neige épaisse, sur le Champ-de-Mars de la vieille capitale, conduits par une députation dont un des citoyens qui ont obtenu le plus de voix aux dernières élections communales, M. Marc Burdin, avait accepté la présidence ; cette foule se rendit silencieuse et calme devant le château. La députation fut reçue par le gouverneur, M. le marquis Orso Serra. « Nous déclarons, disait l’adresse lue par le conseiller communal, notre volonté de continuer à faire partie intégrante des états de la maison de Savoie, à laquelle notre terre a servi de berceau, et dont nos pères ont suivi pendant huit siècles les glorieuses destinées… Nous sommes résolus à rester libres sous le statut constitutionnel que Charles-Albert le magnanime a donné à la nation. Nous sommes convaincus qu’entre notre auguste monarque et nous tous les liens ne peuvent être que noblement réciproques, et nous serons heureux d’en obtenir l’assurance. » Ce loyal langage a reçu la réponse qu’il méritait. M. Orso Serra donna connaissance à la députation d’une dépêche ministérielle reçue le jour même : elle disait que « le gouvernement n’avait jamais eu l’intention de céder la Savoie, et que quant au parti qui avait levé le drapeau de la séparation, l’on n’avait pas même à lui répondre. » Le président de la députation vint rendre compte au peuple de sa mission, et la foule répondit par les cris prolongés de vive le roi ! vive la constitution ! vive la Savoie ! L’on voit donc que la situation actuelle est loin de présenter les conditions qui permettraient à la France de souhaiter et d’accepter l’annexion de la Savoie.

Parmi les difficultés avec lesquelles il va se trouver aux prises, nous sommes sûrs que celle qui doit le plus préoccuper un homme de l’esprit de M. de Cavour est la difficulté romaine. L’œuvre de l’indépendance de l’Italie aujourd’hui comme avant la guerre rencontre encore les deux mêmes obstacles : l’Autriche et Rome. À vrai dire, la difficulté romaine est la conséquence de la présence des Autrichiens en Italie ; la plupart des fautes commises en ce siècle par les souverains pontifes dans le gouvernement de leurs états ont été le résultat à peu près inévitable de la situation occupée par les Autrichiens dans la péninsule. Il faut, sinon excuser, du moins expliquer ces fautes par l’embarras où se trouvait la papauté, soupçonnée de prêter appui à l’ennemi de l’indépendance nationale, et entraînée, par la défiance même qu’elle inspirait, à se soumettre chaque jour davantage à l’influence autrichienne. C’était une fatalité de situation. L’on peut dire que le plus grand service qu’il soit possible de rendre à la papauté serait d’obtenir l’entière exclusion de l’Autriche des territoires italiens. Un funeste malentendu cesserait alors du même coup et au sein de l’église et en Italie. La cause de cet antagonisme entre l’intérêt religieux et l’intérêt national, qui trouble le présent et à chaque instant met tout en péril, aurait disparu. La papauté gagnerait à cet événement d’être affranchie de ce mélange de scrupules et de craintes qui l’a liée à une grande puissance catholique repoussée par le sentiment national, et pourrait recouvrer la confiance de l’Italie. La cause italienne y gagnerait, outre la conquête définitive de l’indépendance, cette liberté d’esprit et d’action vis-à-vis de la papauté qui lui permettrait, dans ses rapports avec cette grande institution religieuse et politique, de ménager les intérêts et les vœux du monde catholique. Nous ne le dissimulons point, tant que l’Autriche occupera la Vénétie, il n’y a rien de sérieux à tenter ni à espérer du côté d’une réconciliation si désirable. Il y a lieu de craindre au contraire de nouveaux chocs entre la papauté et la cause nationale. On ne fait que traduire littéralement la situation où va entrer la péninsule en disant que l’annexion est comme un grand effort politique et militaire par lequel l’Italie se prépare à une nouvelle et suprême lutte avec l’Autriche. C’est la perspective de cette lutte qui est la raison de l’unité politique à laquelle va s’essayer l’Italie du nord et du centre ; c’est par les apprêts et l’attente de cette lutte que se formera et se cimentera la nouvelle union. Quand éclatera-t-elle ? Nous n’avons pas la prétention de le savoir. Il est possible et nous souhaitons que le royaume de l’Italie supérieure veuille s’assimiler fortement les diverses parties qui vont le composer avant de tenter de nouvelles entreprises ; mais mille incidens peuvent tromper et brusquer, au milieu d’élémens si inflammables, les intentions des politiques et précipiter le choc. En tout cas, tant que durera la trêve entre l’Autriche et l’Italie, il faut s’attendre à ne pas voir cesser les hostilités périlleuses entre l’Italie libérale et la papauté. Le mouvement italien, obligé de se détourner de son objectif naturel, qui est l’Autriche, réagira fatalement contre les alliés supposés ou réels de l’Autriche dans la péninsule, et semble destiné à se porter contre le pouvoir temporel de la papauté. C’est là le plus grand danger actuel de l’Italie, car, par le trouble qu’il entretient dans le catholicisme, il l’expose à de redoutables diversions. La gravité même de ce péril redouble l’intérêt que nous portons à la cause italienne. Jamais peuple n’a eu à remplir encore une tâche aussi lourde ; jamais peuple n’a vu ainsi s’ajouter contre lui aux labeurs d’une lutte pour l’indépendance la nécessité de soulever sans l’ébranler la plus puissante organisation religieuse qui ait existé sur la terre. La considération de ce péril doit être toujours présente à l’esprit des chefs du mouvement italien. Qu’ils contiennent les entraînemens de leur parti contre Rome, qu’ils évitent de porter de nouveaux coups au pouvoir pontifical, qu’ils ne tombent point dans la faute d’entamer avec la cour romaine des polémiques oiseuses, et de fournir la réplique à des encycliques de la nature de celle que le pape vient de publier. Il est toujours inutile, il est souvent dangereux d’entamer des controverses et d’entreprendre des duels de principes avec le chef spirituel de tant de millions d’âmes, et de mettre à travers le monde les consciences de la partie, lorsque les intérêts politiques devraient seuls être en jeu. Que les hommes d’état italiens s’efforcent, pour la faire bien, de ne faire qu’une chose à la fois, et ne donnent pas à leurs ennemis, qui les y poussent, le change d’une révolution religieuse contre une lutte d’indépendance nationale. Quel que soit le prix que nous attachions à la paix, nous aimerions mieux les voir faire la guerre à l’Autriche que s’attaquer au pape.

Il est cependant bien regrettable que, malgré la bonne tournure qu’ont prise et que conserveront sans doute, sous la conduite de M. de Cavour, les affaires italiennes, la confiance dans la paix ait tant de peine à s’établir dans les esprits. Nous aurions particulièrement besoin en France aujourd’hui de cette sécurité confiante que la véritable paix inspire pour tirer de la politique commerciale inaugurée par le récent programme impérial tout le profit qu’elle comporte. Si les combinaisons diplomatiques sont la politique de la guerre, il est plus vrai encore de dire que les réformes douanières, fiscales, économiques, sont la politique essentielle de la paix. Nous aurions, quant à nous, mauvaise grâce et mauvaise foi à ne point applaudir à la plupart des principes exposés dans le programme impérial. Nous les avons depuis longtemps maintes fois développés, et nous en demandions récemment encore la réalisation, au moment où nous défendions contre une certaine presse l’alliance de la France et de l’Angleterre. Il y a longtemps déjà, nous débutions même dans la Revue en racontant la politique commerciale de l’Angleterre, en expliquant le système des réformes de M. Huskisson en 1824-1825 et de la révision du tarif anglais par sir Robert Peel en 1842[1]. Disons-le tout de suite, le programme impérial se distingue par les vues d’ensemble qu’il faut en effet apporter dans l’étude et le gouvernement des intérêts économiques ; mais que l’on veuille bien nous passer une délicatesse de dilettantisme politique qu’il est sans danger d’exprimer dans notre pays, car elle y est le partage d’un infiniment petit nombre d’esprits. Nous aurions mieux aimé, si nous avions une voix aux conseils suprêmes, que la France eût été convertie à la liberté commerciale par la discussion et la persuasion raisonnée que par un miracle de la grâce. Au temps où M. Disraeli essayait de venger les protectionistes anglais contre la défection pourtant si heureuse de sir Robert Peel, il se servait d’une comparaison amusante pour représenter la manœuvre forcée que l’illustre ministre voulait faire exécuter à son parti. Sir Robert, disait-il, imitait Charlemagne convertissant les Saxons en masse, et d’un coup de goupillon faisant transformer des milliers de païens en disciples du Christ. Peut-être la comparaison nous est-elle plus applicable qu’aux protectionistes anglais, car ceux-ci demeurèrent longtemps rebelles, et eurent besoin d’arriver au pouvoir en 1852 pour consommer leur conversion. Quelques journaux anglais ont poussé la flatterie jusqu’à nous envier la promptitude à faire le bien que nous devons à nos institutions, et qui manque à la constitution anglaise. Sans repousser le compliment, nous leur ferons observer qu’ils oublient les compensations que leur offrent les lenteurs des institutions britanniques. En Angleterre, il est vrai, le mouvement de réforme commerciale a commencé en 1820 par la célèbre pétition des négocians de Londres, où les vrais principes de la liberté étaient si admirablement exprimés ; mais une réforme semblable Scelle que nous allons accomplir ne se fit pas trop longtemps attendre, puisque les mesures de M. Huskisson, qui abolissaient les prohibitions et fixaient à 30 pour 100 de la valeur le maximum des droits protecteurs, étaient votées quatre ou cinq ans après. Ainsi, même avec nos façons expéditives, nous ne faisons en 1860 que ce que l’Angleterre avait déjà fait en 1825. Sans doute l’affranchissement commercial n’a été à peu près complet chez nos voisins qu’en 1848, à l’époque où ils ont renoncé à protéger leur marine marchande. De 1820 à 1848, du point de départ au but, les chambres anglaises ont donc perdu leur temps à multiplier les enquêtes sur l’état des diverses industries et des diverses branches du commerce ; elles ont entassé ces compilations fastidieuses dans des centaines de blue books ; des milliers de discours, qui remplissent depuis cette époque la moitié au moins de la collection de Hansard, ont été prononcés dans le parlement ; enfin, nous le reconnaissons, pour porter le dernier coup à la protection, il a été nécessaire qu’une association gigantesque, conduite par MM. Cobden et Bright, ait, pendant huit années, agité l’Angleterre de ses meetings monstres, et ait fait retentir tous les coins du royaume-uni des accens sensés, spirituels et véhémens de son éloquence populaire. Tout cela est exact, et voilà certes une grande dépense d’efforts pour arriver à un tel résultat ! L’Angleterre n’aurait-elle pourtant rien gagné à cette longue série d’enquêtes, de controverses, de contradictions, de harangues ? Elle y a gagné, — est-ce à nous de le rappeler à des journaux anglais ? — outre le mérite d’arriver d’elle-même et plus vite qu’aucun autre peuple à la vérité, de faire à fond l’éducation économique de toutes les classes de sa population, et d’incarner dans l’esprit de ses masses les vrais principes de l’économie politique, — résultat immense et bienfaisant, puisque, lorsqu’on demandait aux hommes d’état anglais en 1868 pourquoi les classes populaires demeuraient fermées aux absurdités socialistes qui infestaient le continent, ils pouvaient répondre : C’est que nos ouvriers savent l’économie politique ! — Où l’avaient-ils apprise, si ce n’est dans cette incessante instruction et dans ces vastes débats ouverts sur les intérêts industriels et commerciaux du pays ?

Quant à nous Français, jetés à l’eau, nous l’espérons bien, nous apprendrons à nager ; nous excellons dans les improvisations soudaines. Nous avons au surplus, nous le répétons, un bon guide dans le programme impérial. Plus de prohibitions, plus de droits sur les matières premières, réductions considérables de droits sur le sucre et le café, ces deux grands élémens de l’alimentation populaire, perfectionnement des moyens de communication, efforts pour réduire les frais de transport, qui sont un élément si important des prix de revient et des prix de vente, système de protection ramené à des conditions rationnelles et dans la voie des adoucissemens progressifs ! le programme est parfait. Pour réussir dans la pratique, il exigera un grand développement de liberté positive, et en réussissant il formera les esprits à la liberté, et nous préparera même à l’usage des libertés politiques. Il faudra, disons-nous, que nos pouvoirs nous fassent largesse de libertés positives, pour que nous entrions avec tous nos avantages naturels dans la carrière de la concurrence étrangère : il serait impolitique et injuste de ne pas nous affranchir de ces restrictions administratives que ne connaissent point nos concurrens ; il sera nécessaire de remanier cette partie de notre législation qui fait obstacle à l’association des capitaux, puisque nous avons à lutter contre des compétiteurs qui ont sur nous l’avantage d’une plus grande accumulation de capital engagé dans l’industrie, et qu’en outre leurs lois actuelles leur facilitent toutes les formes de rassociation. Un fort apprentissage libéral doit sortir de ce nouveau régime économique. En effet, les intérêts industriels, stimulés sans relâche par la concurrence étrangère, seront obligés d’être attentifs aux gênes arbitraires et artificielles, administratives ou politiques, qui entraveront leur développement, d’être hardis et prompts à demander la réforme des abus qui obstrueraient leur marche. Les libertés politiques, la liberté d’association et de réunion pour se concerter sur des intérêts collectifs, la liberté de la presse pour s’éclairer, réclamer, se plaindre, sont au bout de cette voie. L’état lui-même, en renonçant à la routine dans l’établissement du budget des recettes, en mettant le premier au jeu, puisqu’il s’expose tout d’abord à sacrifier une partie de son revenu, en ouvrant le champ des expériences en matière de taxation, s’impose la nécessité d’être courageux, instruit, avisé dans la confection de ses budgets, et il sera le premier intéressé à laisser pénétrer dans les arcanes des finances publiques les débats investigateurs de l’opinion. Croyons à la solidarité des libertés, demandons les libertés politiques pour faire réussir les libertés commerciales, espérons du moins que le succès des unes hâtera le progrès des autres.

Parmi les articles britanniques qui ne rencontrent point encore de concurrence sur notre marché, et dont la libre importation est un incontestable profit pour nous, il faut compter en première ligne cette catégorie de produits immatériels qui s’appellent discussions de la presse et des chambres anglaises. On attendait cette année de ce côté de la Manche, avec une curiosité plus vive que d’habitude, l’ouverture du parlement. L’on avait hâte en effet de connaître quelque chose de précis sur le traité de commerce qui, la veille même du jour où le parlement se rassemblait, avait été signé à Paris. L’on désirait connaître la nature et la portée de l’accord qui peut régner entre la France et l’Angleterre au sujet des affaires d’Italie. La curiosité n’a pas jusqu’à présent été entièrement satisfaite, au moins sur le premier de ces points.

Le traité a été annoncé sans doute ; mais il ne pourra être soumis au parlement qu’après l’échange des ratifications. L’effet du traité devant d’ailleurs produire des altérations importantes dans quelques branches du revenu, le chancelier de l’échiquier, M. Gladstone, soumettra à la chambre des communes l’ensemble de son budget en même temps que le traité. Il a annoncé pour le 6 février cette double présentation. En attendant les révélations officielles, nous pensons être suffisamment renseignés sur le caractère général du traité. Du côté de la France, les prohibitions sont entièrement abandonnées : la fixation des nouveaux droits ou les dégrèvemens portent sur tous les articles manufacturés qui figurent dans notre tarif ; le principe admis pour la tarification nouvelle est celui que Huskisson avait inauguré pour l’Angleterre en 1825, à savoir que le maximum des droits protecteurs ne dépassera pas, le double décime compris, 30 pour 100 de la valeur des marchandises. Une seule exception est faite à ce principe, en ce qui concerne les fers forgés, qui paieront, double décime compris, 70 francs par tonne. Les droits seront fixés, conformément à ce maximum de 30 pour 100, dans un traité ultérieur. En 1864, le maximum de la protection sera réduit à 25 pour 100, et le droit sur les fers à 60 francs. Quant aux négociateurs ils nous ont abandonné leurs tarifs avec une incontestable libéralité ; nous y avons biffé les droits sur les soieries et sur d’autres produits manufacturés ; nous avons obtenu pour les vins peu chargés d’esprit, c’est-à-dire pour l’immense majorité des vins français, une réduction grâce à laquelle les vins de France ne seront pas plus chers à Londres qu’à Paris, et sur les esprits, qui procurent à l’échiquier anglais un revenu de plus de 20 millions de francs, la réduction qui nous est accordée nous laisse dans des conditions de concurrence à peu près égale avec les spiritueux anglais, qui sont soumis eux-mêmes à un droit d’excise. En définitive, nous maintenons de notre côté un système protecteur assez élevé, et les Anglais nous donnent la liberté entière de leur marché. S’il faut juger d’un traité de commerce d’après la vieille et fausse idée de la réciprocité des avantages, on voit que nous n’avons point à nous plaindre. M. Cobden, qui, par une merveilleuse bonne fortune, vient, en s’associant activement à la négociation, de commencer l’éducation économique de la France après avoir achevé celle de l’Angleterre, n’a point marchandé pour son pays les avantages du traité. Une grande part de l’honneur de cette convention revient aussi sans doute aux négociateurs officiels de la France ; qu’on nous permette de compter au nombre de ceux qui ont le plus utilement contribué à cet heureux ouvrage M. Michel Chevalier, dont le zèle et la persévérance viennent de recevoir ainsi la plus chère récompense que puisse envier l’organe d’une grande cause.

Le seul défaut de cet acte remarquable, c’est d’être un traité de commerce. C’est un défaut au point de vue économique et au point de vue politique. Depuis que les vraies doctrines économiques sont accréditées en Angleterre, on y considère avec raison un traité de commerce établissant des concessions réciproques de tarifs comme une véritable hérésie. Il peut y avoir dans un droit de douane deux élémens : un élément de protection, si le droit est établi pour élever une barrière contre une marchandise étrangère, ou un élément purement fiscal, si le droit n’a point pour objet de défendre un produit indigène contre la concurrence étrangère, s’il n’est perçu qu’en vue de procurer une ressource au revenu public. Les Anglais ont renoncé à protéger leurs produits par des droits, et ils pensent qu’en agissant ainsi, un état poursuit son véritable avantage, tandis qu’il commettrait un contre-sens et une absurdité, s’il subordonnait le bien qu’il peut se faire à lui-même de la sorte à la volonté que pourrait avoir un autre état de lui accorder des concessions de tarifs. Ils ne croient donc pas à la théorie de la réciprocité sur laquelle sont basés les traités de commerce. Leurs droits de douane n’ayant plus qu’un caractère fiscal, il leur paraît répugner à l’indépendance d’un grand état d’aliéner par traité telle ou telle branche de leur revenu. C’est au nom des mêmes principes que nous élevions, il y a quinze jours, des objections au traité de commerce dont la conclusion était encore inconnue. Vainement considère-t-on les conventions de ce genre comme des gages d’alliance : les Anglais pensent au contraire que ce sont souvent des occasions de contestations et de conflits. Comme ces traités reposent en effet sur l’illusion de la réciprocité et qu’il est impossible que les deux parties en retirent des avantages équivalens, il arrive que celle qui a été déçue dans ses espérances se croit injustement lésée et réclame vivement. Ces objections ont été présentées ou admises par la plupart des orateurs qui se sont occupés du traité dans les premières conversations parlementaires ; elles ont été surtout indiquées avec force par un des membres les plus distingués du parti tory, M. Seymour Fitzgerald, qui était sous-secrétaire d’état des affaires étrangères dans le cabinet de lord Derby. Pour toute réponse, lord Palmerston est convenu que la forme du traité avait été adoptée comme un expédient pour enlever l’abolition des prohibitions en France aux entraves qu’elle eût rencontrées dans notre mécanisme constitutionnel : explication peu flatteuse pour nous, surtout si on la rapproche de la déclaration du ministre anglais, ajoutant avec empressement que le traité serait bientôt soumis à la chambre des communes. Malgré le pénible effet] de ce contraste, nous désirons que le parlement anglais se laisse convaincre par l’argument ministériel, et que par un scrupule d’orthodoxie économique les représentans de l’Angleterre ne fassent point échouer le premier essai de libre échange qui se tente en France.

Sur les affaires d’Italie, les Anglais n’ont eu qu’à demeurer fidèles à eux-mêmes pour se trouver d’accord avec la politique actuelle de la France : les tories, par l’organe de M. Disraeli, disent, comme les libéraux, qu’il faut laisser les Italiens se constituer à leur guise. Il résulte du langage des ministres que l’accord des vues existe entre la France et l’Angleterre, sans qu’il ait été jugé nécessaire de confirmer par un engagement écrit l’entente des deux politiques. On a généralement trouvé que le parlement demeurait plus froid que ne l’avait été la presse dans l’expression de la satisfaction sérieuse que doit lui inspirer l’union amicale des deux pays. Daps la séance où l’on a discuté l’adresse, la chambre des communes a donné pourtant une preuve de bon goût à laquelle on ne doit pas être insensible en France. Le jeune membre qui secondait l’adresse, lord Henley, s’était laissé emporter, dans son zèle pour l’alliance actuelle des deux pays, à une diatribe peu convenable contre les anciens gouvernemens de la France. M. Disraeli, prenant la parole après le jeune lord, a protesté contre cette injuste maladresse en des termes si heureux que l’assemblée entière lui a répondu par de bruyans applaudissemens. Sous le coup de la leçon que lui donnaient ainsi ses collègues, le jeune et malheureux débutant parlementaire n’a cru pouvoir mieux faire que de sortir de la chambre. e. forcade.


REVUE MUSICALE.


La saison musicale se dessine et prend une physionomie. Des nouveautés nous sont promises à tous les théâtres lyriques de Paris ; des débuts plus ou moins éclatans ont eu lieu déjà, ou se préparent à nous surprendre ; des concerts nombreux, des fêtes musicales de toute nature sollicitent notre attention, des publications importantes qui touchent à l’histoire ou à la théorie de l’art demandent à être appréciées. L’esprit s’agite, et si les facultés créatrices semblent défaillir depuis quelques années, ce n’est pas la bonne volonté qui manque aux nouveau-venus pour s’inscrire en faux contre la décadence et l’affaiblissement de la poésie que proclament les prophètes de malheur. A Dieu ne plaise que nous fassions obstacle à quiconque porte en soi un souffle de vie et d’espérance! Qu’il soit le bienvenu, celui qui viendra nous conter quelque chose de nouveau ! soit qu’il chante la chanson de son village sur des pipeaux rustiques, soit qu’il ait une plus vaste ambition, nous l’écouterons et nous nous laisserons charmer; mais, nocher fidèle, nous repousserons de notre barque le téméraire qui voudrait passer à l’île des bienheureux sans payer l’obole. Montrez-nous la palme des élus, et il vous sera beaucoup pardonné par la critique, qui a souci de sa mission et qui sait distinguer la vie des fausses couleurs que revêt la mort.

Le Théâtre-Italien, c’est une justice à lui rendre, fait beaucoup d’efforts pour varier son répertoire et pour renouveler son personnel. Les chanteurs de toute nation paraissent et disparaissent à ce bienheureux théâtre sans qu’on se rende bien compte de la pensée de la direction qui opère tous ces changemens. Peut-être la direction se trompe-t-elle en pensant que ce perpétuel mouvement de va-et-vient parmi les artistes qu’elle engage précipitamment pour quelques représentations puisse séduire le public et fixer son goût. Une troupe bien organisée au commencement de la saison, bien dirigée surtout par un maestro capable, qui aurait l’autorité nécessaire pour le choix des ouvrages et la distribution des rôles, vaudrait mieux pour les intérêts de la direction que ces oiseaux de passage appartenant à des climats différens qui viennent se percher au Théâtre-Italien pour un nombre plus ou moins considérable de représentations. D’ailleurs il faut prendre garde de ne point abuser du droit qu’on vous laisse de faire entendre, au théâtre de Cimarosa et de Rossini, des virtuoses qui ne sont pas nés et qui n’ont pas été élevés dans le pays ove il bel si risuona. Sans être trop exigeant, n’est- il pas permis de dire qu’un théâtre qui ne donnerait que des opéras comme la Marta de M. de Flottow, dont je ne veux pas dire de mal, chantés par des artistes habiles qui seraient nés aux bords de la Seine, ne serait plus un théâtre italien, c’est-à-dire une forme de l’art représentant une manière particulière de sentir, un côté original de la fantaisie humaine? Il y a des voix italiennes, un accent italien, de la musique italienne, quelque faible qu’on la suppose, qu’on ne saurait imiter, et qui porte l’empreinte du sol et du climat de celui qui l’a créée. Vous me donneriez au Théâtre-Italien les plus grands chefs-d’œuvre de Beethoven, Weber, Mendelssohn, que je serais frustré dans mon attente, et n’aurais pas le genre de plaisir que j’y vais chercher. On ne confondra jamais la voix chaude, vibrante et sympathique d’un chanteur médiocre comme M. Graziani avec l’organe le plus riche d’un artiste français de premier ordre, et il est heureux après tout qu’il en soit ainsi, et que la nature des choses ne puisse être altérée par l’art.

Ce qui sent bien son fruit et témoigne de l’arbre qui l’a produit, c’est l’opéra en trois actes Margherita la Mendicante, dont la première représentation a eu lieu au Théâtre-Italien le 2 janvier. L’œuvre a été faite expressément pour le public parisien par deux artistes italiens, qui sont bien de leur temps et de leur pays. M. Piave, auteur du libretto du Trovatore et de beaucoup d’autres sujets traités par M. Verdi, a eu la mauvaise inspiration d’arranger pour un jeune compositeur peu connu un vieux mélodrame de MM. Anicet Bourgeois et Michel Masson, joué au théâtre de la Gaieté en 1852 sous le titre la Mendiante. C’est l’histoire lugubre d’une femme qui quitte son mari, Rodolphe Berghem, riche armurier de l’Allemagne, pour suivre un comte de Rhendorf qui lui plaît davantage. Marguerite, la femme infidèle, a laissé à son mari un enfant qu’elle désire revoir, et qui devient l’instrument d’une réconciliation suprême, mais après des péripéties plus étranges les unes que les autres. Abandonnée déjà par son amant, le comte de Rhendorf, qui s’est marié clandestinement, Marguerite, qui depuis quatre ans n’a pas vu sa fille Marie, doit pouvoir bientôt l’apercevoir de loin, grâce à l’intervention d’une amie d’enfance, lorsqu’un orage éclate, et la foudre vient, comme un coup du ciel, la priver de la vue. Voilà donc Marguerite, pauvre, délaissée, errante et aveugle, qui arrive en mendiant à la foire de Leipzig. Des saltimbanques qui exercent sur la place publique leurs tours périlleux forcent une petite fille qu’ils maltraitent à divertir les assistans, qui plaignent le sort de la pauvre enfant dont ils admirent la gentillesse. A quelques mots échappés aux femmes de la foule, Marguerite reconnaît son enfant, qui a été volé on ne sait trop comment, et qu’elle arrache violemment aux mains des ravisseurs. L’enfant retrouvé et le malheur de Marguerite apaisent la colère du mari, qui pardonne à l’épouse infidèle. Ce triste mélodrame est aussi obscur qu’ennuyeux, et nous aurions eu de la peine à en comprendre la donnée, si nous n’avions parcouru le libretto de M. Piave, qui est écrit dans cette langue particulière de faux lyrisme que semblent affectionner les Italiens depuis une trentaine d’années.

La musique est l’œuvre d’un jeune violoncelliste napolitain, M. Gaetano Braga, qui habite Paris depuis quelques années. Nous voudrions n’avoir que de bonnes paroles à dire à M. Braga, qui est intelligent et qui semble rempli du désir de bien faire; mais l’art, que nous devons défendre contre les atteintes des téméraires, et l’ovation ridicule que l’auteur de Margherita la Mendicante s’est laissé donner par une trentaine de ses compatriotes qui se croyaient sans doute dans un petit théâtre d’Italie, nous forcent à dire la vérité. M. Braga est un imitateur maladroit de M. Verdi, dont il emprunte les idées, sans le talent et la vigueur, qu’on ne saurait contester à l’auteur célèbre de Nabucco et du Trovatore. Or nous avons trop souvent combattu ici la manière et les allures du maître pour nous montrer plus indulgent envers ses disciples. On assure que M. Braga n’en est pas à son coup d’essai, et qu’il a déjà produit en Italie et à Vienne un ou deux ouvrages qui lui ont valu l’assentiment du public : on ne s’en douterait pas en entendant la musique de Margherita la Mendicante, qu’on n’aurait pas dû accueillir sur un théâtre comme celui de Paris. A vrai dire, il n’y a que deux morceaux qui méritent d’être signalés dans l’opéra de M. Braga : le morceau d’ensemble qui forme le finale du second acte, ensemble d’un bel effet, qui rappelle, par la disposition des voix et leur marche ascendante en un crescendo vigoureux, le finale d’Ernani de M. Verdi et celui de la Lucia de Donizetti, puis le quatuor du troisième acte, qui nous paraît être plus original et appartenir davantage à M. Braga. Ni l’air que chante M. Graziani au premier acte, — Pur fra la cupa tenebra, — ni celui de Margherita, — Sol di que’ di rogionami, — ni le duo entre Margherita et son mari Rodolfo, — Come celeste contico, — ne sont des inspirations qui indiquent chez M. Braga une grande abondance d’idées musicales vraiment individuelles. Malheureusement l’art du compositeur napolitain ne compense pas cette absence d’originalité. Son orchestre est pauvre, son instrumentation dépourvue de coloris, les récitatifs surtout mal écrits, et l’absence de modulations se fait vivement sentir dans toute la partition de M. Braga, qui semble ignorer complètement les ressources de ce moyen puissant de variété. Il nous en coûte de porter un jugement aussi sévère sur l’opéra de M. Braga et d’aller au-devant du reproche qu’on nous adresse souvent, de n’admirer que les œuvres consacrées des maîtres et d’être impitoyable pour les essais de la jeunesse.

Nous espérons bien ne jamais cesser d’aimer ardemment les choses parfaitement aimables, et de nous montrer toujours difficile envers ceux qui n’ont pas de l’art une idée assez élevée pour ne s’être pas préparés à la lutte par des études sérieuses. Ou donnez-moi une simple chanson émue qui me révèle la passion et le génie, comme l’a fait Bellini, ou prouvez-moi que vous avez longtemps pâli aux pieds de la Muse en invoquant son amour. Les arts sont le luxe de la vie. L’état n’a besoin ni de mauvais peintres, ni de mauvais musiciens, ni de faux poètes, et en voyant cette foule besoigneuse de médiocrités se précipiter dans une carrière qui ne peut être parcourue avec succès que par un petit nombre d’élus, il faut dire aux critiques: Frappez, soyez-impitoyables, Dieu reconnaîtra les siens! L’exécution de Margherita la Mendicante a été à la hauteur de l’œuvre, et Mme Borghi-Mamo, qui est peut-être une des causes de ce misfatto, n’a trouvé dans le rôle déclamatoire de l’héroïne que des accens exagérés. Tout nous fait donc espérer que la leçon a été bonne, et qu’on ne recommencera pas une pareille épreuve sur le Théâtre-Italien de Paris.

M. Giuglini, l’agréable ténor dont nous avons déjà parlé, a paru le 29 décembre dans le rôle d’Edgardo des Puritani. Il y a été plus à son aise que dans celui de Manrico d’il Trovatore, sans parvenir toutefois à satisfaire complètement le public. La voix de M. Giuglini manque de force et d’étendue, car elle ne possède guère qu’une octave, de Wit du milieu de l’échelle à son homonyme supérieur. Dépourvue également de flexibilité, cette voix toute blanche de M. Giuglini a quelque chose de féminin. L’artiste a pourtant de la sensibilité, mais peu de distinction, et son style est composé d’oripeaux à la mode, et surtout de ce point d’orgue sur la troisième note du ton qu’affectionnent tant M. Graziani et tous les chanteurs du jour. Cependant M. Giuglini a été apprécié dans les Puritains, et on lui a su gré de ses bonnes qualités, quoiqu’elles ne fussent pas suffisantes pour faire contre-poids à d’écrasans souvenirs. Ah! Il tempo passato non ritorna più, comme dit la chanson. Il faut en prendre son parti et se résigner à ne plus entendre un répertoire pour lequel il n’y a plus d’interprètes. Qui chantera donc les Puritains après Rubini, M. Mario, Lablache, Tamburini et Mme Grisi?

Pour dédommager le public du départ de M. Giuglini, qui n’a fait à Paris qu’une très courte apparition, l’administration du Théâtre-Italien a produit le 12 janvier dans la Sonnambula une nouvelle cantatrice, née aux bords de la Seine et élevée à Paris. Nous voulons parler de Mlle Marie Battu, fille de l’honorable artiste de ce nom, qui a longtemps rempli les fonctions de sous-chef d’orchestre de l’Opéra. Mlle Battu est encore une élève de M. Duprez, dont l’école féconde fait déjà sentir son influence, et nous avons eu occasion de mentionner plusieurs fois son nom dans les pages de la Revue. Jeune, modeste, d’une physionomie intelligente, et suffisamment préparée au manège de la scène. Mlle Battu n’a éprouvé d’abord que ce léger embarras qui ajoute à l’intérêt qu’inspire une artiste bien élevée. Sa voix est un soprano aigu, d’une étendue au moins de deux octaves, car elle peut aller, je crois, jusqu’au mi supérieur sans broncher. Le timbre en est pur, mais un peu fiévreux et tremblotant dans certaines cordes du milieu. C’est une voix française, je dirai plus, une voix parisienne, qui a plus de mordant que de sonorité, plus de vibration que de force. Mlle Battu est l’une des élèves de M. Duprez qui vocalise le mieux, et, comme toutes les écolières aussi de ce grand artiste, Mlle Battu a de la tenue dans le style, elle sait imprimer à la phrase musicale l’accent qui lui est propre. C’est une qualité rare que peu de chanteurs possèdent de nos jours, et que M. Duprez a le don de savoir communiquer à tous ceux qui s’inspirent de ses conseils. Aussi Mlle Battu a-t-elle été parfaitement accueillie dès le premier air qu’elle chante en arrivant en scène : Come per me sereno, et surtout dans le délicieux andante : Sovra il seno la man mi posa, qu’elle a dit avec plus de bravoure et de hardiesse dans l’attaque des notes élevées que de charme et d’émotion intime. Ce n’est pas que Mlle Battu manque de sensibilité, mais c’est une sensibilité nerveuse qui ne rayonne point, et n’a pas la chaleur pénétrante du fluide mystérieux qui s’échappe directement de l’âme émue. Convenable et distinguée dans toutes les parties de ce rôle délicat de jeune fille, Mlle Battu a chanté avec un éclat tout particulier l’air final, élan suprême d’une joie ineffable. Nous ne voulons pas nous appesantir aujourd’hui sur quelques légers défauts qu’on pourrait reprocher à Mlle Battu, et troubler par des remarques inopportunes le succès réel qu’a obtenu cette cantatrice intéressante. Le talent de Mlle Battu a beaucoup de rapport avec celui de Mme Vandenheuvel, la fille de M. Duprez, c’est-à-dire que l’art y est plus abondant que la nature. En entendant chanter Mlle Battu, mes souvenirs se reportaient bien plus loin, car il me semblait entendre parfois Mlle Alexandrine Dupéron, aujourd’hui Mme Duprez, près de qui j’avais l’honneur d’être assis.

Quelle délicieuse partition que la Sonnambula de Bellini! J’avoue que c’est l’œuvre que je préfère de ce bel oiseau de paradis. Bellini a pu s’élever plus haut dans la Norma, révéler des qualités plus complexes dans les Puritains; c’est dans la Sonnambula qu’il a versé l’arôme le plus pur de son mélodieux génie. Que c’est bien là une vraie bucolique du pays de Virgile et de Théocrite! Un village tout en fête, une simple villageoise qui se marie, un nuage qui s’élève sur des amours innocentes et printanières, de grandes douleurs suscitées par une petite cause, comme il sied à une âme naïve de les éprouver, et puis la réconciliation, la fête de la vie reprenant son cours, voilà le thème modulé par Bellini sur sa zampogna, sur ses pipeaux d’Arcadie. Ce n’est point un docteur que Bellini, un maître qui ait longtemps médité et beaucoup appris; c’est un adolescent bien doué qui vient, une guitare à la main, nous chanter sa peine, il suo lamento, qu’il accompagne de quelques rustiques accords.

Il più tristo de’ mortali...


Qui n’a pas entendu chanter cet air du second acte de la Sonnambula par Rubini ne peut avoir une idée de la puissance du sentiment, de la puissance de la voix humaine et de l’art italien dans les plus modestes proportions. Jamais l’Allemagne ne saura produire à si peu de frais de tels effets. J’assistais un jour à une leçon de chant qu’un maître habile donnait à une jeune personne de seize ans, blonde comme les blés. Elle tenait un lorgnon à la main et semblait suivre du regard la page de musique que le professeur, assis au piano, avait devant lui. Il lui disait et s’efforçait de lui faire comprendre l’air d’Amina au premier acte de la Sonnambula : Sovra il seno la man mi posa. La jeune personne, dont j’observais la contenance recueillie, écoutait le maître sans proférer un mot et sans manifester le moindre signe d’approbation, lorsque de grosses larmes s’échappèrent de ses beaux yeux bleus attendris. Ces larmes ont été la cause première d’une destinée étrange, pleine de trouble, d’amour et de poésie, que je raconterai un jour peut-être aux lecteurs de la Revue.

Le Théâtre-Italien, qui est décidément en veine de bon vouloir, a repris tout récemment, le 24 janvier, un vieux chef-d’œuvre de son répertoire : Il Matrimonio segreto de Cimarosa, qu’on n’a pas entendu à Paris depuis le départ de Lablache, qui était sublime dans le rôle de Geronimo. Cette musique délicieuse, tissue avec trois rayons de sentiment, de grâce et de gaieté innocente, remonte à l’année 1792, où elle a été créée et mise au monde sans doute par un beau printemps, car elle en a la fraîcheur et le parfum. Mon Dieu, pourquoi donc l’Italie a-t-elle désappris de rire, elle qui riait si bien nei tempi felici ! Comment la patrie de Boccace, de l’Arioste, du Corrège, de Cimarosa et de Rossini a-t-elle changé la langue divine de l’art et de la fantaisie heureuse en un vil patois de mélodrame? Comment... mais que les partisans de M. Verdi soient tranquilles, je ne toucherai pas aujourd’hui à leur idole. La musique du Mariage secret, que je viens de savourer comme un élixir de longue vie, n’inspire que de bons sentimens. Qui ne connaît le Mariage secret? qui n’a entendu ce chef-d’œuvre exécuté à Paris par les plus grands virtuoses du siècle, depuis Crivelli, Barili et sa femme, jusqu’à Lablache, Tamburini, Rubini, Mmes Malibran et Sontag? Aussi ne citerai-je pas les morceaux saillans d’une partition que tout le monde sait par cœur; je me permets seulement d’avouer, à ma honte, que je ne connais rien de plus beau au monde que l’air du ténor : Pria che spunti, etc., et que je donnerais, de grand cœur, ma part de paradis pour avoir écrit le duo du second acte entre Paolino et Carolina fuyant nuitamment la maison paternelle. Il ne faudrait même pas beaucoup insister pour me faire évoquer encore de charmans souvenirs à propos de ce duo, que j’ai entendu chanter du haut d’un balcon par une belle nuit d’été...

L’exécution du Matrimonio segreto, au Théâtre-Italien, n’est pas tout à fait ce qu’on pourrait désirer de mieux. Excepté Mmes Penco, Alboni dans Fidalma, et M. Badiali, qui chante et joue le rôle du comte Robinson en artiste de la vieille roche, tout le reste du personnel est au-dessous de la musique de Cimarosa. Il manque une voix de basse à M. Zucchini pour remplir le personnage important de Geronimo, qu’il joue du reste avec intelligence, et quant à M. Gardoni, il nous est impossible de supporter sa voix grelottante dans cette musique limpide, dont rien ne trouble la transparence. Tout bien compensé, la reprise du Mariage secret est une bonne mesure, qui attirera au Théâtre-Italien tous ceux qui n’ont pas perdu le goût des choses simples et éternellement belles. L’art musical vient encore d’éprouver une perte sensible. M. Girard, chef d’orchestre de l’Opéra et de la Société des concerts, est mort presque subitement le 16 janvier, après avoir conduit les deux premiers actes des Huguenots. C’était un homme d’esprit et de goût, un musicien éclairé, qui n’avait peut-être pas toutes les qualités désirables pour remplir le rôle si important d’un chef d’orchestre, qui exige encore plus d’instinct divinateur que de savoir. M. Girard, qui avait de la tenue et de la fierté dans le caractère, a eu l’honneur, comme chef d’orchestre de la Société des concerts, de conserver intacte la tradition de son prédécesseur Habeneck, et d’opposer une vigoureuse résistance à l’invasion d’œuvres impossibles qui menaçaient la société en réclamant une place dans ses programmes. La direction de l’orchestre de l’Opéra a été offerte d’abord à M. Gounod, qui l’a refusée, et puis à M. Dietsch, qui succède définitivement à M. Girard. M. Dietsch est un artiste de talent, un compositeur qui s’est fait une réputation honorable dans la musique religieuse. Chef du chant à l’Opéra depuis une vingtaine d’années, connaissant à fond le répertoire, habitué d’ailleurs à conduire des masses chorales et un orchestre aux solennités de l’église de la Madeleine, où il remplit les fonctions de maître de chapelle, M. Dietsch paraît être digne de remplir la place importante qu’on lui a offerte. Que M. Dietsch n’oublie pas qu’un chef d’orchestre a charge d’âmes, et qu’il faut joindre l’autorité du caractère à celle du talent pour se faire obéir facilement par des musiciens tels que ceux qui forment l’orchestre de l’Opéra.

On sait que M. Richard Wagner, le bruyant réformateur de l’opéra allemand, dont nous avons plusieurs fois cité le nom, est à Paris. Nous avons été des premiers à annoncer au public cette bonne nouvelle. On se rappellera peut-être qu’il y a deux ans nous fîmes un voyage sur les bords du Rhin uniquement pour avoir le plaisir d’entendre un opéra de M. Wagner qui échappait incessamment à nos étreintes, comme cet oiseau mystérieux dont on entend dans les bois la note plaintive, et qui fuit, qui s’éloigne toujours, sans qu’on puisse l’approcher. M. Wagner est venu à Paris dans la louable intention de faire connaître ses œuvres et d’agrandir le cercle de sa renommée. Il a donc organisé trois grands concerts au Théâtre-Italien, dont le premier a eu lieu le 25 janvier; les deux autres vont suivre dans l’espace de quinze jours. Nous laisserons M. Wagner développer sa pensée et faire tranquillement son sabbat. Lorsque la cause nous paraîtra suffisamment entendue, nous jugerons l’œuvre-du réformateur comme nous avons déjà jugé ses théories, avec d’autant plus d’indépendance que

C’est un droit qu’à la porte on achète en entrant.

M. Wagner n’a pas daigné, comme c’est l’usage, nous convier à la fête de son esprit. Cet acte de haute urbanité de la part d’un démocrate et d’un proscrit ne troublera pas notre bonne humeur. Pour n’avoir jamais conspiré contre aucun gouvernement, nous n’en aimons pas moins la liberté pour nous comme pour les autres, ce que nous prouverons à M. Wagner en jugeant avec équité le résultat de ses efforts.


P. SCUDO.


V. DE MARS.


  1. Politique commerciale de l’Angleterre depuis sir Robert Walpole jusqu’à sir Robert Peel, — Revue du 15 août 1843.