Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1859

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Chronique no 655
31 juillet 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1859.

La paix qui met fin à la guerre même la plus courte ne se fait point en un jour : nous en avons la preuve sous les yeux. Nous sommes dans cette situation singulière et grave : il n’est encore possible ni de mesurer toutes les conséquences de la guerre qui vient de finir, ni de discerner clairement le caractère et les tendances du brusque arrangement par lequel la paix est inaugurée. Jusqu’où ira l’ébranlement donné aux intérêts et aux esprits non-seulement en Italie, mais dans l’Europe entière, par notre récente lutte contre l’Autriche ? Un ordre nouveau, et quel peut-il être ? va-t-il s’établir pour l’Italie sur les bases convenues à Villafranca ? Et quelle influence les derniers incidens exerceront-ils sur les relations réciproques des grands états de l’Europe ? Nous croyons que la toute-puissance elle-même ne fournit point à ceux qui la possèdent des lumières suffisantes pour percer l’obscurité crépusculaire où plongent encore ces difficiles questions. Ceux qui, comme nous, sont privés de toute action directe sur les événemens sont, à plus forte raison, tenus d’être sobres dans leurs prévisions et réservés dans leurs conjectures.

L’ensemble des faits qui se sont produits depuis quinze jours n’a point été assurément de nature à redresser les incertitudes et les perplexités de l’opinion. Avant de connaître les détails précis des préliminaires de Villafranca, nous avons appris par un discours de l’empereur que ce traité n’était point la complète exécution de son programme, et que ce n’est pas sans regret qu’il s’est cru forcé de le conclure. L’on avait été généralement surpris de la soudaineté de la paix, et l’on se demandait avec curiosité quelles avaient pu être les raisons d’une résolution si imprévue. L’empereur a indiqué quelques-uns des motifs qui l’ont décidé à offrir la paix à l’Autriche ; mais voilà que l’empereur d’Autriche, se croyant tenu de son côté à justifier sa prompte adhésion aux offres de la France, a exposé, lui aussi, ses motifs. Il a allégué que ses alliés naturels lui proposaient des conditions plus dures que celles qui lui étaient accordées par son ennemi vainqueur, et cette déclaration a soulevé en Allemagne une vive controverse, qui, amenant les cabinets de Berlin et de Vienne à rendre publiques leurs communications récentes, a jeté quelques lumières sur les circonstances diplomatiques au milieu desquelles le désir de la paix s’est emparé des souverains belligérans. Ces débats curieux et instructifs n’étaient point pourtant le principal intérêt du moment. L’on se demandait si l’arrangement de Villafranca serait accepté tel quel dans la portion de l’Italie, l’Italie centrale, dont les préliminaires ont semblé vouloir régler la condition dans des termes qui paraissent peu conformes aux dispositions actuellement connues des populations ; l’on se demandait surtout si, pour assurer au moins quelque durée à l’état nouveau de l’Italie, l’Europe entière consentirait à sanctionner par une délibération collective des grandes puissances la constitution qu’il s’agit de donner à la péninsule. Sur ce point, l’opinion et les déterminations de l’Angleterre devaient être d’une grande importance ; mais une émotion étrange, éclatant à l’improviste, comme tout ce qui arrive dans cette bienheureuse année 1859, envahit tout à coup l’opinion anglaise et se communique à la France. L’Angleterre, au moment où la paix se conclut, s’alarme de l’insuffisance de ses défenses, se croit menacée par le développement de la puissance militaire et maritime de la France, et s’exhorte, par l’organe de ses orateurs et de ses journaux, à faire sur une échelle considérable des armemens défensifs. La croisade des préparatifs anglais offense chez nous quelques esprits peu éclairés ; le Moniteur lui-même la dénonce, non sans aigreur, et toute une presse dépouillée d’initiative propre, platement routinière, essaie de ranimer, les vieilles rivalités. L’on redoutait qu’une nouvelle complication, la plus grave de toutes, ne vint s’ajouter aux inextricables difficultés que la guerre d’Italie suivant les uns, la paix suivant les autres, nous ont léguées, lorsque, le Moniteur, cette fois mieux inspiré, nous a annoncé que l’empereur avait décidé le prompt rétablissement du pied de paix dans notre armée et notre marine. C’est donc dans un milieu moralement fort troublé encore que nous avons d’abord à juger les arrangemens de Villafranca, et que nous devrons ensuite assister à la réalisation du nouveau régime préparé à l’Italie. Nous venons d’indiquer les principaux élémens de ce milieu ; nous allons les étudier de plus près et essayer en même temps de découvrir les devoirs que l’exécution du traité de Villafranca impose à l’opinion libérale en Italie et en Europe.

Nous ne pouvions avoir, quant à nous, aucune hésitation à nous féliciter du rétablissement de la paix, considérée comme un fait général. Non-seulement l’état de paix nous paraît en lui-même préférable à l’état de guerre, mais nous pensions que la France, retournant à la liberté et exerçant dans la paix la féconde propagande de l’exemple, pouvait faire pour l’affranchissement de l’Italie une œuvre plus vraie, plus solide et plus durable que celle qu’on la provoquait à tenter par la simple initiative du pouvoir et par la force des armes. L’œuvre de la dernière guerre ne pouvait être pour nous une déception, car nous avions prévu les difficultés morales que cette guerre devait soulever et les contradictions qui devaient en marquer le dénoûment. Nous avons été néanmoins frappés autant que tout le monde du discours où l’empereur, devançant le jugement de l’opinion, encore ignorante des conditions précises de Villafranca, a lui-même apprécié la paix qu’il venait de conclure. La courageuse franchise du discours impérial n’est certes pas son moindre mérite. Aux grands personnages qui étaient venus le féliciter, et dont les discours, illustrés parfois des souvenirs de l’antiquité romaine, ne respiraient, comme il est naturel, que l’admiration et l’allégresse, l’empereur n’a point dissimulé qu’il était moins satisfait qu’eux des résultats politiques de la guerre. En leur répondant, il semblait parler à un grand interlocuteur invisible, l’opinion publique. Et en effet, après avoir eu connaissance des préliminaires, dont les journaux allemands nous ont révélé le texte avec une exactitude reconnue par lord John Russell, nous ne pouvons qu’approuver le ton de regret qui règne dans le discours impérial. Non-seulement il est douloureux de terminer la guerre qui devait rendre l’Italie libre jusqu’à l’Adriatique sans avoir affranchi Venise, mais il est pénible de laisser les forteresses lombardes, Peschiera et Mantoue, entre les mains de l’Autriche, et de ne donner à la Sardaigne qu’une province menacée par les citadelles qui auraient dû être ses défenses naturelles. Nous ne pouvons que nous incliner devant les raisons qui ont décidé l’empereur à souscrire à ces conditions, car ce sont justement celles que nous faisions valoir nous-mêmes au commencement de cette année comme devant détourner la France d’entreprendre cette guerre, et ces raisons, que la prévision seule pouvait alors saisir, nous reviennent avec l’autorité de l’expérience, achetée par ce sang précieux dont l’empereur a parlé. Tout en faisant la part des mécomptes, l’empereur a cependant exprimé des espérances dans la fécondité de la paix qu’il a conclue. Nous nous associons volontiers à ces espérances, et nous dirons tout à l’heure, en revenant sur les termes des préliminaires, à quelles conditions elles peuvent, suivant nous, se justifier.

Parmi les obstacles que l’empereur a signalés comme l’ayant arrêté dans son entreprise italienne, celui sur lequel il a le plus insisté est le mauvais vouloir de l’Europe. Il a montré l’Europe en armes prête à disputer nos succès ou à aggraver nos revers ; il a hardiment avoué qu’il avait fait la guerre contre le gré de l’Europe, et même devant le corps diplomatique il s’est plaint de l’injustice de l’Europe envers lui. Sur ce point, l’empereur savait assurément mieux que nous l’état exact des choses : nous ne pouvons que recueillir une pareille révélation et en faire notre profit ; mais une déclaration analogue de l’empereur d’Autriche a, comme nous l’avons dit, produit des contestations qui ont répandu de nouvelles lumières sur les dispositions de l’Europe à l’égard des belligérans. L’empereur d’Autriche s’est plaint, lui aussi, du mauvais vouloir de l’Europe : il est, allé jusqu’à dire que, s’il a consenti à un traité qui lui coûte la Lombardie, c’est non-seulement parce que l’appui de ceux sur lesquels il avait cru pouvoir compter lui faisait défaut, mais encore parce que ses alliés naturels voulaient lui imposer des conditions plus désavantageuses que celles qui lui étaient proposées par la France. Cette déclaration a excité une surprise universelle dans le monde politique : l’on ne pouvait s’expliquer en effet comment le mauvais vouloir de l’Europe était ainsi doublement invoqué, et devenait le motif décisif d’une paix offerte et acceptée des deux côtés comme un pis-aller, comment il aurait pu peser sur l’un des deux souverains sans agir par cela même en faveur de l’autre. La cour de Vienne a senti apparemment cette fausse position, et pour justifier l’assertion de l’empereur François-Joseph, elle a cru devoir livrer à la publicité certaines bases de pacification, en les représentant comme un projet de médiation qui lui aurait été transmis par les puissances neutres. Ce projet demandait en effet à l’Autriche des sacrifices plus considérables que ceux qu’elle a faits à Villafranca. Il comprenait sept articles : l’Italie devait être rendue à elle-même ; elle devait former une confédération ; la Sardaigne devait avoir la Lombardie, les forteresses comprises, avec une portion des duchés ; un état indépendant comprenant Venise et Modène serait constitué sous un archiduc ; la duchesse de Parme devait avoir la Toscane ; les légations formeraient une vice-royauté, avec une administration laïque, sous la suzeraineté du saint-père ; enfin un congrès devait être réuni pour transformer l’Italie sur ces bases, en ayant égard aux droits acquis et aux vœux des populations. Certes, une fois la guerre entreprise, de pareilles conditions paraissaient devoir en être l’objet raisonnable et modéré ; mais était-il vrai, comme le donnait à entendre le cabinet de Vienne, que ce fût à un tel programme que les puissances neutres, la Prusse et l’Angleterre, se seraient arrêtées dans ce plan de médiation que l’on croyait la Prusse occupée à élaborer ?

Nous savons aujourd’hui l’histoire de ces sept articles ; la discussion qu’ils ont excitée nous a même appris quelque chose de plus : elle nous a mis au courant des relations diplomatiques engagées entre la Prusse et l’Autriche au sujet de la guerre, et nous a fait assister au début du travail de médiation que la Prusse commençait à peine, lorsque la surprise de Villafranca est venue si à propos affranchir Berlin d’une tâche si difficile. Le cabinet prussien a eu à cœur de se laver du reproche que le cabinet de Vienne faisait planer sur lui. Il n’a pas voulu rester sous le coup d’une imputation qui représentait l’Autriche comme plus maltraitée par la Prusse, son alliée et sa confédérée, que par la France, son ennemie. Il a publié ses vieilles dépêches ; Vienne a riposté. Les deux chancelleries allemandes, d’ordinaire si mystérieuses, ont livré tous leurs secrets. Nous savons maintenant ce que l’Autriche demandait à la Prusse, et ce que la Prusse voulait faire. Ces divulgations rétrospectives, nous le disons franchement, font peu d’honneur à la diplomatie allemande. Il faut les envoyer dans ces limbes encombrées de paperasses soi-disant politiques auxquelles devait songer Oxenstiern quand il disait à son fils : « Allez voir, mon enfant, combien est petite la sagesse qui préside au gouvernement des états ! » Nous n’avons pas à nous plaindre, nous autres Français, de cette manie procédurière qui paralyse la diplomatie allemande. C’est donc avec une complète liberté d’esprit que nous en constatons la stérilité. La Prusse, on doit lui rendre cette justice, n’avait pas les intentions que lui prête le cabinet de Vienne ; elle se proposait avec sincérité, croyons-nous, d’obtenir pour l’Autriche, par sa médiation, les meilleures conditions possibles : elle voulait par exemple maintenir le statu quo territorial, tout en obtenant des garanties pour un meilleur gouvernement intérieur de l’Italie. Son programme au fond n’allait pas au-delà des fameux quatre points que lord Cowley avait rapportés de Vienne, et qui devaient servir de thème à ce congrès hypothétique que la guerre frappa de stérilité. Seulement la Prusse prenait son temps pour obtenir le triomphe de ses vues favorables à l’Autriche ; elle le prenait si bien, qu’au train qu’elle avait suivi jusqu’à la fin du mois de juin, l’on pouvait calculer que, la guerre continuant, l’Autriche eut été sans doute chassée du quadrilatère bien avant que la Prusse n’eût pu établir son concert avec l’Angleterre et la Russie sur des bases quelconques de médiation.

L’impatience de l’Autriche contre la Prusse, il faut donc le reconnaître, était naturelle ; mais L’Autriche fournissait maladroitement elle-même des prétextes à la lenteur prussienne par l’incurable formalisme de ses prétentions. Certes le principal intérêt de L’Autriche était d’être secourue le plus tôt possible, n’importe à quel titre et sous quelle forme. Le cabinet de Vienne ne voyait pas tout à fait la chose ainsi : il voulait être secouru, mais à certains titres empruntés à la légalité des traités, dans de centaines formes correctes. Il prétendait que la Prusse était obligée à lui prêter main-forte par les traités de Vienne et par le lien de la confédération, que la voie de la médiation armée préférée par la Prusse pour introduire son intervention dans la lutte était vicieuse, parce que sous ce couvert le cabinet de Berlin s’arrogeait une véritable liberté d’action et échappait aux obligations positives d’alliance qu’on le sommait de remplir. Puis la cour de Vienne trouvait que le cabinet prussien devait au moins transformer les intentions qu’il manifestait en véritables engagemens, en se liant, sinon par un traité, du moins par un échange de notes. C’étaient là autant de sujets de controverses parasites que la Prusse acceptait, et dont elle se tirait avec une véritable supériorité de bon sens et de justice. Voilà ce qui s’agitait autour de la mission du général Willissen, qui donnait à la France de sérieuses préoccupations. La hauteur, la raideur et le pédantisme de l’Autriche envers la Prusse avaient si bien fait, qu’à la fin de juin, au moment où se livrait la bataille décisive de Solferino, M. de Schleinitz s’apprêtait seulement encore à appeler l’attention des cabinets de Londres et de Pétersbourg sur la convenance générale d’une médiation dont les termes n’étaient pas même indiqués. Ces cabinets n’avaient pas répondu, le principe et l’opportunité d’une médiation n’étaient point convenus, quand les préliminaires de Villafranca furent tracés. L’Autriche pouvait donc tout au plus se plaindre de la lenteur de la Prusse, si en effet elle conservait un droit pareil à l’égard d’un allié après avoir elle-même déclaré la guerre sans consulter cet allié et malgré sa désapprobation formelle ; mais elle n’a pas le droit de lui attribuer un projet de médiation contraire aux intérêts autrichiens. C’est ce que M. de Schleinitz a parfaitement démontré à l’encontre du nouveau ministre des affaires étrangères de l’empereur François-Joseph, M. de Rechberg, qui n’a guère brillé dans ce débat.

Quant aux sept bases désignées à tort comme un projet de médiation, et à la publication desquelles nous sommes redevables de ces révélations sur les rapports des deux grandes cours allemandes, une interpellation très directe de M. Disraeli dans la séance de la chambre des communes où lord John Russell a présenté son exposé sur les affaires d’Italie a contraint lord Palmerston à en expliquer l’origine et le caractère. À propos de ce prétendu plan de médiation, lord John Russell s’était contenté de dire qu’aucune puissance neutre n’avait, à sa connaissance, présenté à l’Autriche un projet de médiation quelconque. Cette dénégation, identique à celle de la Prusse, mettait à couvert la responsabilité du gouvernement anglais, et la Russie, à son tour, étant venue protester de son abstention, les trois puissances neutres démentaient également l’insinuation autrichienne ; mais M. Disraeli, qui connaissait la chronique secrète de cet incident, dont l’Europe s’est tant occupée depuis quinze jours, a voulu mettre le public au courant de ce qui s’était réellement passé. Par une question très détaillée, et où était adroitement mêlée une incrimination contre la responsabilité du ministère anglais, il a ouvert la bouche à lord Palmerston. Le noble lord nous a donc appris qu’à un certain moment de la guerre, M. de Persigny avait donné à lord John Russell « un petit papier » (a small bit of paper) sur lequel étaient écrites certaines conditions d’arrangement conçues en termes généraux, avec prière de transmettre ce mémorandum au gouvernement autrichien, en le lui recommandant comme un projet sur lequel la paix pourrait se conclure. Le gouvernement anglais, désirant la fin de la guerre, ne crut pas devoir refuser de servir d’intermédiaire à des communications qui avaient la paix pour objet, et fit la commission. Le mémorandum français fut transmis au ministre d’Autriche ; mais lord Palmerston a eu bien soin de dire que lord John Russell avertit le ministre autrichien que c’était là une proposition française, sur laquelle le gouvernement anglais n’avait aucune opinion à exprimer, et que c’était à l’Autriche de décider quel usage elle en voudrait faire. Lord John Russell a-t-il apporté réellement dans la transmission du petit papier la circonspection, la discrétion et la réserve que, soucieux de prouver qu’il n’a point enfreint la ligne de neutralité que l’opinion anglaise imposait au gouvernement pendant la guerre, lord Palmerston revendique pour son collègue ? De nouvelles révélations diplomatiques nous l’apprendront sans doute plus tard. Pour le moment, il est permis de considérer comme vidé cet incident bizarre. Que si l’on tenait absolument à mettre d’accord les déclarations des deux empereurs, ne pourrait-on pas supposer que l’Autriche, par une de ces étourderies dont elle a donné tant de preuves depuis quelques mois, a voulu voir la malveillance des neutres dans ce petit papier qu’elle a considéré à tort comme exprimant leur pensée, et qu’envers la France le mauvais vouloir de l’Europe a été justement la répugnance des neutres à s’approprier le mémorandum remis par M. de Persigny à lord John Russell ?

Mais bien que ces discussions aient leur importance, elles paraissent presque futiles, si on les compare aux soucis que doivent inspirer l’état actuel de l’Italie et l’installation du régime nouveau que le traité préliminaire de Villafranca veut donner à la péninsule. Il est difficile, quand on réfléchit sur ces préliminaires, de n’être point un peu de l’avis de lord John Russell, qui jeudi dernier disait dans la chambre des communes que ce traité, si on tient compte de son objet, qui est le règlement des affaires italiennes, porte les traces de la hâte avec laquelle il a été conçu et rédigé. Nous ne parlerons pas des arrangemens territoriaux fixés par ces préliminaires. Nous ne ferons pas remarquer que la conservation de la Vénétie par l’Autriche laisse subsister le principe de toutes les anciennes réclamations du patriotisme italien. Si ces réclamations étaient justes lorsqu’elles portaient à la fois sur la Lombardie et sur la Vénétie, ne conserveront-elles pas la même justice lorsqu’elles s’appliqueront à Venise ? Nous ne dirons rien de l’annexion à la Sardaigne de la Lombardie mutilée de ses forteresses, et par cela même devenant pour le Piémont une possession précaire et ruineuse, si l’on se croit obligé d’opposer sur la rive droite du Mincio des murailles et des canons au formidable carré des citadelles autrichiennes. Nous considérons ces conditions comme un fait accompli, à propos duquel les regrets seraient aujourd’hui stériles. C’est une expérience nouvelle qui commence en assurant à l’Autriche un nouveau bail en Italie : sur la durée et le succès de cette expérience ; nous ne voulons rien préjuger. Ce qui serait d’un mauvais présage, ce sont les forfanteries imprudentes de quelques journaux autrichiens qui osent dire déjà que la Lombardie ne sera perdue pour l’Autriche que pour peu de temps ; ce sont encore les dispositions du parti clérical, qui ne se montre pas plus content que les autres, et qui, dans son mécontentement, semble dire que rien n’est fini dans aucun sens. Les plénipotentiaires français et sarde obtiendront-ils à Zurich une interprétation des préliminaires plus favorable sur quelques points de détail ? Nous le souhaitons sans oser l’espérer. La tache du plénipotentiaire sarde sera pénible dans cette négociation. Si pourtant la finesse, l’habileté et l’expérience des affaires y peuvent quelque chose, la Sardaigne a droit d’attendre de bons services de son représentant. M. Des Ambrois de Nevache, président du conseil d’état et vice-président du sénat, est un de ces ministres du roi Charles-Albert qui ont eu l’honneur de signer le statut, ce pacte des nouvelles grandeurs de la maison de Savoie et des espérances de l’Italie. Il sera accompagné de M. C. Nigra, qui, depuis un an, a joué un rôle discrètement, mais activement mêlé aux grandes affaires diplomatiques de la Sardaigne, et cette adjonction n’est point non plus faite pour décourager les espérances que comporte la situation des choses.

Si nous renonçons pour le moment à discuter les questions territoriales, c’est que les autres questions indiquées dans le traité, ou léguées par la guerre, nous paraissent bien plus graves. Les plénipotentiaires annoncent d’une part que les deux empereurs favoriseront la création d’une confédération italienne, et d’autre part, que le grand-duc de Toscane et le duc de Modène, rentreront dans leurs états. Ces deux questions, jointes à la situation des légations et à la question du gouvernement pontifical ont entre elles une étroite et sérieuse connexité. Elles n’excitent pas seulement l’anxiété des libéraux italiens, elles doivent inspirer une profonde sollicitude à tous les libéraux de l’Europe, et surtout à toutes les nuances de l’opinion libérale en France, car c’est en elles que viennent se concentrer les responsabilités que nous venons de contracter envers l’Italie, et c’est de la solution qu’elles recevront que dépend la justification morale de la guerre entreprise par la France au nom de l’indépendance italienne.

Le lien qui unit ces trois questions est aisé à discerner. Il saute aux yeux que la confédération que l’on se propose d’organiser en Italie recevra son caractère, de la nature même des gouvernemens qui seront appelés à en faire partie. Si l’on suppose l’autorité du pape rétablie dans les légations, le duc de Modène et le grand-duc de Toscane rentrés dans leurs états, et les gouvernemens de ces souverains revenant à leurs anciens erremens, que sera la confédération, sinon le sépulcre scellé de l’indépendance et de la liberté italiennes ? En Italie, en France, parmi les esprits qui se permettent encore de penser en matière politique, — en Angleterre, c’est le sentiment unanime. Un Florentin, M, de Gori, vient, dans une brochure, d’exprimer avec autant de mesure que de fermeté l’opinion des libéraux italiens sur le leurre et le péril d’une confédération ainsi composée, La confédération italienne ne serait peut-être acceptée par aucun libéral italien dans de telles données ; mais elle serait bien sûrement combattue avec énergie par le Piémont, seul gouvernement vivant de l’Italie, que l’on chercherait ainsi à lier à des cadavres. C’est la même pensée qu’exprimaient l’autre jour dans le parlement lord Palmerston et lord John Russell, lorsqu’ils évoquaient, pour en faire ressortir la chimère, l’hypothèse du roi de Sardaigne excommunié siégeant autour de la même table en face du pape, du Piémont, qui vit par la liberté de la presse, de la tribune, de la conscience, associé à l’Autriche, liée à l’absolutisme religieux et politique par un concordat digne du moyen âge. Mais, dit-on, tous les souverains italiens, à commencer par le pape, feront des réformes indispensables, des réformes salutaires… Des réformes ! soit ; il faut en tout cas que ces réformes soient accomplies avant la constitution de la confédération, et il faut que ces réformes soient des garanties certaines qui assurent l’influence constante du sentiment et de l’opinion des populations sur l’esprit des gouvernemens. Malheureusement, le jour où la question serait ainsi posée, il y aurait lieu de le craindre, ce seraient les gouvernemens eux-mêmes qui en haine des réformes repousseraient la confédération. Et que l’on n’allègue point l’exemple des confédérations déjà existantes dans le monde, et où le lien fédéral comporte une certaine diversité et jusqu’à un certain point même un principe d’antagonisme entre les états dont elles sont formées ; que l’on ne cite pas l’exemple de l’Allemagne ou de la Suisse : ce sont là des confédérations naturelles, vieilles de plusieurs siècles, et dont les diversités intérieures se sont développées comme le lien fédéral qui les embrasse avec le temps. Votre confédération Italienne au contraire est une conception artificielle, qu’il s’agit d’appliquer à des antagonismes préexistans et envenimés par de violens et longues haines. Une fédération nouvelle ne peut être adoptée que par des populations et des gouvernemens homogènes, unis dans la même pensée et voulant assurer par leur association le triomphe des mêmes idées et des mêmes intérêts. L’Italie ne se confédérera que si elle est tout entière libérale ou tout entière absolutiste. Hors de là, le dernier terme de la confédération serait ou la révolution, ou l’oppression.

Les empereurs qui ont signé les, préliminaires de Villafranca ont bien compris qu’il ne leur appartenait pas de décréter une confédération, qui ne peut être formée que par la libre adhésion de souverainetés indépendantes ; aussi n’ont-ils pris d’autre engagement que de favoriser une combinaison semblable. Nous aurions voulu que la même réserve eût été observée à des restaurations annoncées dans les duchés de Modène et de Toscane. Nous attendons avec curiosité les conférences de Zurich pour savoir quelle sanction l’on donnera au rétablissement des archiducs qui ont quitté leurs états plutôt que de se rendre aux vœux des populations et de s’unir au mouvement national. Ces princes seront-ils rappelés par leurs propres sujets ? personne assurément n’y compte, pas plus pour le duc de Modène que pour la dynastie toscane, les Modenais et les Toscans ne s’occupent que d’exprimer par des votes populaires leur inébranlable résolution de ne plus se laisser gouverner par des princes autrichiens. Quant au danger que le duc de Modène puisse rentrer dans son duché avec les troupes qui lui sont restées fidèles, personne en Italie ne s’en effraie. L’on vient en Piémont d’adresser aux chefs de tous les corps ou régimens nouvellement formés (celui du général Garibaldi est du nombre) une circulaire qui les autorise à donner des congés aux soldats volontaires. L’on calcule que douze du quinze mille volontaires des diverses parties de l’Italie seront ainsi libérés, et comme ils peuvent se porter où ils voudront, il n’est pas vraisemblable qu’aucun des princes fugitifs accomplisse sa restauration avec ses seules ressources. Il ne leur resterait donc que le concours étranger, mais lequel ? Ce n’est pas assurément celui de la France : nous ne pouvons oublier que c’est notre entrée même en campagne qui a déterminé les révolutions de Toscane et de Modène, et que ces mouvemens étaient au moins un concours moral à la cause que nous allions défendre en Italie, qu’ils étaient la justification la plus saisissante de notre entreprise. La France ne peut pas mettre et ne mettra pas la main de ses soldats dans de telles restaurations, et nous n’avions pas besoin d’être prévenus par lord John Russell des intentions de l’empereur sur ce point. Est-ce l’Autriche qui ramènera ses archiducs à Modène et à Florence ? Nous doutons que l’Autriche osât en ce moment essayer une telle tentative, et nous sommes persuadés que la France ne la tolérerait point. Ce que nous disons des duchés peut s’appliquer en grande partie aux légations, et l’on voit que, malgré l’article des préliminaires relatif aux restaurations, une grande incertitude continue à régner sur la situation future de l’Italie centrale.

Au règlement libéral des affaires de l’Italie centrale est, suivant nous, subordonné le succès, au point de vue libéral aussi, de la confédération projetée. L’une et l’autre questions échappent à l’autorité des deux puissances qui ont signé la paix de Villafranca, car cette autorité ne va pas jusqu’à lier des populations à des gouvernemens qu’elles repoussent hautement, ni à lier des états souverains dans un pacte qu’il ne leur conviendrait pas d’accepter. Nous ne verrions pour notre compte aucun inconvénient à la durée pendant un certain temps de la situation actuelle dans l’Italie centrale, afin que le divorce qui s’y est prononcé si énergiquement entre les populations et leurs anciens gouvernemens fût établi d’une façon irrécusable dans la conscience de l’Europe. Il y a quelque chose à la fois d’absurde et de monstrueux à vouloir perpétuer des gouvernemens qui tombent devant leurs peuples dès qu’ils se trouvent seuls en face d’eux, et qui ne peuvent se relever et se soutenir que par l’appui étranger. Cette intervention étrangère, appelée sans cesse par les mauvais gouvernemens italiens, a ouvert à toutes les grandes puissances gardiennes de l’équilibre l’accès des affaires italiennes, et porte naturellement au ressort du tribunal européen le plus élevé le règlement des destinées de l’Italie. De là la pensée d’une conférence européenne ou d’un congrès qui vient aujourd’hui à l’esprit de tout le monde. De là l’invitation adressée au cabinet anglais par notre ministre des affaires étrangères dans la note dont lord John Russell a lu quelques fragmens significatifs l’autre jour. L’on sent en France qu’une fois notre querelle particulière avec l’Autriche définitivement réglée à Zurich, il importe à l’Italie et au repos du monde qu’un arbitrage européen prononce sur le sort de l’Italie centrale dans le sens le plus équitable et le plus favorable à la liberté et aux progrès des populations. Un congrès serait surtout dans les vœux de l’Italie. Il serait pour la Sardaigne un puissant recours ; il serait pour les populations de l’Italie centrale un tribunal impartial et efficace. Dans les querelles entre les peuples et les gouvernemens, quand la force vient à manquer à ceux-ci, il faut bien qu’ils cèdent ; une conférence qui proclamerait le principe de non-intervention et qui enlèverait tout espoir d’appui étranger aux gouvernemens de l’Italie centrale aurait seule l’autorité morale suffisante pour obtenir d’eux une abdication nécessaire, et pour réorganiser soit avec des élémens nouveaux, soit par des transactions ménagées entre les peuples et les princes, des gouvernemens populaires, vivaces et forts. Comme exemple d’une transaction de ce genre, nous signalerons ce qui serait possible en Toscane. La Toscane n’est allée jusqu’à l’annexion avec le Piémont que par l’effet d’une réaction naturelle contre l’éventualité de la restauration de l’ancienne dynastie posée dans le traité de Villafranca. La Toscane, nous en sommes assurés par des témoignages dignes de foi, aurait accepté volontiers le gouvernement de Mme la duchesse de Parme, qui a un instant miroité à l’état de projet dans le fameux petit morceau de papier dont nous avons raconté l’histoire ; mais qui pourrait aujourd’hui rendre un tel compromis praticable, si ce n’est une conférence européenne ?

Un doute malheureusement paraît exister sur la possibilité même de réunir une conférence dans les circonstances présentes. L’on dit que l’Autriche, par un dépit qui continue la longue série de ses maladresses, ne veut point introduire dans les affaires italiennes l’action collective de l’Europe, et repousse toute idée de congrès. Nous ne pensons pas que les répugnances de l’Autriche pussent tenir contre la volonté bien arrêtée des quatre autres puissances, car sa résistance la condamnerait à l’isolement le moins honorable et le plus périlleux. Il est probable que la Russie au contraire désire très sincèrement la réunion d’une conférence, et que la Prusse, qui est toujours en éveil lorsque sa qualité de grande puissance est mise en question, ne se ferait pas trop prier pour prendre part à une délibération européenne. C’est le concours de l’Angleterre qui, après celui de l’Autriche, nous paraît être le plus difficile à obtenir. Les congrès sont devenus depuis quelque temps fort impopulaires chez nos voisins. Le parti libéral avancé, qui représente aussi l’esprit commerçant des classes moyennes, veut autant que possible restreindre les engagemens de la politique anglaise, croyant diminuer par là les chances pour l’Angleterre d’être compromise dans les luttes continentales qui lui ont autrefois coûté si cher, et dont les intérêts du commerce redoutent tant le retour. Les Anglais aussi savent que l’on contracte souvent dans les congrès des responsabilités onéreuses qui, inaperçues au moment où on les accepte, vont à l’improviste lourdement peser sur l’avenir. Cette même école économique, qui a pris tant d’empire en Angleterre par le triomphe de la liberté commerciale, a propagé ces défiances à l’endroit des combinaisons de la diplomatie ; elle répète volontiers le mot de lord Macaulay à propos des négociations de Ryswick : ce sont les ambassadeurs qui font la guerre et les généraux qui font la paix. Ce sentiment répandu généralement dans les classes moyennes, industrieuses et libérales, se complique, dans les circonstances actuelles, d’une autre considération que les chefs du parti tory font valoir avec habileté, et que M. Disraeli a résumée avec une adroite et piquante concision. Les Anglais n’ont point approuvé la guerre que nous avons entreprise en Italie, et savent se rendre compte des difficultés attachées à la brusque paix que nous avons conclue. « Nous avons blâmé la guerre, disent-ils ; nous ne sommes responsables en aucune façon des difficultés inextricables qui la suivent ; pourquoi irions-nous tendre la perche à ceux qui ont dédaigné nos conseils et contracter des engagemens qui nous plongeraient peut-être dans des embarras semblables à ceux où nous les voyons se débattre ? " De tels argumens peuvent être d’une tactique adroite pour un parti qui cherche à s’appuyer sur des préjugés populaires afin de ressaisir le pouvoir ; mais ils sont d’une politique étroite. Les peuples et les gouvernemens ne sont pas seulement responsables de ce qu’ils font, ils le sont souvent aussi de ce qu’ils ne font point, et les péchés d’omission ne sont pas en politique les moins sévèrement punis. Croit-on que si la paix actuelle ne rend pas la vie à l’Italie centrale et le repos à la péninsule, l’Europe tout entière et l’Angleterre avec elle n’auront point à en souffrir ? Enfin une autre nuance d’opinion, beaucoup moins nombreuse, mais qui, dans l’état de partage presque égal où sont les deux grands partis qui divisent la chambre des communes, peut fournir dans les votes décisifs un appoint important, l’opinion catholique, se montre hostile au congrès, parce qu’elle comprend bien que le ministère libéral anglais ne pourrait manquer d’y poursuivre le redressement des abus du gouvernement pontifical. C’est à tous ces sentimens et à tous ces intérêts que répond la motion présentée par lord Elcho, laquelle a pour objet d’obtenir de la chambre des communes une manifestation d’opinion contraire à la participation de l’Angleterre à un congrès. Cette situation embarrasse évidemment le ministère actuel ; lord Palmerston et lord John Russell voudraient visiblement prendre part à une conférence sur les affaires d’Italie, mais ils craignent de se heurter contre une majorité parlementaire hostile, et ils sentent que plusieurs de leurs amis leur échappent dans cette question. De là les précautions qu’ils ont apportées dans leur langage. Ils disent qu’ils n’ont point arrêté encore leur conduite, et demandent à la chambre de faire comme eux, d’attendre les événemens, car ce sont les faits qui montreront à l’Angleterre s’il lui convient de s’occuper, de concert avec l’Europe, du règlement des affaires italiennes. Ils ne prendront de décision, assurent-ils, que lors que la paix aura été signée à Zurich, et qu’ils en connaîtront exactement les conditions ; ils ne feront partie d’une conférence que si l’Autriche elle-même consent à y assister ; dans tous les cas, ils ne tenteront pas l’épreuve d’un congrès, si d’avance un accord ne s’est établi entre les puissances sur les solutions qu’il y aura lieu de sanctionner. Couverts par ces précautions, qui semblent protéger le cabinet de lord Palmerston contre la motion de lord Elcho, les ministres whigs ont soutenu avec fermeté par l’organe de lord John Russell, avec esprit par la voix de lord Palmerston, avec une chaleureuse élévation par la bouche éloquente de M. Gladstone, la cause du libéralisme italien. Ils ont proclamé une vérité dont nous avons pu nous assurer nous-mêmes : c’est que le mouvement italien actuel est dirigé par des libéraux intelligens, éprouvés, nombreux, que le salut de l’Italie est attaché au succès de ces patriotes, et qu’entre eux et les libéraux du reste de l’Europe il y a une solidarité que l’Angleterre ne répudierait pas sans manquer à ses devoirs et à ses intérêts, car, si le mouvement actuel venait à succomber en Italie, il n’y aurait plus à opter pour ce pays qu’entre l’absolutisme et le mazzinisme.

Sans doute, parmi les résistances que rencontre aujourd’hui en Angleterre la pensée d’une délibération commune sur les affaires d’Italie, l’on ne doit point omettre l’émotion inquiète que la question des défenses nationales y a récemment excitée. C’est avec un profond regret, nous l’avouons, que nous avons vu une portion imprudente et peu équitable de la presse française prendre inconsidérément plaisir à irriter cette émotion. Ce n’est point à la légère et par un caprice soudain que la question des défenses de l’Angleterre s’est emparée de l’esprit public. Lorsque la guerre n’engendre pas la guerre, elle engendre du moins la peur de la guerre : c’est un effet si naturel, que la France, faisant la guerre, n’avait pas le droit de s’étonner en le voyant se produire de l’autre côté du détroit. Une commission spéciale nommée par lord Derby pour examiner les moyens de recruter les équipages de la marine anglaise a publié son travail au printemps dernier, et le rapport de cette commission, qui accusait fortement les lacunes bien connues qui existent dans le système défensif de l’Angleterre en présence des conditions nouvelles dans lesquelles la marine à vapeur, l’artillerie de précision et peut-être les vaisseaux cuirassés de fer placent la tactique et la stratégie navales, ce rapport, disons-nous, a dû être naturellement le thème des polémiques les plus anxieuses et les plus animées. Le gouvernement anglais n’est pas un gouvernement secret ; c’est par la publicité et la discussion que devait donc s’agiter cette question nationale. Les Anglais entament toujours avec fracas les questions qui sont pour eux la préoccupation exclusive du moment. En temps de paix, ils font le plus de bruit qu’ils peuvent autour des réformes politiques ou économiques, et oublient dédaigneusement les intérêts militaires ; dans un temps où la guerre ébranlait l’Europe, il est naturel qu’ils aient pensé uniquement à ces intérêts longtemps négligés, et qu’ils les aient discutés avec leur fougue accoutumée. De même que, quand la France s’occupe de sa marine, elle pose l’hypothèse d’une guerre avec l’Angleterre, il est également logique que l’Angleterre s’occupe de sa flotte, de son armée et de la fortification de ses arsenaux, dans l’hypothèse d’une guerre avec la France. Pourquoi nous tant étonner et nous tant récrier ? Tous les esprits sensés savent dans ce pays que l’alliance de la France avec l’Angleterre est la plus grande garantie de la civilisation contemporaine. Il n’y a pas d’alliance entre des peuples également puissans et fiers, s’ils n’ont pas tous les deux le sentiment de leur sécurité réciproque. Ne chicanons point les Anglais sur les efforts qu’ils font et les sacrifices qu’ils s’imposent pour se pénétrer de ce sentiment de sécurité qui leur a un moment manqué. C’est le spectacle de notre puissance qui leur a inspiré cette inquiétude éphémère ; nous pouvons donc attendre avec un tranquille orgueil qu’elle s’apaise d’elle-même.

Les événemens qui se sont précipités depuis trois mois pour venir se dénouer subitement d’une façon si inattendue ont eu pour effet naturel d’éclipser un moment bien d’autres questions qu’on a vues passer plus d’une fois à l’horizon de l’Europe. Tant que la lutte était engagée en Italie, on ne parlait pas du Holstein et de cette vieille querelle depuis si longtemps pendante entre le Danemark et la confédération germanique. Le Danemark lui-même, bien que toutes ses sympathies fussent pour la France, n’a point laissé de remplir ses devoirs fédéraux dans l’exécution de toutes les mesures d’armement décrétées par la diète de Francfort. La question des duchés va reprendre aujourd’hui sa place dans la politique allemande, et redevient une de ces affaires où se complaît la diplomatie de nos voisins d’outre-Rhin, car, après bien des essais et bien des négociations, cet éternel différend est loin d’être résolu. Seulement les affaires d’Italie n’auront point été peut-être absolument inutiles au Danemark, en montrant sous un jour singulier les contradictions de la politique germanique au point de vue de ce droit des nationalités autour duquel roulent depuis quelque temps toutes les discussions. C’est en vertu de ce principe des nationalités, on le sait, que les Allemands s’efforcent, depuis des années d’arracher le Holstein au Danemark, et vont même jusqu’à vouloir détacher le Slesvig de la monarchie danoise. Or comment ce principe serait-il applicable sur l’Eider, lorsque hier encore une partie de l’Allemagne le méconnaissait si bruyamment et si nettement sur le Pô et sur le Mincio, lorsque l’existence entière de l’Autriche repose sur la négation des nationalités, lorsque la Prusse elle-même, par sa propre politique, n’en est point à laisser voir le peu de compte qu’elle fait de ce droit, si souvent invoqué au profit du Holstein ? L’Autriche, il faut le dire, ne s’est engagée si avant dans cette querelle diplomatique avec le Danemark que pour ne pas se laisser devancer par la Prusse, pour maintenir sa position en Allemagne. Quelle est cependant la situation de la Prusse elle-même ?

La Prusse, si active et si persévérante, quand il s’agit de revendiquer les droits des duchés, de soutenir les Holsteinois dans leur opposition contre le Danemark, la Prusse, comme on sait, a, elle aussi, dans son sein une nationalité digne d’intérêt, quoique n’étant point allemande ; elle possède le grand-duché de Posen. Des traités formels, des proclamations officielles, des promesses royales plusieurs fois renouvelées de 1815 à 1841, ont garanti le maintien de la langue et de la nationalité polonaises. Qu’en est-il advenu ? Malgré toutes les promesses et toutes les garanties, l’Allemand a si bien envahi le duché, qu’il est partout aujourd’hui. Non-seulement les hauts fonctionnaires, mais tous les employés du gouvernement sont prussiens. La langue allemande est la seule autorisée dans les affaires judiciaires, dans les églises et dans les écoles, et l’étrange motif qu’on invoque est que le pays est d’origine germanique, qu’il faut remplacer la barbarie polonaise par la civilisation allemande, la seule bonne et salutaire. D’année en année, les Polonais du duché ont renouvelé leurs protestations et leurs pétitions ; ils n’ont vraiment pas été heureux, leurs plaintes ont été éconduites. Il n’y a pas longtemps encore, dans la chambre des représentans de Berlin, les députés de Posen ont réclamé de nouveau contre la suppression systématique de la langue polonaise dans leur pays, et ils n’ont pas manqué de faits pour appuyer leurs protestations. Ils ont montré que les publications officielles ne se font que dans la langue allemande, absolument inintelligible pour la majorité des habitans ; que l’usage de la langue nationale dans les relations publiques est de plus en plus restreint ; que l’établissement d’un gymnase polonais, déjà décrété, a été empêché et indéfiniment ajourné ; que, dans les institutions de jeunes filles, les autorités ont prescrit de remplacer l’enseignement de l’histoire de la Pologne par celui de la langue allemande ; que les Polonais ne peuvent se servir de leur propre langue devant les tribunaux, dont les membres refusent de les entendre, de telle sorte qu’ils ont besoin d’interprètes quand ils comparaissent devant les juges. C’est là pourtant une nationalité à laquelle les traités ont reconnu le droit de vivre.

Le Danemark procède-t-il de même à l’égard du Holstein ? Ici au contraire on n’aperçoit nulle trace de l’intention de dénationaliser les Holsteinois. D’après la constitution même de la monarchie danoise, les représentans du Holstein-Lauenbourg à l’assemblée commune législative peuvent employer à leur gré la langue allemande. Tout ce qui touche aux relations des duchés avec la confédération germanique est hors des attributions de cette assemblée. Le Holstein a un ministère à part qui emploie exclusivement la langue allemande, seule langue en usage dans les tribunaux, dans les églises et les écoles du pays. Tous les fonctionnaires publics sont Holsteinois, et la plupart sont même encore ceux qui ont été mêlés à l’insurrection de 1848 contre le Danemark. D’après cela, n’est-on pas singulièrement frappé de la conduite de la Prusse, qui chez elle met un si grand zèle à dénationaliser le duché de Posen, et qui à l’égard du Danemark soulève les duchés, soutient leur opposition sous prétexte de protéger les droits de la nationalité holsteinoise, qui ne sont nullement menacés ? Ces enchevêtremens de nationalités diverses produisent d’ailleurs parfois d’étranges anomalies. On vient de le voir dans la dernière guerre. Le Danemark par lui-même nourrissait de franches sympathies pour la France, et cependant, comme membre de la confédération germanique pour le Holstein, il a été obligé de mettre en état de guerre des contingens qui ont été exposés à combattre la France. Bien mieux : qui paiera aujourd’hui les frais de ces armemens inutiles ? Le trésor particulier du Holstein ne pourrait y suffire, et ce sera le trésor de la monarchie qui sera forcé de couvrir, au moins pour le moment, des dépenses dont le peuple danois désavoue l’objet dans sa conscience. Quoi qu’il en soit, le Danemark est aujourd’hui le premier intéressé à mettre enfin un terme à ce vieux différend qui pèse sur sa politique intérieure et extérieure, et qui offre aux passions germaniques un prétexte incessant d’immixtion dans ses affaires. Si la dernière guerre se fût agrandie, la question des duchés eût été sans doute un des élémens de la querelle européenne ; elle reste aujourd’hui ce qu’elle était, un démêlé entre le cabinet de Copenhague et la diète de Francfort, et des deux côtés la modération finira vraisemblablement par mettre sur la voie d’une solution jusqu’ici vainement cherchée. e. forcade.




LA MUSIQUE DES BOHÉMIENS
par m. franz liszt.


Il ne se publie en France que très peu d’ouvrages ayant pour objet l’art musical. Sauf quelques rares exceptions, les livres qui ont cette destination ne sont guère dignes de fixer l’attention d’un public éclairé. C’est tout au plus s’il existe à Paris un journal spécial de musique dont le style et les doctrines s’élèvent au-dessus d’un prospectus de marchand. Nulle critique, nulle indépendance de la part de l’écrivain, obligé de louer platement tout ce qui touche aux intérêts de l’éditeur qui le paie. Aussi ces journaux sont-ils complètement ignorés du public. Ils ne sont guère lus que par des virtuoses en voyage, ou par les industriels qui y font insérer des annonces illustrées. Aucune classe d’artistes n’est moins instruite du sujet élevé et compliqué qui les intéresse que les musiciens français. Livrés dès l’enfance à l’étude exclusive du mécanisme, ils ne lisent rien de ce qui pourrait élever leur esprit, épurer leur sentiment, les éclairer enfin sur les parties obscures de l’art qu’ils professent. Ils contractent de bonne heure un profond dédain pour tout ce qu’ils qualifient de théories abstraites, de visées creuses et métaphysiques, et en cela je serais loin de les blâmer, s’ils ne confondaient sous ce nom l’explication des principes qui sont le fondement de l’art. Il n’y a qu’à voir comment sont rédigés les programmes des concerts du Conservatoire, si l’on veut se faire une idée de l’indifférence des artistes français pour la vérité de l’histoire et la propriété de style qui en découle. Tout ce qui ne se rattache point à la musique contemporaine et à la partie de la théorie nécessaire à la réalisation immédiate des effets qui plaisent au public fixe à peine l’attention des musiciens français. Ils ne lisent guère que des feuilletons, des historiettes de baladins, où l’art sublime de Mozart, de Beethoven et de Rossini est traité comme on traite au théâtre de M. Offenbach la poésie d’Homère et les divines légendes de l’antiquité, Ils appellent cette littérature grotesque de la littérature amusante ! Oh ! que la France paie cher l’honneur d’avoir créé le vaudeville !

L’Allemagne est sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, bien plus heureuse que la France. Elle possède une littérature musicale très solide et très variée. Tous les ans, il paraît au-delà du Rhin de bons ouvrages, d’excellentes biographies des maîtres les plus fameux, dont les œuvres sont incessamment rééditées avec un soin et un luxe d’indications et d’éclaircissemens qui dénotent l’amour sincère de l’art qui fait une partie de la gloire nationale. Les artistes musiciens de l’Allemagne sont instruits, ils lisent plus que des journaux ; les livres de théorie ne les effraient pas, et si parfois ils abusent du langage symbolique et des discussions abstruses sur la nature du beau, au moins n’ignorent-ils pas les faits les plus saillans de l’histoire de la musique, qu’ils savent avoir vécu plus d’une semaine. Le public en Allemagne n’est pas moins instruit que les artistes sur les questions et les faits importans qui touchent à l’art musical, et on n’y trouverait pas, comme il y en a tant en France, de grands esprits, d’illustres écrivains, parfaitement insensibles aux beautés d’un art si puissant, et tirant vanité d’une inaptitude dont rougissait le grand Goethe. Tous les grands poètes et philosophes de l’Allemagne ont aimé et compris la musique. On ne pourrait pas en dire autant des poètes français les plus éminens. J’ai entendu dire à un auteur célèbre, à l’un des esprits les plus hardis et les plus puissans de l’école de la restauration, qu’il ne comprenait rien au bruit sonore que faisait devant lui un virtuose incomparable. Ce virtuose était M. Liszt.

Ce n’est pas un artiste ordinaire que M. Liszt. Sans parler de son admirable talent de pianiste exécutant qui a été apprécié par l’Europe entière, M. Liszt possède une organisation d’élite, une intelligence vive, ouverte aux quatre coins de l’horizon, et des aspirations d’un ordre supérieur. La nature a donc beaucoup fait pour lui ; mais parmi les dons divers dont elle l’a comblé, elle n’y a pas mis le don suprême de la création. M. Liszt serait l’homme le plus heureux du monde s’il avait pu se contenter de son sort, s’il n’avait une ambition très disproportionnée avec la force de son génie, et dont la tension perpétuelle trouble toute l’économie de ses belles facultés. Enfant miraculeux, M. Liszt s’est d’abord laissé traiter de petit Mozart par les aimables dévotes de la restauration, qui baisaient à l’envi son front prédestiné, où elles croyaient voir luire l’auréole des bienheureux. Jeune homme à la taille cambrée et aux cheveux flottans, il est tombé dans un monde de femmes fortes, d’artistes, de philosophes et de comédiens ambulans avec lesquels il a couru les grands chemins, improvisant sur les pianos d’auberge et sur les orgues de village, se donnant partout en spectacle et posant en tout lieu en martyr de l’idéal. Lorsque cette phase de faux romanesque, de jeux d’amour et de hasard, fut terminée, M. Liszt monta sur ses grands chevaux de bataille et parcourut le monde en virtuose triomphant, encourageant les faibles, contenant les forts, donnant sa main à baiser aux populations émues et visant toujours à jouer un rôle qui répondît aux illusions qu’il s’était faites de sa destinée. Mais la vie de virtuose errant ne peut avoir qu’un temps. La curiosité du public s’émousse, et pour exciter toujours de nouveaux transports, il faut posséder un génie fécond et la figure satanique d’un Paganini. M. Liszt comprit qu’il lui fallait prendre un parti et se retirer de la lice bruyante des combats individuels. Il fut nommé maître de chapelle de la cour de Saxe-Weimar à la place de Hummel, je crois, qui venait de mourir. Placé dans un centre aussi brillant, dans une ville où Goethe avait régné et gouverné pendant cinquante ans le mouvement littéraire de l’Allemagne, il était difficile que M. Liszt consentît à se renfermer dans les fonctions qui lui étaient assignées, et qu’il n’essayât pas de se lancer dans quelque entreprise hasardeuse où il pût faire beaucoup de bruit, si ce n’est beaucoup de bien. C’est précisément ce qui est arrivé.

M. Liszt se fit d’abord le promoteur d’une nouvelle école en musique, d’une école dont le point de départ est dans quelques étrangetés des dernières compositions de Beethoven. On pourrait définir l’école de M. Liszt et compagnie : l’indéfini dans la forme, le vague perpétuel, une aspiration incessante : qui n’aboutit jamais, sous prétexte d’éviter la monotonie des phrases qui se limitent et se correspondent, cette insupportable symétrie si chère aux esprits bourgeois qu’on traite dédaigneusement de philistins. Selon M. Liszt et ses partisans, qui sont pour la plupart des littérateurs, des peintres et des poètes incompris, il n’y a pas de règles absolues en harmonie, il n’y a que des effets qui se légitiment eux-mêmes dès l’instant qu’ils servent à manifester une idée. L’artiste créateur est le juge suprême de la beauté de son œuvre. L’approbation du public n’est pas un élément nécessaire à la constatation du beau. C’est au public de s’élever jusqu’à la conception de l’artiste, et non pas à l’artiste de condescendre au goût de la foule. Le beau est et s’impose comme le juste ; tant pis pour les oreilles et les consciences obtuses qui ne le reconnaissent pas. L’artiste ne doit faire aucune concession aux appétits grossiers des contemporains. Qu’il marche dans sa force et dans sa liberté, et qu’il attende de l’avenir la justice qui lui est due. Lorsque l’idéal dont l’artiste est pénétré aura eu le temps d’éclairer le monde, alors, le monde ingrat se mettra à genoux devant le génie méconnu.

La théorie de M. Liszt n’est pas nouvelle. Elle est aussi vieille que la raison et le bon sens, dont elle est la négation. C’est la théorie que professe Sganarelle dans le Médecin malgré lui, et celle de tous les impuissans et de tous les ambitieux éconduits par l’opinion des contemporains. Fidèle à ses principes M. Liszt a composé une énorme quantité d’œuvres incomprises, des symphonies avec programme, des scènes titaniques, des cantates symboliques, qui toutes ont reçu du public philistin l’accueil le plus favorable à la gloire future du réformateur. Après avoir mis à une rude épreuve la patience de la cour et du public de Weimar en faisant exécuter sur le théâtre de cette ville célèbre tous les opéras mal venus de ses élèves ou de ses amis. M. Liszt entreprit un voyage d’exploration à travers l’Allemagne, qu’il s’efforça de gagner à sa cause et de convertir à la musique de l’avenir par des discours et des articles de journaux. L’Allemagne se montra tout aussi indigne de comprendre les doctrines de M. Liszt que de goûter la musique qui en était le produit. C’est en vain que les disciples de M. Liszt imprimaient dans les journaux dévoués à sa gloire qu’il ne fallait pas juger les conceptions idéales d’un génie si hardi avec les organes matériels habitués aux petites formules d’Haydn et de Mozart, que la musique nouvelle s’adressait aux pures intelligences des philosophes et non pas à l’oreille hébétée des philistins : l’Allemagne persista dans ses vieux erremens et laissa M. Liszt et son école prêcher dans le désert. Il lui est encore arrivé d’autres petits mécomptes qui ont dû confirmer M. Liszt dans sa vocation de martyr de l’idéal.

M. Liszt écrit comme il compose. Ses livres ressemblent à ses symphonies, et, comme l’a dit Buffon, le style, c’est l’homme. Que M. Liszt se serve de la langue allemande ou qu’il daigne employer la nôtre, c’est toujours le même enthousiasme, le même lyrisme, les mêmes aspirations, la même poésie latente qui ne se laisse pas enfermer dans une période banale. M. Liszt jette ses idées aux quatre vents de la terre, et ne s’inquiète pas si elles sont appropriées à l’objet qui l’occupe. Il a écrit une longue improvisation sur Chopin, où, à propos de valses et de mazurkas, il a mis toute l’histoire de la Pologne et celle de la race slave. Nous allons voir que M. Liszt est toujours le même esprit, et que le nombre des années n’a pas refroidi son enthousiasme, ni modifié sa méthode.

M. Liszt a eu pourtant une bonne idée, qui, sérieusement traitée, aurait pu donner lieu à un ouvrage intéressant. Préoccupé de cette race mystérieuse de vagabonds qu’on rencontre dans tous les carrefours de l’Europe, et qui remplissent surtout les grands chemins de la Hongrie, M. Liszt a voulu étudier les mœurs, les traditions et surtout la musique des Bohémiens, qu’il a vus de près dans sa jeunesse. Les Bohémiens, originaires de l’Asie, fragment d’une race déchue, qui, comme les Juifs, a traversé le monde occidental et des siècles de civilisation en conservant partout l’empreinte d’un type ineffaçable, les Bohémiens ont-ils une musique particulière, et en quoi cette musique diffère-t-elle de la musique européenne ? Les mélodies hongroises apportées par les Bohémiens, et dont M. Liszt s’est fait l’éditeur, sont-elles bâties sur une échelle particulière, et, comme on aime à s’exprimer de nos jours, accusent-elles une tonalité différente de la tonalité moderne ? Qu’est-ce que l’art bohème dont parle M. Liszt ? Y a-t-il un art bohème, russe, allemand, français, ou bien l’art n’est-il pas tout simplement l’art, c’est-à-dire un ensemble de procédés qui servent à la manifestation du sentiment, qui s’empreint, lui, de la variété des caractères et des situations ? Les caractères, les situations, les traditions peuvent changer et varier indéfiniment ; mais l’art, quand il mérite cette qualification, est partout le même dans une époque donnée.

Si M. Liszt se fût posé nettement ces questions, il eût pu les résoudre avec plus ou moins de justesse et de savoir ; mais il serait resté fidèle au sujet qu’il s’était proposé de traiter. Bien au contraire, M. Liszt s’est jeté dans un tourbillon de métaphysique et de psychologie transcendantale dont il n’a pu se dépêtrer malgré les énormes prétentions de science universelle qu’il s’est cru obligé d’étaler. Cherchons cependant à dégager de ce chaos quelques renseignemens utiles.

M. Liszt, qui a parcouru le monde, a rencontré à Bucharest et à Iassy plusieurs troupes de virtuoses bohémiens qui ressemblaient beaucoup à ceux qui habitent la Hongrie. Ces Bohémiens, assure M. Liszt, possèdent des mélodies originales qu’ils accompagnent d’une basse continue qui enferme l’harmonie dans un cercle fort étroit de consonnances monotones. Ces mélodies sont destinées à la danse, qui leur a imprimé le rhythme particulier qui les distingue. Ils s’accompagnent aussi d’une espèce de flûte à plusieurs tuyaux comme la flûte de Pan, et d’une mandoline dont les sons aigrelets, dit M. Liszt, contribuent à efféminer l’harmonie. À en croire M. Liszt, les Bohémiens possèdent un genre de modulation qui n’est fondé que sur le caprice de chacun. Ils ne connaissent aucun dogme, aucune loi qui refrène leur instinct de liberté indéfinie et coordonne leurs inépuisables fantaisies. L’art des Bohémiens n’est ni une science qu’on puisse apprendre ni un métier qu’on enseigne par routine. Qu’est-ce donc ? « Un langage sublime, un chant mystique qui n’est entendu que des initiés. » Voilà pourquoi M. Liszt admire sincèrement l’art des Bohémiens.

La musique des Bohémiens, selon M. Liszt, renferme des intervalles et des rhythmes qui sont inconnus aux peuples civilisés de l’Europe. Leurs chants sont chargés d’un nombre considérable d’ornemens ou fioritures qui les rapprochent des chants arabes et indiquent une origine tout orientale. Cette observation est juste. Il paraît que la gamme du mode mineur, chez les Bohémiens, affecte la quarte augmentée, la sixte diminuée et la septième augmentée, ce qui ne constitue pas une gamme qui puisse servir de base à une harmonie régulière, mais une simple curiosité mélodique, ce qui est bien différent ; « Les musiciens saisiront, ajoute M. Liszt, combien cette triple modification dans les intervalles de la gamme mineure des Bohémiens doit susciter une harmonie différente de la nôtre. La popularité de la musique bohémienne étant un fait accompli on ne peut plus décréter à priori qu’elle n’est qu’une cacophonie. » On voit que M. Liszt est heureux de trouver chez les Bohémiens la justification de son système sur l’absence de toute règle en matière de combinaisons harmoniques.

Veut-on savoir maintenant quelle est la nature des rhythmes divers qui vivifient la musique des Bohémiens ? Je vais laisser parler M. Liszt sans me permettre la moindre altération. « Ces rhythmes sont flexibles comme les branches d’un saule pleureur qui ploient sous l’haleine du vent du soir ; ils ont pour règle de n’avoir point de règle ; ils passent du mouvement binaire au mouvement ternaire avec grâce ou énergie, selon l’exigence d’impressions tumultueuses ou assoupies, selon qu’ils peignent le ressac des passions, leur réveil turbulent, ou la mollesse de l’âme qui les laisse sommeiller en se couronnant elle-même de pavots et de froids nénufars. » Je voudrais bien continuer, mais les lecteurs de la Revue n’auraient pas ma patience.

« Les maîtres de l’art bohémien, dit encore M. Liszt, qui ne cesse de confondre la spontanéité d’un instinct plus ou moins heureux avec cet ensemble de règles et de principes transmissibles qui seuls constituent un art, les maîtres bohémiens sont ceux qui donnent un libre cours à tous leurs caprices, qui savent traduire leurs fantaisies en rhythmes syncopés comme une escarpolette, qui cadencent ses mouvemens (les mouvemens de la fantaisie) comme si elle allait mener la danse des astres, rhythmes qui répandent ses étincelles en gerbes de trilles, qui la changent en lutin espiègle dont les petites dents aiguës semblent mordiller l’oreille[1]… » Voilà ce que c’est que l’art des Bohémiens. Ce style de M. Liszt me rappelle un passage cité par Bossuet dans son beau livre sur les états d’oraison, dirigé contre les romantiques de l’église de son temps, qu’il a combattus avec une si haute et saine raison. « Que ferez-vous, s’écrie je ne sais plus quel mystique du XVIIe siècle, que ferez-vous, pauvre âme, pour abandonner cette vigne à laquelle vous êtes attachée sans la connaître ? Oh ! le maître y mettra lui-même de petits renards, c’est-à-dire ces défauts qui la ravagent, qui en abattent la fleur. » — « Voilà, ajoute Bossuet, comment ces spirituels bannissent les images et parlent la langue de l’Écriture. »

Les mélodies bohémiennes, comme tous les chants populaires d’origine orientale, ne peuvent être facilement dégagées des rhythmes étranges et irréguliers qui les parcourent, ni des nombreuses notes accessoires dont elles sont surchargées par la fantaisie de l’exécutant. Elles forment un tout original dont le charme disparaîtrait sous le scalpel de l’analyse. Ces mélodies sont divisées en deux parties : la première, d’un mouvement très lent, s’appelle lazza, d’un mot qui signifie lenteur, et qui peut se traduire par maestoso ; la seconde partie, qualifiée de frischka, est d’un mouvement plus rapide qui va en s’accélérant. L’orchestre des virtuoses bohémiens se compose de plusieurs instrumens dont le violon est la base. La zimbola, sorte de tablette en carré long munie de cordes métalliques qu’on frappe avec des baguettes, est un instrument d’origine orientale qui, avec le violon, joue le rôle principal dans le petit orchestre des Bohémiens. Les autres instrumens ne servent qu’à marquer le rhythme et à remplir l’harmonie. Les musiciens bohémiens n’ont aucune connaissance de la partie théorique de leur art. Ils n’ont jamais éprouvé le besoin de fixer leurs idées par la notation. Ce sont des improvisateurs populaires qui se transmettent de siècle en siècle et de génération en génération des types mélodiques restés invariables. Leur prétendu art musical ne se maintient que par une imitation servile des mêmes formules, sans aucune règle qui domine et dirige l’instinct. Il y avait autrefois une troupe de musiciens bohémiens dans chaque bourgade de la Hongrie. La plupart des grands seigneurs avaient à leurs gages de ces orchestres de Bohémiens qui se relayaient et se disputaient l’honneur de passer pour les plus habiles. Il paraît que cet état de choses n’existe plus, et que l’art des Bohémiens, comme dit M. Liszt,.est aussi en décadence. M. Liszt, qui est né en Hongrie et qui a été bercé dès l’enfance par ces mélodies bohémiennes dont il nous donne une si étrange définition, en a formé un recueil qu’il a publié en Allemagne. Nous avons eu le plaisir, l’hiver dernier, d’en entendre exécuter une sur le piano par M. de Bulow, gendre de M. Liszt. Nous avouerons même, à notre confusion, qu’à la brusquerie, à la crudité de certaines modulations que M. de Bulow fit surgir sous ses doigts habiles, nous avions cru y reconnaître l’art de M. Liszt, qui a beaucoup d’analogie avec l’art des Bohémiens. Nous sommes heureux d’avoir été dans l’erreur.

M. Liszt a une si grande défiance de la raison, de l’ordre, du goût, du sens commun, de tout principe qui pourrait contrarier l’essor de ses effluves poétiques, qu’il laisse échapper les meilleures occasions de dire quelque chose de sensé sur les faits qui lui sont le plus familiers. Il fait néanmoins cette judicieuse remarque sur les rhythmes si variés des mélodies bohémiennes ; « On ne saurait assez insister sur les rares beautés qui résultent de cette richesse de rhythmes nouveaux et de l’influence salutaire qu’elle pourrait exercer sur l’art européen. » Pourquoi M. Liszt n’a-t-il pas développé cette idée ? pourquoi n’a-t-il pas examiné les grandes œuvres de l’école moderne, celles de Beethoven, de Schubert, de Mendelssohn, de Chopin, et surtout de Weber ? Il aurait pu s’assurer que le caractère qui les distingue de celles des maîtres du XVIIIe siècle, Sébastien Bach excepté, c’est précisément cette variété de rhythmes inconnus avant eux, et dont ils semblent avoir puisé le germe dans les chants populaires. Weber en était tellement préoccupé que son Freyschütz n’est qu’un chant populaire développé par le génie et fécondé par l’art. Quel ouvrage intéressant eût pu écrire M. Liszt sur les œuvres de piano de l’école moderne, et particulièrement sur les compositions exquises de Chopin, en signalant ce que ce pianiste de génie a dû emprunter d’accens et de surprises rhythmiques aux danses et aux chants populaires de la Pologne ! Personne n’avait plus de titres pour entreprendre un pareil travail, si M. Liszt ne s’était mis dans la tête de se donner pour un prophète révélateur d’une foi nouvelle dans l’art. Pauvre M. Liszt ! Il n’a pas vieilli depuis vingt-cinq ans qu’il a commencé à jouer cette comédie avec son ami M. Berlioz ! Il est resté toujours le même : une nature généreuse et un grand enfant.

L’ouvrage que nous venons d’examiner est le pendant de celui qu’a publié M. Liszt, il y a quelques années, sur l’œuvre et la vie de Chopin. C’est une longue improvisation littéraire sur un thème mal défini, une divagation de trois cent quarante-huit pages remplies de lyrisme, de fioritures, de modulations imprévues et de rhythmes divers, qui a beaucoup d’analogie avec l’art des Bohémiens, une symphonie en prose sans idées, dont le style est exactement le même que celui des symphonies musicales de l’auteur, enfin une production digne de cette école du non-sens dont M. Liszt semble ambitionner les suffrages, et dont il serait inutile de s’occuper si elle ne s’attaquait aux principes les plus essentiels de l’art.

P. SCUDO.

ESSAIS ET NOTICES.

Du Droit criminel chez les Peuples modernes


On a quelquefois reproché à Joseph de Maistre[2], comme une maxime violente et cruelle, d’avoir dit que « la souveraineté et le châtiment sont les deux pôles sur lesquels roule la société humaine. » Ce reproche, dans ces termes, est, ce me semble, injuste. Sans doute la société a des bases plus profondes, et la souveraineté comme le châtiment ne sont que des moyens et des conditions de conservation sociale ; mais il n’en est pas moins vrai qu’à ce titre elles sont des nécessités de premier ordre, et le philosophe n’a voulu que formuler un fait patent et universel. Qui oserait, ne fût-ce que pour quelques jours, supprimer l’une ou l’autre ?

L’acte du châtiment en particulier n’existe-t-il pas déjà dans la conscience humaine à l’état d’instinct ? et n’y a-t-il pas un sentiment du droit pénal qui en précède l’idée ? Dans l’homme rapproché de la nature, dans l’enfant dont l’éducation n’a point modifié les sentimens natifs et soudains, l’injure reçue ne provoque-t-elle pas à l’instant même un fait de réaction qui, sous cette forme primitive et individuelle, s’appelle vengeance ? Si l’homme maltraité est assez fort, il réagit par le talion. Si sa faiblesse le porte à la fuite ou aux larmes, il réclame d’autrui, comme un droit qui lui appartient, la punition de son ennemi. Ce n’est pas par prévoyance et pour lui inspirer plus de crainte à l’avenir, ni par esprit pédagogique, pour le corriger de son vice : ce sont là des idées modernes ; c’est pour rendre le mal au mal, sans calcul, sans réflexion. Le sentiment de la justice et l’idée du châtiment éclatent tout à coup et ensemble ; c’est peut-être le premier dégagement, la première apparition claire et distincte qui se fasse dans l’esprit humain de l’idée du juste et de l’injuste. Il y a plus : le châtiment suppose la responsabilité ; la responsabilité suppose la liberté. C’est donc aussi le dogme du libre arbitre qui se révèle ainsi dans ce fait, le plus simple, le plus primitif, le plus commun qu’il soit possible d’imaginer. Ce dogme se montre, il est vrai, avec plus de clarté, dans une société plus avancée, par la réaction de la volonté sur elle-même, par l’empire de l’âme sur les passions, par le sacrifice de soi : là est son triomphe ; mais il n’en est pas moins impliqué tout entier dans ce premier soulèvement de la conscience qui, sous le coup de l’injustice, se réalise aussitôt par le châtiment, qu’il soit spontanément infligé par le fort, ou réclamé d’un pouvoir supérieur par le faible.

Si donc on pouvait assister aux premiers efforts d’un troupeau humain entièrement dégradé jusqu’à l’état de nature, et cherchant à remonter vers l’état de société, on verrait le droit criminel s’y former peu à peu, à partir de ce premier élément brut de la vengeance individuelle, et s’élever de là, par une lente ascension, vers l’organisation d’une justice supérieure et impartiale. Sans doute l’histoire ne nous dit rien d’authentique de cet état de dégradation complète qui n’a probablement existé nulle part ; ce n’est que dans l’état sauvage et dans la barbarie qui s’en rapprochent, quoique de bien loin encore, qu’on peut suivre jusqu’à un certain point la trace de ce droit criminel pris à la source la plus éloignée, et de ses premiers développemens ; c’en est assez cependant pour en faire, comme question d’origine, un objet d’étude de la plus haute importance. Les questions d’origine étant, pour la recherche philosophique, les plus attachantes et les plus instructives, parce qu’elles étudient l’homme se débrouillant, sortant du vague de ses premières pensées, exerçant sa force vitale, et s’agrandissant dans la nature, nous extrairons du livre de M. Albert du Boys, où nous trouvons beaucoup de rapprochemens des législations les plus diverses, quelques faits et quelques idées qui témoignent de ces commencemens grossiers du droit criminel chez les peuples modernes au sortir de leur époque barbare.

Ce qui nous est resté de leurs législations élémentaires et des traditions qui suppléent aux lois en manifestant les coutumes conserve encore de nombreuses attestations du droit de vengeance personnelle, droit originel et absolu, que les juridictions ne font que modifier d’abord et ne suppriment que fort tard. « Si un homme en tue un autre, et que l’héritier de la victime, arrivant sur ces entrefaites, attaque le meurtrier et l’étende gisant à côté de la victime, il n’y aura là qu’un homme gisant à côté d’un autre homme ; » c’est une disposition des lois de l’Ost-Gothland. « Si un homme a été blessé, disent les Gragas islandaises, il peut se venger, jusqu’à la prochaine assemblée générale, de celui qui lui a fait cette blessure. » Mais il ne fallait pas attendre l’assemblée pour punir sur place et par la mort certaines insultes qui exprimaient des vices lâches et infâmes. « L’homicide pour ce fait est permis, dit la loi, aussi longtemps que pour l’attentat à l’honneur des femmes. » Les conditions de temps variaient selon les cas. a L’homme peut se venger d’une blessure tant que la cicatrice n’est pas fermée ; mais pour de petits coups qui ne laissent point de traces, et qui ne deviennent ni bleus, ni bruns, ni enflés, ils ne peuvent être vengés qu’au lieu et place et sans retard. » Les dieux mêmes passaient pour venir quelquefois en aide à ceux qui avaient bonne intention de se venger. On trouve dans la seconde Edda qu’un aveugle de naissance, nommé Asmundr, s’en vint au tribunal suprême demander satisfaction à Litingr, meurtrier de son père. « Litingr la lui refuse. « Si je n’étais pas aveugle, s’écrie Asmundr, je saurais bien me venger. » Il rentre dans sa tente, et tout à coup ses yeux s’ouvrent à la lumière. « Que Dieu soit loué ! s’écrie-t-il, je vois ce qu’il veut de moi. » Il saisit une hache, se précipite sur son ennemi, et le tue. Un instant après, ses yeux se referment de nouveau, et il reste aveugle. » Les lois germaniques, en général plus avancées, admettent néanmoins aussi cette sorte de vengeance soudaine et directe : « Qu’il tombe maudit et invengé, et qu’il n’y ait lieu à aucune punition, soit qu’on le blesse, soit qu’on le tue ! »

Mais déjà, dès ces premiers temps, la justice sociale s’exerçait jusqu’à un certain point, par une vague influence de l’opinion, par l’approbation ou la désapprobation publique, par quelques formalités prescrites ou que la coutume avait établies peu à peu. Par exemple, aucune vengeance ne devait se pratiquer en secret, et si elle avait eu lieu à l’écart, il fallait mettre le public en état d’en juger. « Si quelqu’un trouve un homme chez une des femmes de sa famille, dit une loi d’Hakon, roi de Norvège, il peut le tuer, s’il le veut ; mais il doit ensuite raconter le fait et en dire la cause au premier homme qu’il rencontrera. Alors il attendra un certain temps que l’héritier du mort fasse lui-même circuler aux environs la flèche par laquelle le tribunal est convoqué pour connaître de l’homicide ; si l’héritier ne le fait pas, il le fera lui-même. » De même en Germanie : la loi des Bavarois veut que quiconque a tué légitimement un effracteur ou un voleur le révèle aux voisins de la manière usitée ; d’après la loi ripuaire, le meurtrier doit veiller près du cadavre de sa victime, ou être en mesure de le produire pendant un certain nombre de jours. Au reste, en beaucoup de cas la vengeance n’était pas seulement un droit, elle était un devoir. « Au moment où Bardr allait s’asseoir sur le siège de son frère Hallr, tué depuis quelque temps, sa mère lui donna un soufflet et lui défendit de s’y asseoir jusqu’à ce qu’il eût vengé son frère ; mais comme la vengeance traînait en longueur, elle lui servit, ainsi qu’à son second frère, des pierres au lieu d’alimens. — Vous ne valez pas davantage et ne méritez pas mieux, leur dit-elle, puisque vous ne vengez pas la mort de votre frère, et que vous entachez votre race d’infamie. » On voit ici combien les lois étaient conformes aux mœurs et faites par elles : il fallait de telles coutumes à des caractères de cette trempe.

On peut déjà reconnaître dans ces faits primitifs les caractères instinctifs, originaires, de la vengeance, très différens de ceux qu’elle porte aujourd’hui. Elle était la loi même, elle était l’explosion naturelle du sentiment de la responsabilité qui est dans la conscience humaine, comme conséquence directe ou induction intuitive du libre arbitre : fait psychologique très important, et dont la philosophie pourrait tirer un grand parti dans la question de la liberté. On y voit cette responsabilité infligée et subie, active et passive, reconnue par le coupable autant qu’affirmée par le vengeur. Souvent en effet, dans les plus anciennes traditions, le coupable prend pour juge la partie offensée elle-même, et accepte sa décision, si sévère qu’elle soit. Cela s’appelle, chez les Scandinaves, la siaelf-daemi, le jugement de soi-même. « C’était là, dit M. du Boys, selon les idées du temps, la plus grande marque d’honneur qu’on pût donner à un ennemi, et celui-ci répondait souvent à cet acte d’abandon et de confiance par la magnanimité et le pardon. » Ainsi la vengeance, quoique encore individuelle, n’était pas, dans son principe, ce que nous entendons aujourd’hui en morale par ce mot ; elle n’était pas l’effet de la passion pure ni de la fureur arbitraire, elle portait avec soi dès l’origine la règle, l’idée du droit, à un degré quelconque. Commandée par la famille, soumise au contrôle de l’opinion par le devoir de la publicité, sanctionnée par la religion, elle était la première manifestation du droit pénal, et en quelque sorte un premier élément, un premier germe de juridiction.

Il était pourtant défendu de dépasser une certaine mesure dans l’exercice de la vengeance ; ainsi, dans la nouvelle législation de Gulathing, il est établi que sans doute un offensé a le droit de se venger lui-même, mais que, si la vengeance dépasse l’offense, il doit donner des dédommagemens pour cet excédant, suivant l’appréciation des prud’hommes. On voit ici, dans une loi comparativement récente, l’ancien principe vivant encore quand le nouveau commence à le limiter, et le passage de l’un à l’autre, du droit individuel au droit social. L’usage du wehrgeld ou de la composition pécuniaire, si fameux dans les lois germaniques, fut encore un progrès dans cette voie. Dans le principe, il ne fut probablement que l’expression d’une transaction obtenue par des médiateurs officieux, un contrat plutôt qu’un arrêt, une sorte d’indemnité, et à ce titre, les âmes les plus hautes le repoussaient quelquefois. Thorstein le Blanc avait un fils unique, qui fut tué par vengeance, le meurtrier fit offrir une composition en argent ; mais le père répondit : « Je ne veux pas porter mon fils mort dans ma bourse. » Quelque temps après, le meurtrier vint se mettre à la discrétion du noble vieillard, qui lui fit grâce de la vie. Néanmoins, comme l’indemnité attribuée au lésé était en même temps une expiation pour le coupable, comme en l’humiliant elle le réhabilitait, la composition apparut sous un aspect plus noble ; à la fin, elle prévalut, et devint la base de tout un système de pénalité. De là de nouvelles coutumes encore pour régulariser le nouveau système : fixation du taux, proportion de la peine au délit, considération des personnes et des circonstances. La pénalité devenait plus flexible, plus appropriée et plus juste ; par cela seul elle sortait en pratique du domaine de l’individualité pour entrer dans les attributions d’un pouvoir public plus ou moins complet. Le wehrgeld devient ensuite obligatoire, et il tend à disparaître à mesure que la justice instituée arrive à établir une pénalité plus protectrice des faibles et plus efficace pour tous. Il disparaît en même temps que la solidarité des familles ; l’un et l’autre étaient des expédiens propres à des mœurs encore violentes, et qui ne supportaient l’ordre que dans une certaine mesure ; l’autorité, mieux constituée et plus générale, rétablit en même temps la responsabilité personnelle et une pénalité aussi sérieuse pour le riche que pour le pauvre.

Par ces divers progrès, nous voici arrivés à la paix publique (paix ou trêve de Dieu, paix ou trêve du roi, etc.), qui au moyen âge exprimait surtout les efforts vers la concentration de la juridiction criminelle. Le contrat intervenu entre l’offenseur et l’offensé avait eu nécessairement pour conséquence une trêve ou paix, qui éteignait pu assoupissait leurs colères : trygd chez les Scandinaves, treuga chez les Germains ; mais pour généraliser cette paix et en faire la paix sociale, ou, comme l’on dit aujourd’hui, l’ordre public, il fallait une institution qui eût l’esprit de paix et qui sût le répandre. C’est ce que fit partout la religion incorporée dans un sacerdoce. Dès les temps les plus obscurs, on trouve partout le germe de ces institutions religieuses, qui, sous le nom plus récent de trêve de Dieu, prirent une si grande extension et atteignirent de si heureux résultats jusqu’aux derniers siècles du moyen âge chrétien. C’est à cette paix sociale que présidait la déesse Nerthus des Germains du nord, dont Tacite a décrit en quelques lignes si pleines et si colorées la fête annuelle. Lorsque sur son char mystérieux on la promenait dans la contrée, la trêve était établie par le fait. « Elle apaise toute inimitié par sa présence, dit l’historien romain ; devant elle, tout combat cesse, tout glaive rentre dans le fourreau ; chacun ne connaît plus, ne célèbre plus que le repos et la paix. » Le christianisme s’empressa de s’emparer de ce sentiment, déjà si développé. Les Scandinaves nommèrent la paix « consécration de l’homme, manhaelgi ; » l’homme devenait inviolable. Sous cette influence bienfaisante, la miséricorde et la prière acquéraient des droits vis-à-vis de la force. « Si le meurtrier, dit la loi islandaise, se faisant assister de témoins, avait demandé la paix avant le troisième jour écoulé depuis le meurtre, soit au fils, soit au petit-fils de la victime, ceux-ci ne pouvaient pas lui refuser une paix ainsi demandée d’une manière légale. » La manhaelgi consacrait même les objets confiés à la foi publique et les propriétés, tels que les charrues, moulins, sorte de législation religieuse qu’on retrouve chez les peuples les plus barbares, chez ceux de I’Océanie par exemple, où la sanctification du tabou protège contre le pillage les instrumens de culture, les blés jusqu’à la moisson, les fruits jusqu’à la maturité. Le propre de cette nouvelle juridiction toute morale, c’est de suivre le coupable partout où il est ; il porte la pénalité sur sa tête, parce que c’est la Divinité même qui la lui impose : de là l’excommunication usitée également partout. « S’il se trouve, dit une loi Scandinave, quelqu’un d’assez insensé pour porter atteinte à un accommodement conclu ou pour commettre un meurtre après avoir juré la paix, qu’il soit proscrit et marqué de l’anathème céleste, partout où les hommes poursuivent le loup, où les chrétiens visitent les églises, où les païens font des sacrifices, où les mères donnent le jour à des enfans et où les enfans appellent leurs mères, partout où le feu brûle, où le Finnois patine, où le sapin croît, et où le faucon vole aux jours du printemps, quand le vent vient enfler ses deux ailes et l’emporter dans les airs. » C’est ainsi que le droit en naissant reçoit de la religion la force, l’universalité, même la poésie ; celle-ci en grave les austères prescriptions dans la profondeur des consciences naïves en ces temps où la coaction extérieure serait trop insuffisante.

Tels sont les principaux élémens du progrès de la justice criminelle que nous révèlent les trop rare monument de l’histoire, et qui semblent avoir eu le même cours chez tous les peuples. C’est d’abord le sentiment de la responsabilité morale, forme pratique du libre arbitre donné à l’homme ; c’est ensuite la solidarité de la famille qui est celle de la société même, et qui nécessairement exige une règle pour son exercice et engendre la loi ; puis vient la médiation entre les familles, qui prépare une juridiction supérieure ; enfin l’autorité religieuse, qui résume un premier progrès et les généralise tous, et qui fonde et fait accepter la justice sociale. Ces élémens ne se présentent point successivement et en manière de découvertes ou de déductions, comme nous sommes obligés de les présenter dans l’analyse ; ils coexistent dès l’origine, seulement les uns se développent aux dépens des autres, selon les temps, le degré et la mesure d’ordre que la société possède, selon ses progrès ou ses mouvemens rétrogrades. La société chrétienne en a vu très clairement l’agitation et la lutte dans la période barbare ; après Charlemagne, qui tenta une transformation prématurée, ils se trouvèrent engagés dans l’organisation féodale et entraînés dès lors dans le mouvement d’amélioration que l’église et la royauté exerçaient sur elle. L’œuvre fut longue et difficile, comme toutes celles qui exigent un changement profond dans les idées. Longtemps encore la vengeance s’exerça par les guerres privées ; elle acquit même sous cette nouvelle forme une plus grande puissance, mais elle ne prévalut point complètement. La civilisation avait pris pied définitivement dans le monde moderne ; l’état était créé du moins, et remplaçait l’établissement de conquête ; on n’était plus même jugé selon la loi de sa race, mais selon une loi commune dans son principe, quoique variable encore par la diversité des coutumes. Tout dépendait dès lors d’un mouvement qui avait triomphé dans toute l’Europe, et qui fut la civilisation moderne.

Dans les deux premiers volumes publiés de cette Histoire du Droit criminel des Peuples modernes, M. du Boys a poussé cette savante et laborieuse étude jusque vers la fin du moyen âge. Pour l’étude de l’histoire sociale, que nous avons seule envisagée, il nous a paru qu’on y trouverait beaucoup de secours. M. du Boys a profité des nombreux travaux qui, en France et en Allemagne, ont débrouillé les obscurités de ces origines ; Grimm, Warnkœnig, Stein, Wilda, Pardessus, Laboulaye, Laferrière et beaucoup d’autres ont été mis à contribution. Il a principalement eu en vue l’Europe occidentale, et surtout la France ; mais il n’a point négligé les peuples slaves ni la législation musulmane, et s’est attaché à faire ressortir partout ces analogies qui attestent l’unité du principe dans chaque développement humain. En somme, on voit dans ces deux premiers volumes le droit pénal et la juridiction criminelle, ces deux grands et terribles instrumens de la sécurité publique et de la liberté individuelle, sortir de leur état élémentaire encore visible dans les lois barbares, se modifier par le passage de la vie nomade et guerrière à la vie sédentaire et propriétaire, s’adoucir et arriver à des principes rationnels et progressifs par l’influence du christianisme et des canons pénitentiaires de l’église, et passer ensuite à cet état d’élaboration régulière et continue d’où est sorti plus tard, par la centralisation du pouvoir et les transformations de la jurisprudence, un système désormais fondé sur la raison seule, et jusqu’à un certain point perfectible comme la société même.


LOUIS BINAUT.


V. DE MARS.


  1. Page 229.
  2. Histoire du Droit criminel des Peuples modernes, considéré dans ses rapports avec les progrès de la civilisation depuis la chute de l’empire romain, par M. Albert du Boys, ancien magistrat ; tomes I et II, chez Auguste Durand.