Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1866

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Chronique n° 823
31 juillet 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 juillet 1866.

Une femme d’esprit écrivait, il y a cent ans, qu’on enrageait en France avec urbanité. Essayons de faire encore comme on faisait chez nous il y a cent ans. Restons polis en étant fâchés. Tâchons d’exprimer sans violence et sans amertume le chagrin qu’inspire au patriotisme français la révolution à la fois artificielle et fortuite qu’on laisse gratuitement s’accomplir au centre de l’Europe.

Les dernières révolutions en France ont été remarquables par leur rapidité : trois fois de suite, en 1830, en 1848, en 1851, trois journées ont suffi pour changer la forme de notre gouvernement. Les guerres de notre temps produisent leurs effets avec une promptitude égale. Les guerres de sept jours ont remplacé les guerres de sept ans. Deux semaines d’opérations actives décident du sort des états. Il n’en a point fallu davantage à la Prusse pour changer les destinées de l’Allemagne et en prendre la direction suprême. Depuis le jour où a été prononcé le discours d’Auxerre, depuis le jour où a été écrite la lettre à M. Drouyn de Lhuys, ne dirait-on pas qu’il s’est écoulé un siècle? Là surtout est la cause de la stupéfaction dont la France est aujourd’hui frappée. Nous sentons qu’un changement profond s’est accompli dans notre situation sans que nous ayons nous-mêmes changé de place, fait aucun mouvement. Nous nous étions figuré que, s’il restait quelque chose encore des traités de 1815, ce débris allait être balayé à notre avantage, et nous nous réveillons en face d’une Prusse maîtresse de l’Allemagne, devant un état de choses qui eût mis le comble à nos malheurs et à notre désespoir, s’il se fût réalisé en 1815. Tout est étrange, inexplicable dans ce coup de théâtre. En le voyant accompli, on est frappé à la fois d’étonnement et d’anxiété. On se met vainement l’esprit à la torture pour en saisir les causes dans le passé et pour en calculer les conséquences dans l’avenir. La curiosité qui voudrait interroger le passé sur les causes des événemens dont nous voyons les premiers effets ne peut malheureusement être satisfaite encore; quant à la recherche des conséquences du nouvel ordre de choses germaniques, c’est un devoir que la nécessité impose d’urgence au patriotisme français.

Nos successeurs dans la vie auront à lire un chapitre bien piquant d’histoire diplomatique le jour où ils connaîtront par le menu le travail qui a préparé la transformation de l’Allemagne à laquelle nous assistons. Rien dans ce travail, on peut déjà s’en apercevoir, n’a été naturel, tout a été arbitraire et factice. Il n’y a point là le résultat d’un de ces courans d’événemens qui courbent les volontés humaines avec une nécessité irrésistible. Tout a été prémédité, voulu, fait de main d’homme, et tout cependant a été rempli de contradictions, d’incohérences, de reviremens et de surprises. Ce mouvement et ces manœuvres secrètes ont eu pour point de départ, il y a trois ou quatre ans, la controverse de la question polonaise et l’affaire des duchés de l’Elbe. Le héros de cette épopée est M. de Bismark. Il débuta dans la question polonaise d’une façon qui ne rendait guère vraisemblables les faveurs qu’il devait si tôt obtenir de la politique française et de la presse pseudo-libérale et pseudo-démocratique de notre pays. Dès l’explosion des troubles de Pologne, M. de Bismark mit toute l’influence de la Prusse au service de la Russie : la France se crut obligée alors de montrer un peu les dents à la cour de Berlin; quant à M. de Bismark, il conserva tant d’aplomb et de dextérité, qu’il put, au dernier acte de la négociation polonaise, séparer l’Angleterre de la France en rendant lord Russell victime d’une mystification mémorable. Aussitôt après vint l’affaire des duchés de l’Elbe. Les clairvoyans comprirent tout de suite le rôle que la politique prussienne allait jouer dans ce différend; les états secondaires avaient beau s’agiter, ces pauvres MM. de Beust et de Pfordten avaient beau se démener et se pavaner, l’Autriche eut beau espérer qu’elle refrénerait la Prusse en s’associant à elle : il était visible que tout le bénéfice des usurpations violentes accomplies contre le Danemark reviendrait finalement à la cour de Berlin. Ce fut en ce moment que la politique française commença de prendre des airs de mystérieuse profondeur. Les engagemens passés et la tendance séculaire de la France semblaient nous tracer notre marche: c’est la mission historique de la France de protéger les faibles. Un traité signé par nous, un traité qui était non de 1815, mais du régime actuel, avait donné aux droits du Danemark la sanction de la France; à soutenir la cause danoise, nous étions assurés du vif et énergique concours de l’Angleterre. Une action commune de la France et de l’Angleterre eût suffi, suivant toute vraisemblance, sans aucun recours aux armes, pour amener une solution équitable de la question des duchés; au besoin, avec l’alliance de l’Angleterre et celle de l’Autriche, on eût pu soutenir une guerre honnête et utile qui eût affermi notre sécurité en Allemagne, et peut-être nous eût conduit à la frontière rhénane. Cette politique si naturellement française ne fut point suivie. On prit avec des airs profonds le parti de laisser faire. Les Austro-Prussiens écrasèrent le Danemark. Lord Russell se consola dans la chambre des lords en accusant positivement de mensonge le ministre prussien; quant à la politique française, elle parut se laisser enguirlander par les coquetteries publiques de M. de Bismark : les Biarritz de M. de Bismark copièrent le Plombières de M. de Cavour. Autriche et Prusse se chamaillent à propos des duchés, puis se calment un moment avec le replâtrage de Gastein. Un instant alors tout est pacifique. On parle de désarmement; nous faisons notre petite réduction des cadres; l’Italie ne songe qu’à établir son équilibre financier; au commencement de cette année, le général La Marmora prépare sur le budget de la guerre des économies dont la réalisation lui eût fait plus d’honneur que la bataille de Custozza... Mais février arrive; M. de Bismark se démasque enfin; il propose à l’Autriche des arrangemens touchant les duchés qui ne sont point accueillis à Vienne, C’est alors que le général La Marmora fut dissuadé de poursuivre son plan de réduction de l’armée italienne. Alors se présenta l’idée d’une alliance de la Prusse et de l’Italie et de la guerre, à deux contre l’Autriche. Voilà le point intéressant de l’action qui demeure obscur pour nous, et dont les mémoires et les correspondances du temps porteront la connaissance à l’avenir : nous connaissons bien aujourd’hui les mémoires et la correspondance de la diplomatie secrète de Louis XV ! Il est impossible que l’alliance de la Prusse et de l’Italie ait été conclue sans que le cabinet des Tuileries ait été consulté, sollicité ou averti par les cabinets de Berlin et de Turin. Des voyages et des séjours aux lieux où se prenaient les résolutions décisives ont été accomplis devant le public. Là est pour nous le mystère; de là viendront pour l’avenir les révélations curieuses. Ne sera-t-il pas intéressant en effet d’apprendre un jour l’ordre d’idées, les considérations, les vues qui ont déterminé la France à consentir à l’alliance de l’Italie avec la Prusse, de découvrir quelles perspectives la politique française avait mesurées, quelle limite elle entendait poser à l’œuvre belliqueuse et aux conséquences de l’alliance, quels avantages directs ou indirects elle en espérait pour notre pays lui-même? Il sera donné à l’avenir de démêler ces ressorts cachés et ces bricoles embrouillées. Tout au contraire y est pour nous trouble et incertain, car, au point où nous en sommes du spectacle de cette pêche savante et préparée de si loin, il ne nous est donné encore d’apercevoir au fond de nos filets que l’agrandissement de la Prusse et l’ingratitude de l’Italie.

En tout cas, la guerre qui finit a eu des révélations foudroyantes qui suffisent à l’instruction et aux préoccupations du présent. A nos yeux, le premier enseignement qui ressort de cette guerre, c’est que la constitution qui va être donnée à l’Allemagne sous la domination de la Prusse sera le produit d’un acte de violence, et n’est point le développement naturel et logique de la civilisation allemande. Il ne faut point nous laisser fasciner et aveugler par la brutalité des faits : ce qui se passe en ce moment en Allemagne est le résultat du concours de certaines circonstances très heureuses pour la Prusse, très habilement et très hardiment mises à profit par son premier ministre; mais, parmi ces circonstances, les plus importantes ont été accidentelles, n’ont rien eu de nécessaire et ne sont point nées des tendances naturelles et de la volonté des peuples allemands. Avant les violentes surprises créées par la guerre, il était manifeste que la majorité des populations germaniques était opposée aux prétentions et aux entreprises prussiennes. Avant les violences du succès, il était donc possible de concevoir et de favoriser un développement de l’Allemagne différent de celui que la Prusse aujourd’hui veut lui imposer à son profit. Nous n’éprouvons aucune antipathie absurde contre la nation prussienne, et nous savons reconnaître les qualités excellentes de l’organisation gouvernementale et militaire de la Prusse. Il n’en est pas moins incontestable que la Prusse doit son triomphe présent en très grande partie à des causes fortuites et étrangères à sa constitution intérieure. Il lui a fallu pour réussir avoir une supériorité d’armement qui ne peut être que temporaire. Pour lui donner l’audace d’entreprendre la révolution qu’elle opère, elle a eu besoin d’une alliance étrangère, celle de l’Italie. L’Italie n’a point gagné de batailles; mais à l’heure décisive elle a occupé cent cinquante mille Autrichiens, qui, s’ils eussent été sur l’Elbe, auraient sans doute changé la fortune des armes. Sans l’alliance de l’Italie, il est certain que la Prusse n’eût pas osé tenter son duel avec l’Autriche. Cette alliance entraînait d’ailleurs des avantages indirects considérables. — Personne en Europe n’ayant supposé que l’Italie pût s’unir à la Prusse sans l’assentiment et contre le vœu de la France, la Prusse, soutenue par cette alliance, avait pour elle la présomption favorable de l’influence française. L’intérêt italien était une chaîne sympathique qui neutralisait la France ou l’entraînait. L’alliance une fois établie avec notre consentement, nous ne pouvions plus en combattre les effets et les tendances sans commettre le contre-sens d’entrer en hostilité contre l’Italie. La Prusse a eu l’immense profit des compromissions de la France envers l’Italie et de cette attitude qui a été peu exactement nommée une neutralité attentive. Et voyez jusqu’où nous a conduits cette étrange solidarité ! Elle nous a endormis dans une inaction qu’on peut dire sans précédons. Nous avons affronté le danger de voir un million d’hommes combattre en Allemagne sans avoir une armée d’observation sur notre frontière, en courant la chance de laisser s’accomplir sur le Rhin des actes qui pouvaient compromettre nos intérêts, et que nous n’aurions pu prévenir ni réprimer par une action immédiate. Que la politique prussienne comprenne donc bien le caractère accidentel de son triomphe et les chances inespérées et uniques, il faut le souhaiter pour l’avenir de la France, dont il lui a été donné de profiter. Son œuvre n’est pas le développement naturel et vraiment national de la race allemande ; elle a triomphé de l’Allemagne grâce à une alliance étrangère doublée de l’inaction complaisante de la France.

Il y a dans un écrit de la jeunesse de Frédéric II une exclamation qui prend un son perçant et ironique dans l’écho des événemens présens : le jeune prince, étudiant la situation de l’Europe, déplorait la médiocrité d’esprit des hommes d’état qui eussent dû être, suivant lui, les adversaires de la France. « En quoi la France a un avantage infiniment grand, s’écriait-il, c’est qu’elle n’a presque personne en tête dont la profondeur d’esprit, la hardiesse et l’habileté puissent lui être dangereuses ; à cet égard, elle acquiert moins de gloire que n’en acquirent les Henri IV et les Louis XIV. Que dirait Richelieu, que dirait Mazarin, s’ils ressuscitaient de nos jours? Ils seraient fort étonnés de ne plus trouver de Philippe III et IV d’Espagne, plus de Cromwell et de roi Guillaume en Angleterre, plus de prince d’Orange en Hollande, plus d’empereur Ferdinand en Allemagne et presque plus de vrais Allemands dans le saint-empire, plus d’Innocent XI à Rome, plus de Tilly, plus de Montecuculli, de Marlborough, d’Eugène à la tête des armées ennemies; de voir enfin un abâtardissement si général parmi tous ceux à qui est confiée la destinée des hommes dans la paix et à la guerre, qu’ils ne s’étonneraient point qu’on pût vaincre et tromper les successeurs de ces grands hommes. » Que dirait le grand Frédéric, pourrions-nous répéter à notre tour, s’il ressuscitait aujourd’hui? N’aurait-il pas le droit de se réjouir en voyant l’avantage qu’il attribuait, il y a plus d’un siècle, à la France maintenant possédé par le pays à qui il a donné la solide trempe de son génie? En mettant de côté les accidens excentriques de l’alliance italienne et de l’inaction française, combien de causes de succès la Prusse n’a-t-elle pas trouvées dans l’organisation rétrograde et dans l’incapacité de ses adversaires en Allemagne!

C’était beaucoup sans doute d’avoir le concours de l’Italie et de pouvoir compter sur l’abstention de la France; malgré cela pourtant, la Prusse n’eût point vaincu, si les forces de ses adversaires se fussent appuyées sur une meilleure organisation politique, et eussent obéi à une direction prévoyante et active. Si les troupes fédérales et les troupes autrichiennes eussent été prêtes en même temps et eussent agi de concert, la lutte entre l’Allemagne fédérale et la Prusse n’eût point été inégale. De même que le soldat autrichien, le soldat fédéral allemand s’est montré brave et capable de tenir tête à l’ennemi. Toutes ces ressources ont été perdues parce qu’elles ont été puérilement et cruellement gaspillées par les gouvernemens d’ancien régime superposés à de viriles et honnêtes populations. C’est surtout l’Autriche qui a porté la peine du mauvais gouvernement laissé à l’arbitraire d’un seul et aux caprices frivoles de ces influences de cour, parasites naturels du pouvoir d’un seul. On vient de voir en Autriche ce qui arrive aux peuples livrés au pouvoir despotique. L’infaillibilité supposée du souverain ne produit que des fautes; quand les omnipotens n’ont pas de génie, on dirait que le pouvoir n’est pour eux qu’une occasion de commettre des erreurs et d’encourir des revers; aucune pensée prévoyante, aucune initiative forte et continue ne peut sortir de l’atmosphère de courtisans indolens ou étourdis ou frivoles qui les entoure. Un jour vient où l’on se réveille de l’infatuation au fond des abîmes. C’est ce qui arrive à l’Autriche, absolument désemparée par la perte d’une bataille. Les fautes politiques de l’Autriche ont été dans ces circonstances plus graves et plus funestes que ses fautes militaires: celles-là ont été la cause de celles-ci. On ne peut se figurer que cette vieille chancellerie aulique n’ait pas mieux connu son Allemagne fédérale, qu’elle n’ait pas pourvu à la levée et à la réunion opportune des troupes de ses alliés, qu’elle ait même compté sur le concours efficace des contingens fédéraux, que du moment où elle voulait affronter la guerre avec la Prusse, elle n’ait point été décidée à opposer à ses ennemis des forces égales, qu’elle ait laissé croire à une armée de huit cent mille hommes, qu’elle y ait cru elle-même peut-être, lorsqu’elle n’en a montré que cent cinquante mille en Italie et moins de trois cent mille en Bohême. Ce terrible coup réveillera-t-il enfin l’Autriche? La cour de Vienne comprendra-t-elle qu’il n’y a point de salut pour les états européens en dehors des idées modernes, c’est-à-dire des libres institutions populaires et des organisations administratives positives et strictement contrôlées? Se résoudra-t-elle à réaliser un accord définitif avec les nations diverses qu’elle est appelée à régir et à donner enfin à ces peuples satisfaits des garanties collectives? Se rejettera-t-elle au contraire, poussée d’une frayeur à l’autre, dans les tristes réactions absolutistes? Si par malheur ce dernier parti est celui qu’elle adopte, c’est alors en effet qu’on pourra dire, au milieu des faciles gaîtés et des derniers étourdissements de la vie de Vienne, que la fin de l’Autriche est proche.

Nous n’avons point ici à reproduire l’analyse des préliminaires signés à Nikolsburg et déjà publiée, peut-être inexactement, par les journaux de tous les pays. On peut, quoi qu’il arrive à propos des détails, considérer comme établis les traits généraux de la future paix. Ce qu’on en connaît peut déjà donner lieu à deux sortes d’interprétation. Les superficiels, les optimistes, ont de quoi louer tout à leur aise la modération du roi de Prusse; les esprits graves peuvent mesurer la nature du voisinage nouveau que la reconstitution de l’Allemagne va donner à la France. L’Allemagne prussienne, pour commencer, s’arrêtera au Mein; encore le roi de Prusse a-t-il trouvé le moyen de concilier avec l’autorité politique et militaire de sa couronne son respect pour le droit divin des vieilles souverainetés et ses bons et honnêtes sentimens pour les princes à qui il se croit obligé d’enlever les principaux attributs du pouvoir. Grâce aux idées et au caractère du bon roi Guillaume, nous allons avoir le spectacle d’une résurrection à laquelle l’Europe moderne ne s’était point attendue, nous verrons au centre de l’Europe un monarque entouré de princes grands vassaux. Ce sera pittoresque et chevaleresque. Les rois à qui la Prusse laissera leurs territoires, les grands-ducs, les ducs et les électeurs de la confédération allemande du nord seront des feudataires de la couronne de Prusse, ils conserveront l’administration intérieure de leurs états; leurs troupes seront commandées par la Prusse; les relations extérieures seront dirigées par Berlin. Voilà les effets de la modération du roi de Prusse, et il ne faut pas trop s’en plaindre, puisqu’ils amènent une combinaison piquante dans le carnaval humain, et entourent un roi suprême d’un cortège de princes vassaux à cette époque bizarre où la nation la plus avancée de la terre a pour chef un ancien tailleur.

Voilà pour la modération. À ce prix, dit-on, le loyal et excellent prince qui gouverne la Saxe, le vieux roi Jean, conservera sa couronne, et un succès que la diplomatie française obtint même après nos malheurs de 1815, le maintien de la Saxe, ne sera atténué qu’en partie. À ce prix encore, l’infortuné roi de Hanovre, ce guelfe aveugle égaré dans les troubles prosaïques du XIXe siècle, conservera peut-être quelques lambeaux de son royaume. La portée grave de la réorganisation de l’Allemagne, c’est l’établissement de la nouvelle confédération du nord qui, par quelques annexions importantes, reliera la Prusse orientale à la Prusse rhénane, et placera dès à présent plus de trente millions d’Allemands dans le cadre des institutions militaires prussiennes. La modération de la cour de Berlin est de simple forme, et ne correspond qu’à une transition qui ne sera point de longue durée.

On en peut dire autant de la générosité avec laquelle la Prusse, après avoir éconduit l’Autriche de la confédération, laisse les états du sud à eux-mêmes. Là aussi on ne fait qu’ouvrir une situation transitoire. Certes les Allemands du sud ont peu d’affection pour le système prussien : les brutalités exercées, au scandale du monde civilisé, par les généraux prussiens sur la ville de Francfort, n’annoncent pas non plus que le gouvernement prussien se pique de tendresse pour des populations compatriotes qu’il subjugue au nom de l’unité de race et de langue. Comment veut-on cependant que les Allemands du sud résistent longtemps à la sollicitation des intérêts économiques, à l’ambition instinctive d’appartenir à un des plus grands états de l’Europe, à cette force d’attraction que les grandes masses dans le monde politique comme dans le monde matériel exercent sur les corps faibles qui les entourent? Peut-on croire qu’un grand parlement existe de longs jours avant que les états du sud puissent supporter d’en être exclus, que la nouvelle Allemagne du nord puisse jouer un grand rôle dans les affaires européennes sans que les Allemands d’outre-Mein désirent s’associer à cette influence? Si on laisse s’établir et se consolider la nouvelle domination prussienne, il faut s’y résigner, il faut s’attendre à voir avant peu d’années quarante-cinq millions d’Allemands se réunir sous la direction d’un pouvoir inspiré de traditions hardies et servi par une administration savante dans une commune action politique et militaire.

Et c’est en moins d’un mois de guerre que s’est opéré un changement qui modifie si profondément la position relative de la France et sa sécurité extérieure, et l’on voudrait que la France, qui était si peu préparée à de semblables vicissitudes, ne fût point frappée, émue d’un tel résultat? Si les voix secrètes du patriotisme n’inspiraient point nos compatriotes, les dispositions témoignées par les peuples voisins devant ces événemens suffiraient pour nous avertir. Dès qu’elle a vu les victoires écrasantes de la Prusse, la presse anglaise, qui pourtant à l’origine avait jugé sévèrement la politique de M. de Bismark, s’est brusquement et unanimement retournée. L’Angleterre salue avec une exaltation joyeuse l’unité allemande; elle ne dissimule point le motif de sa satisfaction : elle déclare naïvement que maintenant la France n’est plus la seule grande puissance militaire du continent. Les Anglais ne perdent jamais grand temps à s’apitoyer sur les vaincus de l’histoire; les souvenirs d’alliance autrichienne sont relégués par eux dans les musées du passé; c’est à la Prusse jeune et vivante qu’ils font fête, à la Prusse qui, à côté et en face de la France, donne à l’Allemagne la force par l’unité. Le vieux lord Russell, qui semble porter dans l’opposition une aigreur chagrine, a battu des mains à la rénovation de l’Allemagne par la Prusse; il a oublié les accusations de mensonge qu’il avait lancées contre M. de Bismark; il excite les Allemands à l’unité; en même temps, dans un discours prononcé à l’inauguration du Cobden club, il envenimait contre nous les préjugés italiens et représentait la cession de la Vénétie à la France comme une insulte pour l’Italie!

Rien n’est plus éloigné de nos sentimens et de nos idées que de professer une jalousie haineuse contre les autres peuples, de regarder avec envie leurs progrès, leurs succès, leurs agrandissemens justes et naturels, de prétendre subordonner arbitrairement leurs aspirations et leurs mouvemens à une vue égoïste des intérêts français. Entre peuples qui se possèdent et se gouvernent eux-mêmes, il ne devrait pas y avoir d’ombrages sur les questions de puissance relative. C’est peut-être une illusion du genre de celles que les récentes années ont dissipées : cependant nous nous y attachons encore, nous ne pouvons croire, à l’époque où nous vivons, au mauvais vouloir mutuel des grandes nations; mais nous n’avons point, dans les gouvernemens qui les mènent trop souvent malgré eux, la confiance que nous plaçons dans les peuples. Suivant que le niveau des institutions libérales monte ou baisse au sein de chaque peuple, varient les degrés de la sécurité internationale. Si l’Allemagne avait les institutions des États-Unis, son union naturelle, volontaire, traversée par tous les courans de la liberté, ne nous donnerait aucune inquiétude, ne provoquerait de notre part aucune protestation, et n’exciterait en nous qu’un élan d’émulation généreuse; mais une Allemagne conduite par un pouvoir d’allures césariennes, d’infatuation légitimiste, d’initiative personnelle et d’esprit militaire, ne peut laisser indifférens et insoucians en France que des patriotes infirmes. Nous ne pouvons pas vivre en sécurité sur la foi de la modération supposée d’un voisin trop puissant et trop armé d’autorité despotique. Il n’est pas permis ici d’ailleurs de nous paralyser et de nous enchaîner au nom du principe des nationalités. Ce serait garrotter la France jusqu’à l’étouffer que de la traiter en nation latine, et de vouloir, au nom de sa nationalité, la condamner à un perpétuel tête-à-tête avec l’Italie, l’Espagne et même le Mexique. La France, grâce à Dieu, n’est point assez latine pour cela ; elle doit au contraire ses meilleures conquêtes et la démonstration victorieuse de sa puissance d’assimilation sur les autres peuples à son perpétuel contact avec les tribus germaniques. Le grand Frédéric comprenait à merveille que la force d’expansion de la France était tournée du côté de l’Allemagne. « La France, disait-il, est bornée à l’occident par les monts Pyrénées, qui la séparent de l’Espagne et forment une espèce de barrière que la nature même a posée. L’Océan sert de borne au côté septentrional de la France, la mer Méditerranée et les Alpes au midi; mais du côté de l’orient elle n’a d’autres limites que celles de sa modération et de sa justice. L’Alsace et la Lorraine démembrées de l’empire ont reculé les bornes de la domination de la France jusqu’au Rhin. » Que ce côté unique, où, suivant Frédéric, nous ne fussions point étouffés par l’obstacle d’une barrière naturelle, soit fermé sur nous par la masse d’un état énorme, c’est un fait si contraire à toute notre existence nationale et à la constitution naturelle de la France, qu’il est impossible que les poitrines françaises n’en soient point oppressées.

C’est à prévenir les conséquences possibles de ce fait que doit s’appliquer désormais toute l’attention de notre politique. Avant tout, il importe que le terme le plus prompt soit mis à la guerre, afin d’en finir avec l’alliance italo-prussienne, et de rompre un engagement qui paralysait la liberté d’action de la France. Quoiqu’il y ait une sorte de moquerie du destin dans la nécessité qui oblige un gouvernement français à être le parrain de la paix où est confirmé l’agrandissement de la Prusse, nous ne regrettons point que la France ait été mise à même d’accélérer les négociations par la médiation impériale. Une fois la paix conclue, deux voies s’ouvrent à la France pour faire face aux difficultés et aux périls auxquels nous sommes maintenant exposés par l’agrandissement de la Prusse. Ces moyens sont l’accroissement de nos ressources militaires et le développement de l’esprit libéral dans notre politique intérieure. Il est nécessaire de les employer tous les deux. La question militaire est la plus urgente. Il ne parait malheureusement plus possible d’espérer ces réductions des armemens militaires de l’Europe, où l’on voyait de si grandes économies à réaliser au profit des budgets et des intérêts de l’agriculture et de l’industrie. Il faut, avant tout, veiller à la sûreté de la France. La Prusse vient de nous qu’avec une population de vingt-deux millions d’âmes elle a pu mettre en un mois sept cent mille hommes sous les armes, et qu’elle a été en état d’engager à la fois plus de quatre cent mille hommes dans les opérations actives. On a par là une idée de ce que sera sa puissance quand elle aura ajouté dix ou douze millions d’âmes à ses ressources de recrutement militaire. La Prusse pourra alors mettre sur pied un million d’hommes au début d’une guerre, et lancer en campagne sept ou huit cent mille hommes. Il n’y a plus à parler légèrement d’une semblable capacité militaire; on connaît aussi aujourd’hui la qualité des troupes que la Prusse sait former. Ses soldats sont, en immense majorité, d’énergiques et intelligens travailleurs, ils savent lire et écrire, leur esprit est exercé, et le croisement de l’esprit civil et du métier des armes semble accroître en eux la solidité du caractère et de la conduite. Nous savons qu’ils sont commandés par des officiers savans et fiers. Une pareille puissance militaire doit nous donner à penser. Nous ne pouvons pas laisser s’élever un doute sur les titres de l’armée française à se croire et à être réputée la première armée de l’Europe. Les hommes compétens disaient à la chambre dans la dernière session qu’avec notre organisation des réserves et notre levée annuelle, pourtant si épuisante, de cent mille conscrits, notre armée disponible était de six cent mille hommes. Ces chiffres seront-ils suffisans pour nous mettre au niveau de la puissance prussienne? Cela nous paraît douteux. Grâce au système de leurs landwehrs, les Prussiens pourront avoir un effectif en activité inférieur au nôtre, en restant prêts à mettre sur pied, à tout événement, un effectif de guerre supérieur à celui de la France. Comme il n’est point permis de songer à porter le contingent annuel à plus de cent mille hommes, il y aurait lieu d’examiner si le soin de la sécurité nationale ne nous conseillerait point de refondre nos institutions militaires en faisant au système prussien d’intelligens emprunts. Voilà le premier intérêt auquel doivent veiller le gouvernement et notre chambre représentative. Une pensée plus élevée et inspirée d’un patriotisme plus prévoyant se hâterait d’unir aux précautions militaires un grand et salutaire effort moral. Une chose rendrait à la France en Europe l’initiative politique et la sécurité complète, nous n’avons point la vanité de dire la prééminence. Si notre époque n’est malheureusement point une ère pacifique, si l’esprit de conquête et d’usurpation séduit et entraîne les cabinets, si le militarisme et son cortège habituel de préjugés et d’instincts barbares pèsent sur les peuples, la cause certaine en est dans la marche rétrograde que les idées et les pratiques libérales ont suivie en Europe depuis une période qui commence à devenir bien longue. Il est hors de doute que le jour où la France reprendra son essor libéral, son initiative et son exemple changeront l’état moral de l’Europe, et ramèneront dans les relations internationales la confiance et la sécurité. La paix du monde ne sera point alors suspendue à des machinations d’hommes d’état fort semblables à des conspirations, à des prétentions étroites et entêtées de souverains qui peuvent exposer à tout moment aux plus périlleux hasards la fortune et l’existence des peuples, à des actes sauvages et corrupteurs de la morale sociale, tels que ceux que les généraux prussiens ont tentés sur Francfort, et que n’auraient point rêvés les moins scrupuleux des révolutionnaires socialistes. Il est aujourd’hui démontré à tous les esprits de bonne foi que l’amour de la liberté n’est plus seulement une passion idéale, qu’il est désormais en France la condition absolue, l’obligation pratique, la forme positive du patriotisme.

Nos pensées sont aujourd’hui trop repliées sur la France pour que nous ayons de l’inclination à discuter les affaires des autres peuples. Cependant nous ne pouvons être indifférens aux sentimens qui agitent en ce moment la nation italienne. Nous regretterions amèrement que l’Italie, dans la crise où elle est, se laissât écarter par des mouvemens d’humeur puérile des souvenirs et des traditions de l’alliance française. Comme il arrive toujours quand on est mécontent de soi-même, l’Italie, dirait-on, est mécontente de tout le monde. Ceux qui la dirigent ne devraient pas craindre de lui dire que ses plaintes sur le compte de la France sont profondément injustes. L’Italie serait équitable envers nous, si elle avait trouvé en France moins d’enthousiasme et de ridicules flatteries. Il y a toujours chez nous des gens prêts à abdiquer la liberté de leur esprit et à s’abandonner à des fanatismes grotesques. L’amour de l’Italie, le dévouement aux intérêts italiens, la docilité aux passions italiennes, sont devenus des obligations religieuses pour ces bigots de nouvelle espèce. L’italianisme a été une secte. La politique a eu ainsi parmi nous ses ultramontains, aussi aveugles, aussi entêtés, aussi bornés, aussi intolérans que leurs adversaires religieux. Ces sectaires n’ont plus voulu ouvrir les yeux sur les intérêts de la France lorsqu’une fantaisie italienne était en jeu; ils aimeraient mieux donner le Trentin à l’Italie que de voir restituer à la France ses anciennes libertés; ils n’ont nul souci des embarras qu’une grande Allemagne transformée en une grande Prusse peut causer à la France, puisque le royaume d’Italie se complète par l’acquisition de la Vénétie. Ces zelanti de l’italianisme ont réussi par leurs exagérations à faire perdre le sens commun à une grande partie du public politique de l’Italie, lequel se plaint de la France parce qu’il imagine qu’il peut tout exiger d’elle. D’où vient la mauvaise humeur des Italiens? De l’inhabileté qu’ont montrée leurs chefs dans les combats de terre et de mer? Rien de plus naturel; mais nous ne pouvons admettre que les Italiens aient le droit de se tenir pour blessés de l’empressement avec lequel l’empereur avait consenti à se faire auprès d’eux l’intermédiaire de la cession de la Vénétie. Il saute aux yeux que l’empereur n’a laissé engager l’alliance italo-prussienne, que la France n’a été exposée aux dangers des agrandissemens prussiens que parce qu’au bout de ces aventures apparaissait la chance certaine d’achever l’unité italienne par l’émancipation de Venise. Jamais encore la France n’a couru de plus sérieux hasards dans l’intérêt de l’Italie, et c’est en ce moment qu’on se plaindrait d’elle de l’autre côté des Alpes! Cette injuste et dangereuse humeur ne saurait atteindre, nous en sommes convaincus, les hommes d’état éprouvés qui ont le juste sentiment des intérêts italiens et des affinités naturelles qui doivent unir leur pays à la France. Quand les émotions de la guerre seront calmées, quand l’Italie sentira que son œuvre d’émancipation vis-à-vis de l’étranger est terminée, quand un ministère sérieux et durable pourra prendre la direction des affaires, on ne se souviendra plus à Florence des injustices commises en paroles contre la France que pour les regretter et pour les réparer. L’Italie devra penser alors à l’exécution de la convention du 15 septembre, à la bonne conduite de son gouvernement intérieur, dont le plus pressant intérêt est l’établissement de l’ordre financier. Avec de pareilles affaires sur les bras, il est impossible que les hommes d’état italiens oublient les services qu’ils doivent encore attendre de la France. Où un ministre des finances espérerait-il placer un emprunt, si ce n’était à la Bourse de Paris?

L’Angleterre, qui depuis longtemps ne connaissait plus les troubles des rues, vient d’avoir le passe-temps d’une émeute. Le conflit n’a point eu de suites graves; mais le désordre a été assez regrettable au point de vue de la dignité anglaise pour donner à réfléchir à ceux qui ont imprudemment voulu jouer avec des rassemblemens en masse, convoqués sans aucun intérêt véritablement libéral au foyer des quartiers aristocratiques de Londres. Les meneurs de la ligue réformiste ont commis dans cette circonstance plusieurs fautes, maintenant jugées sévèrement par l’opinion publique. Sur l’annonce de la convocation du meeting monstre, le ministre de l’intérieur, M. Walpole, avait déclaré que le gouvernement n’en tolérerait point la réunion à Hyde-Park. Les chefs de la ligue persistèrent dans leur résolution, et il faut avouer qu’ils furent encouragés dans leur malencontreuse tentative par une lettre publiée de M. Bright. Le grand agitateur s’abandonnait, dans cette lettre, à une exagération telle qu’il faisait dépendre le sort de la liberté du peuple anglais de la question de savoir si les masses excitées par les réformistes pourraient tenir leur meeting dans Hyde-Park. Rien n’était moins fondé qu’un tel sophisme. Le droit de réunion n’était nullement en cause, le ministère n’entendait point le contester; il ne se proposait que de protéger, dans un lieu de récréation, la liberté du public ordinaire contre une invasion à laquelle devaient prendre part inévitablement les élémens les plus dangereux de la population de Londres. Au lieu d’un meeting, il n’y a eu qu’un row, c’est-à-dire une rixe gigantesque engagée entre les gamins et les roughs de Londres et la police soutenue de quelques troupes. Sans amener aucune collision sanglante, le conflit a produit des accidens fâcheux. La foule a montré cette dextérité à enlever les grilles que nous avons pu admirer en temps de révolution dans nos rassemblemens populaires-, les perturbateurs ont eu le mauvais goût de saccager des massifs de fleurs dans les pures; d’honnêtes passans ont été bousculés, et les magistrats de police ont eu à distribuer parmi les nombreux tapageurs amenés devant eux force amendes de 40 shillings ou de 5 livres, avec l’alternative d’une semaine de prison. Les meneurs réformistes se sont heureusement aperçus à temps qu’ils faisaient fausse route. Touchés par l’honnêteté du ministre de l’intérieur, M. Walpole; que le sentiment de sa responsabilité attendrissait jusqu’aux larmes, ils ont travaillé de bonne foi à calmer la tempête qu’ils avaient soulevée. Nous le répétons, le droit de réunion a été maintenu par le gouvernement. A la chambre des lords, lord Shaftesbury a déclaré, avec l’approbation de lord Derby, qu’il présenterait dans la prochaine session une motion engageant l’état à disposer des terrains ou à construire des bâtimens spéciaux, dans lesquels le peuple pût se réunir pour discuter les affaires publiques. Le dessein de lord Shaftesbury est bien plus libéral que le système des rassemblemens en plein air, que M. Bright n’a pas craint de confondre avec un intérêt essentiel de la liberté. Ces démonstrations de force physique n’ont rien de commun avec la liberté populaire. Le plus grand rassemblement de ce genre dont l’histoire d’Angleterre ait gardé la mémoire est l’émeute à la tête de laquelle se mit lord Gordon au siècle dernier, lorsque la populace fanatique voulut punir le parlement d’avoir affranchi de certaines lois pénales les catholiques si longtemps persécutés, et certes ce n’est point la liberté qui peut être fière d’un tel souvenir et d’un tel exemple.


E. FORCADE.



ESSAIS ET NOTICES.

LA FORCE MUSCULAIRE DES INSECTES.

La première idée que nous ayons de la chaleur naît d’une sensation. Les modifications physiques des corps qui nous font éprouver cette sensation nous permettent d’en mesurer la cause par des effets visibles : la colonne liquide du thermomètre monte ou descend lorsque la boule s’échauffe ou se refroidit, et ces oscillations nous retracent les changemens de la température. Il en est à peu près de même de la force; dont la première idée nous vient aussi d’une sensation, de celle que nous éprouvons lorsque nous essayons de déplacer un corps ou d’en arrêter le mouvement. Dans le principe, l’idée de la force est donc dérivée du sentiment de l’effort musculaire. L’analogie des phénomènes extérieurs avec les effets mécaniques que nous pouvons produire à volonté a fait étendre cette conception à toutes les causes inconnues qui font naître ou détruisent le mouvement dans la nature. C’est la grandeur du mouvement qui mesure les forces, soit que ce mouvement se produise en réalité, ou qu’il tende seulement à se produire dès que les résistances qui le neutralisent auront disparu. La pesanteur par exemple est mesurée par la chute d’un poids abandonné à lui-même ou par la flexion d’un ressort auquel ce poids est suspendu. Plus cette flexion est prononcée, plus la pesanteur a d’intensité et plus le poids ferait de chemin en une seconde, s’il pouvait tomber librement. C’est ainsi qu’on prouve que la pesanteur est plus grande au pôle qu’à l’équateur.

Les physiciens emploient donc aujourd’hui le mot force pour désigner les causes généralement inconnues qui sont censées produire les différens phénomènes du mouvement. Dans sa plus ancienne acception, ce mot signifie la faculté, la puissance de produire un effet mécanique déterminé, tel par exemple que le transport d’un poids à une hauteur donnée, abstraction faite de l’agent physique à l’aide duquel s’obtient cet effet. C’est dans ce sens qu’on parle de la force d’une machine, de la force musculaire d’un individu. Les organes des moteurs naturels ou artificiels ne produisent d’ailleurs dans la plupart des cas leurs effets mécaniques que par une série de transformations, et il est clair que le résultat doit dépendre autant de l’intensité de l’agent moteur que de la manière plus ou moins avantageuse dont les transformations sont effectuées par la machine. Le combustible avec lequel on alimente un moteur peut fournir une somme déterminée de puissance mécanique; elle est transmise aux différentes parties de la machine, mais une petite fraction seulement arrive à l’arbre, le reste se perd en chemin par les frottemens, comme l’eau d’un ruisseau dans un terrain sablonneux. Ainsi le travail utile ou le rendement d’une machine à vapeur alimentée par la houille ne s’élève qu’aux 12 centièmes[1] du travail que fournit la chaleur de combustion du carbone. Le rendement mécanique des bouches à feu est, d’après M. Martin de Brettes, d’environ 20 pour 100 du travail correspondant à la combustion de la poudre de guerre. Dans les canons, grâce à la simplicité du mécanisme, l’économie est donc beaucoup plus grande que dans les moteurs à vapeur et plus grande aussi, il faut bien l’avouer, que dans la machine humaine.

L’organisme animal constitue un moteur naturel dont le jeu est sans cesse entretenu par la combustion des alimens préalablement transformés en tissus vivans. Les substances alimentaires se composent principalement d’oxygène, de carbone, d’hydrogène et d’azote, engagés dans des combinaisons très diverses. Elles se séparent, dans les appareils digestifs, en deux parties, l’une qui est rejetée, l’autre qui passe dans la circulation, renouvelle le sang et refait le corps. C’est cette partie utile des alimens qui s’oxyde ou se brûle ensuite sous l’influence de l’air introduit par la respiration pulmonaire, en laissant pour résidu de l’acide carbonique et de l’eau qui sont exhalés. Cette combustion lente fournit la chaleur animale, dont une grande partie se dissipe au dehors par le rayonnement du corps et par la transpiration cutanée, pendant qu’une autre fraction est convertie en travail musculaire, de même que la chaleur d’un foyer est utilisée pour faire marcher les roues d’une locomotive. L’animal puise toute sa vigueur dans les matières carbonées qui entrent dans sa nourriture; il ne fait que diriger l’application de la force qu’il tire tout entière de cette source. Or on a souvent répété que l’organisme vivant constituait un moteur beaucoup plus économique que nos machines à vapeur. Cette opinion était basée sur un calcul inexact. On avait comparé le travail fourni par un homme qui monte par exemple au Mont-Blanc avec le poids de carbone qu’il doit brûler pendant le temps que dure l’ascension; mais on avait oublié que la respiration et la circulation s’accélèrent pendant une pareille promenade, et qu’il en résulte une consommation beaucoup plus grande d’oxygène atmosphérique et une quantité plus grande de carbone brûlé. M. Hirn a fait à ce sujet des expériences très précises; l’homme qui a donné les meilleurs résultats dynamiques consommait par heure 132 grammes d’oxygène, en fournissant un travail équivalent à un huitième de cheval-vapeur. Or 132 grammes d’oxygène absorbé représentent un peu plus d’un cheval-vapeur dans une machine idéale dont le rendement se- rait de 100 pour 100; le travail effectif n’était donc qu’un huitième (à peu près 12 pour 100) du travail disponible. On voit que l’œuvre de l’homme supporte fort bien le parallèle avec l’organisme humain au point de vue du rendement mécanique et de l’économie du combustible.

Il serait intéressant de soumettre à des expériences analogues les moteurs naturels représentés par les oiseaux et par les insectes. Peut-être trouverait-on qu’ils sont aussi supérieurs sous ce rapport aux quadrupèdes qu’ils paraissent déjà l’être à un autre point de vue. On peut en effet se proposer d’évaluer la puissance relative d’un moteur par rapport à son poids. On se trouve amené à cet ordre de considération lorsqu’on cherche à se rendre compte de la possibilité de la navigation aérienne. Dans ce cas, la supériorité des oiseaux et des insectes devient manifeste; chez eux, la force est développée par un appareil dont le volume et le poids sont incomparablement plus modestes que chez les animaux plus élevés dans l’échelle zoologique.

D’après M. Hirn, une machine à vapeur qui fournit le travail d’un cheval de moyenne force pèse au moins dix fois plus que le moteur animé dont l’effort est pris pour terme de comparaison. On peut admettre néanmoins que les machines à vapeur de la marine, qu’on allège autant que possible, ne pèsent plus que 500 kilogrammes par force de cheval effectif[2], en faisant abstraction des provisions d’eau et de charbon. Dès lors, en nous rappelant qu’un cheval pèse en moyenne 600 kilogrammes, on voit que la différence disparaît tout à fait entre le quadrupède et la machine. Pour l’oiseau, le rapport entre le poids du moteur et sa puissance doit être beaucoup plus avantageux. Que l’on songe en effet aux efforts incroyables dont il se joue pour ainsi dire! Le condor monte en quelques minutes à plusieurs kilomètres de hauteur; l’hirondelle ne se lasse pas, pendant quinze heures de suite, de décrire ses courbes rapides et gracieuses. Pour planer seulement, l’oiseau est obligé de s’appuyer continuellement sur son coussin d’air par des battemens d’ailes très énergiques, quoique souvent imperceptibles pour l’observateur. Navier a calculé que l’aigle, qui vole avec une vitesse de 15 mètres par seconde, produit un effort suffisant pour élever dans le même temps son propre poids à 390 mètres de hauteur; en admettant que l’aigle pèse 5 kilogrammes, cela supposerait une force de 26 chevaux.

Cette évaluation est certainement exagérée, car un aussi grand déploiement de force exigerait une nourriture proportionnée, plus abondante que ne l’est celle des oiseaux ; de plus, il est presque certain que ces derniers se gonflent d’air, qui les rend plus légers lorsqu’ils volent ; l’effort qu’ils font pour se soutenir est donc en réalité moindre qu’on ne le croyait. Néanmoins l’organisation de l’oiseau considéré comme moteur est bien supérieure à celle des quadrupèdes, retenus à terre par ce que M. Michelet appelle la fatalité du ventre. Elle est également bien supérieure à tout ce que nous montrent les moteurs fabriqués par l’homme. On a calculé qu’une machine susceptible d’enlever non-seulement son propre poids, mais encore une nacelle occupée par un homme, devait peser moins de 10 kilogrammes par cheval-vapeur; nous voilà bien loin de ce qui est réalisable avec les machines en usage dans l’industrie et la navigation.

L’organisation de l’insecte est aussi pleine de mystères que l’est celle de l’oiseau. L’énergie qui réside dans ces petits êtres chétifs et bizarre? a déjà excité l’étonnement de plus d’un observateur. « Si on voulait comparer leurs charges avec leurs corps, dit Pline le naturaliste en parlant des fourmis, on conviendrait que nul autre animal n’est doué de forces aussi considérables en proportion. » Walter Scott énonce la même idée en d’autres termes. On trouve dans Peveril du Pic un passage où le romancier anglais s’arrête sur la force des insectes. « Placez, dit-il, un escarbot sous un grand chandelier, et l’insecte le fera mouvoir pour s’échapper; ce qui est, toute proportion gardée, la même chose que si l’un de nous ébranlait avec son dos la prison de Newgate. » Linné fait remarquer qu’un éléphant qui aurait relativement la même force qu’un lucane ou cerf-volant ébranlerait une montagne. Tout récemment un jeune savant belge, M. Félix Plateau, fils du célèbre physicien, a entrepris de mesurer à l’aide d’expériences fort délicates l’énergie musculaire des insectes, comme Régnier, M. Quetelet et d’autres ont mesuré celle de l’homme et celle du cheval. Les essais sur l’homme et le cheval ont été faits à l’aide de dynamomètres : ce sont des appareils où la tension d’un ressort est contre-balancée par un effort exercé pendant un temps très court. Les têtes de Turc sur lesquelles on vous invite à assener un coup de poing dans les foires appartiennent à cette catégorie d’instrumens. On a trouvé ainsi que l’effort musculaire des deux mains d’un homme est d’environ 55 kilogrammes, et de 33 kilogrammes seulement pour une femme. Un cheval exerce en tirant un effort de quelques instans qui équivaut à 300 ou même à 400 kilogrammes[3]. Or l’homme pèse en moyenne 65, le cheval 600 kilogrammes ; le premier exerce donc un effort de traction égal aux cinq sixièmes, le second un effort égal seulement à la moitié ou aux deux tiers de son propre poids. Tout cela est bien peu de chose en comparaison de ce que M. Plateau a trouvé pour les insectes : le hanneton, par exemple, entraîne quatorze fois son poids, la trichie à bandes plus de quarante fois ce qu’elle pèse ; mais que signifient ces chiffres ? Ce sont les limites du poids que chaque individu a pu encore ébranler par une traction instantanée. Elles varient nécessairement beaucoup d’une expérience à l’autre, parce que le moment où l’animal refuse de tirer dépend toujours un peu de son caprice, et parce qu’il est impossible dans ces sortes d’expériences d’apprécier une donnée importante qui les compléterait. On admet en effet que l’effort suprême qu’on mesure est appliqué à un poids immobile ; il n’en est pas ainsi en réalité, il y a au contraire toujours tiraillement : le poids cède et revient alternativement, et il faudrait connaître ces oscillations pour apprécier exactement le travail qui a été accompli. Quoi qu’il en soit, les mesures entreprises par M. Plateau serviront toujours à donner une idée de l’énergie relative des insectes.

Pour évaluer les efforts de traction, M. Plateau attelait l’insecte à un fil horizontal qui passait sur une petite poulie très mobile et qui portait un petit plateau de balance lesté d’un peu de sable. Pour l’empêcher de dévier latéralement, il le faisait marcher entre deux toits de verre sur une planchette couverte de mousseline, afin d’en rendre la surface rugueuse. Le fil était attaché au corselet. On excitait l’insecte à marcher en avant, puis on versait graduellement du sable dans le plateau jusqu’au moment où l’animal refusait d’avancer. On pesait ensuite le plateau et l’insecte lui-même, et on répétait toujours trois fois la même expérience pour arriver à connaître le plus grand effort que chaque individu pouvait fournir. De cette manière, M. Plateau a trouvé par exemple que le poids moyen du hannetonest de 94 centigrammes, et qu’il peut en moyenne soulever un poids maximum de 13 grammes 1/2; c’est quatorze fois et un tiers le poids du hanneton. Dans le cas le plus favorable, un hanneton a tiré vingt-trois fois son propre poids. Une espèce beaucoup plus petite, le hanneton du genre Anomala, développe un effort moyen égal à vingt-quatre fois son poids, et qui, dans un cas, est allé jusqu’à soixante-six fois ce poids. Pour un très petit staphylinien, le quedius fulgidus, ce rapport est représenté par trente; pour la trichie à bandes, petite espèce de cétoine qui vit sur les roses et qui porte une livrée jaune à galons jaunes et noirs, il est de quarante et un; pour le grand orycte nasicorne, qui pèse 2 grammes, ce rapport se réduit à cinq environ. Les plus grands coléoptères paraissent donc les moins bien doués. Après les coléoptères, M. Plateau a encore mis en expérience deux hyménoptères : l’abeille a pu traîner un poids vingt fois plus grand que le sien, le bourdon terrestre, qui est plus gros, n’a pas dépassé le chiffre de seize. En résumé, les tableaux qui renferment les résultats des nombreuses pesées exécutées par M. Plateau semblent démontrer clairement que, dans un même groupe d’insectes, les plus légers ou les plus petits présentent le rapport le plus élevé, ou que la force relative est en sens inverse du poids. Cette loi se trouve confirmée par les expériences sur la force de poussée et le vol.

La poussée a été observée chez les insectes fouisseurs. On les introduisait dans un tube en carton dont la surface intérieure avait été noircie et rendue rugueuse comme précédemment, et qui était fermé à l’un de ses bouts par une plaque de verre fixée à un levier horizontal. Apercevant devant lui la lumière à travers la plaque transparente qui lui barre le passage, l’insecte pousse celle-ci de toutes ses forces, pourvu qu’on l’excite un peu; la plaque avance, le levier tourne et soulève par son extrémité opposée le petit plateau de balance qui y est attaché par un fil passant sur une poulie. On verse du sable dans le plateau jusqu’à ce que la plaque ne cède plus aux efforts du fouisseur. M. Plateau a constaté par ce moyen que l’orycte nasicorne, qui pèse 2 grammes, exerce une poussée qui fait équilibre à trois ou quatre fois son poids; mais l’onthophagus nuchicornis, petit bousier qui ne pèse qu’environ 5 centigrammes, pousse devant lui de quatre-vingts à quatre-vingt-dix fois son poids. Ici, la loi est donc encore plus prononcée que dans la traction.

Les expériences sur le vol ont eu pour objet de déterminer le rapport entre le poids le plus fort qu’un insecte peut enlever par la force de ses ailes et le poids de l’animal lui-même. On façonne une boulette de cire molle d’un poids un peu supérieur à celui qu’on présume pouvoir être enlevé par l’insecte; on la lui colle sur le corps ou bien on la fixe par un fil, et on voit s’il peut se soutenir en l’air avec son fardeau. S’il tombe, on diminue le poids jusqu’à ce qu’il puisse l’enlever. Il s’est trouvé que le poids que différens insectes appartenant aux cinq ordres des coléoptères, des lépidoptères, des névroptères, des hyménoptères et des diptères parviennent à enlever varie entre le sixième et le double du poids de l’insecte qui le porte. Les espèces les plus petites sont encore ici celles qui montrent le plus d’énergie relative, mais les différences dans un même groupe sont peu accusées. En considérant que chaque insecte enlève en outre son propre poids, on trouve que certains diptères portent un poids total presque triple du leur ; la mouche commune et surtout le syrphe sont les diptères les mieux partagés sous ce rapport. Les libellules (névroptères) ne peuvent enlever plus de deux fois leur poids. Elles ont cependant le vol très soutenu : on a vu des libellules distancer les hirondelles qui les poursuivaient. De même les mouches et d’autres diptères suivent et dépassent les chevaux de course lancés à fond de train et même les wagons emportés avec une vitesse de 50 kilomètres à l’heure ; mais l’on peut supposer que dans ce cas elles sont entraînées par l’air ambiant.

M. Plateau fait remarquer, au sujet de ces résultats, que les insectes n’ayant jamais, comme certains oiseaux, à transporter des fardeaux un peu considérables, il est naturel que la puissance de leur vol ne surpasse pas beaucoup celle qui suffit pour soutenir leur propre poids, l’excès servant simplement à compenser la fatigue. Il nous semble cependant que les oiseaux ne doivent pas être en général beaucoup mieux partagés à cet égard que certains insectes. Enfin, si M. Plateau arrive à cette conclusion, que la force musculaire déployée par les insectes pour voler est bien moindre que celle qu’ils mettent en jeu pour la traction ou pour la poussée, il n’a peut-être pas assez présent à l’esprit que le vol exige un travail exceptionnel employé à prendre appui sur l’air.

La loi très curieuse qui ressort des tableaux comparatifs de M. Plateau, à savoir que dans un même groupe d’insectes la force varie en sens inverse du poids, ne s’explique point par le volume relatif des muscles, car M. Plateau a démontré par des mesures directes que ce volume décroît dans une progression plus rapide que le poids ; il est relativement plus petit chez les petites espèces. On arrive aussi à ce résultat singulier, que les petites espèces doivent être douées d’une plus grande énergie spécifique. Pourquoi cette différence en faveur des insectes de petite taille ? Elle est peut-être nécessitée par leur genre de vie. Ainsi pour les fouisseurs la dureté du sol constitue un obstacle toujours le même pour les différentes espèces. Si les petites n’étaient pas plus fortes que les grandes, les grains de sable que l’orycte déplace sans peine seraient pour le petit bousier des blocs de rochers ; il a donc besoin d’un excès de force musculaire pour passer par les mêmes chemins que ses congénères. Si nous allons plus loin et que nous mettions en parallèle un insecte et un mammifère, les mêmes considérations sont applicables. Le campagnol, la taupe, le lapin, n’ont besoin que d’une force relative beaucoup moindre pour se frayer un passage dans le même terrain où l’insecte fouisseur perce ses galeries. On peut donc admettre avec M. Plateau que les insectes sont doués d’une énergie comparativement plus grande que celle des mammifères, simplement afin que le travail qu’ils peuvent accomplir demeure en rapport avec les résistances matérielles qu’ils ont à vaincre. Il y aurait sans doute intérêt à comparer entre eux, au même point de vue, les mammifères et les oiseaux ; tout porte à croire que là aussi on trouverait la force musculaire relative inversement proportionnelle au poids ou à la taille des espèces. Ce serait la généralisation d’une loi très curieuse et un pas nouveau que nous aurions fait dans la connaissance de l’économie de la nature.

En ce qui concerne les insectes, dont l’organisation offre encore tant de coins inexplorés, les recherches dont on vient de lire le résumé ne sont que le commencement d’une série de travaux du même ordre dont M. Plateau nous fait espérer la publication. Il s’occupera en premier lieu des insectes sauteurs, qui méritent en effet de fixer l’attention par les forces de projection énormes qu’ils empruntent aux ressorts de leurs jambes postérieures. On connaît les bonds prodigieux des grillons, des sauterelles et des criquets, les sauts de tremplin du scarabée à ressort et les élans à longue portée des puces. Un lion devrait, toute proportion gardée, faire des bonds d’un kilomètre. L’ogre de Perrault, avec ses bottes de sept lieues, pourrait seul défier ces insectes à la course, s’ils avaient la taille des grands mammifères. La force de destruction de certains insectes n’est pas moins étonnante. Les ténébreux termites ont miné des villes entières qui se trouvent aujourd’hui suspendues sur des catacombes : telle la ville de Valencia, dans la Nouvelle-Grenade ; La Rochelle est menacée du même sort. Les larves des sirex percent avec leurs mandibules des balles de plomb. Après la guerre de Crimée en 1857, le maréchal Vaillant présenta à l’Académie des Sciences des paquets de cartouches dont les balles coniques étaient perforées de part en part. Le même fait s’est reproduit en 1861 dans l’arsenal de Grenoble. Enfin que n’a-t-on pas dit déjà des architectes appartenant aux ordres des hyménoptères et des névroptères : fourmis et termites ! Ils nous écrasent par le caractère imposant de leurs constructions. Le termite, insecte en apparence faible et mou, d’un demi-centimètre de longueur, élève en Afrique des buttes coniques en argile très dure qui peuvent atteindre 6 mètres de hauteur et dont la solidité est telle que les taureaux sauvages s’y établissent en vedette pour explorer l’horizon. Ces édifices ont plus de mille fois la taille des ouvriers qui les ont construits. La pyramide de Chéops n’a que 146 mètres, quatre-vingt-dix fois la taille moyenne de l’homme ; pour être au niveau des termites, nous serions obligés de construire un édifice haut comme le Mont-Dore au-dessus de la mer.


RODOLPHE RADAU.



UNE HISTOIRE DE L’ITALIE PARLEMENTAIRE[4].


Nous aimons les livres d’histoire et de politique dont les auteurs sont étrangers par leur naissance au pays qui est le sujet de leurs études. La qualité d’étranger a sans doute ses inconvéniens, qui sont une moindre connaissance des faits et des hommes, des intérêts et des passions; mais on peut triompher de cet obstacle par un long séjour dans la contrée dont on veut parler au public, et par une étude attentive. Alors que d’avantages n’a-t-on pas sur un régnicole! Le jugement de l’écrivain n’est troublé ni par les prétentions nationales, ni par l’inévitable faiblesse que ressent chacun de nous pour les idées, pour les préjugés, pour les sentimens qui dominent dans le milieu où nous avons grandi et vécu.

À ce titre, nous avons lu avec autant de confiance que de plaisir deux ouvrages d’étendue fort inégale, consacrés à l’Italie. L’auteur, M. Rodolphe Rey, est Genevois; il a longtemps vécu au midi des Alpes, il fait de fréquens voyages dans ce pays aimé du soleil et désormais de la liberté; il a, pour ainsi dire, deux patries, sans que l’amour d’élection que lui inspire l’une diminue en rien son culte filial pour l’austère cité de Calvin. L’Histoire de la renaissance politique de l’Italie embrasse les différentes révolutions italiennes depuis l’année 1799, c’est-à-dire depuis l’heure où la révolution française a semé ses féconds et généreux principes sur cette terre si cruellement éprouvée, jusqu’à la mort à jamais regrettable de Cavour. La domination française en Italie, la lamentable restauration dans laquelle le patriotisme un instant égaré des plus nobles cœurs, de Confalonieri et de Foscolo par exemple, crut voir, en haine du despotisme impérial, une espérance si tôt déçue de liberté; les conspirations incessantes de ces sociétés secrètes qui ont fait au carbonarisme une célébrité européenne; l’éclosion inattendue de ces deux brillantes écoles qui, sous la conduite de Manzoni et de Leopardi, ont donné une quatrième renaissance littéraire à la patrie de Dante, du Tasse et d’Alfieri; les révolutions nombreuses qui depuis 1821 ont si souvent prouvé au monde que l’Italie ne pouvait rester plus longtemps sur son lit de douleur; les premiers essais de la vie parlementaire, si heureux en Piémont; les rapides et brillans combats de la guerre de délivrance; les annexions qui ont enfin donné à presque tous les Italiens la patrie de leurs rêves, quel sujet pour un esprit capable de goûter les grandes idées, pour un cœur ouvert aux émotions généreuses! Une telle matière aurait peut-être exigé deux ou trois volumes : M. Rey nous semble étouffer un peu dans les limites étroites qu’il s’est imposées, et un autre historien pourra quelque jour donner au récit de cette épopée moderne de plus amples développemens. C’est du moins une satisfaction de trouver dans ce livre plus de choses que de mots, et de suivre un guide dont l’honnêteté scrupuleuse consulte et pèse tous les témoignages, le mémorandum du fameux absolutiste piémontais Solaro della Margherita en même temps que les histoires modérées de Farini, Lafarina, Ranalli, Gualterio, les mémoires démocratiques de Montanelli comme les publications maz4nienncs de Capolago. Ami de l’Italie, M. Rodolphe Rey l’est plus encore de la vérité : il la dit, même quand elle peut déplaire, sachant bien qu’il sert par là ceux qu’il condamne à l’occasion. Nous en voyons une preuve frappante dans un autre écrit du même auteur sur la capitale de l’Italie. Ce travail n’a rien perdu aujourd’hui de son intérêt, puisque pour bien des personnes, malgré la convention du 15 septembre, Florence n’est qu’une étape sur le chemin de Rome. Si M. Rey se prononçait, lui Genevois et libéral, pour Rome capitale, on ne manquerait pas de récuser son autorité. Voyez en effet de quel poids pèsent dans la balance les plus violentes attaques des Anglais contre le gouvernement pontifical! Mais n’être le courtisan, le flatteur de personne, pas même du fait accompli, aimer sincèrement les Italiens et leur fermer les perspectives qu’ils veulent tenir ouvertes, voilà sans contredit ce qui est digne d’attention.

M. Rodolphe Rey a pris une peine à peu près inutile, même pour l’époque où la question n’était pas décidée, en démontrant que Milan, Turin et Naples ne pouvaient prétendre à l’honneur de recevoir dans leurs murs le gouvernement et le parlement de l’Italie. Personne n’a jamais songé pour cet objet à l’héroïque, mais mobile Milan. Turin ne plaisait, comme capitale, qu’aux Piémontais dépourvus d’esprit politique et aux patriotes qui craignaient que le choix, même provisoire, d’une autre ville ne parût à la nation l’implicite abandon de Rome. Si grands que soient les services rendus par Turin, cette cité est trop étrangère au génie, aux arts, au climat même de l’Italie, trop mal défendue contre l’Allemagne et trop voisine de la frontière française, pour qu’elle pût se flatter de rester longtemps capitale, alors même que la France n’eût pas exigé, pour calmer les inquiétudes des catholiques au sujet de Rome, la translation du gouvernement dans une ville où il pourrait du moins paraître définitivement installé. Naples enfin est située trop au midi de la péninsule; sa position n’est pas centrale, elle est de plus mal défendue contre les attaques maritimes; M. Rey, l’histoire à la main, essaie de nous démontrer que les Napolitains, très propres à empêcher tout gouvernement de s’établir, sont incapables d’en soutenir aucun; ils sont d’après lui d’un esprit plus entortillé qu’habile, se prenant à ses propres pièges par excès de finesse, pleins d’exagérations dans les prétentions, et toujours défaillans à l’heure de la lutte, très susceptibles de valeur individuelle, mais incapables de courage collectif. Le portrait n’est pas flatté, et nous ne le croyons pas ressemblant de tous points; mais peu importe, puisque le débat n’est plus aujourd’hui qu’entre Rome et Florence.

Quels sont donc les argumens que M. Rodolphe Rey dirige contre Rome? Il y en a, s’il faut le dire, auxquels on pourrait répondre : ceux par exemple qui sont tirés de l’état actuel de Rome et du caractère romain. Sans doute la ville n’offre que des souvenirs antiques, et les classes inférieures à Rome ont de nombreux défauts; mais que ne pourrait-on pas attendre d’un gouvernement éclairé, libéral, sincèrement ami de la civilisation! C’est dans un autre ordre d’idées que l’opinion de M. Rey nous paraît puiser le plus de force. Il part de ce principe, qu’on ne peut bannir le pape de Rome, et que par conséquent, si le roi y doit venir, ces deux puissances si longtemps ennemies s’y trouveront face à face.

Si toutes les raisons qu’il développe à ce propos ne sont pas sans réplique, du moins elles sont graves et peut-être de nature à diminuer le désir qu’éprouve l’Italie d’avoir Rome pour capitale. Ce qui est nécessaire et juste, c’est que Rome devienne une ville italienne, qu’elle envoie ses enfans sous les drapeaux, ses députés au parlement, sa part d’impôts au trésor national; mais puisque l’opinion générale parmi les peuples catholiques semble exiger que Pie IX et ses successeurs restent à Rome, il est bon qu’ils y restent seuls, au milieu des ruines, des églises, des couvens, des prêtres, des moines et des cardinaux, avec tous les attributs de la souveraineté, sans en avoir les embarras ni le pouvoir. Dans ce cas, M. Rey se demande quelle doit être la capitale de l’Italie? Florence seule peut prétendre à cette destinée : elle est au centre de la péninsule, elle rappelle des souvenirs vraiment italiens, elle parle plus purement qu’on ne fait ailleurs le beau langage de la péninsule, elle est sans comparaison au premier rang pour la littérature et pour les arts. Cette considération n’est point sans valeur, car c’est par les arts et les lettres que l’Italie peut encore se flatter d’obtenir une primauté quelconque; par les armées et les finances, elle n’occuperait que le cinquième ou le sixième rang. Il se peut que Florence soit amollie par le despotisme : elle sera régénérée par la liberté.

Telles sont les conclusions de M. Rodolphe Rey : on ne peut dire qu’elles lui appartiennent. Il y a plusieurs années en effet qu’un noble et regrettable vétéran de la guerre, de la politique et des arts, M. Massimo d’Azeglio, a soutenu la même cause; sa voix alors resta sans écho. Il semblait à la nation entière qu’abandonner l’idée de Rome capitale, c’était renoncer au programme de Cavour; mais les Italiens, on le sait, ne s’enivrent guère d’absolu : peuple à l’esprit essentiellement politique, ils se plient aux circonstances, ils s’accoutument aux idées, aux sacrifices qui d’abord leur coûtaient le plus. A force d’y réfléchir, ils ont fini par faire cette distinction qui donnera peut-être un jour la solution du problème, entre Rome ville italienne et Rome capitale, entre le droit et la nécessité d’une part, l’enivrement et l’idée fixe de l’autre. Les recherches sur la grande question soulevée par la renaissance politique de l’Italie peuvent donc se continuer longtemps encore sans rien perdre de leur opportunité.


F.-T. PERRENS.


LA POLICE SOUS LOUIS XIV,
par M. Pierre Clément, de l’Institut[5].


Un des procédés par lesquels se sont ranimées chez nous les études historiques a été de substituer à des considérations lointaines et vagues une recherche sans cesse renouvelée de la réalité précise, de poursuivre avec une passion de vérité ce qui restait à découvrir d’informations inédites particulièrement dans les grands dépôts des archives, de trier avec une critique impartiale ce qui devait surnager, et de le mettre en lumière par des citations désintéressées, laissant la parole aux contemporains alors qu’ils se montraient témoins dignes d’être écoutés et suivis. C’est ainsi que M. Mignet nous donna, comme modèle, son beau travail des Négociations relatives à la guerre de la succession d’Espagne. La méthode, une fois inaugurée avec tant d’éclat, fut ensuite fécondée par des applications diverses : M. Pierre Clément fut un des premiers à s’en servir pour élargir et féconder l’histoire de l’administration et des finances, de telle sorte que ce champ particulier ne se séparât pas du grand domaine de l’histoire générale. Ce fut le caractère de son excellent volume sur la Vie de Colbert, et il a continué depuis à faire un pareil usage de tout un vaste ensemble de connaissances spéciales. C’est aussi ce qui distingue son nouveau volume de La police sous Louis XIV.

Sans devenir infidèle à son titre, l’auteur de ce livre, en partie connu des lecteurs de la Revue, a pu offrir un multiple aspect du règne intérieur de Louis XIV. L’administration de la police était déjà devenue au XVIIe siècle une sorte de ministère, Saint-Simon le dit lui-même, grâce au pouvoir croissant de l’autorité centrale, grâce à l’étendue de l’œuvre qu’un gouvernement maître de son action n’hésitait pas à entreprendre, grâce enfin à l’intelligence, à l’énergie, au zèle patriotique des hommes à qui cette administration avait été confiée. L’œuvre à accomplir était plus complexe alors qu’à toute autre époque, car il s’agissait d’ordonner suivant des exigences absolument nouvelles une société vive, ardente, prête à s’élancer dans les voies encore inconnues d’un développement infiniment varié, mais qui n’avait pas encore subi la règle et n’était pas accoutumée à la répression. Après la tumultueuse époque des guerres religieuses qui avait occupé le dernier tiers du XVIe siècle, le règne de Henri IV avait à peine, vers la fin, amené quelque solide tranquillité à l’intérieur. La minorité de Louis XIII avait été de nouveau pour la noblesse le signal d’une réaction de nature à entretenir dans l’administration de l’état et dans les mœurs mêmes de la nation une habituelle inconstance. Le ministère du cardinal de Richelieu n’avait été qu’un temps de lutte opiniâtre, qui, ayant pour but de déraciner certains restes du passé, avait sans cesse remué le sol sans permettre aux semences nouvelles de s’y développer encore. Voiture, rencontrant un jour dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre deux montreurs d’ours avec leurs bêtes muselées, les fit entrer à l’hôtel de Rambouillet, et monter dans une chambre où la maîtresse de la maison lisait, le dos tourné aux paravens. Ils se dressent sur leurs pattes ; elle entend du bruit, se retourne, et voit, dit Tallemant, deux museaux au-dessus de sa tête. Fidèle image de la rudesse persistante de ces mœurs que Catherine de Vivonne et Julie d’Angennes essayaient d’adoucir. Aux farouches soldats des guerres religieuses elles avaient commencé de faire déposer éperons et lourdes épées de combat; mais la fronde survint, qui raviva la guerre civile et jusqu’à l’émeute dans les rues de Paris. Il y a dans les mémoires de Mlle de Montpensier une page qui coûte à lire : « Pendant le combat de la porte Saint-Antoine, en juillet 1652, le prince de Condé entre tout à coup chez la grande Mademoiselle, dans une maison voisine de la Bastille : il a deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux sont en désordre ; ses vêtemens, ses mains et son épée, dont il a perdu le fourreau, sont couverts de sang ; » ce sang est celui des Français qu’il vient de combattre,… voilà ce que la guerre civile a fait de l’héroïque vainqueur de Rocroi et de Lens. Tant de causes de trouble moral et politique devaient être écartées par le triomphe de l’autorité royale avant qu’on pût utilement entreprendre d’organiser l’administration intérieure.

Combien cette organisation administrative importait aux destinées générales du pays, la première grande affaire que M. P. Clément raconte dans son livre de La police sous Louis XIV le prouve clairement. Il s’agit de Fouquet, sur le procès duquel s’offrent ici de nouvelles lumières. On doit en croire M. Clément, soigneux éditeur des Réflexions sur la miséricorde de Dieu, de la duchesse de La Vallière, et des Lettres de Colbert, quand il affirme que des rivalités amoureuses n’intervenaient pas ici, comme on l’a tant répété. Il était question de bien autre chose. Dans la lutte engagée entre Colbert et Fouquet, il y avait le combat acharné de l’ordre nouveau qui cherchait à naître, contre les dernières et folles prétentions du régime féodal. Veut-on la preuve que c’était bien la féodalité dont se montraient encore ici les persistantes espérances ? Voici un capitaine, voici un président au parlement de Bretagne qui promettent avec serment et par écrit d’obéir au surintendant des finances en tout ce qu’il leur commandera, de lui être entièrement fidèles et d’exécuter ses ordres sans distinction ni réserve. Il ne faut pas s’y tromper, c’étaient là des engagemens tout féodaux, et M. Clément en a cité de pareils dans son curieux volume, récemment réimprimé, de Jacques Cœur et Charles VII; la comparaison des deux livres devient piquante pour la ressemblance de certains traits malgré l’intervalle de tant d’années. On sait qu’au premier soupçon des mesures qu’on allait prendre contre lui, Fouquet prépara la guerre civile ; il songeait à se faire proclamer duc de Bretagne et à résister dans ses forteresses contre le roi de France. Que pouvait être l’administration des finances, confiée à cet ambitieux digne du moyen âge ? Suivant le rapport officiel de Colbert, les peuples payaient 90 millions d’impôts, dont le roi ne touchait pas la moitié, les rentes et les traitemens absorbant l’autre part. Un seul commis du surintendant avait, en moins de deux années, gagné plus de quatre millions provenant de gratifications en argent ou d’autres revenus tout aussi peu légitimes. Ce fut cependant un vrai coup d’état que l’arrestation de Fouquet, tant il y avait d’intérêts secondaires groupés autour de lui, et tant on comprit dans le camp de ses alliés que le grand coup frappé par Colbert inaugurait une ère nouvelle. Quant à l’opinion publique, elle parut hésiter, et ce n’est pas le moins curieux trait de ce procès célèbre que de voir Fouquet faire un habile appel, qui le sauva finalement, à cette puissance de l’opinion encore inconsciente d’elle-même.

Le milieu du règne et ce qu’on appelle l’époque de son apogée sont occupés par la sinistre affaire des poisons : la chambre de l’Arsenal, instituée pour la répression de ce genre de crime, fit suite à la chambre de justice chargée de poursuivre les financiers. On n’imaginerait pas sans les témoignages irrécusables recueillis par M. Clément ce que fut ce terrible épisode du grand règne, les aberrations de tout genre, les meurtres, les sacrilèges, les incestes qu’enfantait l’astrologie judiciaire, et que révélèrent les enquêtes commencées pour les empoisonnemens, les soupçons gagnant peu à peu depuis les plus vils intrigans jusqu’aux plus hautes personnes de la cour, et les victimes tombant d’ailleurs jusqu’auprès du roi. Le cri de Bossuet sur la mort foudroyante de Madame fut répété avec épouvante. Mme de Montespan se vit accusée d’avoir fait fabriquer des philtres et des poudres d’amour, comme on disait, pour retenir à elle Louis XIV; Colbert souffrit toutes ses dernières années d’une affection d’estomac qui fut attribuée au poison; quand Fouquet mourut, en 1680, on eut la pensée que c’était quelque poison aussi qui l’avait tué... Jusqu’au doux Racine qui fut soupçonné d’être un empoisonneur! M. Clément a raison d’ajouter après avoir rapporté l’absurde dénonciation dont il fut l’objet : « Espérons qu’il ne l’a jamais su! » — Somme toute, la chambre de l’Arsenal traduisit à sa barre quelques centaines d’accusés. Un certain nombre périrent par la corde, le fer ou le feu; les autres furent confinés dans les prisons d’état ou bien exilés.

Les persécutions contre les protestans occupent dans les annales du grand règne la page qui suit celle des empoisonnemens. M. Clément n’excuse à ce sujet rien de ce qui est blâmable : loin de là; mais il montre du moins comment la population elle-même donnait dans cet aveuglement, combien elle était pour sa part intolérante, et combien elle excitait le pouvoir, qui aurait dû résister. Tout le système des lettres de cachet, des ordres d’exil, des conversions par logemens, comme on les appelait, et des enlèvemens d’enfans, est ici développé à l’aide de témoignages qu’on admettrait difficilement, s’ils n’étaient si parfaitement authentiques. Cette dernière forme de persécution, qui consistait à faire élever par des catholiques les enfans des familles protestantes, a été d’un fréquent usage et s’est continué jusqu’après le règne de Louis XIV. Un certain Duhamel de Bourseville étant mort en laissant une veuve et un fils, et la veuve appartenant au culte réformé, il arriva, vers le milieu de juillet 1728, que le ministère fit enlever le fils par lettre de cachet et le fit conduire chez les jésuites de Metz pour y être élevé dans la religion catholique. Je trouve à nos archives des affaires étrangères la curieuse pétition de ce même Charles Duhamel, en février 1775, conçue ou du moins résumée en ces termes, qui ne laissent pas d’être caractéristiques : « Quoi qu’il soit pénétré de la plus vive reconnaissance de la bonté que le roi a eue de le faire élever dans la religion catholique, sa misère le force de représenter à sa majesté que cet acte de la piété du feu roi l’a privé des ressources qu’il aurait trouvées dans sa famille maternelle, dont plusieurs membres possèdent des emplois honorables, tant au service qu’à la cour de plusieurs princes d’Allemagne. S’il est du roi très chrétien d’arracher la jeune noblesse à l’erreur, il est aussi de sa justice de suppléer aux avantages que peut lui faire perdre la connaissance de la vérité... Charles Duhamel demande en conséquence une pension de quatre mille livres sur les économats ou sur les biens des religionnaires fugitifs. Il ne cessera de faire des vœux pour la conservation des jours précieux de votre majesté. » Il raisonnait logiquement, ce converti, en voulant qu’on se chargeât de ses intérêts temporels après qu’on l’avait privé de la libre disposition de ses intérêts spirituels.

Quel martyrologe que celui des victimes que firent pendant le règne de Louis XIV d’abord les abus persistans de l’administration des finances, énergiquement combattus, il est vrai, après cela les poursuites, exaltées par la terreur, contre les empoisonnemens, et enfin la persécution religieuse! Eh bien! ce n’est pas tout encore. Il faut y ajouter les fréquentes disettes, comme celle de 1709, qu’accompagnèrent d’autres fléaux, multipliés, accrus, perpétués par le fléau permanent de la guerre. Les maux que les erreurs d’une science économique mal éclairée ou les fautes d’un gouvernement ambitieux créaient à plaisir, la police ne pouvait pas les faire disparaître. On la voit s’épuiser en efforts, multiplier les répressions contre la presse par exemple, et sait-on quels écrits elle s’attache à poursuivre? Ce sont de certaines pages de Fénelon! ses mandemens épiscopaux sont eux-mêmes interdits hors de son diocèse.

Le mérite particulier du livre de M. Clément est d’avoir constamment ménagé cette vue multiple de l’histoire générale sans avoir un instant déserté son véritable sujet. Deux figures sur lesquelles il a su répandre un constant intérêt, sans compter celle de Louis XIV, qu’on aperçoit sans cesse dans le fond du tableau, ramènent et réunissent tous les principaux fils de son récit : je veux parler des deux lieutenans-généraux de police qui ont occupé la longue période du règne de Louis XIV, La Reynie et d’Argenson. Tous deux furent des administrateurs intelligens et modérés; de tous deux Saint-Simon a tracé des portraits qui les honorent également. Sans doute, avec nos idées de liberté moderne, nous trouvons beaucoup de leurs actes empreints d’un caractère odieux d’arbitraire et d’inquisition; il faut cependant leur savoir beaucoup de gré d’avoir usé avec une certaine réserve d’un pouvoir à peu près sans limites, et d’avoir apporté de réels tempéramens aux rigueurs souvent affreuses dont une législation barbare leur ordonnait d’être les instrumens.


A. GEFFROY.


F. BULOZ.

  1. C’est le chiffre admis par M. Verdet, d’après les expériences de M. Hirn; d’après M. Regnault, le rendement maximum des machines à vapeur serait de 6 pour 100 seulement.
  2. Le cheval-vapeur représente un travail qui élève 75 kilogrammes à la hauteur de 1 mètre en une seconde.
  3. Il est bien entendu qu’il ne s’agit point ici de fardeaux traînés sur une route horizontale. Dans ce cas en effet, le poids agit perpendiculairement à la direction du chemin, et la force motrice est employée à vaincre des résistances de frottement, variables avec l’état de la route.
  4. Histoire de la renaissance politique de l’Italie (1814-1861) — Turin, Florence et Rome, Étude sur la capitale de l’Italie et sur la question romaine, par M. Rodolphe Rey.
  5. 1 vol. in-8o, Didier.