Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1877

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Chronique n° 1075
31 janvier 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1877.

Voici donc une péripétie nouvelle dans ces affaires d’Orient qui ont déjà passé par tant de phases obscures, presque émouvantes et encore plus irritantes. Depuis près de deux ans, depuis une année au moins, nous voyons se dérouler ce tissu d’événemens où la diplomatie alterne avec les épisodes sanglans, où toutes les politiques sont occupées à poursuivre un dénoûment toujours fuyant.

Après les insurrections de l’Herzégovine, de la Bosnie et de la Bulgarie, après la guerre provoquée par la Serbie et le Monténégro, après les révolutions turques et les dépositions de sultans, après la note Andrassy, le mémorandum de Berlin, le programme russe, le programme anglais, le discours de Guildhall, le discours de Moscou, une conférence a fini par prendre rendez-vous à Constantinople. Des plénipotentiaires spéciaux ont été envoyés par les puissances comme pour concentrer sur un même point et sous une forme plus décisive l’action européenne, pour concilier dans une délibération commune toutes les divergences de politiques et d’intérêts. Pendant quelques jours, cette conférence a siégé, poursuivant ses travaux, rédigeant des programmes proclamés irréductibles et successivement réduits. Il y a eu conférence préliminaire et conférence plénière. Les représentans de l’Europe ont négocié entre eux, puis ils ont discuté avec les ministres de la Porte, qui à leur tour ont eu leurs conseils extraordinaires. La diplomatie n’a pas oublié les bals et les banquets. Constantinople, comme Vienne au temps passé ou comme Paris, a eu son congrès, ses fêtes, ses intrigues, ses réunions animées. Cette fois on a cru tenir le dénoûment, on l’a cru d’autant mieux lorsqu’au commencement du mois l’armistice, signé pour six semaines entre la Turquie, la Serbie et le Monténégro, a été prolongé jusqu’au 1er mars. Tout au moins on a voulu croire un instant à l’efficacité de ce déploiement de l’influence européenne manifestée par un tel concours de négociateurs autour du sultan. Malheureusement il n’en a rien été ! Encore une fois le dénoûment a manqué. Les plénipotentiaires, faute d’obtenir ce qu’ils poursuivaient, ont quitté le Bosphore, suivis des ambassadeurs ordinaires eux-mêmes, de sorte qu’il ne reste plus aujourd’hui à Constantinople que de simples chargés d’affaires. La conférence, si l’on veut, s’en est allée comme elle est venue, laissant le gouvernement ottoman seul en face de la Serbie et du Monténégro, la question des réformes dans les provinces turques plus que jamais indécise, l’Europe réduite à se demander quelle est la portée réelle de cet événement diplomatique, si c’est la paix ou si c’est la guerre, ce qui va sortir définitivement de cette péripétie nouvelle succédant à tant d’autres péripéties.

De toute façon, le fait incontestable est là. Six grandes puissances se sont réunies pour examiner l’état de l’Orient, pour proposer des solutions ou des palliatifs, pour obtenir des garanties de la Porte, et les efforts de ces six puissances n’ont pu triompher de la résistance de la Turquie, opposant tantôt un refus passif, tantôt les réformes dont elle prend elle-même l’initiative. Voilà le fait. Au premier moment, sans doute, une impression pénible s’est répandue dans le monde européen, en présence de ce résultat qui a pu passer pour un mécompte, qui a trompé des calculs et rallumé les controverses intéressées. L’impression du lendemain, tout en restant sérieuse, a été déjà moins vive, et aujourd’hui on en vient à comprendre que tout n’est pas perdu, que cette déUbéraiion en commun n’a point été infructueuse pour la paix occidentale, que dans tous les cas ce serait une dangereuse exagération de « transformer le refus de la Turquie en offense, soit pour l’Europe, soit pour une puissance européenne quelconque. » C’est le langage tenu récemment en Angleterre par le chancelier de l’échiquier, sir Stafford Northcote, dans un discours prononcé à Liverpool. Le ministre anglais, qui a voulu certainement préparer l’opinion aux prochains débats du parlement, sir Stafford Northcote, au risque d’être accusé d’illusion, ne veut pas qu’on dise que la conférence a échoué. Il ne nie pas ce qu’il y a eu de fâcheux dans la résistance de la Turquie, ce qu’il y a de grave et de délicat dans les conditions de l’Europe, toujours placée en face de ces inextricables difficultés orientales. Il soutient que, si la question turque proprement dite n’a pas été résolue, les rapports des puissances sont meilleurs qu’ils ne l’étaient il y a quelques mois, que les garanties de paix ont été fortifiées, et que la conférence a été justement pour les cabinets une occasion de se rapprocher, d’échanger plus directement leurs vues, de dissiper les malentendus et les méfiances qui les divisaient. Tout cela veut dire que, si la conférence a échoué, elle n’a échoué qu’en partie, que, si elle a eu des illusions, si elle a commis des méprises, si elle n’a pas toujours tenu compte de tous les éléraens de la question qu’elle avait à résoudre, elle laisse du moins une situation européenne provisoirement préservée par un certain accord maintenu jusqu’au bout. C’est l’opinion que le ministère anglais se dispose à porter devant le parlement. C’est probablement aussi l’opinion du gouvernement français. Ce qu’en pensent la Russie, l’Allemagne et l’Autriche, on le saura bientôt par les circulaires de la chancellerie de Saint-Pétersbourg, par les discussions parlementaires qui ne tarderont pas à s’engager à Berlin, à Vienne ou à Pesth.

Oui, assurément, on peut dire malgré tout que cette délibération à laquelle se sont prêtés les gouvernemens n’a point entièrement échoué. Il n’est point douteux qu’un changement sensible et favorable s’est accompli dans l’ensemble des rapports politiques de l’Europe vis-à-vis de l’Orient. Qu’on se souvienne de ce qui se passait, il y a quelques mois à peine, presque jusqu’à la veille de la réunion de la conférence. Toutes les passions de la guerre, mal contenues par un armistice péniblement conquis pour quelques semaines, s’agitaient encore dans la vallée de la Morava. La Russie, impatiente de son côté, pressait les cabinets d’agir ou de la laisser agir, et prenait elle-même l’initiative d’une sorte d’ultimatum à Constantinople. L’empereur Alexandre II, excité et troublé peut-être par les émotions populaires qu’il rencontrait sur son passage à son retour de Livadia, faisait entendre à Moscou des paroles qui ressemblaient à un prélude d’entrée en campagne, qui étaient d’autant plus graves qu’elles avaient l’air d’être une réponse au discours de lord Beaconsfield à Guildhall. L’armée russe recevait ses ordres de mobilisation et allait se concentrer aux abords du Pruth. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg avait des programmes de réformes qui équivalaient à la dépossession de la Turquie, et, comme garantie, elle ne réclamait rien moins que l’occupation militaire de la Bulgarie en laissant l’Autriche libre d’entrer dans la Bosnie et l’Herzégovine. La guerre était partout imminente, un mot suffisait pour la déchaîner au milieu de la confusion de toutes les politiques. C’est dans ces conditions assurément difficiles que la conférence se réunissait à Constantinople. Elle est allée visiblement au plus pressé, comme on dit. Elle s’est étudiée à ménager une retraite à la Russie par des concessions et des sacrifices auxquels la diplomatie russe, il faut en convenir, a répondu de son côté en diminuant par degrés ses prétentions.

On y a mis de part et d’autre sans contredit toute la bonne volonté possible, et c’est ainsi qu’après avoir commencé par des programmes démesurés embrassant toutes les parties de l’administration turque, fondant l’ingérence européenne par la participation au choix des gouverneurs des provinces, par une commission internationale de contrôle et de surveillance, on a fini par s’entendre, par rester d’accord jusqu’au bout sur des propositions successivement atténuées. Pour ne citer qu’un exemple, et c’était le seul point sur lequel lord Salisbury, dans son voyage en Europe, n’avait pas caché qu’il ne pouvait faire de concessions, on est passé de l’occupation russe en Bulgarie à une occupation par des troupes neutres, puis à une gendarmerie plus ou moins européenne, puis à une force armée d’Ottomans et de chrétiens. Le général Ignatief a consenti à ces atténuations successives dans l’intérêt d’une action commune, que les autres plénipotentiaires se sont efforcés à leur tour de faciliter et de maintenir par toute sorte de concessions à la Russie. C’est là le vrai succès de la conférence de Constantinople ; c’est à ce point de vue que sir Stafford Northcote a pu dire ces jours derniers : « En comparant la situation actuelle, j’entends la situation générale, avec la situation dans laquelle se trouvait l’Europe au moment où il fut pour la première fois question de la conférence, il est facile de s’apercevoir que nous avons fait un grand pas en avant. » Ce pas en avant, c’est la possibilité des solutions pacifiques à la place de la fatalité de la guerre, c’est la réflexion laissée à la Turquie comme à ses adversaires, Serbes et Monténégrins, par une prolongation d’armistice de deux mois, c’est l’entente de l’Europe substituée à l’incohérence de toutes les politiques, et il est bien clair qu’il y a là une première garantie contre l’imprévu toujours menaçant, que sous ce rapport la conférence n’a point entièrement échoué.

Que les plénipotentiaires de l’Europe réunis à Constantinople pour la sauvegarde de la paix occidentale au moins autant que pour la réformation de l’Orient aient songé avant tout à détourner des complications plus graves, qu’ils aient mis d’abord tout leur zèle à désintéresser ou à conquérir la politique russe, c’était peut-être pour eux une nécessité du moment et de la situation. Ils ne pouvaient rien faire sans la Russie et ils ne pouvaient avoir la Russie sans lui assurer une satisfaction plus ou moins complète. Le programme primitif de la conférence n’était visiblement que l’expression de cette pensée. Extension de territoire pour le Monténégro et même un peu pour la Serbie, autonomie équivalant à une sorte d’indépendance pour la Bosnie et l’Herzégovine comme pour la Bulgarie, garanties équivalant à la confiscation de la souveraineté de la Porte par l’intervention directe, plus ou moins temporaire, de l’Europe, tout y était. Ces propositions respectaient ou dépassaient les traités, elles étaient bonnes ou mauvaises, efficaces ou dangereuses, peu importé, nous ne les discutons pas. Au point de vue du succès définitif qu’on poursuivait, elles n’avaient qu’un malheur : elles ne tenaient aucun compte de la Turquie appelée à payer les frais de la négociation, à rester le théâtre de cette expérimentation diplomatique.

On n’a pas pris garde évidemment à deux circonstances : la première, c’est que Constantinople n’était probablement pas la ville la mieux choisie pour une représentation à laquelle on voulait donner ce caractère. Aller dans la capitale d’un empire, dans la maison même d’un souverain, et disposer chez lui, sans le consulter, de ses droits, de ses prérogatives, décréter des divisions de provinces, des formes de justice ou d’administration, fixer jusqu’à des détails d’impôts, franchement, c’était un procédé assez étrange, qui aurait pu blesser d’autres que des Turcs. Une autre circonstance dont on ne s’est pas souvenu, c’est que ces Turcs ont eu depuis quelque temps l’occasion d’essayer leurs forces, de déployer une certaine vitalité ; ils ne sont pas pour le moment des vaincus. Cet empire turc est certes fort délabré, et il a bien des comptes à rendre. Il a laissé s’accomplir dans une de ses provinces des massacres qui ont justement soulevé l’indignation du monde civilisé ; il a vu, il y a moins d’un an, disparaître dans des révolutions de sérail deux sultans dont l’un a perdu la vie et l’autre la raison ; il est toujours à l’état de banqueroute devant l’Europe ; au milieu de ce chaos intérieur enfin, il a été surpris par la guerre, comme si ses ennemis avaient cru son dernier jour venu, et, malgré tout, il a fait face au danger. Il a trouvé des généraux et des soldats pour sa défense, il a eu des succès militaires. Il s’est relevé à demi par la guerre qu’il n’avait pas provoquée, et dans l’excès de sa décrépitude, de ses misères intérieures, il semble puiser aujourd’hui le conseil d’une tentative de réorganisation politique. Choisir ce moment pour aller à Constantinople même faire sentir aux Turcs le poids de la prépotence extérieure, c’était vraiment risquer d’exaspérer leur orgueil et mettre le sultan dans l’alternative de résister à l’Europe ou de disparaître à son tour dans une révolution nouvelle.

C’est ce qui est arrivé. La conférence, sans le vouloir, a été visiblement une blessure pour la fierté nationale, et le gouvernement n’a eu qu’à s’appuyer sur une sorte de sentiment public, dont il était intéressé à exagérer la puissance, pour se dérober à la pression qu’on voulait exercer sur lui. Il le pouvait sans un danger immédiat. Les Turcs sont assez fins pour avoir vu dès le premier jour que cette grande remontrance organisée contre eux était dénuée de toute sanction, que sous ces apparences d’action collective il n’y avait de possible, au bout du compte, qu’une guerre russe qui raviverait aussitôt toutes les divisions. Lord Salisbury a eu beau leur dire qu’ils ne seraient pas soutenus, qu’ils prenaient la plus grave responsabilité, ils ne se sont pas laissé ébranler, ils ont résisté. Aux premières propositions européennes le nouveau grand-vizir, Midhat-Pacha, et le ministre des affaires étrangères, Savfet-Pacha, ont opposé leurs contre-propositions, les traités, les déclarations de l’Angleterre sur l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman. Ils ont mieux fait : d’un seul coup ils ont dépassé, par une constitution, tous les projets de réformes et de garanties qu’on pouvait essayer de leur imposer, et ils se sont même donné le plaisir ironique d’un petit coup de théâtre. Au moment où la conférence s’est ouverte, le bruit du canon s’est fait entendre tout à coup : l’artillerie saluait la naissance de la constitution nouvelle définitivement proclamée par le sultan. C’était la réponse la plus décisive à toutes les revendications, le gage le plus éclatant des intentions pacifiques et libérales de la Porte ! Que pouvait-on demander qui ne fût d’avance dans cette constitution destinée à régénérer l’empire, reconnaissant toutes les libertés comme tous les droits, — et imaginée si à propos dans tous les cas pour donner à la résistance du gouvernement ottoman la forme la plus spécieuse ?

La vérité est qu’on avait oublié, selon le mot spirituel prêté à l’un des plénipotentiaires, qu’il y avait des Turcs en Turquie. On s’en est aperçu un peu tard à l’opposition invincible que la diplomatie a rencontrée et dont elle n’avait pas prévu la force. Vainement alors a-t-on essayé de réduire le programme primitif de la conférence. Vainement on a renoncé non-seulement à toute occupation en Bulgarie, à l’idée d’une gendarmerie étrangère, mais encore à toute extension de territoire pour la Serbie, à la participation de la diplomatie au choix des gouverneurs, à la commission de contrôle exclusivement européenne. Ces dernières propositions, qui certes pouvaient passer cette fois pour « irréductibles, » n’ont pas été plus heureuses que les premières ; elles ont été absolument déclinées par la Porte, et, comme pour donner plus de solennité aux résolutions du gouvernement, Midhat-Pacha a cru devoir réunir un conseil extraordinaire composé de personnages de toute sorte et de toute religion, grands fonctionnaires, dignitaires de l’islam, éminences de l’église grecque, représentans du culte Israélite.

Tous ces personnages, vêtus d’éclatans costumes orientaux, formaient, au nombre de près de trois cents, une sorte de parlement, à coup sûr bien extraordinaire, devant lequel Midhat-Pacha a gravement posé la question du refus ou de l’acceptation du programme de la conférence. Des discours ont été prononcés par des orateurs musulmans ou chrétiens, et le dernier mot a été une protestation véhémente contre toute concession aux exigences européennes. Le grand-vizir a été peut-être habile, dans l’intérêt de sa popularité et de sa responsabilité, en donnant au refus qu’il s’est chargé de porter à la conférence ce caractère d’une manifestation plus ou moins sérieuse, plus ou moins spontanée de sentiment national ; il n’a point agi certainement avec une habileté prévoyante pour son pays en repoussant jusqu’au bout des propositions qui, sous leur dernière forme, n’étaient plus que le gage d’une politique de modération maintenant dans la plus stricte limite le droit de l’Europe, protectrice pour l’empire ottoman lui-même. Midhat-Pacha a voulu donner à une effervescence d’orgueil populaire la satisfaction de l’échec et du départ des plénipotentiaires réunis pour dicter la loi à la Porte ; il n’a que trop obtenu cette dangereuse victoire : la négociation est close, les ambassadeurs sont partis, et c’est ainsi que la conférence, en réussissant dans une partie de sa mission, dans la reconstitution d’un certain accord européen maintenu jusqu’à la fin, a échoué dans ce qu’on pourrait appeler la partie orientale de son œuvre : elle n’a rien résolu, ni la question de la paix ni la question des réformes. Elle a échoué, sous ce rapport, pour avoir dépassé le but, pour s’être trop complu peut-être dans des programmes ambitieux, pour n’avoir pas prévu des résistances qui, à leur tour, dépassent le but dans l’intérêt de la Turquie elle-même, laissée pour le moment à tous les périls d’un isolement suspect.

Et maintenant que va-t-il sortir de cette situation nouvelle, qui crée bien évidemment des embarras à tout le monde ? Il ne faut rien exagérer. L’intervention directe et collective de la diplomatie dans les affaires d’Orient a cessé, sous la forme de la conférence, par le départ des plénipotentiaires momentanément réunis à Constantinople ; ce n’est ni un abandon des intérêts occidentaux, ni même une rupture avec la Sublime-Porte. Pour l’Europe, il ne peut y avoir qu’un rôle, et c’est encore sir Stafford Northcote qui l’a dit : a La Turquie a fait ce qu’elle a cru devoir faire dans son intérêt. Nous regrettons excessivement ce qu’elle a fait, nous sommes d’avis que rien ne lui a été proposé qu’elle ne pût honorablement accepter et sans se faire tort à elle-même. Elle a pensé différemment… Ce n’est pas une offense. » L’Europe ne peut plus qu’attendre, « suivre les événemens avec sollicitude, » en gardant des droits qui restent consacrés par des traités, qui ne dépendent pas du bon plaisir de la Porte, en maintenant un accord qui est le seul avantage de la dernière conférence. Il n’est point douteux que, si cet accord eût existé dès l’origine, au commencement de ces complications orientales, la question aurait été engagée autrement, d’une manière moins décousue, dans des conditions plus simples, où l’autorité de la diplomatie européenne aurait gardé toute sa force. Bien des méprises auraient pu être évitées, et on ne serait pas allé au-devant de cette espèce d’échec qu’un concert tardif n’a pu détourner.

Cette intelligence, qui n’existait pas à l’origine, qui semblait impossible ou difTicile, s’est réalisée, elle existe aujourd’hui. Les puissances se sont entendues sur un programme qui, même après la séparation de la conférence, reste un lieu entre elles. Assurément le premier de tous les intérêts pour la garantie de la paix, c’est de fortifier ce lien, de maintenir en face des événemens possibles de l’Orient cette autorité collective reconstituée qui seule, par son poids, par son caractère moral, peut limiter les crises et dominer l’imprévu. S’il y a un danger, il est dans les tentatives qui pourraient être faites pour disjoindre ce faisceau formé par la prudence, par un prévoyant esprit de transaction ; il est dcius tout ce qui pourrait êire essayé pour rouvrir la carrière aux politiques séparées et aux complications qui en découleraient fatalement, qui ne commenceraient en Orient que pour gagner bientôt l’Occident, pour entraîner le continent tout entier à travers les aventures de la force et du hasard. Quelle est donc la puissance qui voudrait jouer ce jeu aussi redoutable qu’équivoque, et chercher dans une situation sans doute difficile le prétexte de divisions, d’excitations ou d’entreprises mortelles pour la paix publique, pour l’humanité et la civilisation, qu’on invoque sans cesse lorsqu’il s’agit de l’Orient ?

Est-ce que la Russie elle-même est intéressée à pousser les choses à l’extrême, à déchaîner des complications nouvelles par une politique séparée ? Sans doute la Russie est vis-à-vis de la Turquie dans une position particulière, plus accentuée, qu’elle a prise, il y a quelques mois déjà, avant la réunion de la conférence. Elle a rassemblé une armée nombreuse qui campe à la frontière roumaine ; elle n’a pas caché sa résolution d’obtenir à tout prix, fût-ce par la force, les réformes et les garanties qu’elle a réclamées ; mais cette position, elle l’avait prise avant les derniers incidens diplomatiques, avant les rapprochemens dont le programme de la conférence a été l’expression. Aujourd’hui elle s’est ralliée à ce programme commun qui ne prévoit évidemment qu’une action pacifique, toute diplomatique ; elle a eu la modération de s’associer, dans un intérêt de concorde, à une politique qui ne réalisait pas tous ses vœux, elle y a trouvé l’avantage d’avoir authentiquement la complicité de l’Europe tout entière dans les sympathies très légitimes qu’elle porte aux populations chrétiennes de l’Orient. Pourquoi compromettrait-elle cette situation en sortant brusquement d’un concert à peine établi ? La Russie, dit-on, ne serait plus que l’exécutrice des volontés de l’Europe, la mandataire d’une politique qui ne peut s’être affirmée pour rester stérile. C’est sans doute une attitude fort généreuse et respectable d’accepter de tels fardeaux, de se charger de cette mission de dévoûment pour le bien de tous. Il resterait à savoir si ce mandat que le gouvernement de Saint-Pétersbourg se chargerait d’exécuter serait le résultat d’un consentement délibéré de l’Europe, et, s’il n’était pas donné par l’Europe, ce qui est assez vraisemblable, la Russie ne serait plus qu’une puissance agissant de son propre mouvement, par elle-même et pour elle-même. Elle aurait sa guerre avec la Turquie comme elle l’a eue en 1828.

Que la Russie ressente plus vivement que d’autres l’ennui du dénoûment des négociations, c’est possible et vraisemblable. Le prince Gortchakof, dans ses commentaires sur l’œuvre de la conférence, ne se montrera pas sans doute fort indulgent pour les Turcs. Un ressentiment, fût-il exprimé avec vivacité, n’est pas le prélude nécessaire d’une prochaine entrée en campagne. Ce qui ferait douter que la Russie nourrisse de tels desseins, du moins à courte et inévitable échéance, c’est que, si elle avait eu ce parti-pris de guerre, elle ne se serait pas laissé devancer par les événemens. Elle n’aurait pas attendu que les Serbes fussent accablés, que ce qui aurait pu devenir l’aile droite de son armée eût disparu. Si elle voulait se jeter dans cette aventure, c’est l’été dernier qu’elle aurait dû s’élancer, lorsque rien n’était compromis, lorsque les passions belliqueuses du peuple russe auraient soutenu cette politique. Aujourd’hui tout est changé. L’ardeur s’est un peu refroidie en Russie, et les intérêts, qui ont souffert de la guerre sans avoir la guerre, commencent à se lasser et à se plaindre. La Serbie a eu toutes les déceptions de la défaite et ne pourrait plus offrir qu’un vain secours. Les Turcs, au contraire, ont eu le temps de s’armer et l’occasion de s’aguerrir. De quelque côté que la Russie voulût engager la campagne, elle rencontrerait des difficultés immenses et de toute sorte, difficultés de transports, de vivres, d’approvisionnemens, dans des provinces déjà dévastées. Elle aurait pour sûr à vaincre une résistance acharnée sur le Danube, sur les Balkans, devant les places fortes qui, même incomplètement armées, ne laisseraient pas d’être un obstacle sérieux, et dans son mouvement en avant elle ne serait peut-être pas absolument certaine d’avoir sa marche bien assurée du côté de la Hongrie. Nous ne parlons pas des autres complications qui pourraient surgir et couper à une armée d’opération les communications par la Mer-Noire. La Russie, on peut le croire, sortirait en définitive à son honneur de ce duel avec la Turquie, en supposant que le duel restât circonscrit entre Russes et Turcs ; elle n’en sortirait pas dans tous les cas sans de cruelles blessures, et, toujours dans cette hypothèse d’un simple duel entre les deux pays, pour quel résultat la Russie aurait-elle versé beaucoup de sang et épuisé ses forces ? Les avantages seraient nécessairement loin d’être proportionnés aux sacrifices qui auraient été faits. La Russie est certainement plus intéressée à éviter tout ce qui ressemblerait à une politique séparée, à rester d’accord avec l’Occident, à maintenir, à fortifier de son accession permanente cette autorité européenne dont l’action n’est point épuisée en Orient pour le bien de la paix et de la civilisation. À moins que des circonstances nouvelles ne viennent la défier, la Russie ne peut donc songer sérieusement à venger par les armes l’échec de la conférence, à s’engager dans une aventure dont les profits seraient peut-être pour d’autres.

Est-ce la Porte qui pourrait être tentée de brusquer les événemens et de multiplier, au mépris de l’Europe, les complications qui rendraient la guerre inévitable ? La Turquie elle-même, au contraire, si elle est bien conseillée, ne peut méconnaître ce qu’il y a de difficile et de délicat dans la situation où la laisse une victoire diplomatique qu’elle aurait bien tort de s’exagérer. Au total elle reste provisoirement isolée, suspecte et surveillée. On attend ce qu’elle fera toute seule après avoir rejeté le concours qu’on lui offrait. Vainement elle s’adresserait aux uns ou aux autres pour avoir soit des financiers, soit des officiers instructeurs, et en définitive pour essayer de rompre le faisceau européen. Si quelque circonstance nouvelle ne vient pas délier les puissances qui étaient hier encore réunies à Constantinople, il est vraisemblable que rien ne sera fait que d’un commun accord. Aucun des cabinets, nous le supposons, ne voudrait substituer une action particulière à une action collective qui ne serait pas déclarée dissoute, et rien n’indique qu’on en soit là encore. La Turquie n’a qu’un moyen de sortir d’un isolement dont elle ne tarderait pas à souffrir, c’est de se montrer capable d’exercer cette indépendance qu’elle a si jalousement revendiquée, c’est de réaliser de son propre mouvement ce que la conférence lui demandait, c’est de rendre inutiles les garanties que la diplomatie réclamait.

La Porte a déjà pris d’elle-même, à ce qu’il semble, l’initiative d’une négociation directe avec la Serbie et le Monténégro pour le rétablissement de la paix dans des conditions qui respectent la situation des deux principautés : rien de mieux, c’était un des objets de la conférence. La Turquie s’est donné le luxe d’une constitution qui contient plus de droits, de libertés et de garanties qu’on ne lui en demandait. Qu’elle applique sa constitution, qu’elle réforme son administration, ses finances, son organisation judiciaire, le programme de la diplomatie se trouvera plus que réalisé. La Turquie ne doit pas s’y tromper ; elle ne peut échapper au danger des interventions qui se reproduiraient tôt ou tard, et cette fois plus impérieuses, qu’en faisant droit aux vœux légitimes de l’Europe, en se réhabilitant par la réforme des abus et des vices qui la rongent. Les Turcs sont aujourd’hui, dit-on, quelque peu gonflés de leurs succès militaires ou diplomatiques, ils seraient tout près de croire qu’ils ont fait la loi à l’Europe, qu’ils peuvent se passer de l’Occident et au besoin défier la guerre. Ce serait certes pour eux le pire des dangers s’ils se laissaient aller à cette illusion grossière, si, par une bouffée d’orgueil musulman, ils oubliaient leur vraie situation dans l’échelle de la civilisation du monde. L’instinct populaire plus ou moins surexcité peut avoir de ces chimères décevantes. Midhat-Pacha, le grand-vizir du nouveau règne, est assez clairvoyant pour comprendre la gravité de la crise où il a engagé son pays, et ce serait encore, même sous ce rapport, une manière de victoire pour la conférence si elle avait laissé après elle chez les Turcs éclairés cette impression salutaire que l’empire ottoman n’a plus désormais un instant à perdre. Pour lui comme pour l’Europe, avec ou sans la conférence, la paix est la première nécessité, et tout ce que la France pourra dans ces questions européennes, elle le fera évidemment jusqu’au bout pour la paix.

On aurait beau essayer de dénaturer le rôle de la France, on ne changerait pas la réalité manifeste des choses ; on ne ferait que prêter à rire en signalant notre pays comme dévoré du besoin de susciter des crises et de se jeter dans les aventures. La France, pour le moment, n’est pas portée aux aventures, elle ne désire ni complications extérieures, ni complications intérieures, et c’est parce qu’elle ne désire que paix et repos, parce qu’elle a l’impatient besoin du calme, que ce qui se passe par instans à Versailles, ce qui ressemble parfois à une petite et vaine agitation, répond si peu au sentiment public. Nos chambres, il est vrai, font peu de bruit à l’heure où nous sommes ; depuis qu’elles sont réunies, il y a de cela trois semaines, elles n’ont eu guère encore qu’une scène de tumulte et de temps perdu pour savoir quelle date un sous-préfet avait pu mettre sur un permis de chasse. Il paraît que c’était une affaire importante, digne du parlement ! L’incident le plus grave est le choix de la commission du budget, qui n’est point, à vrai dire, tout ce qu’on pouvait attendre de mieux. Cette fois, comme l’an dernier, la majorité appartient à une opinion républicaine assez avancée, et toujours comme l’an dernier, la commission s’est donné pour président M. Gambetta, qui aspire visiblement à l’inamovibilité d’une magistrature financière. Soit, tout ce qu’on peut désirer, c’est que la commission nouvelle évite les lenteurs et les fautes de la commission qui l’a précédée, qu’elle hâte son travail pour ne pas nécessiter encore une fois une session extraordinaire, qu’elle ne bouleverse pas trop de crédits, qu’elle n’abroge pas des lois à propos du budget. Sans cela on recommencera l’histoire de ces deux malheureux sous-préfets de Sceaux et de Saint-Denis, qu’on a supprimés, l’an dernier et qu’on propose aujourd’hui de rétablir ou, si l’on veut, de remplacer par un seul sous préfet, en maintenant d’ailleurs les deux arrondissemens. Il est vrai que le nouveau sous-préfet ne s’appellera plus un sous-préfet, et qu’il habitera Paris au lieu d’habiter Saint-Denis, qui est au nord, ou Sceaux, qui est au sud. C’est ce qui s’appelle simplifier les choses, se servir du budget pour accomplir des réformes et surtout être sérieux !

Un mot encore. Quelques lecteurs ont mis une insistance nouvelle à demander si, en perdant son regrettable et éminent fondateur, la Revue allait éprouver quelque changement dans sa direction traditionnelle. Ils peuvent se rassurer, il n’en est rien. Depuis plus d’un an déjà, le fils du directeur, M. Charles Buloz, a remplacé tout naturellement son père, si cruellement atteint dans sa santé, et aujourd’hui comme hier, comme par le passé, la Revue reste dévouée aux mêmes opinions, aux mêmes idées.

ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.

LA LIBERTE EN RUSSIE.

Les Russes s’étonnent, non sans quelque raison, des défiances de l’Europe à l’égard de leur politique orienlale. Ils sont surpris de n’être pas davantage soutenus par l’opinion libérale de l’Occident, alors qu’en réc’amant des garanties pour les sujets chrétiens de la Porte ils représentent manifestement la cause de la civilisation et de la liberté. Cette sorte de contradiction, d’inconséquence de la presse et de l’opinion européenne, s’explique par les inconséquences de la politique russe. L’attitude parfois peu libérale de la censure ou de la police du gouvernement impérial fait tort aux nobles et généreuses déclarations de sa diplomatie. Pour les états comme pour les individus, il n’y a rien de tel que de prêcher d’exemple, et il n’y a pas de plus insigne maladresse que de condamner chez soi ce que l’on exalte chez les autres. Le gouvernement russe a droit à toutes les sympathies quand il soutient près de la Porte les droits des raïas à la liberté de leur religion, de leur langue, de leurs mœurs; il serait bien plus sûr d’obtenir le concours de tous s’il accordait lui-même aux Slaves de la Vistule ce qu’il demande au sultan pour les Slaves du Balkan. Le plaidoyer le plus éloquent de la presse de Moscou, les notes les plus insinuantes de la chancellerie russe, ne peuvent valoir pour les Bulgares la plus petite concession faite aux Polonais. Or, par une sorte d’ironie, c’est au moment où les sujets slaves du sultan espèrent, grâce au tsar, obtenir les premiers rudimens d’une administration autonome, que sont effacés dans le royaume de Pologne les derniers vestiges d’une autonomie sanctionnée par des traités solennels. L’agitation des slavophiles de la Russie a été accompagnée aux bords de la Vistule d’un redoublement de sévérité, alors que depuis quelques années on osait se flatter de voir les rigueurs de la domination russe se tempérer. Des prêtres catholiques ont de nouveau été arrêtés, des écoles fermées; les derniers uniates qui refusent de se laisser ramener à l’orthodoxie orientale sont exposés aux persécutions d’une police tracassière. Il nous en coûte de mentionner ces faits, trop souvent et trop bruyamment dénoncés dans la presse européenne pour avoir besoin d’être signalés. Si nous le faisons, c’est dans l’intérêt de la Russie et de ses protégés slaves des Balkans, car, vis-à-vis des peuples comme vis-à-vis des individus, la meilleure marque d’estime ou d’affection est de leur dire la vérité.

S’il ne s’était agi que de la Pologne, nous n’en eussions probablement rien dit en ce moment, ne pouvant rien apprendre au lecteur sur cette vieille et déplorable histoire. Par malheur, les Polonais ne sont pas les seuls Slaves de la Russie pour lesquels la campagne de Saint-Pétersbourg en faveur des Slaves du Balkan coïncide avec un redoublement de défiance de la part de la police et de l’administration impériales. Les Petits-Russiens de l’Ukraine sont ainsi depuis quelques mois l’objet des soupçons et jusqu’à un certain point l’objet des sévérités du gouvernement, qui s’est donné pour mission l’affranchissement des Slaves. Ces Petits-Russiens ou Malo-Russes, aujourd’hui pour la plupart orthodoxes de religion et tous Russes de cœur comme de nom, ne peuvent être exposés aux mêmes vexations que leurs voisins polonais, auxquels les Russes ne sauraient encore pardonner leurs nombreuses insurrections. Les Petits-Russiens, je l’ai montré ici, ont tous les droits au nom de Russe<ref> Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1873, notre étude sur les races et la nationalité russes. Je rappellerai ici qu’au point de vue de la langue, les termes d’Ukranien, de Malo-Russe ou Petit-Russien, de Roussiniaque et Ruthène, peuvent être regardés comme synonymes, les premiers s’appliquant plus spécialement aux Petits-Russes de Russie, les derniers à ceux de la Gallicie et de la Hongrie. <//ref>. Les Polonais, qui les ont longtemps maintenus sous leur domination, ne font qu’empirer leur condition en contestant ce titre de Russe à leurs anciens sujets. Moins est douteuse la nationalité des Ukraniens, et plus sont surprenantes les mesures de défiance prises à leur égard par le gouvernement central. Ces mesures ne s’attaquent, il est vrai, qu’à une seule liberté, mais à une liberté partout justement chère, au libre usage de la langue maternelle. Les Petits-Russes, qui sont les méridionaux de la Russie, ont comme les méridionaux de France leur dialecte, leur langue d’oc, harmonieuse et sonore, et d’autant plus aimée qu’elle a plus d’unité et qu’elle est parlée par un plus grand nombre d’hommes dont la plupart ne comprennent aucun autre idiome. Par sa structure propre et l’originalité de ses formes, de même que par l’étendue de son aire géographique plus grande que la surface entière de la France, le petit-russien mérite plutôt le titre de langue que le nom de patois ou de dialecte. C’est l’idiome d’une quinzaine de millions d’âmes en Russie et de quatre ou cinq millions en Autriche auquel s’attaque aujourd’hui la bureaucratie russe avec une passion d’unification et d’uniformité qui, dans l’unité nationale, ne veut tolérer ni variété ni nuance.

Le dialecte petit-russien, parlé par deux ou trois fois plus d’hommes que le bulgare et le serbe réunis, est frappé de proscription dans le grand empire slave. Si l’on ne peut l’arracher subitement aux bouches populaires, on le condamne à n’en point sortir pour se fixer dans les livres. Le petit-russien pourra être parlé, il n’aura plus le droit de se faire imprimer : si les oreilles des agens du pouvoir le tolèrent, leurs yeux n’en veulent plus être importunés. Les Malo-Russes qui veulent encore écrire dans la langue populaire doivent recourir aux journaux ruthènes de la Gallicie autrichienne, la Pravda et le Droug, de Lvof (Lemberg). Un arrêté de la censure russe, daté, croyons-nous, du 18/30 mai 1876, interdit l’impression de tout ouvrage en petit-russien, composition originale ou traduction ; la même mesure ferme l’empire à tout livre ou brochure publié à l’étranger dans le même idiome (narêtchie). Les livres ne sont pas seuls prohibés; un article spécial de cet arrêté interdit de même toute lecture, toute représentation scénique, toute chanson en petit-russe, et jusqu’à l’adjonction de paroles petites-russiennes à des notes de musique. Que dirait la presse de Moscou si pareille ordonnance était publiée en Turquie à l’égard du dernier patois des populations chrétiennes? Il y a heureusement une exception à cet ostracisme de la censure ; c’est en faveur des documens historiques, des mémoires et aussi des belles-lettres (iziachtchnoï slovesnosti) ; cette dernière exception tempérerait beaucoup les rigueurs de cette proscription, si la censure ne se réservait le droit de juger seule des œuvres dignes de voir le jour. Le dialecte petit-russien se trouve ainsi plus durement traité par la censure que le polonais. Si en effet la langue de Miçkiéwicz est sévèrement proscrite en Lithuanie, si dans les gouvernemens de Pologne même le polonais a été récemment banni de l’administration, de la justice, de l’enseignement, il est encore to1ère dans la presse, et les éditeurs et les journaux de Varsovie usent si bien de cette dernière liberté, qu’il ne s’est probablement jamais publié autant d’ouvrages en polonais que depuis le renversement des derniers restes d’indépendance du royaume de Pologne.

La censure impériale ne peut dire pour sa défense que le polonais est une langue et le petit-russien un patois; si le malo-russe n’était que cela, il est douteux qu’on lui fît l’honneur de le mettre hors la loi. L’idiome de l’Ukraine russe et de la Gallicie autrichienne a sa littérature parlée et écrite, il a ses vieilles poésies populaires anonymes et ses poètes modernes, dont les œuvres, comme la langue, sont presque aussi populaires que les productions spontanées du peuple. La Petite-Russie a, dans ces dernières années, été une des mines les plus riches qu’aient exploitées les amateurs des contes et des chants rustiques. M. Alfred Rambaud a, dans un moment où l’on ne pouvait redouter les récentes sévérités de la censure, peint aux lecteurs de la Revue les derniers de ces kobzars aveugles restés dépositaires des traditions et des mélodies de l’Ukraine; M. E. Durand leur a fait connaître la vie et le talent original du plus grand des poètes malo-russes, Chevtchenko[1]. C’est toute une notable portion du génie national, la plus riante et la plus gracieuse peut-être, que la censure russe condamne au silence, à l’obscurité, à l’oubli. C’est toute une notable portion du peuple russe, la plus vive et la plus ingénieuse peut-être, que la censure de Saint-Pétersbourg prive de tout moyen d’expression, de tout moyen d’instruction. En Russie comme ailleurs, les esprits dédaigneux des langues restreintes et des dialectes provinciaux ne se doivent point faire illusion : le parler populaire, souvent destiné à périr à la longue, ne se laisse pas évincer en quelques années ; il est plus facile d’en prohiber l’usage par des ordonnances que de lui substituer dans la pratique la langue littéraire officielle. Dans l’intervalle, la main qui, sous prétexte de leur ouvrir sur le monde une plus large fenêtre, ferme l’humble lucarne par laquelle leur arrivait la lumière, condamne à la nuit de l’ignorance des millions de créatures humaines.

La malveillance du pouvoir envers l’idiome petit-russien a pour excuse des appréhensions politiques heureusement peu fondées. Pétersbourg et Moscou sont enclins à soupçonner les ukrainophiles de tendances séparatistes. On leur reproche de regretter le temps où, sous le règne des hetmans cosaques, l’Ukraine cherchait à demeurer indépendante entre la Pologne et la Moscovie. On les accuse de sympathiser encore avec les projets de Mazeppa, traître à la Russie au profit de l’envahisseur étranger. Ce seraient là, il faut l’avouer, des griefs sérieux, si les ukrainophiles, en Russie comme en Gallicie, n’avaient dès longtemps abandonné tout rêve de ce genre. Dans la première moitié du règne de l’empereur Nicolas, les écrivains petits-russiens, à force de glorifier, d’idéaliser le passé de leur terre natale, les Zaporogues et leurs atamans, pouvaient sembler mettre en péril l’unité nationale avec l’union de la Grande et de la Petite-Russie. Aujourd’hui, plus de velléités de ce genre, plus de songes comme ceux reprochés au poète Chevtchenko. En Ukraine, personne ne prend plus de telles chimères au sérieux ; les persécutions du gouvernement central pourraient seules leur rendre quelque chance de succès. Les écrivains contemporains de la Petite-Russie sont unanimes à désavouer toute tendance séparatiste, et le plus illustre d’entre eux, l’historien Kostomarof, a sévèrement condamné la conduite de Mazeppa, le dernier homme qui ait sérieusement entrepris de détacher l’Ukraine de la Russie. Et de fait c’était un vain effort pour remonter le courant de l’histoire et briser les liens naturels qui de toutes parts enchaînent la Petite-Russie à la Grande. Le sud-ouest de la Russie est aussi indissolublement rattaché au nord par la géographie et la dépendance mutuelle que le sont l’un à l’autre le sud et le nord de la France. L’ukrainophilisme et les poètes petits-russiens ne sont guère plus dangereux pour la Russie que ne le sont, pour l’unité française, la renaissance de la littérature provençale et ces fèlibres du Midi, chez lesquels une police ombrageuse pourrait aussi relever parfois quelque exagération de langage[2]. Dans un cas comme dans l’autre, l’amour de la petite patrie peut vivifier et doubler l’amour de la grande, au lieu de l’affaiblir et de l’énerver. Toutes ces tentatives de résurrection de langues locales ou de restauration de patois provinciaux ne peuvent du reste être une concurrence bien redoutable pour les langues officielles et littéraires. Tout parler provincial a un redoutable adversaire dans notre civilisation même, essentiellement unitaire, dans les rapports multiples des peuples et la rapidité des moyens de communication, qui, non moins que la presse et l’instruction, font pénétrer les langues dominantes jusqu’au cœur des pays les plus écartés.

La littérature petite-russienne se lave aisément de l’accusation de séparatisme, elle est inculpée d’un autre crime : on la taxe de tendances démocratiques et décentralisatrices. C’est là un grief qui paraît plus fondé, si l’on peut trouver un ton dominant et une note commune dans une littérature ouverte à toutes les idées du dehors et à cheval sur les limites de deux grandes monarchies. La double tendance reprochée aux écrivains petits-russiens s’explique aisément : on la retrouverait dans la plupart des dialectes locaux. Toute littérature régionale étant une manifestation de l’esprit provincial a naturellement peu de goût pour la centralisation, et, s’adressant surtout aux classes les moins cultivées de la nation, elle a forcément un caractère populaire et des préoccupations démocratiques. Pour les Petits-Russes, cette dernière disposition est accrue par les conditions sociales de la Petite-Russie, pays privé, depuis la domination polonaise, de hautes classes nationales. Sur la rive droite du Dnieper comme dans la Gallicie orientale, le peuple est Petit-Russien, la noblesse est polonaise ou polonisée, une bonne partie des habitans des villes sont Juifs ; dans l’Ukraine de la rive droite du Dnieper, la plupart des propriétaires et des fonctionnaires sont Grands-Russiens; en sorte que partout l’écrivain malo-russe, isolé des classes dominantes, est doublement porté à représenter les intérêts du peuple comme à revendiquer les libertés locales. Ce n’est pas ce penchant démocratique, ou mieux, ce penchant populaire de l’humble littérature petite-russienne, qui peut être pour l’empire une sérieuse menace de révolution ; à ce point de vue, le péril, s’il existe, est ailleurs : il est à Pétersbourg, à Moscou, dans la Grande-Russie même. Ce ne sont point les instincts autonomistes de quelques écrivains malo-russes qui pourraient amener l’empire à une forme fédérative ou seulement l’arracher à une centralisation excessive dont les racines sont dans le sol comme dans l’histoire nationale. Contre ce double danger, le gouvernement impérial a d’ailleurs ses armes habituelles, la censure et les lois sur la presse, et l’administration est assez bien armée pour n’avoir pas besoin de recourir contre les Malo-Russes à des mesures d’exception.

A défaut de leur dialecte provincial, les ukrainophiles peuvent du reste se servir de la langue officielle au profit des mêmes idées. C’est ce qu’ont fait souvent les plus cultivés des enfans de cette Petite-Russie qui, du romancier Gogol à l’historien Kostomarof, a donné à la grande littérature russe plusieurs de ses plus illustres, de ses plus originaux, de ses plus populaires écrivains. Est-ce à la forme seule de l’idiome, à la prononciation ou à l’orthographe des Malo-Russes que la censure impériale s’en veut prendre ? Hélas non ; les écrivains d’origine malo-russe qui écrivent dans la langue de Moscou et dans les feuilles de Pétersbourg sont l’objet des sévérités gouvernementales, quand ils laissent voir pour le pays de leurs pères un intérêt trop vif ou trop exclusif. Un arrêté récent interdit à deux Petits-Russiens de naissance de séjourner dans les limites de la Petite-Russie ou dans les deux capitales de l’empire, condamnant ainsi deux hommes distingués à vivre en province en dehors de leur province natale. De ces deux hommes, l’un, M. Dragomanof, est un écrivain dont les productions les plus connues sont écrites dans la langue moscovite et dont les livres touchant la Petite-Russie ont paru avec l’approbation de la censure; l’autre a, pour la Société impériale de Géographie russe, rassemblé dans la région du sud-ouest de l’empire sept volumes de matériaux ethnographiques et statistiques, qui pour la plupart ont été imprimés à Pétersbourg aux frais du gouvernement, et ont valu à leur auteur des récompenses scientifiques en Russie et au Congrès géographique de Paris.

Les défiances de la censure russe vis-à-vis de la Petite-Russie n’atteignent pas seulement ainsi la langue et les hommes, mais l’érudition et la science. La Société impériale de Géographie russe, dont les travaux sont justement admirés de tout le monde civilisé, avait fondé en 1873 une section spéciale pour l’étude des provinces du sud-ouest, c’est-à-dire de la Petite-Russie. Or après trois ans d’existence, alors qu’elle avait déjà publié des documens de toute sorte, statistiques, ethnographiques, archéologiques, historiques, cette section de la société officielle vient d’être dissoute. On voit jusqu’où, dans un état absolu, sous un souverain à l’esprit libéral, peut aboutir l’omnipotence d’une bureaucratie centraliste et niveleuse. Il y a quelques années à peine, lors du congrès archéologique tenu dans la gracieuse capitale de la Petite-Russie, à Kief, tout autres semblaient les dispositions du gouvernement et de la presse russes pour cette belle contrée de l’Ukraine, et le moment choisi pour le retour aux sévérités est celui où les feuilles moscovites prêchent une sorte de croisade pour les Slaves du Balkan.

Je n’insisterai pas sur la contradiction, je ne l’aurais même peut-être pas signalée, si l’on n’en tirait souvent à l’étranger des conclusions fausses et illogiques. Les écrivains turcophiles trouvent dans les inconséquences de l’administration russe un motif de maintenir les Bulgares et les Bosniaques sous l’administration musulmane; les rigueurs de la Russie sur la Vistule ou le Dnieper leur font crier à la duplicité et à la mauvaise foi moscovites. Ce n’est point là raisonner très juste. Si le cabinet de Pétersbourg voulait jouer l’Europe et duper les Slaves du Balkan, il s’y prendrait d’une autre manière : il ne choisirait pas, pour de nouvelles mesures de répression en Pologne et en Petite-Russie, le moment où il a besoin de gagner les sympathies des Bulgares et des Serbes. Il faudrait trop d’aveuglement pour compter sur de pareils procédés de propagande parmi les Slaves du dehors. Si le panslavisme a des adeptes en Russie, la censure et la police impériales se chargent elles-mêmes de dépopulariser cette utopie et de désillusionner les Slaves non encore soumis à la domination russe. À ce point de vue, les sévérités excessives du centralisme moscovite sont peut-être un avantage ou une garantie pour l’Europe; elles enlèvent aux rêves du panslavisme toute séduction et par suite toute chance de succès. Pour résister aux incantations d’une telle sirène, les Slaves de l’Orient n’ont pas besoin de s’enduire les oreilles de cire. Une Russie libérale et décentralisée, laissant à chaque race, à chaque tribu son idiome, sa religion, son self-government local, serait seule à craindre pour l’équilibre de l’Europe orientale. Il n’en est pas ainsi d’une Russie centraliste à outrance : les feuilles moscovites auraient beau convier tous les frères slaves à s’asseoir au grand banquet du panslavisme, aucune tribu slave ou non slave n’y prendra place volontairement; la force seule en pourrait entraîner ou maintenir une dans la salle du festin.

Le panslavisme, chimérique dans la presqu’île des Balkans, avait sur les Carpathes, dans la Gallicie orientale habitée par les Petits-Russiens, un champ ouvert et en apparence tout préparé. Par ses défiances et ses rigueurs vis-à-vis des Malo-Russes de l’Ukraine, le gouvernement de Pétersbourg se ferme lui-même l’accès de ce panslavisme restreint, ou mieux de ce panrussisme. Les Ruthènes sont plus assurés de la liberté de leur langue et ont plus de chance de self-government dans la Gallicie polonaise, sous la souveraineté autrichienne, que dans le grand empire russe sous le sceptre du tsar. Que serait-ce donc des Bulgares et des Serbes, qui, sous la domination ou la suzeraineté de la Porte, peuvent aspirer à une autonomie progressive?

De ce que le gouvernement russe n’accorde pas toujours aux Slaves, ses sujets, ce qu’il réclame de la Porte pour les sujets chrétiens du sultan, est-ce un motif pour que les droits de ces derniers soient sacrifiés et abandonnés de l’Europe? C’est ainsi pourtant que raisonnent en Occident bon nombre des défenseurs du régime turc. A leurs yeux, le joug qui pèse sur les Bulgares est justifié par le joug qui pèse sur les Polonais, comme si les blessures des Slaves du Balkan devaient guérir les plaies des Slaves de la Vistule, ou comme si l’oppression des uns était une compensation de la servitude des autres. Les entraves apportées à la liberté civile ou religieuse des Polonais ou des Petits-Russiens ne sauraient servir d’apologie à l’administration de la Porte, qui, dans le despotisme et l’arbitraire même, aura toujours vis-à-vis de la Russie la grande infériorité d’être moins civilisée, moins bien servie, moins capable de remplir la première fonction de tout gouvernement, le maintien de l’ordre matériel. Comparer les défauts ou les rudesses du gouvernement russe à l’impuissance et aux vices incurables de la Turquie, c’est oublier la parabole évangélique de la paille et de la poutre dans l’œil. Proscrire inutilement le dialecte petit-russien est une faute politique, une iniquité, si l’on veut; mais que dire de la Porte, qui, dans la constitution même où elle convoque ses sujets chrétiens au gouvernement parlementaire, leur ferme la bouche en édictant dans cette constitution que les discussions ne pourront avoir lieu qu’en turc, et que ne pourront être élus aux chambres ottomanes que des hommes parlant et écrivant le turc, langue, comme on le sait, étrangère aux trois quarts des habitans de la Turquie d’Europe? La Russie au moins ne joue pas de comédie constitutionnelle, et si elle cherche à imposer à ses sujets une même langue, c’est une langue cultivée, riche de mots et d’écrivains, apte à exprimer toutes nos idées modernes, et non un obscur et infécond idiome asiatique, incapable de rendre nos notions scientifiques ou politiques. En Russie, le mal, quel qu’il soit, peut trouver un remède dans le développement spontané et naturel de l’esprit national, qui de lui-même pourra s’élever peu à peu à des sentimens plus libéraux, plus équitables pour tous les peuples placés sous le sceptre des héritiers de Pierre le Grand. Des Turcs abandonnés à eux-mêmes, la liberté et la civilisation n’ont au contraire rien à attendre que de nouvelles déceptions et de nouvelles complications. Entre la Russie et la Turquie, il y a enfin cette différence, que l’Europe peut intervenir utilement chez l’une, tandis que la diplomatie ne peut songer à s’immiscer dans les affaires intérieures de l’autre, et qu’en s’en mêlant, comme elle l’a tenté jadis, elle ne ferait que compromettre ceux auxquels elle s’intéresserait. Il n’y a qu’une question d’ouverte en Orient, l’amélioration du sort des chrétiens; ce n’est point en s’autorisant des mauvais exemples de tel ou tel gouvernement, c’est en se conformant aux grands principes de la civilisation chrétienne et de la liberté moderne, que les puissances doivent travailler à rendre la paix à l’Orient et la sécurité à l’Europe.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.



VAUDEVILLE. — Dora, comédie en cinq actes, de M. Victorien SARDOU.


On a fait un succès bruyant à la pièce nouvelle de M. Victorien Sardou. En d’autres temps, elle eût eu peut-être moins d’applaudissemens; mais le théâtre est si pauvre aujourd’hui qu’on perd le droit et l’envie de se montrer difficile. Ce qui manque surtout à cette Dora, qui se pare du nom de comédie, bien qu’elle commence par un vaudeville et finisse par un drame, c’est, quoi qu’on en dise et quoi qu’il puisse paraître d’abord, l’originalité. Elle refait un peu le Demi-Monde; elle refait un peu aussi l’Étrangère. La fille de la marquise de Rio-Zarès, pauvre enfant égarée dans une bande d’aventurières où l’on fait l’amour et la police diplomatique, qui rêve d’être un jour la femme de son mari et la mère de ses enfans, que tout le monde courtise, que personne ne songe à épouser, — c’est Marcelle, la nièce de la vicomtesse de Vernières, s’efforçant, dans un monde où l’on ne voit jamais de maris, de rester honnête femme dans l’espoir qu’un jour ou l’autre un honnête homme l’en récompensera. Ici M. de Nanjac s’appelle M. de Maurillac; il a quitté l’armée de terre pour la marine, sans rien perdre de la naïveté qui le rend inhabile à reconnaître les « pêches à quinze sous. » Olivier de Jalin a pris le nom de Favrolles, il est député. Et voici mistress Clarckson, devenue fille du pavé de Londres, parée du titre de comtesse Zicka, poursuivant la revanche des souffrances auxquelles la nvsère et l’abandon, deux maîtres plus cruels encore que les planteurs d’Amérique, ont livré sa jeunesse, — énigme vivante à qui l’amour arrache sa force et son secret, en lui conseillant une odieuse vengeance contre la rivale qui lui enlève l’homme aimé de qui elle attendait une sorte de rédemption.

Les « étrangères » de M. Victorien Sardou, la comtesse Zicka et ses acolytes, ont cette supériorité qu’on croit les reconnaître. On dit que ce sont des portraits auxquels il n’a fait qu’accrocher un vieux drame conçu depuis longtemps, l’Espionne; on dit que cette société-là existe, que le tableau étalé dans les deux premiers actes de Dora est d’une vérité frappante, et il faut bien croire que c’est exact, puisque tant de gens l’affirment. La sottise effrontée de cette vieille marquise espagnole, bloquée par ses créanciers dans un pavillon d’auberge et vendant sa correspondance à un entrepreneur d’espionnage, — les pudiques révoltes de Dora, à qui, sous les yeux de sa mère, un Lovelace marié ose offrir « une brillante position, » et qui repousse avec terreur l’amour de celui qu’elle aime, craignant d’y trouver l’outrage auquel on l’a habituée, — le désordre, la bêtise, l’impudence et l’infamie de cette bohème politique et galante, — tout cela est vivement peint, avec une moquerie violente et une verve quelque peu gauloise, riche de mots hardis. On s’en amuse, et l’on est près de s’en attrister en même temps; le rire y laisse des écœuremens. « Que cela fait donc plaisir de se retrouver entre honnêtes gens ! » s’écrie le député Favrolles au moment où le rideau tombe sur le dernier acte; c’est le mot de la fin, et peut-être la critique de la pièce. Tout le plaisir est pour les spectateurs, qui se retrouvent entre eux et voient disparaître derrière la toile cette vision de coquins et d’aventurières. Quelle est donc l’incompréhensible fascination qui entraîne les auteurs vers les milieux interlopes, et à laquelle M. Victorien Sardou cède à son tour? Le demi-monde a-t-il donc de si merveilleux appâts qu’il faille ainsi en exhiber toutes les faces, et que, laissant le terrain de la galanterie, où il a du moins l’excuse du plaisir, on l’aille chercher dans les coulisses de la politique, où il est odieux? On dirait, à voir l’empressement avec lequel la lumière est portée dans tous les bas-fonds, que la vie honnête n’a plus de drames.

Où il n’y a qu’une fantaisie conseillée par la mode, par le besoin des effets violens et des études curieuses, que de gens s’imaginent trouver un reflet de la réalité! Nous savons ce que les comédies de ces dernières années ont donné à croire des mœurs parisiennes, et il est fort à craindre qu’on ne veuille découvrir dans cette Dora, conduite assez imprudemment jusqu’aux portes du palais de Versailles, une photographie politique. M. Sardou possède mieux que personne l’art de piquer sur un sujet banal des actualités qui égaient la foule, la passionnent et la font rêver d’Aristophane; Dora en a d’assez amusantes, qui montrent quelques coins de la scène parlementaire, mais par le petit bout de la lorgnette. Nous avons connu un théâtre gigantesque, dont on avait fait une sorte de lanterne magique, grandissant tout démesurément sur la toile; voici aujourd’hui la réaction : il semble que le théâtre, épris de singularités, de difformités et d’exceptions, cherche à tout ramener, hommes et choses, aux proportions les plus menues.

Le drame, comme dans la plupart des pièces de M. Victorien Sardou, ne commence que fort tard, — lorsque M. de Maurillac, devenu le mari de Dora, se trouve amené par la confidence d’un ami imprudent à la soupçonner d’avoir vendu à une police étrangère des papiers diplomatiques volés dans son secrétaire. Il se noue, se dénoue, se renoue en deux actes haletans, bourrés, serrés, dans lesquels un savoir-faire très habile a réuni tout ce qui peut intéresser, émouvoir, et qui mènent à la scène capitale, — celle où Dora, forte de son innocence, s’arrache des bras de son mari, chez qui la passion a fini par vaincre le mépris, et repousse avec indignation la tendresse déshonorée qu’il lui offre, — véritable trouvaille que suit malheureusement un dénoûment enfantin où l’on voit la comtesse Zicka prise dans un piège, faisant l’aveu de son vol, de son métier honteux et de la jalousie qui l’a excitée à faire peser sur Dora une injuste accusation. Malgré l’effort laborieux que trahissent les longueurs de l’action, cette dernière partie a des mérites d’invention et de facture qu’on ne peut contester; elle produirait plus d’effet encore, si la répugnante infamie du soupçon et du vol lui-même n’enlevait quelque chose de l’émotion; il y a là je ne sais quoi qui pèse lourdement et met le spectateur mal à l’aise. Que voilà donc un monde étrange, et que ces choses-là sont déplaisantes! On a plus envie de s’étonner que de pleurer, et l’on ne sait trop sur qui porter sa pitié, sur la pauvre Dora, que les hontes de son entourage peuvent exposer à de telles infortunes, ou sur l’honnête homme que son amour a jeté en un pareil milieu. Mais aussi, que diable allait-il faire dans cette galère?


G. VAUTIER.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1876.
  2. Voyez l’étude de M. Saint-René Taillandier de la Revue du 15 octobre 1859.