Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1863

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Chronique no 739
31 janvier 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1863.

Le discours prononcé par l’empereur lors de la distribution des récompenses décernées aux exposans de Londres a eu un succès mérité. Le ton d’abord était fait pour nous plaire. Il y a dans cette concise harangue un sourire de gaîté, un grain d’ironie, une pointe de bonne humeur, quelque chose comme ce que les Anglais appellent l’humour, comme ce que nos pères appelaient bien mieux et en bon français le badinage. Un des penseurs politiques les plus profonds que la France ait produits, Montesquieu en personne, s’est chargé de définir le badinage. C’est un de ses Persans qui parle. « Il faut, dit-il, pour plaire aux femmes, un certain talent… Il consiste dans une espèce de badinage dans l’esprit, qui les amuse en ce qu’il semble leur promettre à chaque instant ce qu’on ne peut tenir que dans de trop longs intervalles. Ce badinage… semble être parvenu à former le caractère général de la nation. On badine au conseil, on badine à la tête d’une armée, on badine avec un ambassadeur. » Nous sommes enchantés, nous surtout hommes de presse à qui le pouvoir se présente trop souvent avec la tête de Méduse des avertissemens, que l’empereur ait bien voulu cette fois employer, en parlant au public, une des formes les plus heureuses de l’esprit national.

Le premier badinage de l’empereur s’est adressé à l’Angleterre. Il faut avoir lu les brochures, les discours prononcés dans les meetings et au parlement, les articles de journaux et de revues, où s’est exprimée depuis cinq ans la crainte d’une invasion française en Angleterre, pour apprécier le bon goût de l’innocente malice que l’empereur s’est permise envers nos bruyans voisins. — Comptez ce qu’il vous en a coûté, messieurs les Anglais, pour avoir si mal compris ce que vous appelez notre légèreté ! Vous vous êtes émus, il y a cinq ans, des adresses de nos colonels, qui semblaient en effet, avec des airs terribles, prêts à graisser leurs bottes. Vous vous êtes formés en volontaires. Vous avez quitté vos comptoirs pour le champ de manœuvres et l’école de tir. Vous avez fortifié Portsmouth. Vous avez ajouté je ne sais combien de pence à votre taxe du revenu. Voyez la fin : au lieu de la guerre, vous avez eu le traité de commerce. Ce sont nos industriels qui ont réalisé les menaces de nos troupiers. Ces menaces se sont évanouies en une comparaison spirituelle. En France, le ridicule tue, et c’est l’empereur lui-même qui vient, avec une bonne grâce justement applaudie, d’attacher le ridicule mortel au fantôme de l’invasion !

À moins d’être incurables dans leur humeur grondeuse, les Anglais, après le dernier discours impérial, doivent rire de bon cœur de leur ancienne panique. Influence bienfaisante du badinage, à laquelle il nous est donné, à nous aussi, de participer, car si à l’adresse de l’Angleterre il a parlé de paix avec un sourire, à l’adresse de la France l’empereur a prononcé le nom souriant de la liberté ! C’est bien là, diront les maussades, le badinage tel qu’il est défini par Montesquieu, « qui amuse en ce qu’il semble promettre à chaque instant ce qu’on ne peut tenir qu’à de trop longs intervalles. » Quand il en serait ainsi, cet amusement aurait encore pour nous de grands charmes. Si l’empereur parle de la liberté même à l’état de simple espérance, son dessein apparemment n’est point de demeurer seul à en parler. Il nous donne un exemple, il cherche un écho à ses paroles. Qu’on remarque le progrès accompli. Il y a peu d’années, de mauvais plaisans prétendaient, non sans un air de vérité, qu’en matière de liberté la France ne travaillait que pour l’exportation. Le discours de l’empereur est une fine et concluante réponse à cette raillerie. Nous présentant le modèle de l’Angleterre, il nous invite, si l’on nous permet d’employer encore la langue inélégante du commerce, à considérer maintenant la liberté au point de vue de l’importation. Il dit à quelles conditions la liberté existe en Angleterre, et il s’écrie : « Travaillons donc de tous nos efforts à imiter de si profitables exemples ! »

On ne trouvera pas que nous manquions aux lois du bon goût, si nous avouons que nous ne sommes point d’accord avec l’empereur sur les conditions de la liberté dont il admire les œuvres en Angleterre. « La liberté anglaise, dit-il, respecte toujours les bases sur lesquelles reposent la société et le pouvoir. » Il semble, d’après le tableau animé qu’il trace de la liberté anglaise, que le respect du pouvoir ait été la condition de son triomphe et de son affermissement. Cette théorie n’est point, à notre avis, confirmée par l’histoire. Nous pourrions, puisque nous sommes en train de consulter Montesquieu, rappeler ce jugement fameux qui résume en quelques lignes magistrales toute l’histoire de la liberté anglaise : « L’Angleterre, où l’on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la discorde et de la sédition ; le prince toujours chancelant sur un trône inébranlable ; une nation impatiente, sage dans sa fureur même… « Aujourd’hui, comme au temps de Montesquieu, quand on admire la force de conservation que la liberté a donnée à l’Angleterre, il faut se garder de confondre l’effet avec la cause. Les Anglais sont aujourd’hui loyaux, comme ils disent eux-mêmes, envers le pouvoir ; mais ils n’ont pas reçu la liberté comme un don que le pouvoir leur aurait octroyé en récompense de leur docilité. Toutes les conquêtes de la liberté en Angleterre ont été faites contre le pouvoir et sur le pouvoir. Ce n’est pas la royauté qui a créé la liberté ; c’est la liberté au contraire qui a fait la royauté à son image. La liberté anglaise a décapité un roi, elle a chassé une dynastie ; elle a soumis la race qu’elle a appelée sur le trône à l’observation de lois fondamentales qui assuraient les droits des citoyens ; elle a fait reconnaître ses prérogatives par la couronne avant d’accorder elle-même au pouvoir de ses princes un consentement qui est devenu la plus puissante force monarchique qu’il y ait en Europe. Dans l’accomplissement de cette œuvre si longtemps orageuse, les fondateurs de la liberté anglaise et la nation avec eux n’ont reculé devant aucun obstacle, ne se sont laissé décourager par aucun péril, ont soutenu toutes les luttes, en bravant les troubles qui en étaient l’accompagnement inévitable. La paix est faite aujourd’hui : la concorde de la nation libre et du pouvoir respecté, si justement admirée par l’empereur, s’est consommée sous le règne d’une honnête et intelligente souveraine, assistée par le prince accompli qu’elle pleure ; mais la guerre durerait encore, la liberté bouillonnerait encore, comme dit Montesquieu, dans le feu des séditions, et la royauté anglaise vacillerait dans une situation fausse, si cette royauté n’avait pas reconnu et respecté dans la liberté même les bases indispensables de la société et du pouvoir.

Ainsi le pouvoir monarchique en Angleterre, après avoir longtemps lutté contre la liberté, a été dompté par elle et a fini par se pénétrer de son esprit au même degré que la nation. Voilà la vraie cause du respect et en quelque sorte de l’attachement chevaleresque que les Anglais de notre temps professent pour la personne de leur reine. Ils savent que la reine est imprégnée d’esprit libéral, qu’elle a pour les droits des citoyens un respect jaloux et religieux. De là cet accord de la liberté et du pouvoir qui excite à si bon droit l’admiration de l’empereur. Nous pourrions, à l’appui de notre opinion, invoquer presque le propre témoignage de cette personne devenue aussi auguste par sa douleur que par son rang, la reine Victoria elle-même. Un monument moral vient d’être élevé à la mémoire de l’homme si distingué qui partagea discrètement avec la reine pendant tant d’années heureuses les charges du pouvoir : c’est la collection des discours publics du prince Albert. Ces discours sont précédés d’une introduction qui n’est autre chose qu’un portrait du prince Albert, un portrait minutieux, délicat, plein de tendresse. C’est la reine, l’éditeur du Prince consort n’en fait pas mystère, qui a fourni avec la mémoire fidèle de son cœur les traits de cette figure regrettée. Étude digne d’être signalée aux contemporains et à l’histoire, étude psychologique d’un grave et doux intérêt, qui ne fait pas moins d’honneur à la femme dans la souveraine qu’à l’homme dans le prince !

Les vertus, les mérites que la reine met en lumière avec tendresse et admiration dans l’esprit et le caractère de son époux ne peuvent-ils pas être regardés comme ceux que la reine partageait elle-même, autant qu’elle les chérissait, dans une union où toutes les choses du cœur et de l’àme étaient en commun ? Or, parmi les titres du prince Albert à la sympathie des hommes, un de ceux qui sont rappelés avec le plus de soin, c’est l’amour de la liberté. « Il y a eu peu d’hommes, dit le peintre touchant qui réfléchit son âme dans son œuvre, il y a eu peu d’hommes qui aient eu un plus grand amour de la liberté, dans le sens le plus profond et le plus vaste du mot, que le prince consort. Sous ce rapport, il était encore plus Anglais que les Anglais eux-mêmes. » En Angleterre, l’amour de la liberté est donc considéré par les princes comme le premier de leurs devoirs. Le peintre continue : « Un des traits les plus prononcés de l’àme du prince était le sentiment du devoir. Il était du petit nombre de ceux dans l’esprit desquels ne pénètrent jamais les questions d’intérêt personnel, ou qui les ignorent absolument lorsque l’obligation suprême du devoir se présente à eux. S’il eût été prince souverain, et qu’en un moment de péril il eût adopté une forme de constitution contraire à son inclination ou à son jugement, il y fût demeuré strictement fidèle lorsque les temps calmes seraient revenus. Si un changement eût dû être opéré, l’initiative ne serait pas venue de lui, elle aurait dû être prise par les autres parties au contrat. Il avait trop de magnanimité pour désirer de gouverner, si le pouvoir eût dû être acheté au prix d’une action qui aurait eu la réalité ou l’apparence de la déloyauté. Il n’y a point d’exagération à dire que, s’il eût été placé dans la situation de Washington, il aurait joué le rôle de Washington, ne prenant d’honneurs et de pouvoir que ce qu’il aurait plu à ses concitoyens de lui en donner, et n’aurait aspiré ni travaillé à obtenir rien de plus. » Voilà comment la réciprocité des devoirs entre le pouvoir et la liberté est entendue en Angleterre sur le trône même. Y a-t-il rien de plus éloquent que les paroles que nous venons de citer ? C’est le cri de la conscience sincère d’une reine contemplant l’idéal des vertus royales dans l’image d’un époux qui n’est plus. Et quand elle rêve aux grands cadres de l’histoire où elle eût voulu placer cette figure aimée pour en faire reluire toutes les qualités, le plus beau qui se présente à son imagination est celui où rayonne la sereine figure du fondateur de la république moderne : tant la royauté a compris de nos jours, en Angleterre, que ses droits sont primés par ses devoirs et que son premier devoir est le respect des libertés publiques !

Mais ce dissentiment sur l’interprétation de l’histoire de la liberté anglaise ne nous rend point injustes envers l’empereur. Nous savons distinguer la pensée du chef de l’état des exagérations de quelques-uns de ses agens. Nous sommes convaincus que l’empereur a le souci de la liberté, et que ce nom ne revient pas dans ses paroles publiques comme un vain ornement du discours. La grandeur de sa responsabilité nous garantit la clairvoyance de sa conscience. Nous n’avons pas à discuter ici le concours des circonstances qui ont mis dans ses mains le pouvoir suprême, mais nous avons le droit de dire que la position qu’il occupe est inouie dans l’histoire. Une les autres soient surtout frappés des avantages et du prestige de cette position ; quant à lui, il a trop réfléchi sur la politique et il connaît trop bien l’histoire pour n’en pas sentir les perplexités grandioses. La singularité exceptionnelle de sa position consiste en ceci : il dépend de lui de rétablir, dans la mesure qu’il voudra, la liberté politique en France. Et la question du rétablissement de la liberté, c’est lui-même qui la pose, c’est lui-même qui la donne à couver à la pensée publique. On n’a jamais rien vu de si dramatique. On peut se figurer, sans indiscrétion, quelques-unes des pensées qui doivent assiéger l’esprit de l’empereur. Dans le feu de la réaction qui suivit la révolution de 1848, un orateur qui ne voulut jamais modérer ses emportemens demanda un jour pour la France le bienfait de vingt années de silence. Voici onze ans que le silence dure. Faut-il le prolonger jusqu’à la fin de la vingtième année ? Car aucun esprit sensé et honnête ne songera que cette pénitence, de quelques compensations qu’on veuille l’entourer, puisse durer éternellement. Il viendra inévitablement un moment où les langues seront déliées, où les esprits reprendront l’essor. Faut-il abandonner la fixation de cette heure d’émancipation au hasard des accidens ? ne serait-il pas plus raisonnable et plus prudent de la marquer soi-même avec prévoyance et maturité ? L’esprit réfléchi de l’empereur a dit, depuis longtemps, peser cette alternative, qui n’intéresse pas moins le succès de sa carrière que la vie morale de la France. Ses déclarations le prouvent : il n’est pas de ceux qui croient que les sociétés modernes puissent longtemps vivre avec sécurité et avec grandeur sans liberté. La monotonie du silence, interrompu par le rhythme mécanique de l’action administrative, ne doit être fatigante pour personne autant que pour lui. Plus il lui a été donné, dans sa carrière, de faire acte lui-même de spontanéité énergique, et plus il doit comprendre l’injuste torture dont souffrent, au milieu des entraves actuelles, ceux qui sont mis dans l’impuissance de donner carrière à leur énergie spontanée. Que de forces vives paralysées, que de talens étouffés ! que de ressources pour l’activité morale et la splendeur du pays frappées de stérilité ! Et il suffit de la parole d’un seul, d’une sorte de fiât créateur, pour qu’éclate une floraison nouvelle avec la force et la grâce de la vie véritable ! Quel vaste et pressant sujet de méditation pour l’empereur ! Comment ceux qui, comme nous, s’attachent avec une persévérance infatigable au problème de la liberté ne suivraient-ils pas avec anxiété les mouvemens de la pensée impériale, et ne salueraient-ils pas comme un heureux présage toute parole de l’empereur où se trahit la préoccupation de l’avenir libéral de la France ?

Lire avec impartialité dans la pensée impériale n’est pas le seul devoir que nous nous efforcions de pratiquer. Nous comprenons aussi, et nous l’avons prouvé plus d’une fois, les anxiétés inhérentes à la situation de M. de Persigny. N’est-ce point en effet surtout au ministère de l’intérieur qu’aboutissent et viennent ressortir les contradictions et les embarras du régime restrictif ? Quand on a, comme M. de Persigny, la bonne volonté d’être libéral, et lorsque, comme ministre de l’intérieur, on est tenu de faire l’application de la loi sur la presse, on n’est point, nous le reconnaissons, sur un lit de roses. Il y a peu de tâches plus difficiles et plus ingrates, et il nous semble qu’un ministre de l’intérieur aux idées élevées, que l’on se plaît à reconnaître dans M. de Persigny, ne devrait pas souhaiter moins que nous la réforme du régime de la presse. Pour ce qui nous concerne cependant, nous oublions volontiers les tracasseries de ce régime dès que nous voyons le ministre de l’intérieur donner jour par quelque endroit à ses intentions libérales. On doit rendre cette justice à M. de Persigny, qu’il fait faire de temps en temps quelques pas à la liberté dans la sphère de nos institutions administratives. Un progrès important de ce genre a été la publicité introduite dans les causes jugées par les conseils de préfecture. Ces conseils sont des tribunaux administratifs, et les affaires litigieuses qui sont du ressort de ces tribunaux ont dans notre pays une grande importance. Le principe de la publicité étant inhérent chez nous à l’administration de la justice, on ne comprend pas qu’il ait tant tardé à pénétrer dans les tribunaux administratifs. En réparant une omission qui était une regrettable inconséquence, M. de Persigny s’est fait un réel honneur. Comme symptôme de l’esprit libéral du ministre, nous avons remarqué aussi avec satisfaction l’exposé des motifs du projet de loi portant demande d’un crédit extraordinaire de 5 millions en faveur des ouvriers cotonniers sans ouvrage. Dans la fixation du chiffre de ce crédit comme dans l’emploi qui lui a été donné, le gouvernement a évité recueil que quelques esprits avaient redouté. Il ne s’est point substitué à la charité privée dans l’accomplissement du devoir social qui est en ce moment imposé à la France. Il n’a point usurpé la tâche dévolue à la bienfaisance volontaire. Nous sommes heureux que nos idées à ce sujet se soient rencontrées avec celles du gouvernement, que l’administration se .soit bornée à procurer le seul mode de soulagement qui soit en son pouvoir, et en agissant ainsi, au lieu de décourager la charité privée, lui ait donné un stimulant plus actif et plus efficace. M. Pouyer-Quertier, qui a présenté au corps législatif le rapport sur les crédits demandés par les ministres des travaux publics et de l’intérieur, a dignement traité cette douloureuse question de la crise cotonnière. Il eût convenu, suivant nous, que d’autres voix se vinssent mêler à la sienne, et qu’un débat suffisamment développé éclairât le pays sur la nature et l’étendue des misères qu’il s’agit de secourir en montrant toute la grandeur des efforts que la bienfaisance doit s’imposer. On a été généralement surpris, nous devons l’avouer, du silence que les représentans de la cause libérale et démocratique ont gardé en cette circonstance.

Mais si la pensée des souffrances des ouvriers cotonniers est navrante, la France commence à donner, par le développement du mouvement des souscriptions, un spectacle consolant. La généreuse agitation de la bienfaisance s’est enfin propagée dans le pays tout entier. L’importance des sommes déjà recueillies nous donne à espérer que nous ne nous sommes pas trompés dans notre estimation primitive, et que le minimum de dix millions que nous avons réclamé de la souscription sera atteint, sinon dépassé. L’appel à la charité a enfin retenti du haut des chaires, et la cathédrale catholique comme le temple protestant recueillent de religieuses offrandes. Le cœur des femmes s’est ému ; la libérale jeunesse des écoles a senti l’attrait d’une belle œuvre de patriotique fraternité ; les soldats se sont cotisés, et de tous côtés les ouvriers, avec cette noble abnégation que la France peut reconnaître avec orgueil dans les rangs populaires de la nation, aussi bien sur le champ de travail que sur le champ de bataille, prélèvent sur leur nécessaire de quoi soutenir leurs camarades. Pour la première fois depuis longtemps nous assistons en France à une explosion de bons et unanimes sentimens. Quelques départemens se sont surtout signalés par l’importance de leurs dons : parmi ceux-ci, on cite l’Yonne, le Loiret, le Cher, l’Isère, la Gironde, la Charente-Inférieure, l’Indre-et-Loire, le Var et les Alpes—Maritimes. L’Algérie elle-même a entendu le cri de détresse de la Seine-Inférieure. Un fait qui mérite d’être mentionné, c’est le concours que les juifs algériens apportent à la souscription. Ces anciennes victimes des avanies turques viennent, par un pareil acte, prendre dignement leur place dans la famille française et affirmer la concitoyenneté qui désormais les unit à nous.

Quelque encourageantes que soient désormais les perspectives de la souscription, nous ne devons pas oublier combien les lenteurs qui en ont retardé l’élan sont regrettables. Ne perdons pas de vue que ce qui s’accomplit depuis trois semaines eût dû se faire depuis trois mois. Il y a là une observation de politique pratique qu’il ne faut point négliger de recueillir, et à laquelle le dernier discours de l’empereur donne une grande valeur. L’empereur nous a engagés à développer en nous la spontanéité énergique que déploient les Anglais. On peut voir par cet exemple à quel point l’absence des ressorts de la liberté a contrarié, au détriment des malheureuses victimes du chômage, les efforts de l’énergie spontanée des citoyens. Il a fallu d’abord que des hommes de bonne volonté formassent le comité de Rouen. Leur œuvre, au début, ne rencontrait que des incrédules et des détracteurs. — Vous tentez l’impossible, leur disait-on ; laissez faire l’administration, bien plus capable que vous de subvenir aux besoins. — Nous n’étonnerons personne si nous disons qu’au commencement l’administration, avec les habitudes qu’elle a en France, n’était pas précisément encourageante pour une action qui ne pouvait être féconde qu’en agitant bruyamment une question cruelle de paupérisme. Le comité étant une fois constitué, il s’agissait pour lui de se mettre en communication avec le vaste public. Sous le régime de la presse libre, rien n’eût été plus naturel ; c’eût été l’affaire de vingt-quatre heures. La simple concurrence, à défaut de générosité, eût forcé tous les journaux à prêter sur-le-champ leur publicité à l’œuvre de la bienfaisance nationale ; les retardataires se fussent couverts de honte. La France, sans perte de temps, eût été avertie et eût couru au secours des malheureux. Considérant la presse au point de vue des services pratiques qu’elle est appelée à rendre à nos sociétés modernes si actives, et qui ont un si constant besoin des communications rapides, nous l’avons comparée plus d’une fois aux chemins de fer et à la télégraphie électrique. Libre et sous la main du comité des secours, elle eût agi au profit des malheureux avec la promptitude de la vapeur et de l’électricité. Au lieu de cela, qu’avons-nous vu ? Le comité, de peur de compromettre son œuvre, n’a pas osé s’adresser directement à la presse : c’est un tort, nous le voulons bien ; mais ce tort ne s’explique-t-il point et n’est-il pas excusé par l’état politique du pays et les mœurs craintives et inertes que cet état politique a si longtemps entretenues ? Qu’a fait le comité s’abstenant par prudence d’entrer en relations directes avec les journaux ? « La grande voie de communication nous étant à peu près fermée, comme dit avec un spirituel bon sens un de nos correspondans, nous nous sommes servis de tous les chemins vicinaux qui étaient à notre portée. » Ces chemins vicinaux, c’étaient les lettres manuscrites répandues à profusion par les membres du comité et appropriées à chaque destinataire ; c’étaient les relations commerciales de Rouen avec nos diverses villes utilisées par un patient travail de correspondances particulières. Si nous rappelons ces pénibles débuts, c’est pour faire honneur à l’opiniâtreté laborieuse du comité de Rouen. Certes voilà bien un exemple de la spontanéité énergique de quelques hommes ne reculant point devant un travail long et compliqué, s’abstenant, par un sentiment de prudence politique, d’user du moyen simple, universel et rapide que la civilisation a mis à la portée des sociétés modernes. Et quand quelques écrivains, quelques journaux allèrent au-devant de la vérité poignante qui n’osait point les venir chercher, ces journaux et ces écrivains ne iirent-ils pas preuve, eux aussi, de spontanéité énergique ? Pendant plusieurs semaines, n’ont-ils pas dû avoir le courage de rester isolés et surmonter le désappointement des maigres résultats d’une souscription d’abord délaissée ? D’autres journaux, faisant injure au gouvernement, dont la noble conduite a depuis démenti leur pusillanimité, n’ont-ils pas couvert leur inertie en affectant de redouter le déplaisir de l’administration ? Tous les obstacles ont été enfin vaincus par une confiante persévérance, chacun accourt maintenant sur cette grande et féconde route de la publicité ; mais en voyant les résultats qui se produisent, ne doit-on pas amèrement regretter le temps perdu, lorsque ce temps perdu représente l’indigence abandonnée sans secours suffisans, la misère accomplissant dans les ténèbres son travail de dévastation ? L’incendie était là ; les pompes, c’est-à-dire les journaux, étaient là aussi. Comment ne déplorerait-on pas que l’énergie de la spontanéité individuelle ait été condamnée à des efforts superflus, que la souffrance ait été inutilement prolongée, que les pompes aient été mises si tard en mouvement, et qu’un résultat si fâcheux soit la conséquence d’une imperfection manifeste dans l’outillage de nos libertés politiques ?

Il n’entre aucune pensée de récrimination dans ces observations. Nous nous servons seulement d’une expérience vivante qui doit profiter à l’éducation politique dont l’empereur est préoccupé. La leçon qui ressort de cette expérience parle au gouvernement aussi bien qu’au pays. Il faut qu’elle soit comprise par l’un comme par l’autre. D’ailleurs l’œuvre du soulagement des ouvriers cotonniers est désormais en bonne voie. En même temps que le concours du public va grossissant, l’œuvre se généralise. Le comité central du département de la Seine-Inférieure vient de prendre une intelligente et libérale initiative. Dans une assemblée générale réunie hier, il s’est transformé en comité national embrassant dans son action non plus seulement le département de la Seine-Inférieure, mais tous les départemens atteints par la crise cotonnière. Ces départemens, si nous ne nous trompons, sont au nombre de quatorze. Tant que les résultats de la souscription étaient encore incertains et ne formaient qu’une ressource peu importante, le comité central, siégeant dans le district où la crise a fait les plus nombreuses victimes, ne pouvait guère penser à porter une portion des sommes dont il disposait au-delà de son propre département. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Un sentiment d’équité instinctive avertit les Rouennais qu’ils ne sont pas seuls à souffrir, qu’il ne serait pas juste d’absorber et en quelque sorte de confisquer à leur profit le mouvement charitable qui se prononce maintenant avec ampleur. Le comité national, sous ce nouveau titre, provoquera la création de comités dans les départemens en souffrance, et se mettra en correspondance avec eux. Les souscriptions recueillies jusqu’au 31 janvier demeureront acquises à la Seine-Inférieure. À partir du 1er février, les sommes produites seront distribuées par le comité national entre les divers départemens atteints par la crise proportionnellement au chiffre de leurs ouvriers sans travail. L’association de Rouen prendra dès lors le titre définitif de comité national de bienfaisance au profit des ouvriers sans travail de l’industrie cotonnière. Nous voyons ainsi s’élaborer une organisation analogue à celle qui s’est formée en Angleterre, et dont nous décrivons ailleurs les procédés. Cette organisation apprendra enfin à la France l’étendue des misères auxquelles il faut venir en aide, et nous ne doutons pas que le mouvement des souscriptions n’en reçoive une impulsion nouvelle et salutaire. Il importe que le zèle charitable n’ait point de défaillance, car malheureusement le mal en ce moment, au lieu de s’atténuer, va en s’aggravant. De nouvelles filatures ont arrêté leurs travaux en Normandie et ailleurs. En constatant l’aggravation du mal, il est consolant du moins de pouvoir dire que la tenue morale des populations souffrantes est empreinte de cette dignité résignée qui commande l’admiration au même degré que la sympathie. Cette attitude de nos ouvriers cotonniers dans une telle épreuve fait ressortir aujourd’hui les progrès latens qui se sont accomplis au soin de nos classes laborieuses. Il sera bon d’étudier de près un jour en leur honneur les causes de ces remarquables progrès. Un de nos correspondans, qui vit au cœur des ouvriers de la fabrique normande, pense, et nous partageons volontiers son opinion, que les sociétés de secours mutuels ont eu la plus large part dans l’élévation du niveau moral des ouvriers des filatures. C’est là que s’est développé parmi eux l’esprit d’association, de mutualité, de solidarité. On a appris dans ces sociétés d’égaux, où la situation de chacun réagit sur celle des autres, à réfléchir, à sentir, à prévoir, à combiner et à discerner des intérêts complexes. Ne sont-ce pas là les véritables élémens de l’éducation politique ? « J’ai pu constater maintes fois, nous écrit-on, que les plus intelligens de nos hommes, les plus sensés, faisaient toujours partie de sociétés de secours mutuels, surtout de celles qui agissent et fonctionnent sans tutelle, qui font leur œuvre elle-même sans immixtion de l’autorité, sans direction officieuse des congrégations religieuses. Tous ces hommes ont compris que la crise actuelle est dominée par une cause supérieure contre laquelle notre volonté est impuissante. Bien plus, ils ont compris que cette crise ne donne à personne le droit d’intervenir dans le conflit américain. Ceci, je puis vous l’affirmer. »

Contraste curieux ! animé, nous en sommes convaincus, par une sincère sollicitude pour les ouvriers de nos filatures, notre gouvernement témoigne d’une impatience singulière envers la guerre civile des États-Unis. N’ayant pu rallier l’Angleterre ni la Russie à sa première idée de médiation, il revient seul sur le terrain américain, proposant au gouvernement de Washington d’ouvrir des négociations avec les sécessionistes sans que les hostilités soient interrompues. Nous ne pensons pas que notre gouvernement ait tenté cette nouvelle démarche sans y avoir été encouragé par quelque espoir de succès dont la correspondance de notre ministre à Washington lui aura fourni de plausibles motifs. Malgré tout, cette démarche n’en a pas moins un caractère favorable à la cause du sud. Nous ne croyons pas nécessaire de reproduire pour le démontrer les argumens dont nous nous sommes servis pour signaler une tendance semblable dans le premier projet de médiation. Si par hasard les dispositions connues du gouvernement de Washington n’avaient point autorisé le nouvel essai, tout cela prendrait un air d’insistance qui devrait mécontenter le nord et enfler les espérances du sud. Eh bien ! voilà où est le contraste singulier que nous voulions mettre en lumière : tandis que notre gouvernement manifeste non dans son langage, mais dans la signification de ses actes, une certaine partialité pour le sud, dans la pensée très louable en elle-même de procurer le plus tôt possible les élémens du travail à nos ouvriers, l’attitude de ceux-ci est bien différente. Si la question leur était soumise, si on leur demandait : « Que préférez-vous ? le triomphe du sud et le retour du coton avec le maintien de l’esclavage des noirs, ou bien l’émancipation des esclaves avec la continuation du chômage et de ses misères ? » nous sommes certains qu’ils répondraient : « Plutôt mille fois pour nous la misère que d’acheter le bien-être au prix du maintien de la servitude de quatre millions d’âmes ! » Un ministre protestant, ces jours derniers, a eu la pensée touchante de rapprocher ainsi l’esclavage américain du chômage européen. Il a montré nos milliers d’ouvriers payant en réalité de leurs privations la rançon des noirs d’Amérique. Solidarité grandiose et tragique qui double nos devoirs envers les victimes de la crise, mais que la conscience des ouvriers français accepterait héroïquement, si elle lui était proposée !

C’est un des grands caractères de notre peuple que son dévouement à l’émancipation des autres peuples. M. Thouvenel a bien été dans ce sentiment lorsque l’autre jour, au sénat, il montrait l’indépendance de l’Italie protégée par les ombres de trente mille soldats français tombés sur les champs de bataille de 1859. Nous n’aurions guère qualité pour résoudre la délicate question constitutionnelle soulevée par M. Thouvenel. On avait accusé l’ancien ministre, et cela dans le journal d’un de ses collègues au sénat, M. de La Guéronnière, d’avoir fait dévier la politique de l’empereur. En repoussant ce blâme, M. Thouvenel a encouru de la part de quelques fervens le reproche d’avoir découvert la personne du souverain. Il nous semble qu’en maintenant que, jusqu’au moment où il a quitté le ministère, il a été l’interprète exact et fidèle de la politique impériale, M. Thouvenel avait l’intelligence vraie de la constitution aussi bien que le sentiment délicat de son honneur. Comment des théoriciens de la constitution actuelle invoqueraient-ils l’ancienne fiction qui protégeait la couronne par la responsabilité des ministres ? N’avons-nous pas changé tout cela avec ostentation ? N’est-ce pas aujourd’hui le souverain qui est responsable et qui couvre ses ministres tant qu’il les conserve dans ses conseils ? La politique de la France envers l’Italie n’a donc pas pu dévier tant qu’elle est restée aux mains de M. Thouvenel. S’il y a eu changement de politique, comme s’en vantent les adversaires de l’Italie, ce n’est point du fait de l’ancien ministre. Au surplus ce débat, s’il n’intéressait point la consistance d’un remarquable homme d’état, aurait bien peu d’importance auprès de la situation de l’Italie elle-même. Le parlement italien est réuni, et le ministre des finances, M. Minglietti, l’engage avec raison à aller au plus pressé, c’est-à-dire à résoudre la question financière. Il s’agit avant tout de voter le budget. L’Italie en effet, personne ne l’ignore, est obligée de faire prochainement un grand appel au crédit. L’établissement d’un état financier régulier par la fixation d’un budget ramené près de l’équilibre au moyen de réductions de dépenses et d’augmentations d’impôts est le préalable nécessaire de l’émission d’un emprunt nouveau. Les dispositions financières de M. Minghetti ne nous sont point encore connues en détail ; mais, nous le répétons, il importe que le budget soit vite voté, si l’on veut emprunter dans de bonnes conditions. L’état des marchés européens donne à craindre qu’à mesure qu’on avancera dans l’année, on ne rencontre des difficultés plus grandes dans les conditions auxquelles le capital sera offert. On peut appréhender la continuation de l’épuisement des encaisses des banques, et par conséquent des élévations successives du taux de l’intérêt. Nous supposons toujours que, pour raffermir les finances italiennes, M. Minghetti recourra au crédit sous sa forme la plus simple, la plus large, la moins onéreuse, l’emprunt en rentes. Nous supposons que son esprit élevé le tiendra en garde contre les combinaisons empiriques dont il doit être assailli, combinaisons qui s’appuient sur le monopole et sur l’agiotage, et qui, sous prétexte d’enrichir l’Italie, l’appauvriraient et la compromettraient infailliblement.

On parle avec affectation des embarras du nouveau royaume italien ; mais parmi les anciennes monarchies de l’est de l’Europe en peut-on citer aujourd’hui une seule dont la situation ait de quoi faire envie aux commencemens de l’unité italienne ? La confusion qui règne en Prusse, par exemple, n’est-elle pas plus indéchiffrable encore que le malaise des provinces napolitaines ? Un roi honnête homme, chicané peut-être à tort sur un projet d’organisation militaire qui lui tient à cœur, une chambre libérale et que l’on ne saurait taxer d’exaltation, jouent le jeu dangereux des conflits constitutionnels. Le roi est sincère quand il dit qu’il tiendra son serment à la constitution ; la chambre n’est pas suspecte de déloyauté envers la couronne, et cependant roi et chambre poussent chacun leurs prérogatives à l’extrême, oubliant cette parole si juste du cardinal de Retz, que les droits des princes et les droits des peuples ne s’accordent jamais mieux que dans le silence. Que résultera-t-il de cette double opiniâtreté ? Quand elle n’aurait d’autre effet que de paralyser l’action intérieure de la Prusse et de jeter l’incertitude et la défiance dans les intérêts, elle compromettrait gravement les aspirations et l’influence de la Prusse en Europe, e. forcade.



LE RECRUTEMENT EN POLOGNE.

C’est depuis longtemps le triste privilège de cette malheureuse Pologne de ne point connaître de trêve, d’être entraînée sans respirer à travers toutes les épreuves, et de ne fixer l’attention de l’Europe que par de nouvelles et navrantes scènes de deuil. Ce qui se passe encore aujourd’hui n’est qu’une manifestation de plus de cette désolante situation, où tout est violent, désordonné et confus, où une politique s’épuise inutilement à dompter un peuple en qui le malheur a développé une inépuisable faculté de souffrir. Une seule chose est déplorablement certaine malgré toutes les obscurités qui planent sur ces événemens : c’est que depuis quelques jours le trouble est dans le royaume de Pologne, — puisqu’il y a un royaume de Pologne d’après les traités, — que le duel permanent entre la domination russe et le sentiment national polonais s’est réveillé tout à coup de la façon la plus émouvante, que des bandes de jeunes gens se sont jetées dans les bois et dans les campagnes. Est-ce là toutefois un soulèvement organisé, longuement préparé, comme le laisserait entendre le journal officiel de Saint-Pétersbourg dans son empressement à parler à l’Europe ? Est-ce une insurrection ayant ses chefs, ses mots d’ordre, ses armes pour le combat, et préméditant même des Saint-Barthélémy de soldats ou d’autorités russes, comme le dit le complaisant télégraphe ? Il ne faudrait pas pourtant joindre l’ironie cruelle aux répressions et se faire un trop facile prétexte d’événemens assez graves déjà par eux-mêmes pour qu’on ne cherche point à les exagérer ou à les dénaturer. Où les Polonais prendraient-ils des armes, et où seraient-ils assez habiles pour les cacher ? Comment, si exaltés qu’ils fussent, auraient-ils cette illusion de prétendre en ce moment avoir raison, par des mouvemens partiels et mal combinés, de toute une armée campée dans le royaume ou concentrée à Varsovie ?

La vérité est que, sans diminuer la part des causes plus générales et permanentes, sans nier un antagonisme plein de périls ni même les excitations du parti avancé, l’agitation qui vient d’éclater a cette fois une cause directe, précise, déterminée, et qui suffit à tout expliquer. Ce n’est point, à proprement parler, une insurrection ; c’est plutôt une fuite devant la conscription, ou, si l’on veut, une protestation désespérée contre cette épreuve nouvelle imposée au sentiment national. C’était une crise prévue, placée à échéance fixe depuis le jour où le recrutement avait été décrété il y a quelques mois : l’échéance est venue, la crise a éclaté, et elle s’est aggravée par le mode même du recrutement, par les conditions exceptionnellement dures dans lesquelles il s’est accompli, par la portée toute politique qui s’est mêlée à une loi déjà si rigoureuse.

Il faut bien se souvenir de ce qu’est cette conscription militaire pour la Pologne, qui a eu bien souvent à en supporter le poids depuis trente ans, mais qui du moins en avait été exemptée depuis la guerre d’Orient par la suspension même de tout recrutement dans tous les états soumis à la puissance du tsar. La conscription pour la Pologne est plus qu’une obligation ordinaire, c’est la plus cruelle des peines, c’est le sacrifice périodique de toute une génération fatalement perdue pour le pays. C’est toute une jeunesse envoyée à Orembourg ou au Caucase pour n’en revenir jamais le plus souvent, et condamnée à se consumer pendant vingt-cinq ans sous la longue casaque grise du soldat russe, humiliée dans sa fierté, dans son instinct national, dans ses habitudes, dans ses mœurs, blessée dans sa religion, toujours suspecte et exposée aux insultes ou aux mauvais traitemens. De ces soldats par force, les plus heureux sont ceux qui désertent à travers tous les dangers, et il y en a un grand nombre ; les autres restent soumis au service militaire comme à un supplice de tous les instans, dont quelques-uns à peine voient la fin. La conscription militaire est donc considérée en elle-même par les Polonais comme le plus grand des malheurs, et elle devait inspirer une répulsion bien plus vive encore après une suspension prolongée du recrutement. Cette loi si dure cependant, et à laquelle se rattachaient les terribles souvenirs du temps de l’empereur Nicolas, elle s’est trouvée par le fait notablement aggravée lorsqu’il s’est agi de l’appliquer de nouveau, et, par un calcul ou un subterfuge doublement irritant, c’est sous l’apparence d’un bienfait, d’un allégement, que s’est cachée cette aggravation. Qu’est-il arrivé en effet ? On a reconnu que, survenant en pleine exécution de toutes les mesures qui tiennent à la transformation de l’état des paysans, le recrutement pouvait interrompre ou compromettre ce délicat et grand travail, et alors les paysans ont été exemptés de la conscription, dont tout le poids a été ainsi rejeté sur la population des villes. Le principe une fois posé, on ne s’est point arrêté ; dès que la loi du recrutement n’était point appliquée dans une de ses conditions essentielles, on a pris le parti de ne point l’appliquer du tout, d’en faire tout simplement une question d’administration et de police. C’est le gouvernement qui s’est chargé lui-même de choisir les conscrits, laissant dans une obscurité calculée et menaçante le chiffre du contingent, le nombre des années de service. Pour assurer toute liberté à l’action administrative, on a supprimé jusqu’aux exemptions légales en faveur des fils uniques, fils de veuves, tuteurs d’orphelins. Le tirage au sort, cette dernière garantie d’une équité aveugle, ce dernier moyen d’impartialité, le tirage au sort lui-même a été banni des opérations de ce nouveau recrutement, de telle sorte que le gouvernement a pu procéder désormais dans son omnipotence tout arbitraire, et que les populations, les familles, se sont trouvées placées sous le coup de ces désignations mystérieuses et redoutables.

Quel était le mobile primitif de cette mesure ? Ce n’était point à coup sûr un sentiment de bienveillance pour les paysans, puisque la population agricole de l’empire est dans les mêmes conditions et n’a point eu la même faveur, réservée par un cruel privilège au royaume de Pologne. Il n’y avait manifestement qu’une pensée, celle d’armer le gouvernement, de lui offrir un moyen pseudo-légal de se débarrasser de toute une jeunesse suspecte de lumières et de patriotisme, en lui livrant toute la population des villes, de vingt à trente ans, et cette pensée au reste, sans être avouée publiquement, est écrite tout au long dans les instructions secrètes adressées par le ministre de l’intérieur aux autorités des provinces. « L’un des principaux buts du recrutement, dit-on avec une naïve crudité, est de se débarrasser de la partie de la population qui contribue par sa conduite à troubler l’ordre public. » Les exemptions légales sont suspendues, « si elles servent à un individu mal noté par une autorité quelconque. » On devait choisir pour le recrutement, parmi la population flottante des villes, tous ceux qui ont été désavantageusement notés pendant les derniers troubles. Ce rescrit secret est vraiment une pièce curieuse, qui rappelle ce qui se faisait sous l’empereur Nicolas, qui va même plus loin. Et à quel moment cette mesure a-t-elle été adoptée ? Presque au lendemain du jour où la Russie parlait de réformes, où une ère nouvelle semblait s’inaugurer par l’envoi du grand-duc Constantin à Varsovie et par l’avènement du marquis Wielopolski au gouvernement civil du royaume. De quelque façon qu’on juge dans sa portée définitive l’expérience qui commençait alors ou qui semblait commencer, le système dont le marquis Wielopolski paraissait être la personnification avait du moins des côtés sérieux, une valeur relative. Si dure que fût la loi, le marquis semblait vouloir qu’un régime légal fût assuré au royaume. Il avait eu pour cela plus d’une escarmouche avec les Russes. Il arrivait à peine au pouvoir en dictateur que le recrutement était le démenti le plus éclatant de cette politique de prétendue légalité, et par une fatalité de plus cette mesure coïncidait avec l’exil du comte André Zamoyski, c’est-à-dire que du même coup on éloignait l’influence pacificatrice la plus considérable, on affaiblissait le parti modéré et on lançait une véritable provocation à la portion ardente du pays. Du moment où les choses étaient ainsi engagées, il était facile de prévoir sinon un conflit général à peu près impossible, du moins des luttes partielles, intimes et poignantes. On le sentait si bien que, peu avant l’opération, un personnage russe élevé, aujourd’hui ministre du tsar à Bruxelles, le prince Orlof, il faut lui rendre cette justice, se rendait à Varsovie pour demander au grand-duc Constantin la suspension du recrutement ainsi ordonné. Le marquis Wielopolski ne voulut rien entendre, et en fit, dit-on, une question de gouvernement. Il marchait à l’exécution de son plan avec une sorte d’enivrement du pouvoir, et il chargeait son fils, qui est président de la ville de Varsovie, de dresser les listes de conscription, qu’on pourrait appeler d’un autre nom, et c’est ainsi qu’on est arrivé à cette crise douloureuse, à ces scènes du recrutement, commencées, suivant le langage officiel, « entre une heure et huit heures du matin. »

Ce qui s’est passé dans ces opérations, exécutées par des escouades de soldats, il est bien facile de le pressentir. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on a procédé de telle façon qu’un jeune homme rentré depuis peu de jours de Sibérie a été pris de nouveau pour être envoyé je ne sais où. La grâce s’est changée pour lui en un supplice plus grand encore peut-être. Maintenant, qu’il y ait eu des désespoirs et des résistances, des efforts pour échapper à la conscription, des évasions même par bandes, que le comité occulte du parti exalté qu’on appellera révolutionnaire, si l’on veut, ait saisi cette occasion, à un moment donné, d’enflammer les esprits et de les pousser à l’action, cela n’a certes rien d’incompréhensible ; mais une circonstance a singulièrement servi à envenimer cette crise, c’est la publication, dans le journal officiel de Varsovie, d’un article qui représentait en vérité cette opération du recrutement comme une scène d’Arcadie. « Le 15 courant, disait ce journal, de une heure à huit heures du matin, le recrutement s’est effectué à Varsovie dans un ordre parfait. On n’a rencontré aucune résistance, même isolée, et depuis trente ans il n’y a pas d’exemple que les recrues aient montré tant d’empressement et de bonne volonté. » Les conscrits, au dire du journal, montraient même de la gaité et de la satisfaction d’aller se former à l’école d’ordre que leur ouvrait le service militaire.

C’était un peu trop mêler l’ironie à la violence de l’acte. C’est là justement ce qui a comblé la mesure et a fait naître une pensée de protestation chez tous ces malheureux ; c’est ce qui a provoqué les proclamations adressées au pays par le comité du parti d’action. Alors, et non dans le premier moment, ont commencé les résistances, les évasions de bandes assez nombreuses de jeunes gens, les conflits partiels, les violences isolées même, et en un mot cette agitation qui s’est rapidement propagée dans les provinces. Une chose néanmoins reste encore singulièrement énigmatique. Comment se fait-il que le journal officiel de Saint-Pétersbourg ait pu parler d’une insurrection, de combats sanglans qui auraient eu lieu à Varsovie, lorsque, par le fait, aucun conflit sérieux ne paraît avoir éclaté dans cette ville ? Ici commence le domaine des conjectures. Il en est une aujourd’hui fort accréditée à Berlin, et qui serait au moins étrange : c’est que ce serait de Berlin même que la nouvelle de l’insurrection de Varsovie serait parvenue à Pétersbourg sous prétexte de la rupture des lignes télégraphiques en Pologne, que le cabinet prussien ne serait point étranger à cette communication, et que M. de Bismark, saisissant l’occasion aux cheveux, se serait servi de la nouvelle imaginée ou trop facilement accueillie par lui pour raffermir dans ses velléités semi-absolutistes le roi Guillaume de Prusse, qui semblait un moment hésiter devant l’attitude de la chambre prussienne. S’il en était ainsi, le marquis Wielopolski aurait trouvé en M. de Bismark un terrible auxiliaire, et la Russie un dangereux ennemi.

Quoi qu’il en soit, il est trop vrai que l’exaspération produite par le recrutement a fait son œuvre, que les excitations des partis ardens ont trouvé des âmes trop préparées, et que, sans avoir la portée qu’on leur prête en les représentant comme une insurrection fortement organisée, les événemens de Pologne ont du moins cette gravité de toute tentative de résistance qui ne peut amener que des répressions nouvelles et accumuler les désastres individuels, les angoisses, sans ouvrir aucune issue, sans changer la situation des choses. Le difficile en de tels momens est de faire prévaloir un mot de prévoyance et de modération. C’est une folie en effet, dira-t-on, de la part de ces jeunes Polonais, d’être allés se heurter encore une fois contre la puissance russe, de se jeter dans des révoltes partielles et inutiles. Oui, sans doute, c’est une folie ; mais aussi comprenez bien cette cruelle alternative, et demandez-vous ce qu’on eût dit si les Polonais s’étaient résignés sans murmure au recrutement, s’ils eussent réalisé l’idéal de soumission tracé complaisamment par le journal officiel de Varsovie. On aurait dit ce qu’on a dit plus d’une fois : « Vous le voyez, la Pologne est satisfaite, elle ne demande plus rien, elle ne se plaint pas, il n’y a plus de question polonaise. » C’est ainsi que ce malheureux pays se trouve à chaque instant placé entre le suicide et une folie. Est-ce là le signe d’une condition normale pour un peuple ?

Et d’un autre côté quel effet ont produit ces événemens à Saint-Pétersbourg ? On peut voir, on peut soupçonner le degré d’inquiétude qu’ils ont fait naître, par cette revue de la garde impériale que le tsar passait dès le lendemain. Alexandre II faisait appel à la confraternité des armes, à la fidélité des officiers de sa garde ; il rappelait, par une sorte de flatterie, le temps où il avait servi parmi eux. Quelle est donc cette situation où, à la première échauffourée d’un pays qui souffre, un tsar, le chef de soixante-dix millions d’hommes, est réduit à interroger en quelque façon ses officiers, à s’adresser à leurs sentimens, à leur fidélité, comme s’il y avait doute ? Ne serait-il pas plus prévoyant et plus sage d’entrer avec une franche résolution dans cette voie de réformes et d’adoucissemens où la Russie n’a par malheur fait jusqu’ici un pas en avant que pour en faire deux en arrière ? Politique d’autant plus sage que tout système contraire a échoué avec éclat ! Pendant vingt-cinq ans, l’empereur Nicolas a décimé la population de la Pologne par le recrutement ; il prenait jusqu’aux enfans. Qu’en est-il résulté ? Le sentiment national est-il moins vivace aujourd’hui en Pologne ? Il ne reste donc qu’une voie, celle de la justice, d’une politique libérale, et c’est en faisant d’abord justice que la Russie peut le mieux travailler à fonder sa propre sécurité et son avenir. C’est en elle-même sans doute que la Russie devrait puiser le conseil d’une politique plus intelligente et plus juste ; mais en outre c’est, ce nous semble, un droit et un devoir pour l’Europe de lui rappeler sans cesse que cette politique est une obligation non-seulement morale, mais positive, écrite dans des traités. C’est dans des traités qu’est définie la situation du royaume de Pologne au point de vue du droit diplomatique, et ce sont ces traités qu’on viole en violant les dernières garanties assurées à ce malheureux pays. Sans doute il est des considérations que les gouvernemens doivent observer entre eux ; nous nous figurons cependant qu’un mot de la France, un mot calme, modéré, mais ferme, aurait son poids, et des scènes comme celles qui désolent actuellement la Pologne sont certes de nature à raviver dans toute l’Europe libérale le sentiment de ce devoir de sympathie et de protection pour une nation infortunée.


CH. DE MAZADE.

REVUE MUSICALE.

La saison s’avance, les théâtres en général s’enrichissent à peu de frais, et rien ne paraît à l’horizon qui annonce quelque événement nouveau et intéressant. Le monde cependant paraît content de son sort. Il accourt à toutes les fêtes qu’on lui donne ; il applaudit à tout ce qu’il voit et à tout ce qu’il entend, et pourvu que l’heure présente s’écoule légèrement, il est heureux et n’en demande pas davantage. Aussi gardez-vous bien de troubler la jouissance de ce public affamé de plaisirs faciles par des considérations chagrines, ne vous avisez pas de lui dire ou de lui faire entendre que son goût pourrait être plus difficile et plus pur, et que jamais on n’a vu tant d’œuvres médiocres et tant de réputations éphémères acclamées par un si fol enthousiasme. Des paroles aussi justes seraient mal accueillies, et vous seriez considéré comme un trouble-fête, comme un esprit morose que rien ne peut satisfaire, et qui réserve son admiration pour les choses qui ne sont plus et pour les chefs-d’œuvre enterrés. — Il faut vivre avec son temps, vous dit-on, s’accommoder de ce qui est, reconnaître ce qui se fait de bon, et ne point empêcher les nouveaux talens de se produire par la comparaison inopportune des siècles glorieux et des génies qui ne sont plus. Chaque époque a son caractère, ses besoins, ses goûts et son idéal, qu’elle poursuit et qu’elle s’efforce de réaliser par les nouveaux moyens dont elle dispose. C’est ainsi que le siècle de Louis XIV a fait son œuvre, que le siècle suivant a fait la sienne, et que nous, enfans heureux de la révolution, avons créé une société, des lois, des arts et une littérature à notre image, qui répond à nos goûts et à nos besoins, et qui occupera une grande place dans l’histoire de la civilisation. C’est donc une très mauvaise disposition d’esprit que de venir décourager les efforts des contemporains par une admiration sénile des choses qui ont vécu leur vie, et de troubler l’illusion des vivans par des lamentations incessantes sur les temps passés. Faites comme nous, oubliez ce que vous savez, soyez jeune, arrogant, facile et de bonne humeur ; laissez là les principes abstraits et les niaiseries esthétiques qui ne prouvent jamais rien et qui empêchent la sensibilité de s’épanouir. Ne vous occupez que du fait, que de la sensation, qui importe avant tout. Oubliez les Palestrina, les Bach, les Handel, les Marcello, et toutes ces glorieuses ganaches qui vous empêchent de voir et d’entendre ce qui se fait de bon de nos jours. Est-il besoin de savoir le contre-point et la fugue pour apprécier une ariette ? Faut-il avoir étudié la rhétorique d’Aristote pour sentir le prix d’un couplet à Chloris ? L’histoire est un thème commode que chacun peut varier à sa manière ; c’est une mine de sophismes où chaque parti trouve des argumens pour sa cause. Le vrai et le beau absolus sont des chimères que l’homme entrevoit peut-être, mais qu’il ne peut jamais atteindre, et c’est une grande piperie de l’esprit que de mesurer les choses fugitives de la vie à de prétendues lois immuables de la raison et de la conscience qui n’existent que dans les systèmes des philosophes. Descendez donc de ces hauteurs métaphysiques où vous ne voyez que des nuages, mêlez-vous à cette troupe joyeuse de beaux esprits qui mènent l’opinion et qui chantent la vie avec un entrain admirable, soyez facile au monde, aux jeunes et aux chefs-d’œuvre naissans, et ne vous fâchez pas tout rouge pour une vocalise mal faite ou pour un rhythme boiteux : ce sont là des choses futiles dont l’imperfection ne trouble ni la paix de l’âme ni l’ordre de la société. Les arts sont un amusement, un luxe de l’existence, et la musique surtout n’a de prise que sur la sensibilité. Y voir autre chose et prétendre que la langue de Palestrina, de Gluck, de Mozart, de Beethoven et de Rossini, renferme des beautés durables et des profondeurs qu’on ne trouve dans aucun autre art, est une folie des mystiques allemands ou des songe-creux. Tout change dans ce monde, tout se modifie incessamment, et il n’y a d’immuable que la mobilité de l’esprit humain.

Il y a longtemps qu’une certaine classe d’hommes et d’esprits tient ce langage, car le sophiste Gorgias ne pensait point autrement. Pour nous, humbles que nous sommes, nous croyons appartenir à une autre famille intellectuelle, à celle qui croit aux notions primordiales et éternelles du vrai, du juste et du beau, et qui s’efforce de poursuivre dans la vie comme dans l’art un idéal qui, fût-il une chimère, vaudrait encore mieux que toutes les réalités. Voilà le principe qui sert de base à notre critique et qui nous autorise à mépriser les injurieuses attaques de vulgaires contradicteurs.

Le Théâtre-Lyrique a donné, le 9 janvier, la première représentation d’un opéra-comique en trois actes, Ondine dont la musique est de M. Théodore Semet. Le sujet du libretto est tiré d’une très jolie légende du poète La Mothe-Fouqué, qui est très populaire en Allemagne, et qui a été mise plusieurs fois au théâtre. Il faut avouer que MM. Lockroy et Mestepès, qui ont arrangé pour M. Semet la donnée de La Mothe-Fouqué, n’ont pas eu la main heureuse, et qu’ils ne pouvaient pas faire une pièce plus obscure et plus absurde. Il y avait autrefois un humble ménage de pécheurs dont le mari se nommait Ulrich et la femme Martha. Ils étaient vieux, et tout leur bonheur était concentré sur une petite fille qu’ils aimaient à voir jouer dans la prairie voisine. Cette petite fille, qui se nommait Bertha, disparut tout à coup et fut enlevée par un grand seigneur qui n’avait pas d’enfans et qui l’adopta comme sa fille. Un jour cependant les deux vieillards aperçurent au bord d’une rivière une petite fille aussi qui semblait leur avoir été envoyée par la destinée pour remplacer celle qu’ils pleuraient. Ils la recueillirent et l’élevèrent comme leur enfant dans la simplicité de leurs mœurs et de leur condition. Cette fille toute radieuse de grâce était un être mystérieux, une ondine, une fille des eaux lancée sur la terre on ne sait par qui, pour éprouver les passions des hommes. Ondine grandit, devient belle comme le jour et fait la conquête du comte Rodolphe, neveu du prince d’Aremberg, qui a auprès de lui Bertha, sa nièce fictive, promise à Rodolphe. Il s’établit donc entre ces deux femmes, Ondine et Bertha, une lutte d’amour et de dévouement dont le cœur de Rodolphe est le prix. Après bien des luttes et des scènes inexplicables, on finit par savoir que Bertha, grande dame pleine de vanité et d’orgueil, est la fille ingrate d’Ulrich et de Martha, qu’elle repousse avec dédain, tandis qu’Ondine, douce, aimante et pleine de sollicitude pour les braves gens dont elle se croit l’enfant, est un être supérieur qui appartient à un autre monde. Bertha, repoussée par Rodolphe, retombe dans sa première condition, tandis qu’Ondine, n’ayant pas trouvé sur la terre un cœur qui l’aimât sincèrement, meurt et retourne dans l’empire des eaux, où elle recouvre l’immortalité. Cette belle intrigue est conduite par un personnage curieux qui s’appelle Fraisondin. C’est un dieu aquatique, oncle à la mode de Bretagne d’Ondine, qu’il conduit à travers la vie humaine comme un sournois insupportable qui se mêle de tout, une sorte de Bertram qui ricane et fait le mauvais plaisant.

M. Semet, qui a mis en musique la fable que nous venons d’esquisser, n’est point un inconnu. Il a déjà produit au Théâtre-Lyrique, qui l’a vu naître, trois ouvrages : les Nuits d’Espagne la Demoiselle d’Honneur et Gil Blas, opéra en cinq actes, qui a eu un assez grand nombre de représentations. Dans ces opéras, qui ne sont pas restés au répertoire, on avait remarqué quelques idées mélodiques, de l’entrain dans les rhythmes, un certain désir d’être original et de viser au pittoresque ; mais on sentait que M. Semet manquait d’expérience dans l’art d’écrire, et qu’il ne savait pas toujours donner à ses idées la forme et le développement nécessaires. Dans cette nouvelle partition, froidement accueillie par le public, je n’ai remarqué, au premier acte, qu’un joli duo pour soprano et ténor entre Ondine et Rodolphe, morceau agréable et bien venu, dont le moule existe depuis longtemps. À l’acte suivant, on trouve un air de bravoure bien dessiné et accompagné avec goût, de charmans couplets que chante Ondine par la voix svelte de Mlle Girard, un chœur vigoureux pour voix d’hommes, et le petit duo pittoresque qu’on nomme le Roi des Grillons. Au troisième acte, tout le monde a remarqué le récit fantastique de la Taupe et la prière d’Ondine faisant ses adieux à l’amour et à la vie humaine. À tout prendre, la partition dont nous venons de citer les principaux morceaux n’amoindrira pas la réputation honorable que s’est acquise M. Semet. Si dans les autres ouvrages de ce compositeur ingénieux il y avait quelques mélodies originales, des rhythmes surtout plus hardis et plus piquans, on sent que la nouvelle partition est mieux écrite et qu’elle constate un véritable progrès dans le talent de M. Semet. Les couplets de la Taupe, que nous avons cités, ce récit syllabique et mesuré, au-dessous duquel les instrumens à cordes à l’unisson dessinent une pénombre fantastique, n’est point une conception vulgaire.

L’exécution de l’Ondine a été passable. Mlle Girard, qui était chargée du rôle de l’héroïne, y a mis beaucoup d’esprit, de gaîté et de grâce facile ; mais pour donner à cette fille de l’Océan la physionomie que lui prête la légende, il aurait fallu des accens et un rayon de fantaisie que Mlle Girard ne possède pas. M. Battaille a été singulier dans le personnage bizarre de Fraisondin, qui a dû lui coûter bien de la peine, et dont il a composé la physionomie avec plus de savoir que d’instinct. M. Battaille, qui est au théâtre depuis tant d’années, n’a jamais pu se dépêtrer d’un certain accent vieillot qu’il prête à tous les personnages qu’il représente. Cet artiste, qui a tant de qualités peu communes, est moins un chanteur et un comédien qu’un professeur émérite qui pose devant le public comme devant une classe remplie d’élèves. Je ne veux pas oublier de dire un mot de M. Cabel, beaufrère de la cantatrice, qui a chanté avec goût, et une assez belle voix de ténor, plusieurs morceaux du rôle de Rodolphe, dont il était chargé. Si M. Cabel parvient à donner à sa voix un peu plus de souplesse et d’accent, il peut espérer de conquérir une réputation honorable dans la carrière qu’il parcourt.

Le sujet féerique d’Ondine avait été mis plusieurs fois, je l’ai dit, au théâtre au-delà du Rhin. Il existe surtout en Allemagne un opéra très populaire, la Fille du Danube (das Donauweibehen), dont la musique facile est d’un certain Ferdinand Kauer, qui en a composé des centaines comme cela. Kauer, qui est mort à Vienne en 1831, âgé de quatre-vingts ans, était l’Offenbach de l’époque ; mais ce qui est plus curieux à savoir, c’est que le merveilleux conteur Hoffmann a fait un opéra romantique sur ce même sujet, et dont le libretto était du poète La Mothe-Fouqué, l’auteur même de la légende devenue si populaire. Voici en quels termes Rochlitz, un savant critique musical et l’ami d’Hoffmann, raconte cet événement : « Hoffmann pria le poète Fouqué de lui arranger l’Ondine pour un grand-opéra romantique. Le poète, qui aimait à obliger ses amis, fit vite ce qu’Hoffmann désirait. Hoffmann oublia, dans cette circonstance, que jamais un bon roman ne peut faire un bon drame. Hoffmann se mit à la composition de la musique avec son ardeur habituelle, sans perdre un instant ; il avait fini avant de partir pour Berlin. Là il se présenta au théâtre. Je n’ai pas assisté à la représentation, mais le compositeur m’avait communiqué la partition avant la représentation. Les journaux ont rapporté que la pièce avait eu quelque succès, mais fort peu. Quelques chants ont plu, on les trouva pleins d’expression et d’originalité : on remarqua des caractères assez bien tracés, surtout ceux d’Ondine et de Kahleborn ; mais en somme ce n’était pas un ouvrage vrai. Hoffmann ne voulut jamais se décider à changer quelque chose à son œuvre, et il traitait ceux qui l’avaient critiqué de vieux badigeonneurs stupides. Lui qui avait critiqué tout ce qu’il y a sous le soleil s’emporta jusqu’à dire : « Mon Dieu ! que ne puis-je écrire une critique sur la critique pour l’avaler d’un seul coup et la tuer avec la mienne ! » Weber, qui était à Berlin lorsqu’on représenta en 1816 l’opéra d’Hoffmann, a porté sur sa musique un jugement très favorable. Dans un article de journal qui a été recueilli dans les œuvres posthumes de l’auteur du Freyschütz, Weber appelle Hoffmann un musicien de génie[1]. Il signale plusieurs morceaux remarquables dans l’Ondine un air au second acte, de jolis chœurs que chantent des paysans, ceux plus vigoureux des génies de la mer et de la terre, et surtout la couleur générale de l’ouvrage, qui, « depuis l’ouverture jusqu’à la scène finale, dit le grand maître, offrait un tableau saisissant de poésie et de vérité scénique. » Ce jugement de Weber n’a été partagé ni par le public de Berlin ni par l’opinion de l’Allemagne, qui n’a jamais pris au sérieux les compositions musicales de son écrivain humoristique. M. Fétis, qui a trouvé dans la bibliothèque de Berlin les opéras d’Hoffmann, les apprécie de la manière suivante : « J’ai pu les examiner à loisir, et ce n’est pas sans étonnement que j’ai constaté que cet homme manque d’imagination et ne s’élève jamais au-dessus du médiocre dans sa musique. Son grand-opéra romantique, Ondine, n’a de romantique que le sujet. La partition est convenablement écrite, mais c’est tout ce qu’on en peut dire. Ni les mélodies, ni l’harmonie, ni les modulations ne révèlent le génie. Les critiques que cet ouvrage lui suscita excitèrent sa bile et ses sarcasmes ; mais, après les premiers accès de mauvaise humeur, il retira sa partition et ne voulut plus en entendre parler[2]. »

Après bien des retards occasionnés par le triste accident de Mlle Livry, l’Opéra a pu donner le 19 janvier la reprise de la Muette de Portici, qu’il promettait depuis si longtemps. Ce bel et charmant ouvrage, qui jouit d’une si grande popularité aussi bien en France qu’en Europe, a été accueilli presque avec enthousiasme. Le public a été ravi de réentendre ces chants émus, ces mélodies faciles et pénétrantes qu’il sait par cœur, cet orchestre si vivant, si bien nourri d’une harmonie exquise qui ne cesse de parler et d’enchanter l’oreille. La Muette de Portici, dont le libretto si intéressant est de Scribe et Germain Delavigne, fut représentée pour la première fois le 29 février 1828. M. Auber avait alors quarante-six ans, et il avait déjà produit dix ou douze ouvrages à l’Opéra-Comique, dont les plus connus sont la Neige, le Concert à la cour, le Maçon, en 1824, et Fiorella, en 1826. Le succès éclatant de la Muette tira M. Auber hors de la mêlée de ses concurrens et le mit en très grande évidence. Après la Muette, après la mort de Boïeldieu et celle d’Hérold, resté seul sur le champ de bataille, M. Auber a produit, dans le genre particulier où brille son facile génie, une série de chefs-d’œuvre qui ont agrandi et consolidé sa réputation. Malgré la fécondité vraiment prodigieuse de M. Auber, on peut affirmer que les plus aimables et les plus exquises qualités de son talent sont condensées dans les ouvrages suivans : le Maçon, la Fiancée, Fra-Diavolo, le Philtre, le Domino noir, les Diamans de la couronne et la Muette, qui est le plus grand effort et le chef-d’œuvre du maître dans le genre sérieux. Ce n’est pas que la belle partition de la Muette diffère beaucoup par le style et les idées mélodiques des autres ouvrages de M. Auber, et qu’on soit autorisé à placer ce chef-d’œuvre au rang des grandes conceptions lyriques. Les œuvres de l’art aussi bien que les beautés de la nature extérieure se classent par le caractère de l’effet qu’elles produisent sur l’esprit de l’homme, par la qualité de l’émotion qu’elles éveillent dans l’âme. Il est aussi absurde de croire que les sensations se valent que de confondre la grâce avec le sublime, l’amour avec la terreur. La vraie critique repose donc sur la psychologie, c’est-à-dire sur la connaissance de l’âme et sur le classement hiérarchique des émotions qu’elle éprouve. Si le public a toujours raison de manifester le plaisir que lui donne une œuvre d’art, c’est à la critique éclairée qu’il appartient de la juger et de lui assigner une place dans l’ordre des travaux de l’esprit humain.

La musique de la Muette est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’en donner ici une analyse détaillée. L’ouverture d’abord est un charmant morceau de symphonie bien adapté au sujet de l’ouvrage, et dans lequel on sent déjà l’influence souveraine de Rossini. J’en dirai autant de l’air de bravoure que chante Elvire : — Plaisir du rang suprême, — qui est devenu le cheval de bataille de toutes les élèves du Conservatoire. Après cela, on ne trouve au premier acte qu’un beau chœur religieux : — O Dieu puissant, — d’un style un peu vieillot, et le finale, qui a de l’éclat. C’est au second acte que l’action du drame s’engage et que le musicien déploie les plus brillantes couleurs de son imagination. Le chœur : — Amis, le soleil va paraître, — est splendide, et forme une belle préparation à la délicieuse barcarolle que chante Masaniello avec l’accompagnement du chœur : — Amis, la matinée est belle. — Cette mélodie limpide et doucement émue a couru le monde depuis trente ans qu’elle est éclose, et n’a rien perdu de sa fraîcheur et de sa morbidesse printanières. À cette introduction brillante succède le duo fameux entre Masaniello et Pietro : — Mieux vaut mourir que rester misérable ! — dont la péroraison chaleureuse : — Amour sacré de la patrie, — a acquis la popularité d’un chant national. Veut-on connaître cependant quelle différence il peut exister entre deux manières d’exprimer le même sentiment et presque la même situation ? Que l’on compare le duo de la Muette que nous venons de citer au trio de Guillaume Tell ! C’est juste la distance qui sépare le beau du sublime, le talent du génie. Dans le duo de M. Auber, on semble entendre deux braves officiers français qui vont se battre pour la gloire et l’indépendance de leur pays ; dans l’hymne de Guillaume Tell, c’est l’amour sacré de la terre natale, de la chaumière, de la famille et de la liberté qui parle la langue divine de l’idéal. Non, Dieu n’a pas permis à l’homme de simuler par les artifices de l’art les sentimens sublimes que son cœur n’a pas éprouvés. Dans ce second acte de la Muette, qui est si riche en idées musicales, on remarque encore la partie d’orchestre qui accompagne la pantomime de Fenella, et surtout le finale où se noue la conspiration de Masaniello et du peuple napolitain contre le vice-roi. C’est une belle page de musique dramatique que ce finale si clairement bâti, et où domine une phrase délicieuse qui conduit le concert. Le troisième acte est presque aussi riche que le second en mélodies faciles et colorées. Après le duo assez insignifiant entre Elvire et Alphonse vient cette scène brillante du marché où le compositeur a peint avec une grâce merveilleuse les bruits, les éclats de rire et les sonorités diverses d’une foule joyeuse qui se presse et se heurte en plein soleil sur une place publique de Naples. Sur un motif qui persiste jusqu’à la fin de cette scène tumultueuse, on entend les cris des marchands offrant leurs denrées aux seigneurs qui circulent. Ce tableau brillant de la gaîté populaire, qui n’a pas tout à fait la désinvolture naïve de la gaîté italienne, est clairement dessiné, comme tous les morceaux d’ensemble de M. Auber, et ne renferme, après tout, qu’une harmonie très simple qui module fort peu. On a beaucoup imité depuis la couleur et la coupe de ce morceau remarquable, et M. Auber en avait déjà donné l’esquisse dans la jolie introduction du Maçon. La tarentelle exécutée par l’orchestre est d’un rhythme qui rappelle assez fidèlement les airs de danse du pays où se passe la scène, et elle prépare heureusement la prière en chœur :

Saint bienheureux dont la divine image
De nos enfans protège le berceau ;


prière douce, pleine d’onction et de sentiment. Il est suffisamment connu des amateurs que cette prière sans accompagnement, ainsi que celle du premier acte, faisaient partie d’une messe que M. Auber a composée dans sa jeunesse. Le manuscrit de cette messe est aujourd’hui la propriété de M. Gounod, qui l’a hérité de son beau-père, M. Zimmermann.

Le quatrième acte s’ouvre par la cavatine du sommeil, prière douce et suave où Masaniello cherche à soulager et à consoler la pauvre Fenella, sa sœur. C’est le morceau que M. Gueymard chante le moins mal. Après la scène très dramatique et très musicale toujours où Pietro, suivi de quelques compagnons, vient demander à Masaniello d’achever la victoire du peuple en immolant le vice-roi, Elvire invoque la pitié de Fenella dans une prière touchante : — Arbitre de ma vie, — qui est un des meilleurs morceaux de la partition. Mme Vandenheuvel chante ce bel air avec autant de goût, de style noble que d’émotion. La scène qui suit, le débat furieux entre Pietro, ses compagnons et Masaniello, qui se refuse à livrer le vice-roi à leur fureur, est vigoureusement traitée, et elle s’enchaîne heureusement avec le chœur et la marche triomphale qui commencent le beau finale du quatrième acte. Enfin, au cinquième acte, on remarque encore la jolie barcarolle que chante Pietro et le finale très accidenté qui termine cette œuvre vraiment remarquable, où l’inspiration, servie par une science réelle et par un art exquis, s’allie dans une juste mesure au sentiment dramatique. Ce qui prouve que nous avons raison d’être modestes, c’est l’exécution actuelle de la Muette de Portici à l’Opéra. Le rôle de Masaniello, qui fut créé dans l’origine par Adolphe Nourrit, a été chanté dans la suite par Duprez, par MM. Gardoni et Poultier, qui disaient agréablement l’air du sommeil ; c’est M. Gueymard qui en est chargé aujourd’hui, et s’il fait ce qu’il peut pour rendre avec sa grosse voix les parties vigoureuses de ce beau rôle, il y manque complètement de distinction. M. Cazeaux, avec sa belle voix de basse, est bien dans le personnage de Pietro ; mais il n’y a que Mme Vandenheuvel qui chante et qui joue le rôle d’Elvire en grande artiste qu’elle est. Le personnage intéressant de Fenella a servi à faire connaître une jeune artiste, Mlle Vernon, qui a fait preuve, dans ce rôle difficile, de beaucoup d’intelligence et d’une vive sensibilité, bien qu’elle en ait un peu exagéré les manifestations. Mlle Laura Fonta, dont le véritable nom est Pointel, a débuté aussi dans le divertissement du troisième acte avec succès. Mlle Fonta a été immédiatement adoptée par cette joyeuse bande de la fashion qui décide, à l’Opéra, de la destinée des danseuses et des étoiles de première ou de seconde grandeur. Les chœurs, qui chantent avec beaucoup d’ensemble, le choix et le caractère des divertissemens, l’éclat de la mise en scène et tous ces détails si importans lorsqu’ils concourent à l’effet général d’un grand ouvrage, prouvent déjà l’influence salutaire de l’homme actif et prévoyant à qui est confiée la direction de ce magnifique établissement national.

Les trente-cinq ans qui se sont écoulés depuis la première représentation de la Muette ont assez légèrement glissé sur l’œuvre capitale de M. Auber. Si quelques mélodies et surtout quelques tournures de phrases ont un peu vieilli, le corps de l’ouvrage est aussi jeune que l’esprit et la personne de l’illustre compositeur, qui semble ne pas se douter qu’il est né en 1782 et qu’il a quatre-vingt et un ans. Ce qu’il y a de remarquable dans tous les ouvrages de ce maître charmant, c’est l’abondance de ce qu’on peut nommer le fluide musical, ce discours continu de l’orchestre qui ne s’interrompt que rarement, et sur lequel se développent les sentimens et les péripéties dramatiques sans que l’oreille soit privée de l’aliment sonore qu’elle recherche avant tout dans un drame lyrique. Il existe en effet deux familles de génies fort différentes dans les arts : l’une est composée de ces hommes généreusement doués en qui abonde l’élément essentiel de l’art qu’ils exercent, et qui sont avant tout poètes, peintres ou musiciens par droit de naissance et de vocation supérieure ; dans l’autre famille se trouvent ces natures vigoureuses, ces esprits sévères qui ne recherchent dans l’art que les moyens artificiels de manifester les sentimens qui les animent, et qui se préoccupent moins du charme et de l’élégance de la forme que de la valeur et de la vérité de la pensée. C’est à la première famille des génies lumineux et naturels, à la famille des mélodistes et des musiciens spontanés tels que Mozart, Cimarosa et Rossini, qu’appartient aussi le talent de M. Auber. Si par l’unité de la conception, par la vivacité du coloris, par la variété des idées et la grâce du style, la Muette est vraiment le chef-d’œuvre de M. Auber, ce n’est pourtant qu’un ouvrage de second ordre, à mettre à côté, peut-être même un peu au-dessous de la Favorite. Si j’avais à choisir parmi les compositeurs nés Français ceux qui, selon moi, représentent le mieux les progrès de l’art national depuis le commencement du siècle, je classerais mes élus de la manière suivante : Boïeldieu et M. Auber d’un côté, Méhul et Halévy de l’autre, et, au milieu de ces deux groupes, Hérold, qui seul porterait au front la flamme du génie !

Le Théâtre-Italien est pris cette année d’une activité et d’un désir de changement dont on a quelque peine à s’expliquer la cause. Pourquoi donc a-t-on été chercher i Lombardi, un des premiers opéras de M. Verdi, que le maître a refondu à Paris et qu’on a donné à l’Opéra sous le titre de Jérusalem ? Personne ne demandait à entendre un ouvrage qui a été composé à Milan en 1843, et pour l’exécution duquel il faut des voix jeunes et vigoureuses que le Théâtre-Italien ne possède pas. Y avait-il aussi nécessité de suivre gauchement l’exemple de l’Opéra-Comique en exhumant beaucoup trop tard la Serva padrona de Pergolèse avec M. Zucchini, qui ne possède pas la voix profonde de basse nécessaire pour exprimer les sentimens énergiques de Pandolfo ? Il n’y a que Mme Penco qui, dans le rôle de Zerbina, qu’elle a chanté et joué avec un brio admirable, nous ait révélé une qualité peu connue de son beau talent. On sait que tous les ans, aux approches du carnaval, le Théâtre-Italien livre aux sourires du public une sorte de caricature du Don Juan de Mozart : c’est ce qu’il vient de faire tout récemment au grand contentement des philistins, qui sont ravis de voir les plaies saignantes de cette œuvre divine. Il faut entendre cette exécution de Don Juan pour avoir une idée de l’état d’abaissement où se trouve l’art de chanter dans la capitale du monde civilisé. Excepté Mme Frezzolini, qui dans le trio des masques révèle la haute distinction de son goût et de son style de grande cantatrice, tout le reste est misérable. On pense bien que Mlle Patti, qui nous est apparue pour la première fois dans le rôle de Zerlina, n’est pas comprise dans ce jugement sévère. Elle paraît trop heureuse d’être au monde, cette vaillante et jeune virtuose, pour que l’on veuille troubler par des réflexions malignes sa joie et celle du public qu’elle enivre. Elle est aujourd’hui ce qu’elle était il y a deux mois, une enfant bien douée, une nature généreuse, intelligente, pleine de verve et de bonne humeur, et possédant une voix de soprano d’un timbre strident et d’une flexibilité admirable, qu’elle lance à travers champs comme un cheval fougueux. Elle va, elle court, elle sautille, elle gazouille comme un oiseau qui est enchanté de son propre ramage. Née dans les camps, Mlle Patti ne sait pas trop ce que c’est que le goût ; elle ignore les nuances du sentiment et la différence des styles et des genres. Elle chante la musique de Bellini comme celle de Donizetti ; elle est dans le rôle de Norma de Don Pasquale ce qu’elle est dans celui de Rosine du Barbier de Séville, une charmante et capricieuse bohémienne qui fait des tours de gosier merveilleux, et qui se moque parfaitement du « qu’en dira-t-on ? » Si vous saviez tout l’esprit, toutes les petites malices que Mlle Patti prête à cette adorable Zerlina, à cette paesanella qui se laisse éblouir un instant par un rayon de l’amour idéal ! Non, non, ce n’est plus là le rêve de Mozart, ce n’est plus Zerlina, c’est une camériste accorte qui écoute avec plaisir les propos galans de monseigneur, et qui ne serait pas fâchée de planter là son fiancé Masetto. Adorable mademoiselle Patti, vous êtes une réaliste, et vous ne laissez rien ignorer aux gens. C’est pourquoi, dans l’air si caressant de Vedrai, carino, vous frappez de la main des petits coups réitérés sur la place du cœur, comme pour dire au public, qui vous passe tout : « Il est là, il est là, ce petit cœur qui est rarement ému ! »


P. SCUDO.


UN VOYAGE DANS LA VALLÉE DU NIL[3].


Autrefois l’instinct des voyages constituait une véritable vocation. On ne partait pas pour revenir à jour fixe, mais pour rester le plus longtemps possible dans les lointaines régions que l’on n’avait pu atteindre qu’à travers beaucoup de difficultés, de fatigues et de dangers. De retour dans ses foyers, le voyageur restait sous le charme de ses impressions et comme étranger en son propre pays. Souvent illettré, il mettait dans ses récits plus de naïveté que de poésie ; son regard n’embrassait guère l’histoire des peuples qu’il avait vus, et il se contentait de décrire avec une exactitude scrupuleuse tout ce qui l’avait frappé durant une lente excursion. Son imagination surexcitée le rendait volontiers crédule ; il répétait sans contrôle ce qu’il avait entendu raconter par des populations ignorantes et portées à voir le merveilleux partout. De nos jours, il n’en est plus ainsi ; on se met en route sans trop savoir pourquoi, pour changer d’air, pour se procurer une distraction ; l’on s’en vante même, et en fin de compte on fait un livre instructif et sérieux. Ouvrez la Vallée du Nil : les auteurs vous diront qu’ils ne savaient guère la veille s’ils devaient aller à Constantinople, à Florence ou bien en Chine. Sera-ce donc sans émotion qu’ils vont aborder la terre sacrée d’Égypte, mesurer la hauteur des pyramides, interroger les ruines de Thèbes ? Leur cœur ne battra donc pas devant ces monumens qui proclament la gloire des âges anciens et le néant des grandeurs humaines ? Ils resteront donc devant les temples des dieux égyptiens et devant la hutte du Nubien aussi impassibles que l’appareil photographique dont ils sont armés ?… N’en croyez rien ; ils sont artistes quand même, et ils sauront bien rehausser par les vives couleurs de leur imagination les noires épreuves que le soleil leur livre. Cette Égypte qu’ils explorent hardiment et presque sans s’étonner, ils l’ont étudiée dans l’ombre des bibliothèques ; ils la connaissent par avance, et ils vont droit au sphinx sans être embarrassés des énigmes qu’il va leur proposer. Tandis que leur barque refoule les eaux du Nil, leur esprit cultivé se rend compte de tout. Ils évoquent l’une après l’autre les anciennes dynasties qui vivaient au temps des patriarches, ils appellent familièrement par leurs noms les divinités symboliques dont les images colossales ont effrayé les générations passées. Rien ne trouble ces voyageurs essentiellement modernes qui traversent le pays des mystères d’un pas sûr et tenant en main le flambeau de la science. La fable les fait sourire ; c’est l’histoire qu’ils poursuivent au milieu des ténèbres de l’antiquité, et ils la racontent avec tant d’aisance qu’on est tenté de les croire sur parole. Point de longueurs, point de ces pages languissantes qui avertissent le lecteur que la barque s’est échouée sur un banc de sable et que les voyageurs, vaincus par le sommeil, laissent tomber la plume. Et puis le lecteur est pressé, il faut le tenir en haleine et offrir à ses regards impatiens une série non interrompue de tableaux qui le captivent ; d’ailleurs c’est pour lui que l’on écrit, et non pour soi. Il importe de provoquer chez lui ces mouvemens de surprise et d’éblouissement contre lesquels on a eu soin de se tenir en garde.

Il y a donc dans la Vallée du Nil beaucoup d’art et d’habileté. Dans les descriptions, qui sont toujours courtes, on retrouve cette alliance de la poésie et de la peinture qui est un des traits caractéristiques du style de notre époque. Rien de vague ni de confus, par suite beaucoup de précision et point de rêverie. Les auteurs semblent s’être inspirés de Decamps plus que de Marilhat. Les lignes de leurs paysages se déroulent avec fermeté, et les plans y sont indiqués avec une grande netteté : c’est bien là le ciel splendide de l’Egypte que le soleil embrase de ses feux, et ces coins d’ombre opaque où le fellah vient dormir ; mais on aimerait à sentir le souffle de la mélancolie passer, comme une fraîche brise, à travers les palmiers qui se profilent à l’horizon. Que voulez-vous ? les générations nouvelles, contemporaines des chemins de fer, de la navigation à vapeur, du télégraphe électrique et des publications illustrées, ont perdu le sentiment de la distance et de l’inconnu, qui agissait jadis d’une façon si puissante sur les imaginations. Il n’y a plus rien d’imprévu pour elles, et la pensée de l’isolement ne vient point altérer la sérénité de leur cœur. Devant les palais d’Aménophis et de Sésostris, le voyageur moderne n’éprouve plus cette épouvante secrète qui se reflétait jusque dans les gravures plus ou moins correctes qui nous les retraçaient. Désormais on est trop fin pour se laisser prendre au mirage, trop savant pour être dupe des apparences. Est-ce à dire cependant que les auteurs de la Vallée du Nil restent indifférens à la vue des grands spectacles qui frappent leurs regards ? Non certes, mais, comme ils sont parfaitement maîtres d’eux-mêmes et que l’enthousiasme ne leur donne point le vertige, ils ont le coup d’œil sûr. Il règne dans tout leur récit un ton dégagé et souriant qui ne touche jamais à l’emphase ; en y regardant de près, on y trouverait même une pointe de scepticisme qui se trahit en plus d’un passage. L’esprit français est ainsi fait, il ne veut jamais perdre ses droits, et même en face de Moïse il garde son franc parler. Ce n’est pas nous qui applaudirons à cette hardiesse ; nous la constatons comme une preuve du lien qui unit cet ouvrage à tant de publications récentes.

Et puis, pourquoi ne dirions-nous pas toute notre pensée ? après un livre comme la Vallée du Nil, la terre des Pharaons a beaucoup perdu de son prestige. La Haute et Basse-Égypte s’offrent à vous comme un vaste et riche musée dont un guide instruit et aimable vous fait les honneurs avec une grâce parfaite. Lisez-le attentivement, ce livre, et n’eussiez-vous jamais quitté les bords de la Seine, vous croirez avoir accompli vous-même le pèlerinage qui vous est raconté. Les étapes sont marquées ; vous saurez à quelle hauteur s’est élevé le thermomètre tel jour, à telle heure ; vous avez affaire à des voyageurs qui prennent note de tout, et non à des rêveurs qui s’abandonnent aux caprices de leur humeur mélancolique. Mais si vous avez eu le bonheur de contempler vous-même les rives mystérieuses du Nil, si vous voyez encore, dans le lointain de vos souvenirs, les pyramides surgir comme des ombres au seuil du désert, et les minarets se refléter en tremblant dans les eaux du grand fleuve, vous sentirez ces vagues images pâlir et s’effacer devant la réalité qui s’offre à vous. C’est que tout était ébahissement et surprise pour les voyageurs de notre temps ; le calme de ces silencieuses campagnes, au milieu desquelles on n’apercevait que des buffles noirs se baignant parmi les joncs et çà et là de maigres chameaux couchés dans la plaine, nous accablait d’une tristesse profonde, et pourtant nous admirions. Nous étions trop stupéfaits pour chercher à comprendre, trop intimidés pour essayer de pénétrer les mystères de cette antiquité si imposante. Ce qui frappait nos regards nous faisait l’effet d’un songe, et nous nous demandions de quel droit nous osions fouler cette terre célèbre. Aujourd’hui ceux qui visitent ces contrées ne peuvent éprouver des sensations de cette nature ; ils doivent donc les décrire d’une façon toute différente. La route qu’ils suivent, bien d’autres l’ont parcourue avant eux, et comme il ne leur reste rien d’absolument nouveau à faire connaître, il faut qu’ils abordent franchement les questions d’histoire et d’art qui se présentent en Égypte plus nombreuses qu’en aucun pays de la terre. Cette tâche, les auteurs de la Vallée du Nil l’ont remplie avec talent, et c’est par ce côté surtout que leur livre se recommande au lecteur studieux. En examinant avec eux les monumens de Thèbes et de Karnak, on se convainc que l’antiquité savait produire des œuvres puissantes qui sont au-dessus de nos forces. Il y a dans cette architecture gigantesque, et pourtant pleine d’harmonie dans ses proportions, la preuve d’une science consommée. Là se sont épanouies des sociétés civilisées, douées d’une vitalité prodigieuse, habituées à créer de grandes choses ; là s’est développée largement une théocratie intelligente qui résumait dans ses mythes profonds et savans tout ce que l’étude attentive des lois naturelles lui avait révélé. Là aussi ont régné des despotes, des conquérans superbes ; tout semblait si bien constitué dans leurs états, que ces souverains, enivrés de leur puissance, la proclamaient éternelle, et ils prenaient à tâche d’instruire la postérité de ce qu’ils avaient accompli durant leur vie. Et pourtant des invasions de barbares vinrent battre en brèche et renverser ces empires éphémères : il y eut des temps d’arrêt dans la période de destruction ; mais peu à peu le silence se fit autour des palais somptueux qui retentissaient jadis du bruit des fêtes. Les nouvelles générations, insouciantes du passé, inhabiles à en continuer la tradition et incapables d’en comprendre la grandeur, n’apprirent rien au contact de ces ruines éloquentes. Puis parut l’islamisme, dont la mission semble avoir été de tout anéantir de ce qui rappelait la gloire des temps anciens. Ce fut lui qui acheva de ruiner et de défigurer l’antique Égypte, et s’il eut, sous les dynasties dont les noms sont restés fameux, son prestige et son rayonnement, il n’en est pas moins vrai qu’il n’a rien pu fonder de solide et de durable. Le germe de la mort était en lui dès le principe ; une religion qui flatte et excite les plus mauvaises passions de l’homme doit tôt ou tard conduire à la dissolution et à l’abrutissement les populations qui en subissent le joug. L’Orient est le pays de la lumière, ex Oriente lax ; voilà pourquoi la barbarie orientale conserve encore je ne sais quel aspect pittoresque et brillant. Monté sur des coursiers incomparables, muni d’armes étincelantes, paré de riches costumes, le cavalier musulman captive nos regards et séduit nos imaginations. Qu’importent les mille ruelles infectes et sombres qui composent une ville turque ? Elle a ses minarets sveltes et élancés qui se dressent au-dessus des toits abaissés comme le palmier au-dessus des roseaux ; elle compte quelques palais dont les dômes reluisent au soleil, dont les murs sont percés de trèfles finement découpés. Fils des pays occidentaux où tout est terne, nous sommes entraînés vers l’Orient, et nous sourions à la vue des tableaux féeriques qu’il nous offre à chaque pas. Et puis le soleil est là, ce grand enchanteur qui, à force de lumière, nous fait oublier les misères et les hontes cachées !

Cependant la civilisation de l’Europe a débarqué aux bouches du Nil. Vous avez beau remonter le noble fleuve jusqu’en Nubie, derrière vous retentit la pioche des terrassiers qui vont ouvrir un canal entre les deux mers. Il y a de grands capitaux engagés dans ce delta dont le nom n’était jamais prononcé à la Bourse ; la fumée des usines noircit ce ciel d’azur sur lequel on ne voyait passer que l’aile du flamand, aussi rose que le soleil à son coucher. On ne peut donc plus parler de l’Égypte ancienne sans s’occuper de l’Égypte du présent et de l’avenir. Les auteurs de la Vallée du Nil n’ont point omis de toucher à ces questions nouvelles. Pays fertile et salubre, traversé par un fleuve immense qui lui tient lieu de grande route, la terre des Pharaons attire sur elle les regards de l’Europe. La voilà plus que jamais sur la route de l’extrême Orient, et elle devient comme la première étape du chemin qui conduit en Chine et au Japon. Elle plaît surtout aux Français, qui les premiers y ont paru avec un éclat incomparable, guidés par le génie de Bonaparte ; ils y ont pris pied en quelque sorte, non de force, mais parce qu’ils ont l’art de faire entendre aux peuples les plus divers, sans les blesser, le langage de la raison. Leur présence s’y révèle à chaque pas : il n’y a pas en Égypte une innovation, pas une entreprise utile, à laquelle n’ait attaché son nom quelqu’un de nos compatriotes. Au lieu de détruire, l’invasion moderne s’efforce de reconstruire cette civilisation qui tombait en morceaux ; mais elle voudrait lui donner d’autres bases plus solides et plus rationnelles. Réussira-t-elle dans son œuvre de régénération ? De l’Égypte ruinée et affaissée sur elle-même, l’Europe fera-t-elle sortir une Égypte forte et saine ? Bien hardi serait celui qui oserait dire oui ! Il n’en est pas des peuples qui reçoivent les inventions modernes comme de ceux qui les ont créées : ceux-ci doivent les découvertes qui les honorent à une longue série de travaux dont elles sont le couronnement ; ceux-là ne voient que les effets dont ils ignorent les causes. Ce qui nous paraît certain, c’est que la navigation à vapeur sur le Nil et l’établissement de chemins de fer dans le désert n’ajoutent rien à la poésie du voyage, et pour notre compte nous nous félicitons d’avoir entrevu l’Égypte avant qu’elle fût dotée de ces moyens de locomotion. Les auteurs du livre qui nous occupe semblent être moins pessimistes ; ils sont de ceux qui envisagent l’avenir avec confiance, et qui trouvent dans les ressources d’un esprit cultivé une ample compensation aux charmes de cette couleur locale qui tend à disparaître. Ils sont jeunes, et nous ne le sommes plus ; nous ne pouvons donc pas voir les choses avec les mêmes yeux. Les vieux comme nous aimaient à s’isoler de tout ce qui leur rappelait le pays natal, à vivre d’une vie étrangère sous un ciel étranger, à ne point entendre au-delà de la Méditerranée ou de l’Océan les bruits de l’Europe ; mais autres temps, autres mœurs : la génération qui nous succède s’intéresse à tout ce qui se lie au grand mouvement social ; elle n’a pas de goût pour les promenades contemplatives qui ne produisent rien qu’une satisfaction intime et difficile à communiquer au dehors. Les écrivains qui ont rédigé le récit de leurs excursions dans la Vallée du Nil ont eu en vue de tracer un itinéraire complet et instructif qui pût servir aux touristes ; ils ont voyagé comme on voyagera désormais, commodément, vite et bien, sans rencontrer d’aventures extraordinaires, sans recueillir de légendes surannées, mais avec cette sûreté de coup d’œil que donne la sagacité unie à la science. Au lieu de se poser en héros qui ont accompli un pèlerinage hérissé de dangers et impossible à tout autre, ils vous disent : « Ce que nous avons fait, vous pouvez le faire aussi en prenant avec vous ce livre, qui vous tiendra lieu de guide et de cicerone. »


TH. PAVIE.



UN PRISONNIER DE GUERRE AU MEXIQUE[4].


Malgré l’intérêt d’à-propos qui s’attache au sujet, ce livre n’est point ce qu’on appelle un ouvrage de circonstance, car les premières lignes en furent écrites, il y a bientôt neuf ans, au sommet d’un promontoire du rivage californien, M. Vigneaux a parcouru le Mexique et rédigé la plus grande partie de ses notes à une époque où personne ne pouvait encore supposer qu’une armée française envahirait un jour le territoire de la principale république hispano-américaine. Alors la grande préoccupation des Mexicains était de repousser les expéditions dirigées contre leur territoire, soit en vue d’agrandir le domaine de l’esclavage, soit dans des pensées de conquête.

Après Walker, le comte Raousset de Boulbon est le plus célèbre de tous les chefs de bandes qui, moins heureux que Cortez, ont vainement essayé de réduire le Mexique avec quelques centaines d’hommes. En 1852, il avait remporté la brillante victoire d’Hermosillo, mais au lieu de mettre son triomphe à profit, il avait laissé sa petite armée se fondre tout entière, et bientôt, se trouvant à peu près seul, il avait dû revenir en Californie, où il s’occupa de préparer une deuxième invasion. Au commencement de 1854, après de nombreux contre-temps, il saisissait enfin une occasion de partir et s’embarquait pour Guaymas, le port de la Sonora. M. Vigneaux, très jeune encore et possédé du démon des voyages, s’était engagé à suivre l’aventurier français en qualité de secrétaire, croyant qu’il s’agissait d’arracher la république mexicaine au despotisme de Santa-Anna et d’aller se faire acclamer comme des libérateurs par tous les hommes de progrès. Il reconnut promptement son erreur. La plupart des hommes admis par M. de Raousset étaient loin d’être des héros comme il en aurait fallu pour cette rude tâche de l’affranchissement du Mexique ; quelques-uns d’entre eux, ramassés dans les rues de San-Francisco, étaient des misérables sans courage et sans vergogne. Enfin le chef lui-même manquait des qualités nécessaires pour la réussite. Mauvais juge des hommes avec la prétention de savoir les commander, dépourvu de coup d’œil et d’initiative dans les circonstances difficiles, rempli d’hésitation au moment des résolutions suprêmes, « effrayé par la perspective de la victoire, » il était aventurier de fantaisie sans avoir aucune des qualités du véritable aventurier, si ce n’est une bravoure léonine qu’il ne savait malheureusement pas modérer au fort de la lutte. Ce qui lui causa peut-être le plus de tort, ce fut sa politique de ruses. Il se posait comme le restaurateur de la république mexicaine, et cependant il préparait en secret la monarchie ; il envahissait le pays dans l’intention de renverser le gouvernement de Santa-Anna, et pour introduire plus facilement ses hommes au Mexique, il ne trouvait d’autre expédient que de les faire enrôler dans cette armée qu’ils allaient avoir à combattre, mettant ainsi sa troupe dans l’obligation de trahir avant de tirer le premier coup de fusil. On sait le reste. Après avoir longtemps hésité, M. de Raousset engagea la lutte le 13 juillet 1854 ; mais, abandonné d’une partie des siens, il fit en vain des prodiges de valeur ; il tomba vivant entre les mains de ses ennemis, et quelques jours après il était fusillé.

Le général mexicain Yañez usa de sa victoire avec une remarquable modération. Pendant la bataille, il était resté exposé aux balles françaises. armé d’une simple canne. Après la lutte, son premier soin fut de calmer ses soldats et de soustraire les prisonniers à leur fureur. Ne pouvant arracher M. de Raousset à la mort, sous peine d’être lui-même accusé de trahison, il tâcha du moins d’adoucir l’amertume de ses derniers jours à force de prévenances et de respect. Quant aux autres Français pris les armes à la main, il parvint à les sauver tous, même ceux qui avaient trahi leur serment de fidélité au drapeau mexicain. Il poussa la générosité jusqu’à faire remettre une somme d’argent à chaque prisonnier, et la délicatesse jusqu’à prier les officiers de vouloir bien accepter des armes de luxe semblables à celles qu’ils avaient perdues pendant le combat. Ces bons procédés lui coûtèrent son commandement ; en outre, le président Santa-Anna cassa les décisions qu’avait prises le général Yañez, et, comprenant le droit de grâce à sa manière, trouva bon de condamner à mort les officiers insurgés, et les soldats à dix années de détention. Heureusement ce décret resta lettre morte, grâce aux temporisations des généraux mexicains chargés de l’exécuter. La position de M. Vigneaux et de ses amis n’en resta pas moins très critique aussi longtemps que dura leur séjour sur le territoire de la république.

Pendant près d’une année de voyages, d’abord en qualité de prisonnier, puis comme fugitif, M. Vigneaux a pu étudier le Mexique sous ses principaux aspects. Il a traversé le pays d’une mer à l’autre mer ; il a tour à tour habité des prisons, des hôpitaux, des casernes, des auberges, des ranchos et des palais ; il a dû frayer avec des hommes de toutes les classes et de toutes les races, prisonniers, soldats, prêtres et marchands. Indiens, métis, mulâtres et blancs « au sang d’azur. » Certes, dans l’état d’incertitude où se trouvait le voyageur français au sujet du sort qui lui était réservé, on comprendrait facilement qu’il eût pris en dégoût ces populations bigarrées, encore si misérables, si asservies, si dépourvues d’instruction ; mais tout au contraire, M. Vigneaux porte un jugement des plus favorables sur le peuple mexicain. Ce peuple est avide d’instruction et de progrès ; il aime et admire les étrangers, bien qu’il soit obligé souvent de se défier d’eux. Il les accueille volontiers comme des amis, mais se refuse à les avoir pour maîtres. Fier de sa patrie et jaloux de son indépendance, il garde toujours une certaine noblesse native qui lui permet de réagir contre sa destinée actuelle et d’avoir confiance dans l’avenir. Si les Mexicains n’ont pas été socialement régénérés depuis qu’ils ont reconquis leur autonomie, c’est que le régime d’oppression légué par l’Espagne n’a pas été modifié. Le bas clergé, qui, pour s’émanciper lui-même, avait soulevé les Indiens des campagnes au nom de la Vierge mexicaine de Guadalupe, ne fit rien après la victoire pour arracher le peuple à son ignorance et à ses superstitions. Les riches hacienderos continuèrent de faire travailler les peones comme autant d’esclaves, bien que la servitude fût nominalement abolie. Enfin le fisc suivit les erremens d’autrefois, et paralysa tout commerce, toute industrie nationale, en concédant à quelques monopoleurs, étrangers pour la plupart, les fournitures de l’armée, la fabrication des objets industriels, l’importation et l’exportation des denrées, tout, jusqu’aux douanes de la république. De là ces tiraillemens continuels, ces pronunciamientos, ces révolutions successives qui rendent l’histoire mexicaine des quarante dernières années à la fois si compliquée et si tristement monotone. Cependant le caractère national n’est point avili, et le ranchero mexicain, que sa vie solitaire au milieu des savanes a soustrait presque complètement aux influences corruptrices des grandes villes et des haciendas, montre par son courage, son patriotisme, son désir d’apprendre, ce que pourra devenir le peuple entier, quand il jouira d’une vraie liberté. M. Vigneaux aime le ranchero, ce type idéal du Mexicain, et cet amour même contribue à nous donner confiance dans les appréciations du voyageur. La sympathie est la première condition d’un jugement équitable.

Mais autant les raisonnemens de M. Vigneaux sur le peuple mexicain nous semblent justes, autant nous regrettons les digressions inutiles que l’auteur a cru devoir faire dans le champ de la politique américaine. Il condamne Walker, parce que celui-ci voulait introduire l’esclavage dans la Basse-Californie, au Mexique, dans les républiques de l’isthme, et en même temps il absout les esclavagistes du sud comme s’ils représentaient uniquement les intérêts de l’agriculture et le principe du libre échange contre les préjugés du protectionisme. Comment M. Vigneaux peut-il se refuser à ce fait évident que la cause du flibustier Walker et celle des planteurs rebelles est absolument la même ? Quoi qu’il puisse dire, les faits restent avec leur immuable logique. Il est constant que la conquête du Texas a été entreprise à l’instigation des gens du sud, afin de transformer ce pays en un grand état à esclaves ; il n’est pas moins certain que les planteurs ont déclaré la guerre aux états du nord, non parce que le président Lincoln était protectioniste, ce dont personne ne se souciait, mais parce qu’il s’opposait à l’extension de l’esclavage ; enfin il est également positif que les libres états de l’ouest, plus exclusivement agricoles que ceux du sud, ne songent point à quitter l’Union et luttent contre l’insurrection avec la même énergie que les états industriels. Ce sont là des vérités indiscutables contre lesquelles aucun raisonnement ne saurait prévaloir. Et n’avons-nous pas en outre le témoignage solennel du vice-président de la confédération, déclarant que désormais l’esclavage serait « la pierre angulaire de leur société ? » Ces quelques pages consacrées par M. Vigneaux à la crise américaine devraient donc disparaître de son volume, et l’attention s’arrêterait avec plus de complaisance sur les parties vraiment intéressantes de cet ouvrage, sur celles où l’auteur décrit au lieu de discuter, où il recueille ses souvenirs au lieu de grouper des argumens.


ELISEE RECLUS.


V. DE MARS.

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  1. J’ai emprunté quelques-uns de ces détails à un petit volume intéressant de M. Champfleury, Contes posthumes d’Hoffmann, chez Michel Lévy.
  2. Biographie universelle des Musiciens, deuxième édition, 4e volume.
  3. La Vallée du Nil, impressions et photographies, par MM. Henri Cammas et André Lefèvre. — 1 vol. in-8o, Hachette, 1862.
  4. Souvenirs d’un Prisonnier de guerre au Mexique, par M. Vigneaux ; Paris 1863.