Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1904

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Chronique n° 1723
31 janvier 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier.


La séance que la Chambre des députés a tenue le 22 janvier est une des plus pénibles dont elle nous ait donné le spectacle. On y a discuté, au milieu du bruit, des interruptions, des vociférations de la gauche et de la droite, l’expulsion de M. l’abbé Delsor, député alsacien au Reichstag allemand. Nous ne reviendrons pas sur des faits connus de tous ; les journaux en ont été remplis depuis plus de quinze jours. M. l’abbé Delsor s’était rendu à Lunéville, où il devait prendre la parole dans une réunion privée. Sans lui laisser le temps de le faire, en prévision d’un discours qu’il n’avait pas encore prononcé, mais dont les tendances lui étaient suspectes, l’administration préfectorale a pris contre lui un arrêté d’expulsion où les mots d’ « étranger » et de « sujet allemand » étaient en quelque sorte prodigués, l’un venant à l’appui de l’autre. En vérité, l’un des deux aurait suffi ! L’arrêté lui ayant été notifié, M. l’abbé Delsor a regagné aussitôt la frontière ; mais l’incident a produit l’émotion la plus vive, et les amis mêmes du gouvernement, quelque décidés qu’ils fussent à le soutenir quand même et à tout prix, reconnaissaient volontiers qu’une lourde maladresse avait été faite. Ses adversaires n’en étaient pas moins convaincus. 11 en est résulté de part et d’autre une polémique d’une violence extrême, où les intérêts les plus sacrés se sont trouvés engagés et plus ou moins compromis.

Il est presque toujours mal à propos de parler de l’Alsace et de la Lorraine ; il l’est eneore bien plus de les mêler à nos querelles intérieures. Mais comment échapper à ce péril ? Comment empêcher les partis de se servir de l’arme à deux tranchans qui leur avait été fournie ? Comment fermer la tribune à un débat ? Cela paraissait difficile et pourtant ne l’était point. Un gouvernement qui aurait compris son devoir n’aurait pas eu grand’peine à dissiper le gros orage qui se formait sur sa tête. Un mot y aurait suffi, et ce mot, M. le président du Conseil l’a presque dit, mais trop tard. Il a avoué, dans la séance du 22 janvier, que M. le préfet de Meurthe-et-Moselle avait pris un arrêté « plus ou moins malencontreux, » et que ce fonctionnaire, s’il avait été mieux inspiré, aurait pu atteindre son but par des procédés moins violens. Si tel était le sentiment de M. le président du Conseil, pourquoi n’a-t-il pas agi en conséquence ? La moindre manifestation qu’il aurait faite dans ce sens à l’origine de l’affaire aurait apaisé le bouillonnement des esprits. La séance du 22 janvier n’aurait pas eu lieu, et tout le monde y aurait gagné. Mais, au lieu de dire en temps opportun le mot utile, ou, ce qui aurait encore mieux valu, de prendre tout de suite une mesure de pacification, M. le président du Conseil a demandé à la Chambre de remettre le débat à huitaine, ce qui lui a été naturellement accordé. Que voulait-il faire de ces huit jours ? On n’a pas tardé à le voir. Les journaux ministériels, remontant dans le passé de M. l’abbé Delsor, relevant un à un, et souvent avec inexactitude, tous les actes de sa vie politique, épluchant ses écrits, qui sont très nombreux et ne sont pas toujours mesurés, ont poursuivi contre lui une campagne de délations et d’injures qui ne l’atteignaient pas seul. M. Delsor est prêtre ; aussi sont-ce surtout les Alsaciens catholiques qui ont été rendus solidaires de son attitude et de son langage. Ni la majorité de la Chambre, ni le gouvernement lui-même ne paraissaient d’ailleurs se douter de ce qu’est aujourd’hui la situation de l’Alsace. Les coups étaient portés dans l’obscurité, parfois au hasard, toujours avec violence, et tombaient où ils pouvaient. Il était difficile et peut-être impossible qu’il en fût autrement ; c’est pour cela qu’il aurait fallu, presque à tout prix, faire avorter le débat. Mais tel n’était pas le sentiment de M. le président du Conseil. Tout au contraire, il a employé ses huit jours de délai à composer le dossier d’où il devait tirer contre M. l’abbé Desor un furieux réquisitoire : au lieu de calmer les passions, il n’a rien négligé pour les surexciter. Le résultat a été la séance du 22 janvier. M. le président du Conseil y a obtenu la victoire, il a eu une cinquantaine de voix de majorité ; mais c’est là une de ces victoires à la Pyrrhus qui laissent de l’amertume et de l’inquiétude dans le cœur même de ceux qui les remportent, et qui préparent les désagrégations futures. La majorité, quoique docile encore, éprouvait un véritable malaise à écouter et à suivre M. Combes, et, si celui-ci a l’oreille un peu fine, il a pu entendre certains craquemens qui se produisaient en elle, signes révélateurs d’un présent précaire et d’un avenir incertain.

Au surplus, la question ministérielle était ce qui nous intéressait le moins dans cette affaire. Une question beaucoup plus importante et plus grave s’y trouvait posée dans les conditions les plus imprudentes : c’est celle dont Gambetta disait qu’il fallait y penser toujours et n’en parler jamais. Nous regrettons trop qu’on en ait parlé pour le faire à notre tour. Sans doute il serait intéressant de rechercher quel est actuellement l’état des esprits en Alsace, d’y entreprendre la revue des partis et de montrer comment ceux dont les sentimens sont restés le plus fidèles aux souvenirs d’autrefois ont renoncé à une protestation impuissante et stérile pour user d’une tactique nouvelle, dans l’espoir de reconquérir peu à peu l’exercice des libertés qu’on leur avait arrachées et d’obtenir une somme plus ou moins grande d’autonomie. C’est une étude que nous ferons peut-être un jour ; elle serait indiscrète et déplacée au lendemain d’un incident où tant de passions ont été agitées. Laissons d’abord le calme rentrer dans les esprits. Nous reviendrons à l’Alsace lorsque la triste affaire Delsor sera loin de nous. Mais, si nous renonçons aujourd’hui à porter nos regards au delà de nos frontières, que ce soit du moins pour les retourner sur nous-mêmes.

Ce qui vient de se passer est de nature à nous imposer un sérieux examen de conscience. On a vu le gouvernement, sans nécessité aucune, on ne saurait trop le répéter, expulser de France un député alsacien et user contre lui d’expressions correctes, assurément, en droit international, mais qui, par cela même, sont pour nous infiniment douloureuses. Or, il n’y avait aucun danger pour la sécurité publique à laisser M. Delsor prendre la parole dans une réunion privée, qui ne devait être composée que d’Alsaciens. C’était là une réunion de famille dont le retentissement ne pouvait pas porter bien loin, et dont les journaux de Paris auraient a peine tiré la matière d’un fait divers. Il y avait d’ailleurs d’autres moyens d’empêcher, si on le voulait, M. Delsor de parler : le plus simple était de le prier de se taire et de s’en retourner discrètement. Il l’aurait fait ; M. le président du Conseil s’en est montré convaincu lui-même. Alors, pourquoi cette mise en scène intempestive ? pourquoi cet arrêté ? pourquoi cette brutalité ? toutes choses choquantes en elles-mêmes, et qui le deviennent plus encore par le contraste qui s’impose avec l’extrême tolérance, on pourrait dire la complaisance, témoignées à des députés belges qui ont récemment parcouru nos départemens de l’Ouest pour y prêcher le socialisme et ce qu’on appelle la libre pensée. Toutes les opinions sont permises en France à un étranger, sauf l’opinion catholique. Celle-là seule est devenue intolérable. M. le président du Conseil a reproduit à la tribune un mot qui avait traîné depuis trois semaines dans les journaux de son parti : c’est celui de » Romain. » A l’entendre, M. l’abbé Delsor n’est ni Français, ni Alsacien, ni Allemand, mais Romain, ce qui veut dire qu’il ne connaît d’autre patrie que l’Église et qu’il travaille exclusivement pour le Pape. Si encore ce jugement sommaire ne visait que M. l’abbé Delsor, on pourrait le trouver injuste, mais négligeable : le malheur est que M. le président du Conseil et ses amis ont une tendance de plus en plus marquée à l’appliquer à tous les catholiques, ou même à ceux qui défendent en eux la liberté de pensée, parce que c’est en eux aujourd’hui qu’elle est attaquée. « Romain, » cela dit tout et répond à tout. Si ce n’est pas comme prêtre que M. Delsor a été expulsé, — et M. le président du Conseil s’en est défendu avec indignation, — c’est donc comme « Romain. » Seulement M. Combes, dans ses momens de sincérité, ne fait aucune différence entre l’un et l’autre. L’expulsion de M. Delsor a pu avoir des conséquences très fâcheuses au dehors ; c’est toutefois un acte de notre politique intérieure. Un étranger déplaît à M. Combes à cause de ses opinions, il le met à la porte : pourquoi se gênerait-il ? On nous permettra de croire que le droit d’expulsion n’est pas fait pour cela, et que, s’il est discrétionnaire et absolu, c’est une raison de plus pour qu’il soit appliqué avec modération et avec tact. Mais, envers un « Romain, » fût-il Alsacien, on peut tout se permettre. Telle est la doctrine de M. le président du Conseil. Il aurait eu beaucoup de peine à la faire accepter à la Chambre, s’il ne l’avait pas mise en présence d’un fait accompli qui engageait gravement la responsabilité ministérielle. Renverser le ministère ! le renverser pour un curé, pour un « Romain ! » c’était plus qu’on ne pouvait attendre d’elle. M. Combes n’a pas manqué de dire quel triomphe ce serait là pour l’Église. Nous ne le comparerons pas à Barnave ; ce serait peu flatteur pour ce dernier. Mais enfin Barnave a eu lui aussi un mot « plus ou moins malencontreux, » lorsqu’il s’est un jour écrié : « Le sang qui a coulé était-il donc si pur ? » C’est de ce même principe que M. Combes a usé contre M. Delsor. Le sang n’a pas coulé : grâce à Dieu, nous n’en sommes pas encore là ! mais les plus hautes convenances morales ont été sacrifiées. M. Combes en est à peu près convenu. Soit, a-t-il dit, mais l’homme qui a été expulsé était-il donc si intéressant ? Et ceux qui le défendent le sont-ils plus que lui ?

Ainsi, du côté du gouvernement, nous retrouvons cette idée, habituelle aux temps révolutionnaires, qu’il n’y a pas de droit pour un adversaire. Le plus fort accable ou expulse le plus faible, et celui-ci est encore favorisé s’il n’est qu’expulsé. Mais, du côté de l’opinion, le sentiment a été différent. Lorsqu’on a appris qu’un Alsacien, et non pas le premier venu, mais un représentant de l’Alsace au Reichstag allemand, avait été expulsé dans les formes les plus brutales et dans des termes qui ajoutaient quelque chose à la tristesse de l’incident, l’émotion a été générale. L’esprit de parti l’a sans doute entretenue, mais ne l’a pas fait naître : il y a eu là quelque chose d’immédiat et de spontané. L’explosion en a eu lieu sur tous les points du territoire à la fois, à la manière du feu qui prend à une traînée de salpêtre. Sa violence a été telle que le gouvernement et ses amis ont été d’abord déconcertés ; ils ont eu peur, et c’est un des motifs pour lesquels M. Combes a demandé à la Chambre une remise à huitaine. Si la bataille avait été livrée tout de suite, la victoire était douteuse. Mais, en huit jours, on peut faire beaucoup d’ouvrage.

M. Combes n’a pas perdu son temps. Les journaux ont commencé par manifester une grande surprise de l’exaltation des esprits à propos d’un incident qui n’avait en lui-même rien que de très banal, et qui était justifié par des précédens : on sait que les précédens justifient tout ce qui leur ressemble. Ils ont raconté qu’en 1896, deux députés alsaciens au Reichstag allemand avaient déjà été expulsés de France, et que les arrêtés pris contre eux se servaient de ces mêmes termes d’« étrangers » ou de « sujets allemands » que M. le préfet de Meurthe-et-Moselle s’était contenté de reproduire. Quel était le président du Conseil en 1896 ? C’était M. Méline. Quel était le ministre de l’Intérieur ? C’était M. Barthou. M. Combes est même remonté plus haut dans notre histoire. Il a rappelé que M. Dufaure, en 1872, dans une circulaire adressée à ses procureurs généraux, avait indiqué l’expression de « sujet allemand » comme devant figurer dans les pièces d’extradition. Depuis, tous les arrêtés du ministère de l’Intérieur ont porté la même mention. N’y a-t-il donc pas une véritable déloyauté à faire un grief à lui, M. Combes, et à lui seul, de ce qu’on n’avait pas reproché à ses devanciers ? En ce qui concerne M. Dufaure, on pourrait dire que l’extradition et l’expulsion sont deux choses très différentes ; mais la vérité est qu’en 1872, au lendemain de nos désastres et au cours de l’exécution du traité de Francfort, qui a été si délicate et si difficile, nous devions garder envers nos vainqueurs, restés sur une portion de notre territoire, des ménagemens infinis. La correspondance de M. Thiers, qu’on vient de publier, rappelle ce qu’ont été ces jours d’angoisse, et de quelles précautions il fallait que nous usions pour ne pas nous exposer aux défiances, aux colères, ou même aux redoutables boutades de M. de Bismarck. C’est ainsi que la tradition s’est établie ; mais, si nous devons nous y conformer, raison de plus pour n’expulser qu’à bon escient. On invoque le précédent des députés Bueb et Bebel en 1896 ; il n’est pas décisif. M. Barthou, qui était, en effet, ministre de l’Intérieur à cette époque, a expliqué dans une interview, et M. Ribot a reproduit l’explication à la tribune, que les deux députés socialistes étaient venus en France avec l’intention de rendre compte de leur mandat à leurs électeurs, qui devaient y venir de leur côté. Cette manifestation leur ayant été interdite chez eux, ils venaient la faire chez nous. On voit tout de suite que les convenances internationales pouvaient en être atteintes, et que notre gouvernement s’est trouvé, à cette époque, en présence d’un cas très différent de celui d’hier. Au reste, MM. Bueb et Bebel n’ont pas été matériellement expulsés de France ; on s’est contenté de ne pas les y laisser pénétrer, et c’est à la frontière même qu’on les a priés de rebrousser chemin. Nous reconnaissons d’ailleurs volontiers que ce n’est pas pour ces motifs que l’incident de 1896 a fait sensiblement moins d’impression que celui de 1904. L’opinion, dans son ensemble, voit les choses d’une manière beaucoup plus simple ; elle n’entre pas dans ces subtilités. La vérité est donc que des faits, sinon identiques, au moins analogues, ont frappé les imaginations d’une manière très différente, à six années d’intervalle ; si différente que le gouvernement d’alors, après une discussion facile, a obtenu 364 voix contre 73. Mais c’est précisément ce qu’il faut expliquer.

M. Ribot l’a fait éloquemment, et avec beaucoup de précision. Incontestablement, l’opinion ne tolère pas aujourd’hui des choses qui la laissaient presque indifférente autrefois. Il y a plus d’inquiétude dans les esprits, plus de facilité et de promptitude à l’émotion. D’où cela vient-il ? Autrefois, a dit M. Ribot, nous étions tous d’accord sur certaines questions ; on n’avait même pas à les discuter. Tout le monde en France voulait une armée forte, respectée, aimée. Sans doute on ne voulait pas la guerre, mais on se tenait prêt à tous les événemens ; les esprits étaient fermes et les cœurs dispos. Il n’y avait aucune divergence entre les partis : ils pensaient tous de même et ils sentaient à l’unisson. Cette unité morale du pays que les hommes aujourd’hui au pouvoir rêvent d’étendre partout existait au moins sur un point. Nous étions tous patriotes de la même manière, et, lorsque nous songions aux devoirs que la défense du pays pourrait nous imposer un jour, nous n’avions tous qu’une façon de les comprendre, de même que nous n’aurions eu qu’une façon de les remplir, si l’heure des dévouemens suprêmes avait sonné. M. Ribot a fait à la tribune des citations curieuses de M. Jaurès, qui parlait alors comme M. Ribot le fait encore aujourd’hui. Il se moquait de ceux qui montrent les nations de l’Europe pliant sous le fardeau des armemens. « L’Europe est riche, disait-il, elle est puissante, elle peut continuer d’entretenir toutes ces armées... Ce n’est pas des dépenses de la guerre que souffrent les nations européennes, c’est d’une crise économique ; et, le jour où l’industrie et le commerce se ranimeront, toutes les nations porteront leurs armées comme le soldat gaillard et leste porte son sac au début d’une étape. » M. Jaurès a peut-être oublié ces anciens articles, bien qu’il les ait réunis en volume. Croirait-on que, parlant alors du désarmement simultané des nations européennes, il le qualifiait de « chimère criminelle ? « Quelle métamorphose s’est opérée en lui en si peu d’années ! En faisant ces citations, M. Ribot ne s’abandonnait pas à des intentions de polémique, ni encore moins d’ironie : il voulait seulement prouver ce que nous venons de dire après lui, que, sur certaines questions essentielles, républicains ou réactionnaires, modérés ou socialistes, nous aidons tous une même pensée, ou plutôt un même idéal. Notre patriotisme alors était tranquille et confiant. Nous étions sûrs les uns des autres. Malgré la vivacité de nos disputes, nous savions bien que, le moment venu, nous n’aurions qu’une seule âme. En est-il de même aujourd’hui ?

Ce serait la plus sanglante injure à faire à un parti que de l’accuser de manquer de patriotisme ; il protesterait aussitôt avec indignation, et, nous n’en doutons pas, avec sincérité. Mais, en prononçant le même mot, continuons-nous d’entendre exactement la même chose ? Le mot sonne de même aux oreilles ; l’idée se présente-t-elle de même aux esprits ? Évidemment non. M. Jaurès, qui concluait naguère en disant : « Ni guerre, ni renoncement, » a écrit depuis à des camarades italiens la lettre où il justifie la Triple Alliance et la considère comme un contrepoids indispensable aux dangereuses fantaisies franco-russes. Le désarmement n’est plus, à ses yeux, ni chimérique, ni criminel, et il travaille à faire de l’armée une simple milice, au milieu des formidables armemens que poursuivent les nations voisines. Patriotisme, soit, mais patriotisme d’un nouveau genre. Et que dirons-nous de M. de Pressensé ? M. de Pressensé était, il y a quelques semaines, rapporteur du budget des Affaires étrangères. Pour la première fois, et nous voudrions bien que ce fût pour la dernière, on a entendu un homme investi d’un mandat parlementaire parler avec légèreté à la tribune de l’Alsace et de la Lorraine, et assurer que personne ne songeait plus, et n’avait d’ailleurs jamais songé sérieusement à les reprendre. Autant les sonneries de revanche et les fanfaronnades guerrières seraient ici déplacées et coupables, autant de pareilles paroles sont inconvenantes et impies. Elles opèrent comme du plomb fondu qu’on verserait sur nos blessures. Il n’y a pas longtemps encore, la Chambre ne les aurait pas tolérées ; elle les aurait fait durement expier à l’orateur qui se les serait permises. Aujourd’hui, des protestations s’élèvent sans doute ; de pareilles affirmations soulèvent encore des rumeurs, mais non plus de tempêtes, et celui qui les a énoncées ne s’en trouve pas plus mal. N’est-il pas un des amis, un des soutiens du ministère ? N’appartient-il pas à cette fraction de l’extrême gauche sans le concours de laquelle M. Combes déclare ne pas pouvoir gouverner ?

D’où vient ce changement profond dans un trop grand nombre d’esprits ? Faut-il l’attribuer à ce simple fait que nous nous éloignons de plus en plus de nos désastres de 1870-1871, et que d’autres générations, qui n’en ont pas eu l’impression directe, sont venues au monde avec des idées nouvelles et des préoccupations qu’elles jugent plus impérieuses ? Il y a un peu de cela sans doute ; on ne saurait méconnaître l’influence des années qui passent et qui s’accumulent derrière nous ; pourtant, ce n’est pas là le seul motif du phénomène moral que nous constatons, M. Ribot a peut-être tout dit, ou tout fait entendre, lorsqu’il a parlé du mauvais souffle qui était passé sur nous. D’où est-il venu ? Peu importe : nous ne voulons pas, en le recherchant, augmenter encore nos divisions. Ce qui est sûr, hélas ! c’est que beaucoup d’entre nous n’ont plus la même conception de la patrie, de l’armée, des grands devoirs dont ils ont hérité. Leurs pensées se portent de préférence ailleurs, et, lorsqu’elles en reviennent, elles sont changées. Mais il n’en est pas ainsi de tous, et nous sommes convaincus que l’immense majorité du pays est restée fidèle à ses vieux attachemens, à ses souvenirs, à ses espérances de relèvement.

L’incident d’hier en a lui-même apporté la preuve. M. le président du Conseil a dit à la tribune que, si la Chambre l’abandonnait dans l’affaire Delsor, ce serait un immense triomphe, non seulement pour l’Église romaine, mais pour le nationalisme. Il y avait sans doute quelque habileté de sa part à dénoncer le nationalisme et à le rendre responsable de toute l’agitation qui s’était produite ; mais il y avait en même temps une grande inexactitude. Qu’il y ait un parti qui s’appelle le nationalisme, nous le voulons bien ; pourtant, il y a aussi quelque chose qui s’appelle le patriotisme. Quand M. le président du Conseil alarme, inquiète, offense le patriotisme, et qu’il entend une clameur s’élever autour de lui, il se contente de dire : Nationalisme ! C’est trop commode. Ce qui montre que le nationalisme a été pour peu de chose dans l’affaire, c’est la lettre que M. Déroulède a écrite de Saint-Sébastien, le lendemain de la séance du 22 janvier. M. Déroulède a été presque satisfait des explications de M. le président du Conseil, qui, a-t-il dit, n’avait pas désavoué l’Alsace et la Lorraine. Il n’aurait plus manqué qu’il les désavouât ! M. Déroulède, jugeant les choses de loin, les a jugées de sang-froid. Il n’a pas tort à quelques égards, l’incident étant vidé, d’en atténuer l’importance. Tout ce que nous voulons à notre tour, c’est en déterminer le vrai caractère. Notre patriotisme a quelque chose de plus délicat, de plus susceptible et, si l’on veut, de plus vibrant qu’autrefois, parce que les idées qui s’y rattachent sont devenues un objet de discussions entre nous et presque un terrain de combat. Et le fait est nouveau. Voilà pourquoi on a pu expulser deux députés alsaciens en 1896, sans provoquer le même sursaut d’indignation qu’aujourd’hui, où on n’en a expulsé qu’un. Le gouvernement, en 1896, n’était pas suspect comme maintenant. Les esprits n’étaient pas inquiets alors comme ils le sont devenus. Il s’en faut de beaucoup que les mêmes choses aient la même signification, lorsqu’elles sont faites par d’autres hommes et à des époques différentes. Un roi de France a pu faire frapper un pape : c’était un fait fort brutal, mais sans danger pour la foi elle-même. M. Combes n’emploiera pas de pareils procédés, mais il fera plus de mal à la religion. De même, lorsqu’on l’a vu expulser de France un député alsacien, il a semblé que cette goutte d’eau faisait déborder le vase, parce que le vase était déjà plein, et qu’après la campagne odieuse qui s’était poursuivie dans notre pays contre les institutions où il trouve sa principale sauvegarde, ce dernier trait a porté, à tort ou à raison, à son comble les craintes et la colère de l’opinion. Nous avons cru recevoir un soufflet d’autant plus sensible qu’il nous était donné sur la joue de l’Alsace, et que nous considérons l’Alsace comme une partie détachée de nous-mêmes, à laquelle nous lient, avec réciprocité nous voulons le croire, d’impérissables souvenirs. Ces sentimens sont dans le cœur, nous aurions dit récemment de tous les Français, nous nous contenterons de dire aujourd’hui de presque tous, sans qu’il y ait rien là d’incompatible avec nos devoirs internationaux à l’égard de l’Allemagne, rapports qui, suivant l’expression de M. Ribot, doivent rester empreints de loyauté et de courtoisie.

Nous avons peu parlé jusqu’ici de la séance du 22 janvier en elle-même : c’est un triste sujet de chronique. La décadence de nos mœurs parlementaires s’était rarement, ne s’était peut-être jamais, manifestée d’une manière plus affligeante. L’auteur de l’interpellation, M. Corrard des Essarts, l’avait pourtant développée avec beaucoup de convenance et de tact. Député de Lunéville et ami de M. l’abbé Delsor, il avait été le témoin de tous les détails de l’expulsion. Représentant de populations voisines de la frontière et vivant au milieu d’Alsaciens, peut-être est-il encore plus sensible que nous à des choses auxquelles nous le sommes pourtant beaucoup. Sa parole était émue, (mais son langage a été constamment grave et mesuré. Il a eu des expressions heureuses et un accent pénétrant qui ont paru produire un effet assez vif, mais malheureusement peu durable, sur la Chambre. « Si vous connaissiez, a-t-il dit, l’âme alsacienne, si vous en saviez le mystère, vous ne chercheriez pas à l’étaler à cette tribune ; vous ne tenteriez pas de connaître son secret, parce que son passé mérite qu’on lui fasse crédit de l’avenir... Si vous saviez, si vous aviez voulu savoir tout ce que depuis trente ans ces hommes-là ont consenti de sacrifices et subi d’humiliations pour essayer de concilier là-bas leurs préférences intimes avec la nécessité de vivre pour eux et pour leurs provinces ; si vous saviez tout cela, vous n’institueriez pas ici un pareil débat. » Mais ce débat, M. le président du Conseil le voulait. Nous avons dit que, huit jours auparavant, il lui aurait été facile de l’étouffer en quelques mots ; il a pris son temps, au contraire, pour l’étoffer et le corser davantage. Il tenait à faire publiquement le procès de M. l’abbé Delsor, et il s’était entouré pour cela de renseignemens ramassés un peu partout. Il n’a pourtant pas pu reprendre le député alsacien sur ses votes au Reichstag. On avait dit d’abord, dans les journaux ministériels, que M. Delsor avait voté les augmentations de crédit pour l’armée et pour la flotte allemandes : ces allégations s’étant trouvées fausses, il a fallu y renoncer. Mais M. Delsor a beaucoup écrit, trop sans doute. C’est un terrible métier que celui de journaliste, et qui expose à bien des désagrémens. Il ne résulte pourtant qu’une chose des nombreux articles de M. Delsor qui ont été lus à la tribune, c’est qu’ils ressemblent beaucoup à ceux qu’écrivent ou qu’ont écrits en France même les rédacteurs de certains journaux de l’extrême droite. Nous n’en approuvons, certes, ni le fond, ni la forme ; on étonnerait néanmoins beaucoup leurs auteurs si on leur disait qu’ils ne sont pas de bons Français. Quoi qu’il en soit, dans la production littéraire de M. Delsor, qui paraît avoir été très abondante, M. Combes a choisi une dizaine de phrases : avec cela, il a assommé son homme, avec d’autant plus de facilité que celui-ci ne pouvait pas se défendre. Il a eu tort seulement d’employer le même procédé à l’égard de M. Ribot, qui était là, et dont la riposte ne s’est pas fait attendre. L’agression de M. Combes contre M. Ribot a eu un tel caractère de violence et de perfidie que ses amis mêmes en ont été gênés. M. Combes est susceptible : c’est généralement un tort chez un homme d’État. Huit jours plus tôt, au moment où il sollicitait la remise à huitaine, M. Ribot, qui d’ailleurs ne s’y opposait pas, lui avait demandé ce qu’il comptait faire de ce délai et s’il en avait besoin pour prendre des renseignemens auprès de son préfet « ou ailleurs. » Ce dernier mot, couvert d’applaudissemens par le centre et par la droite, avait blessé au cœur M. Combes ; nous ne supposons pourtant pas que ce soit son préfet qui lui a envoyé tout le dossier qu’il a déballé à la tribune.

On ne devinerait jamais quelle a été la vengeance de M. Combes. En furetant dans les cartons du ministère de l’Intérieur, il a mis la main sur deux arrêtés d’expulsion signés de M. Ribot, où le nom du lieu de naissance de l’Alsacien expulsé était suivie, entre parenthèses, du mot : Allemagne. Voilà votre chef ! s’est écrié M. Combes en dénonçant tragiquement M. Ribot au centre. « Il ne lui a pas suffi de se plier à la loi impitoyable du sort et de se conformer à la lettre inexorable d’un traité. De sa seule autorité, il les a aggravées. Sans hésitation, de son propre mouvement, il a effacé l’Alsace de la carte de l’Europe. D’après lui, les Alsaciens qu’il a expulsés ne sont plus des Alsaciens, etc. » Et M. Combes a conclu que c’était de peur qu’on ne retrouvât ces deux arrêtés que M. Ribot aurait si fort désiré que l’interpellation ne fût pas ajournée. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer, ou de la violence que M. Combes a mise dans sa dénonciation, ou de la niaiserie qui en fait le fond. Qu’y a-t-il de plus fort, de dire : M. Delsor, sujet allemand, — ou : Bischwiller, Allemagne ? M. Combes trouve que c’est la seconde formule qui est de beaucoup la plus blâmable, et que le qualificatif d’Allemand est plus désobligeant lorsqu’il s’applique à une localité qu’à un homme. Il faudrait le plaindre, si sa mauvaise intentionné provoquait pas un autre sentiment. « Il a fait cela, s’est écrié M. Ribot en reprochant à son tour à M. le président du Conseil de ne lui avoir même pas communiqué les pièces dont il comptait se servir contre lui à la tribune, il a fait cela, non pas comme une représaille d’honnête homme, mais comme un guet-apens. » En sortant de la Chambre, nos yeux sont tombés par hasard sur le début des Cahiers de Sainte-Beuve. « L’homme grossier, y avons-nous lu, est tout au contre-pied du sentiment des nuances morales et de l’observation des convenances. Il passe outre, il les ignore ; s’il a quelque puissance dans l’esprit, comme son propos est pesant, écrasant ! Quel pied d’éléphant il met sur vous à chaque parole !... L’homme grossier, s’il est énormément orgueilleux, a d’étranges propos de vengeance, une fois blessé par vous. » Ce dernier trait surtout s’applique si bien à M. Combes, qu’on se demande s’il est « énormément orgueilleux. »

Il restera un fâcheux souvenir de cet incident, si inutile dans son origine, — car à quoi pouvait servir l’expulsion de M. l’abbé Delsor ? — et qu’il aurait été si facile de terminer tout de suite, si M. Combes n’avait pas eu besoin de toute une semaine pour assembler ses foudres. L’ordre du jour pur et simple, qui y a mis fin au point de vue parlementaire, ne veut rien dire par lui-même, et c’est pour cela qu’on l’a choisi : un député a déclaré qu’il le voterait avec un sens d’approbation, et un autre avec un sens de désapprobation pour le gouvernement, mais avec l’espoir que celui-ci ne recommencerait pas. Voilà comment on fait une majorité. Au surplus, tout le monde sentait que l’affaire était mauvaise et la responsabilité pesante : il y avait du malaise dans l’air, et M. Ribot a probablement eu raison de dire que beaucoup de ceux qui allaient voter pour le gouvernement ne lui pardonneraient pas de les avoir mis dans cette obligation. Le ministère a été sauvé, ce qui ne signifie pas qu’il soit sorti sauf de l’impasse où il s’était maladroitement engagé. Quant au mal fait au delà de nos frontières par une discussion où toute la vie de l’Alsace a été outrageusement mise en cause, ce serait s’exposer à l’aggraver que d’en parler davantage.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.