Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1873

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Chronique n° 991
31 juillet 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1873.

Voici donc l’heure des vacances parlementaires venue. Aussi bien on n’est guère pour le moment aux débats retentissans, aux joutes de tribune, aux excitations de la politique. La moisson a commencé dans les campagnes, les gerbes retombent sur les sillons, la terre livre ses fruits. Cette ruche laborieuse qui s’appelle la France est tout entière à son œuvre, sous un soleil torride. S’il y a eu des temps où les feux de l’été ont allumé, éclairé des révolutions, aujourd’hui ils n’enflamment pas les imaginations, ils ne font qu’ajouter à ce sentiment de fatigue et à ce besoin de repos qui sont partout, et qui depuis quelques jours envahissaient visiblement l’assemblée même de Versailles. La prorogation était dans l’air. Les députés avaient hâte de s’en aller, de regagner les champs, les bains de mer, la maison de famille au fond des provinces, les conseils-généraux, qui s’ouvriront prochainement, et dans ces derniers jours ils ont abattu plus de besogne législative qu’ils ne l’ont fait dans toute une session. Réorganisation de l’armée, création d’aumôniers militaires, construction d’église, mesures préventives à l’égard de ceux qui seraient tentés de faire des campagnes pour la dissolution de l’assemblée, rétablissement des anciens traités de commerce, abrogation de l’impôt sur les matières premières, de la surtaxe de pavillon, expédiens financiers en attendant le budget, tout y a passé. Enfin, l’heure du départ est venue ; M. le président de la république, qui ne parle pas beaucoup, qui ne fait guère parler de lui, a dit le dernier mot, par un message très simple, très digne, où il a pris soin de rassurer l’assemblée en lui garantissant le maintien de l’ordre public, en lui montrant le pays tranquille, en paix avec lui-même et avec tout le monde, la France recouvrant sa liberté par cette retraite d’une armée étrangère qui s’accomplit aujourd’hui, qui sera définitive et absolue dans un mois : « œuvre du patriotisme de tous, a dit M. le maréchal de Mac-Mahon, que mon prédécesseur a puissamment contribué, par d’habiles négociations, à préparer. » Voilà du moins un bulletin rassurant pour clore une session qui finit plus pacifiquement qu’elle n’avait commencé, en laissant, il est vrai, une situation chargée de bien des difficultés et de bien des problèmes qui ne sont qu’ajournés, qu’on retrouvera fatalement après ces trois mois de repos, de trêve et de réflexion.

Oui assurément, le message du maréchal de Mac-Mahon exprime une vérité sensible et frappante : le pays est tranquille, rien n’est plus facile que de le maintenir tranquille. Malgré les inquiétudes assez naturelles dont il ne peut se défendre lorsqu’il se demande de temps à autre ce qui sortira d’une incertitude prolongée dans le provisoire, c’est pour ainsi dire son penchant fondamental, son goût, comme c’est son intérêt de tenir passionnément à la paix, à la paix intérieure aussi bien qu’à la paix extérieure, de répugner aux excitations, aux tiraillemens, aux prétentions agitatrices, et c’est là ce que les partis, les gouvernemens eux-mêmes ne voient pas toujours. Ils se figurent que, parce qu’ils parlent naïvement ou présomptueusement au nom du pays, le pays s’intéresse beaucoup à leurs querelles, qu’il est prêt à venger leurs griefs, à prendre feu pour la droite ou pour la gauche, pour la république ou pour la monarchie, pour le gouvernement du 24 mai ou pour le gouvernement qui existait avant le 24 mai. C’est une erreur singulière. Au fond, le pays a passé par tant d’épreuves, il a essuyé tant de déceptions, qu’il est devenu assez sceptique ou, si l’on veut, assez éclectique pour prendre son bien où il le trouvera, pour accepter l’ordre, la sécurité, la paix de ceux qui pourront lui donner ces garanties. La meilleure politique sera celle qui tiendra compte de cette situation morale de notre malheureuse patrie, qui saura gouverner la France non sans fermeté, mais avec précaution, avec un discernement impartial, sans violence et surtout sans prétendre lui imposer des solutions extrêmes ou même des fanatismes qui répugneraient à tous ses instincts comme à ses idées.

Qu’on réfléchisse une bonne fois à tout ce qui est arrivé depuis quelques années, et on comprendra comment tous ceux qui ont une part dans les affaires publiques doivent se créer de nouvelles habitudes d’action. Est-ce qu’on croit qu’on va mener la France d’aujourd’hui, cette France éprouvée, endolorie, très vivante encore cependant, avec des subtilités et des tactiques, avec des interpellations et des fantaisies d’initiative personnelle, avec des coalitions plus ou moins sûres, plus ou moins péniblement maintenues ? Avec tout cela, on arrive juste à ces confusions, à ces agitations assez factices qui ont signalé les dernières semaines de la session, où majorité et opposition se sont livré, sans péril et sans profit, des batailles plus bruyantes que décisives à propos de mesures qui n’étaient pas de l’urgence la plus caractérisée ou d’interpellations qui n’étaient pas d’un suprême intérêt. Le fait est que de part et d’autre on s’est passé des fantaisies, que l’opposition aurait pu se dispenser d’engager des luttes où elle était sûre d’aller au-devant d’une défaite, et que le gouvernement à son tour n’aurait rien perdu à éviter des impatiences ou des manifestations plus propres à l’embarrasser qu’à le fortifier.

Quelle est la vérité après tout ? Une situation a été créée le 24 mai, elle est ce qu’on pourrait appeler l’œuvre capitale, de la session dernière. Cette situation a trouvé sa garantie et son expression dans cette alliance d’une majorité parlementaire et d’un gouvernement nouveau que M. le président de la république rappelait et constatait hier encore. De plus, elle s’est établie sans contestation sérieuse, elle est le régime légal de la France. Que cet ordre nouveau, sorti d’une lutte parlementaire, ait été vu tout d’abord avec surprise ou avec chagrin par ceux qui ont cru jusqu’au bout un rapprochement possible, nécessaire entre toutes les fractions modérées de l’assemblée et l’ancien gouvernement, ne fût-ce que pour ne pas diviser des forces qui étaient la garantie du pays, c’est le fait le plus naturel. Que le régime nouveau créé le 24 mai puisse avoir ses faiblesses et ses périls par suite des circonstances mêmes qui lui ont donné la vie, et des combinaisons qui après en avoir assuré le succès peuvent le compromettre en lui imposant une onéreuse protection, c’est là encore une particularité qui n’a rien d’imprévu, dont on peut tenir compte en suivant dans ses développemens la politique qui a été inaugurée ; mais c’est une singulière méprise des partis de croire que, devant une transformation si profonde, quoique parfaitement légale, et dans la situation exceptionnellement grave où est la France, on puisse procéder comme dans les conditions les plus ordinaires, en faisant une guerre de système et de prévention acrimonieuse, en multipliant les querelles stériles, en entourant un gouvernement qui est après tout le gouvernement de la nation de soupçons et d’ombrages, en torturant les actes, les intentions et les pensées. Nous n’en sommes pas là. À ce jeux périlleux, on n’intéresse plus guère le pays, on le laisse indifférent et on risque de le dégoûter par l’éternelle banalité des griefs, par la monotonie d’une opposition déclamatoire. On ne diminue pas les majorités, on les fortifie et on les grossit quelquefois. On vient même assez souvent en aide à ceux qu’on attaque, en leur donnant des armes et en s’exposant à des représailles qui ne sont pas toujours sans danger.

À quoi donc a servi l’interpellation de M. Jules Favre, cette interpellation mise en avant, puis à demi retirée, puis maintenue plus que jamais ? Elle n’a eu d’autre effet que d’amener un de ces débats sans précision et sans issue, où le ministère n’a eu aucune peine à obtenir un succès complet, justement parce que c’était une impatience d’opposition systématique et prématurée. Qu’on voulût avant la prorogation de l’assemblée demander quelques explications au gouvernement sur les caractères et les tendances de sa politique intérieure, soit, on le pouvait sans doute, quoique ce fût au fond assez superflu. Rien n’était plus simple que de vider la question dans une de ces conversations comme il y en a quelquefois dans le parlement anglais. Les occasions ne manquaient pas, il y avait la proposition sur la prorogation, il y avait la loi présentée par le garde des sceaux pour attribuer à la commission de permanence le droit d’autoriser les poursuites contre les journaux qui attaqueraient l’assemblée. On a préféré une lutte en règle sous la forme d’une interpellation solennelle, et on a eu une discussion théorique, académique, où M. Jules Favre, selon son habitude, a déployé une habile éloquence, mais où en définitive il n’est arrivé à rien, si ce n’est à faire un discours d’opposition de plus, un discours naturellement trop modéré pour les radicaux, trop agressif pour les conservateurs, trop subtil ou trop vague peut-être pour le public. Par un artifice de langage qui était certainement calculé, M. Jules Favre, qui suspecte les tendances monarchiques du ministère, a entrepris de prouver que la révolution du 24 mai n’était pas ce qu’on croyait. Il a prétendu que dans l’ancien gouvernement l’éclat de la personnalité de M. Thiers voilait peut-être trop la république, que le régime nouveau avait été la consécration de la majesté du principe républicain ; mais alors de quoi se plaint-il ? Que lui faut-il de plus ? Si la république a triomphé le 24 mai, si le gouvernement né ce jour-là est venu au monde pour mettre volontairement ou involontairement dans tout son lustre, « dans sa pureté et dans sa force politique » le principe républicain, il doit être satisfait. M. Jules Favre n’est pourtant pas satisfait ; il est allé ramasser un certain nombre de journaux, de discours, les uns poursuivant d’injures M. Thiers, les autres manquant de respect à la république ou à ceux qui l’ont représentée, et il a sommé le ministère de se prononcer, de dire s’il approuvait ou s’il désavouait toutes ces manifestations. M. Jules Favre fait là vraiment des questions fort étranges.

Quoi donc ! un journal aura l’indignité d’outrager l’ancien président de la république, un autre dira que l’empire est relevé, qu’il est debout, un troisième fera le procès de la révolution en proclamant l’autorité infaillible du Syllabus en politique comme dans tout le reste, et il sera absolument nécessaire de mettre le gouvernement en demeure de dire ce qu’il en pense ! Sérieusement, depuis quand un gouvernement est-il responsable de tout ce qui paraît dans les journaux, même dans les journaux prétendus officieux qui sont censés le défendre, et qui ne lui rendent le plus souvent d’autre service que de le compromettre ? Tenez, pas plus tard que cette semaine un journal de province supérieurement informé a raconté d’un ton mystérieux que les choses les plus graves se passaient à Versailles, qu’une grande partie de l’armée d’Afrique venait d’arriver clandestinement, — bien entendu clandestinement pour tout le monde sauf pour le correspondant du journal, — que les officiers en étaient à se demander avec anxiété ce qu’on attendait d’eux ! Si ce fait mémorable et aussi sérieux que clandestin avait été connu le jour de l’interpellation, M. Jules Favre aurait-il jugé utile de soumettre le ministère à un interrogatoire ? Une fois dans cette voie, aurait-il cru indispensable de demander si le prince Napoléon, qui, à ce qu’il paraît, a eu un moment la velléité de réclamer son grade de général de division, perdu avec d’autres choses en 1870, ne venait pas par hasard se mettre à la tête de cette armée d’Afrique arrivée sournoisement à Versailles ? Pourquoi n’aurait-il pas fait cette question, puisqu’il a pu demander si on entendait revenir sur le vote qui a prononcé la déchéance de l’empire ? Voilà où l’on va. C’était, on l’avouera, faire la partie belle à M. le duc de Broglie, qui ne s’est même pas donné la peine de répondre, et qui à son tour a porté la guerre au camp de ses adversaires en demandant à ceux qui attaquent le gouvernement comme issu d’une coalition si l’opposition elle-même n’est pas une coalition. Plaidoyer et réplique. Sait-on le résultat ? La veille encore, on prétendait que le gouvernement n’avait qu’une majorité de 14 voix, on lui mettait ironiquement sous les yeux sa modeste origine, résumée dans un chiffre : l’interpellation de M. Jules Favre lui a procuré 125 voix de majorité. Le dénoûment était prévu, et c’est ainsi que depuis deux mois, par des démarches mal calculées, par des excès de langage, par des impatiences, par une mauvaise humeur stérile, l’opposition n’a réussi qu’à fournir au gouvernement des occasions de faciles victoires, à grossir le nombre de ceux qui votent pour lui, en lui permettant d’aborder la prorogation avec une majorité suffisante.

La question n’est plus de chercher comment est né ce gouvernement, ni même ce que pensent ou ce que disent des journaux nécessairement intéressés à interpréter les événemens au profit de leurs espérances ou de leurs passions. Le gouvernement existe ; il a déjà une durée de deux mois. L’unique et sérieuse question est de savoir ce qu’il se propose de faire de ce pouvoir qu’il a conquis par une majorité victorieuse, s’il suivra cette majorité dans ses caprices, dans ses fantaisies de parti, dans ses velléités quelquefois intempérantes, ou s’il la dirigera avec une certaine fermeté, s’il puisera dans une étude attentive des intérêts, des instincts, de la situation morale de la France, l’inspiration de la vraie politique du temps où nous vivons. Maintenir avec toutes les puissances étrangères des rapports de sincère amitié, décourager la sédition et les manifestations bruyantes par la vigilante application des lois, garantir l’inviolabilité de la souveraineté nationale, « suivre, selon la parole récente du maréchal de Mac-Mahon, la sage ligne de conduite que l’assemblée elle-même, oubliant ses dissentimens intérieurs pour ne songer qu’aux intérêts généraux de la patrie, a consacrée plus d’une fois par l’unanimité de ses suffrages, » c’est là certes le plus rassurant et le plus séduisant des programmes. Ce n’est pas le pays qui empêchera le gouvernement de suivre ce programme. Ce n’est pas non plus l’opposition systématique et implacable qui le menace sérieusement dans son œuvre ou dans son existence ; cette opposition n’a fait jusqu’ici que le fortifier. Le danger pour ce gouvernement est de ne pas se rendre toujours un compte exact de sa situation, de paraître quelquefois n’avoir point un sentiment très net de ce qu’il veut ou de ce qu’il peut faire, de plier trop aisément sous des fatalités d’origine, de soulever ou de laisser soulever des questions difficiles, embarrassantes, pour un résultat fort douteux. Il y a, ce nous semble, en politique et surtout dans une situation comme celle où est la France, une règle supérieure et essentielle, c’est de savoir se servir du pouvoir qu’on a sans recourir à des armes nouvelles et inutiles, de ne faire que ce qui est nécessaire, de ne pas s’exposer à mettre en mouvement des susceptibilités, des inquiétudes d’opinion pour des intentions qu’on n’a pas, souvent pour rien.

Le ministère a voulu certainement plaire à l’assemblée en ayant l’air de faire quelque chose pour la garantir pendant les vacances contre une campagne de dissolution, contre la reproduction retentissante de discours comme celui que M. Gambetta prononçait l’an dernier à Grenoble, et il a présenté une loi spéciale attribuant à la commission de permanence le droit d’autoriser des poursuites contre les journaux qui attaqueraient l’assemblée. Ce n’est point là en vérité une bien grosse affaire, ce n’est point un acte aussi extraordinaire, une menace aussi redoutable qu’on l’a dit. Qu’y a-t-il donc de changé ? est-ce qu’on propose de modifier ou d’aggraver la législation sur la presse ? y a-t-il quelque violation de droits ou quelque révolution de juridiction ? Est-ce qu’il y a une garantie de moins pour l’accusé, pour la défense ? Nullement ; rien n’est changé, c’est tout simplement une question de forme, de procédure de la plus mince importance. Jusqu’ici depuis 1819, les assemblées se sont réservé le droit d’autoriser les poursuites dans les affaires qui les touchent, et elles se sont réservé ce droit, non dans l’intérêt de l’accusé, mais dans l’intérêt de leur propre dignité. Elles n’ont pas à discuter réellement, elles n’ont pas à se prononcer sur le caractère, sur la gravité, ni même sur l’existence d’un délit ; leur rôle se borne à examiner s’il y a une présomption suffisante pour qu’on doive laisser à la justice son libre cours. Ce qu’on propose aujourd’hui, c’est de transférer momentanément à la commission de permanence le droit d’autoriser les poursuites habituellement exercé par l’assemblée tout entière. Ainsi donc voilà toute la faculté dictatoriale déférée à la commission de permanence, qui se compose d’ailleurs d’hommes de tous les partis. Cette commission, saisie d’une demande de poursuites par le ministère public, a le droit de dire à la justice qu’elle peut marcher librement. — Que l’autorisation, réduite à ce qu’elle doit être, vienne de la commission de permanence ou de l’assemblée tout entière, aucun droit sérieux n’est affecté. Le journal poursuivi ne restera pas moins soumis au jury. S’il est acquitté, rien de mieux ; s’il est condamné, qu’a-t-on à dire ? N’est-ce point la justice se manifestant dans toute son indépendance ?

Franchement tout cela ne valait pas le bruit qu’on en a fait ; mais d’un autre côté pourquoi provoquer ce bruit ? Quelle a été la pensée du gouvernement ? Quelle garantie de plus trouve-t-il dans la mesure qu’il a proposée, et qu’on s’est empressé de voter ? Sans nul doute, la question de la dissolution de l’assemblée reste entière ; on peut la discuter sérieusement, convenablement, poliment, comme on l’a dit. Ce n’est pas un crime de croire que le pays doit nécessairement être consulté dans un temps qui ne peut plus être trop éloigné, surtout après la libération définitive du territoire. Si c’est l’injure, l’outrage, la négation audacieuse et révolutionnaire des droits de l’assemblée qu’on veut atteindre, est-ce que le ministère n’est pas suffisamment armé sans avoir besoin de cet inoffensif et modeste droit d’autorisation de poursuite conféré à une commission de permanence ? Il a toutes les lois de police générale, il a toutes les prérogatives d’administration que les gouvernemens les plus divers se transmettent et qu’on n’abroge jamais, il a aujourd’hui l’état de siège à Paris, à Lyon, à Marseille et dans plus de trente départemens. Que lui faut-il de plus ? On n’est fondé à réclamer des armes nouvelles que lorsque celles qu’on a entre les mains sont impuissantes et inefficaces. Sans cela, on s’expose à soulever toute sorte de questions épineuses et délicates, dont la discussion ne conduit naturellement à rien comme c’est arrivé l’autre jour, on semble faire beaucoup plus qu’on ne fait réellement, on a l’air de manier le gouvernement avec une certaine inexpérience devant laquelle s’enhardissent les agitateurs. Ce qu’il y a de singulier, c’est que dans cette discussion, où M. le garde des sceaux Ernoul a prononcé de très convenables paroles, mais qu’on peut persister à croire inutile, des députés de la gauche, menacés d’une si manifeste tyrannie, se sont amusés à s’écrier : « Rendez-nous la liberté comme sous la restauration ! » Des députés de la droite se sont hâtés de répliquer avec une gaillarde vivacité : « Rendez-nous la restauration, rendez-nous le roi ! » Et un dernier d’ajouter : « Nous l’aurons ! » Ah ! oui, rendez-nous le roi ! c’est facile à mettre dans une interruption, et en définitive c’est beaucoup de bruit pour rien, pour qu’une simple commission de permanence puisse dire, si l’occasion se présente, à la justice : Rien ne s’oppose à ce que vous fassiez votre œuvre.

Assurément la restauration a eu dans son temps un éclat d’honneur et de talent qui fait qu’on ne peut pas être fâché de lui ressembler. Encore est-ce par les beaux côtés qu’il faudrait lui ressembler et non par ce l’a conduite à la catastrophe dans laquelle elle a disparu. Malheureusement aujourd’hui, comme à cette époque, il y a des influences qui peuvent être un embarras pour le gouvernement actuel, comme elles ont été un péril pour le gouvernement d’autrefois. Il est certain que depuis quelque temps il se manifeste un mouvement religieux d’une assez étrange nature, plus violent peut-être encore que sous la restauration, et qui tend de plus en plus à envahir la politique. Qu’on nous comprenne bien : ce n’est pas le rôle légitime et salutaire de la religion qu’on peut être tenté de mettre en cause, surtout dans des momens comme ceux-ci. Le sentiment religieux ne se réveille jamais plus vivement que dans les âmes endolories, chez les nations éprouvées, qui ont souffert dans leur grandeur, et qui en viennent aussi à comprendre que la liberté elle-même n’a été si incertaine, si souvent exposée à périr, que parce qu’elle ne s’appuyait pas à de fortes croyances ; mais à côté de ce qu’il peut y avoir de sincère, de vrai et de sérieux dans un tel mouvement, il y a ce qu’on peut appeler une agitation extérieure, bruyante, artificielle. On ne rêve que pèlerinages, miracles, dévotions nouvelles, Lourdes, la Salette, Paray-le-Monial ! Ce n’est plus même le vieux catholicisme français, intelligent et indépendant, qui se réveille ; c’est un catholicisme nouveau, absolu, ardent à la propagande, qui renie les traditions françaises et entre en guerre avec tout ce que pense l’esprit moderne. Ce catholicisme, si on le laissait faire, conduirait la France à la croisade pour rétablir le pouvoir temporel du pape à Rome, il ferait de l’état le serviteur soumis de l’église, et il transformerait l’assemblée de Versailles en concile. M. de Belcastel et M. le général Du Temple se chargeraient de présider aux travaux du concile. Cette agitation cléricale, introduite jusque dans une assemblée politique, est certainement un des traits caractéristiques et un des périls du moment. Elle à conduit déjà depuis deux mois à un certain nombre de manifestations ou de mesures dont la plus curieuse est la loi présentée, sur la demande de M. l’archevêque de Paris lui-même, pour la construction d’une église au haut de Montmartre.

Construire une église, rien de plus simple assurément ; mais cela ne suffisait pas aux zélés de l’orthodoxie, et de ce qui était tout simple on a voulu faire un acte exceptionnel, une sorte de solennité nationale expiatoire. Une fois sur ce chemin, on était en train d’aller fort loin, et peu s’en est fallu qu’on ne vît une assemblée politique reconstituer la propriété ecclésiastique au profit de M. l’archevêque de Paris, introduire dans une loi non plus une religion d’état, selon le mot spirituel de M. de Pressensé, mais une dévotion d’état, décréter la dédicace d’une église au sacré cœur, « pour attirer la miséricorde de Dieu sur la France et particulièrement sur Paris. » Pour couronner et compléter la consécration, une délégation de l’assemblée devait aller assister officiellement à la pose de la première pierre de l’église de Montmartre. Tout cela a été proposé par quelques membres de la droite. Fort heureusement on s’est arrêté à temps. M. Bertauld, un spirituel professeur de droit de Caen, a démontré en habile jurisconsulte le danger de reconstituer la propriété ecclésiastique. Dans la droite même, il s’est trouvé des hommes assez prudens pour comprendre qu’on les entraînait au-delà de toute limite. La commission à son tour a refusé assez nettement de se prêter à ces combinaisons, et en fin de compte la loi telle qu’elle a été votée n’est plus qu’une loi ordinaire décrétant la construction d’une église. Tout est bien qui finit bien. Malheureusement l’esprit qui a inspiré cette tentative subsiste. Qu’on y songe bien, dans de telles manifestations il y a trop de politique sous-entendue pour que ce soit de la bonne religion, et il y a trop de préoccupations religieuses pour que ce soit de la bonne politique. Or sait-on ce que produisent ces désastreuses confusions ? Elles sont tout à la fois l’asservissement de la religion et de la politique, qu’elles compromettent du même coup. Après quinze ans de ce système sous la restauration, le catholicisme était partout insulté, les croix étaient abattues, les prêtres ne pouvaient se montrer dans les rues sous l’habit sacerdotal. Après quinze ans de liberté et d’indépendance mutuelle sous le gouvernement de juillet, la religion avait retrouvé le respect public, les prêtres étaient appelés après février à bénir les arbres de liberté, et le froc du moine se montrait jusque dans l’assemblée nationale de 1848.

Le gouvernement a fait son choix entre les deux politiques, on n’en peut douter ; il sent bien les difficultés qu’on lui crée et les dangers de réaction qu’on provoque ; évidemment il a fait ce qu’il a pu pour tempérer l’ardeur de ses redoutables amis, tout en faisant la part de sentiment qu’il se croit tenu de ménager. Que craint-il ? On ne lui sait pas gré de ses ménagemens, on respecterait sa fermeté devant de si compromettans fanatismes. Ce qu’il a de mieux à faire, c’est de se replacer sans hésitation, sans faiblesse, au centre de toutes les idées et de tous les sentimens de cette société française qu’il a la mission de maintenir en paix, non de conduire à de nouvelles guerres religieuses.

Jusqu’à quel point et combien de temps encore l’Espagne pourra-t-elle résister à la dissolvante anarchie dans laquelle elle se débat ? Que peut-il sortir de ce chaos sanglant, de cette situation où tout périt d’heure en heure, où les provinces qui n’appartiennent pas aux carlistes sont livrées à la démagogie la plus effrénée, tandis qu’il y a encore à Madrid une assemblée qui s’amuse à faire une constitution fédérale et un gouvernement qui est réduit à être le témoin impuissant des plus hideux excès ? La république, si on peut appeler de ce nom le régime qui existe au-delà des Pyrénées depuis six mois, la république a conduit la péninsule à ce degré de confusion où tout est possible et où rien n’est possible. Depuis six mois en effet, on a mis le plus triste acharnement à tout désorganiser, à flatter tous les instincts de révolte, les passions les plus violentes, à donner des encouragemens et des armes à tous les fauteurs de séditions, en même temps qu’on détruisait ou qu’on laissait détruire tout ce qui restait de forces régulières. Le résultat de cette décomposition ne s’est pas fait attendre, il éclate aujourd’hui sous des formes qui font reculer d’épouvante. Ce n’est pas une révolution arborant un programme, ce n’est pas une explosion locale ou accidentelle, c’est une immense traînée de sang et de feu qui se répand de tous côtés dans le midi de l’Espagne. C’est la commune de Paris avec ses incendies, avec des exécutions plus cruelles encore que celles que nous avons vues, transportée en Andalousie, et, chose plus étrange, des députés, ceux qui s’appellent des « intransigens, » vont se mettre à la tête de cette effroyable campagne. Sous prétexte de république fédérale, les villes, les provinces, proclament leur indépendance. Bien entendu, la population n’est pour rien dans ces saturnales, elle subit tout ; c’est une tourbe révolutionnaire qui proclame tout ce qu’elle veut, qui pille, rançonne et assassine les autorités républicaines elles-mêmes.

Partout cette lutte est engagée ; elle a commencé il y a quelques jours déjà dans cette infortunée ville d’Alcoy, où des malheureux ont été brûlés dans le pétrole, où d’autres étaient jetés morts ou vivans du haut du balcon de l’hôtel de ville à une populace sanguinaire qui les traînait dans les rues et les mettait en pièces. À Malaga, l’insurrection est maîtresse de tout et multiplie les violences ; il en est de même à Grenade, où l’évêque a été un instant arrêté, où une junte décrète l’emprisonnement des suspects et des impôts sur les riches. A Séville comme à Valence, on parlemente avec l’émeute triomphante faute de pouvoir la soumettre ou d’oser l’attaquer. À Cadix, les révolutionnaires, maîtres de la ville, sont en lutte ouverte avec les dernières forces régulières qui restent dans les arsenaux et qui se défendent encore. À Carthagène, où est, à ce qu’il semble, le principal siège du mouvement, il y a un ancien général, Contreras, qui est le chef de la bande, qui se fait une armée de volontaires, qui destitue de son autorité propre le gouvernement de Madrid, et adresse même, à ce qu’il paraît, des mémorandums aux puissances étrangères. Ici du reste il y a un fait singulier qui pourrait étrangement compliquer les choses. Un certain nombre de navires de guerre est passé aux insurgés ; le gouvernement de Madrid s’est hâté de les déclarer pirates et de notifier cette déclaration aux états qui ont des forces navales dans les eaux espagnoles. Il en est résulté qu’un bâtiment prussien, prenant au mot la notification du ministère de Madrid, a capturé un navire de l’insurrection où se trouvait un député qui est un des chefs du mouvement. Quelle est la signification réelle de cet incident ? Il est vraisemblable que ce n’est là qu’un acte isolé d’intervention dont le capitaine prussien a pris l’initiative sans y être autorisé par le gouvernement allemand. Voilà où en est la péninsule : les uns s’occupent à déchirer leur pays, les autres appellent directement ou indirectement les étrangers à faire la police chez eux.

Le midi de l’Espagne est au socialisme le plus destructeur le nord est au carlisme, qui profite naturellement de cette anarchie croissante, et qu’on est même hors d’état de combattre pour le moment. Tout ce qu’on peut faire, c’est de se défendre dans les villes, dans les places à demi fortifiées. En Catalogne comme en Navarre, comme dans les provinces basques, les carlistes sont à peu près maîtres de la campagne, des voies de communication, des principaux passages de la frontière, et même d’une partie des côtes, de sorte qu’ils peuvent se ravitailler, faire arriver des armes et des munitions, s’organiser en toute liberté. Rien ne les gêne, ils ont les chemins libres. L’autre jour, un des chefs carlistes les plus audacieux, Saballs, et le frère du prétendant, le prince Alphonse, ont attaqué à peu de distance de Barcelone la petite ville d’Igualada, qu’ils ont prise après trente heures de combat et qu’ils ont quittée après avoir détruit toutes les défenses et levé des contributions. Du côté de l’Èbre, des bandes ont passé le fleuve et se sont montrées dans la direction de Logrono, où réside le vieux duc de la Victoire, qui est peut-être tout près de n’être plus en sûreté. Rien ne prouve mieux du reste les progrès du carlisme que l’arrivée récente de don Carlos lui-même, qui s’était tenu depuis l’année dernière en dehors de la lutte, et qui a signalé son entrée en Espagne par un acte d’autorité assez singulier, par la révocation d’un des plus terribles chefs de bande, du curé Santa-Cruz, réduit à s’en aller aujourd’hui à Rome, se faire absoudre de ses exploits auprès du saint-père. Évidemment les bandes carlistes ont pris depuis quelque temps une consistance assez menaçante ; elles ont une organisation presque régulière, des chefs qui ne manquent pas d’une certaine habileté, de l’artillerie, des moyens d’approvisionnement, et, chose singulière, elles en sont venues à représenter pour le moment ce qui ressemble le plus à une armée au-delà des Pyrénées. Par lui-même, le carlisme ne serait pas sans doute menaçant. La cause du prétendant est peu populaire. Les bandes de don Carlos ont pu gagner en solidité, en nombre, en habitude de la guerre, elles n’ont pas beaucoup étendu leurs incursions, elles ne recrutent guère d’adhérens civils, et par le fait elles semblent songer à s’établir dans leurs positions du nord plutôt qu’à tenter la conquête du reste de l’Espagne ; mais il est bien clair que si la situation de la péninsule tarde à changer, si d’autres combinaisons ne se produisent pas, les carlistes ont tout à gagner ; ils auront non pas la force qui vient de leur cause, mais la force qu’ils tiendront de l’anarchie déchaînée par les démagogues de Malaga et de Carthagène, de l’impuissance qui règne à Madrid, de l’inaction où semblent rester les libéraux monarchiques. Voilà le danger. Si on n’y prend garde, tout aurait concouru au succès d’un absolutisme qui serait assurément une épreuve nouvelle pour l’Espagne, et dont le voisinage pourrait n’être pas sans inconvéniens pour nous-mêmes.

Que peut le gouvernement de Madrid, et que fait-il contre tous ces périls éclatant à la fois au nord et au sud ? Pendant que tout est à feu et à sang en Espagne, il y a une assemblée qui se distrait à faire des discours, à préparer une constitution fédérale, à jouer aux combinaisons parlementaires, aux coalitions, aux votes de confiance ou de défiance. Le premier chef du pouvoir exécutif élu par les cortès, M. Pi y Margall, a passé sa courte et triste existence à faire des ministères, à traiter avec les « intransigens, » jusqu’à ce qu’il se soit réveillé devant les effroyables scènes d’Alcoy. Alors il a disparu, et il n’avait certes rien de mieux à faire. Que pouvait-il pour le rétablissement de l’ordre dont il parlait toujours lorsqu’il se donnait pour collègue au pouvoir un ministre qui allait dire naïvement devant les cortès que jamais il ne donnerait un ordre de répression contre ses « coreligionnaires politiques ? » Il appelait cela des « coreligionnaires politiques ! » Il est bien vrai qu’insurgés et amis du gouvernement sont tellement confondus qu’on ne voit pas trop la différence. Quant à la répression, il est entendu qu’on n’en a parlé que pour la forme. M. Pi y Margall est tombé sous le poids des massacres d’Alcoy ; il a été remplacé par un avocat républicain, ancien président de l’assemblée, M. Salmeron. Jusqu’ici, depuis que la république existe, voilà donc le troisième chef du pouvoir exécutif ! M. Salmeron a eu du moins le mérite de montrer aussitôt une certaine énergie de parole et d’attitude ; il a même trouvé l’appui d’un vieux parlementaire, M. Rios Rosas, un des rares conservateurs égarés dans les cortès, qui s’est levé pour faire un énergique appel à toutes les forces libérales de l’Espagne. Cette manifestation de M. Rios Rosas n’est pas d’ailleurs sans gravité ; c’est la réapparition du parti conservateur et libéral au milieu de toutes ces crises ; mais, si M. Salmeron s’allie à ce parti, les républicains de la gauche de l’assemblée menacent de faire cause commune avec les insurgés ; si le chef du pouvoir exécutif reste avec la gauche, il recommence l’histoire de M. Pi y Margall, et ce n’est pas là certes l’unique difficulté de sa situation.

Dès la formation du nouveau gouvernement, M. Salmeron a fait adopter une levée de 80,000 hommes de la réserve. Il a réuni des généraux de l’ancienne armée pour voir ce qu’il y avait à faire, et quelques-uns de ces généraux, Makenna, Turon, ont accepté des commandemens. Le général Makenna va, dit-on, en Catalogne, Turon à Valence, Pavia bombarde en ce moment Séville. On est donc décidé à l’action, on se met à l’œuvre. Seulement avec quoi ces généraux pourront-ils agir ? La garde civile elle-même, fatiguée du rôle qu’on lui fait jouer, est déjà fort ébranlée. Attendra-t-on la levée nouvelle ? En supposant que ces jeunes gens se rendent à l’appel, ce qui est fort douteux, comment les équipera-t-on ? comment les fera-t-on vivre ? où retrouvera-t-on des officiers pour les conduire, et par quels moyens rétablira-t-on la discipline ? Il faut songer qu’on se trouve avec un trésor vide, avec une armée absolument détruite, au milieu d’un pays où souffle le plus violent esprit d’insubordination. Est-ce avec cela qu’on va battre les insurgés du midi pour en venir ensuite à battre les carlistes ? Qu’on se souvienne qu’en 1833, avec une armée existant déjà conduite par des chefs qui avaient fait la guerre, par tout un groupe de jeunes officiers brillans et braves, il a fallu sept ans ! De deux choses l’une, ou cette levée qu’on décrète ne fera que livrer de nouveaux contingens à l’anarchie, ou bien les généraux qui auront réussi à refaire un vrai noyau militaire, qui auront obtenu quelques succès, deviendront inévitablement les chefs naturels de l’immense réaction qui éclatera au-delà des Pyrénées. Est-ce qu’on croit la république espagnole bien en sûreté dans ces conditions ? Elle est fort menacée, si elle est sauvée par un soldat ; elle est bien plus menacée encore, si elle reste aux prises avec ceux qui la souillent et la déshonorent par l’incendie et le meurtre. Si les vrais républicains de Madrid ne consultaient que leur patriotisme, ils n’hésiteraient pas un instant à rallier toutes les forces conservatrices et libérales, à rétablir la monarchie constitutionnelle, qu’ils se feraient un devoir de soutenir, qui seule peut-être encore à l’aide d’un effort désespéré pourrait sauver l’Espagne de la dissolution par le socialisme fédéraliste, ou d’un autre genre de déchéance par l’absolutisme carliste.

CH. DE MAZADE.


Comédie-Française. — Chez l’avocat, par M. Paul Ferrier.

Comme les traits trop fins et les nuances trop délicates ne conviennent pas à la peinture décorative, qui exige les couleurs franches et les solides contours de la fresque, ainsi au théâtre il faut pour le dialogue et le récit une trame plus résistante, plus tangible en quelque sorte, que lorsqu’on écrit pour être lu. Pour émouvoir ou pour faire rire, il ne faut point compter sur la réflexion, car le spectateur n’a pas le temps d’analyser ; les mots subtils ne portent pas, les raffinemens de pensée échappent, et c’est un maigre succès que l’émotion de l’escalier. C’est par là, par l’absence de vigueur scénique, que pèchent la plupart de ces bluettes versifiées, proverbes ou saynètes, qui se succèdent depuis quelque temps, et l’acte en vers que M. Paul Ferrier vient de donner au Théâtre-Français n’est pas exempt des mêmes défauts. Sa pièce n’est même pas une pièce. Cela ne repose sur rien, et c’est fini avant d’avoir commencé, ou plutôt cela ne finit même pas, car on sent que c’est à recommencer. Deux jeunes époux que la politique a désunis, — supposition peu vraisemblable, — se rencontrent chez l’avocat qu’ils ont choisi pour dénouer des liens qui les blessent et leur pèsent. Avant l’arrivée de l’homme de loi, la querelle éclate et se termine par un soufflet sur la joue du mari. L’avocat les fait asseoir, les écoute sans parler, et de la querelle il se dégage une réconciliation comme l’arc-en-ciel après l’orage. Les époux s’en vont bras-dessus, bras-dessous ; mais l’avocat, qui s’y connaît, leur dit : Au revoir ! Pour tirer une pièce d’une si pauvre donnée, il eût fallu au moins des détails un peu neufs, et pour la soutenir un dialogue brillant ; mais un malheur ne vient jamais seul ! M. Paul Ferrier s’est laissé glisser sans effort sur la pente de la banalité, et les vulgarités cherchées de sa diction choquent un public que la scène de la Comédie-Française a si longtemps habitué à un autre language. Il a écrit sa saynète en vers libres, — tentative dangereuse pour un tempérament comme le sien, car il y a dans ce vers fringant et badin une sorte d’irrésistible séduction vers la nonchalance prosaïque et la familiarité, et M. Paul Ferrier a donné dans le piège.




ESSAIS ET NOTICES.


The Poems of Ossian in the original gaelic with a literal translation into english, by the Rev. Archibald Clerk (Les Poésies d’Ossian, texte gaélique, avec une traduction littérale en anglais), 3 vol. ; Edinburgh and London.


Un instituteur écossais, enseignant d’abord dans une école publique, écrit un poème dont l’unique résultat est de prouver chez lui autant d’incapacité que d’ambition. Il fait la connaissance d’un homme de lettres auquel il montre des traductions vraies ou prétendues de chants gaéliques recueillis par les highlanders ou gens des montagnes. C’était précisément le temps où la curiosité publique se tournait vers les vieilles ballades anglaises ; le moment était bien choisi pour exhumer les poésies inconnues qui donnaient à l’Écosse l’avantage de l’ancienneté sur l’Angleterre. Huit ou dix siècles d’avance dans la carrière des vers flattaient singulièrement l’amour-propre national, toujours en éveil au nord de la Clyde. L’Écossais qui avait si mal réussi dans la langue que parlait tout le monde fit des tentatives plus heureuses dans un idiome que les personnes lettrées ne comprenaient pas. Il sacrifie son amour-propre à son ambition, et, n’ayant pas réussi comme poète, il se fait traducteur, en apparence au moins. Cette fois les encouragemens viennent de tous côtés. Un premier recueil de chants traduits en prose anglaise devient l’objet de l’admiration en Écosse, de l’étonnement en Angleterre.

On achète à l’envi les traductions sorties de cette plume équivoque dont le premier soin a toujours été de s’entourer de mystère. Cependant les simples chants, les opuscules ne suffisent plus : l’Écossais bien avisé apporte de ce pays une épopée, deux épopées ; elles se vendent coup sur coup, les éditions en sont enlevées, il se met à bâtir l’édifice de sa fortune, en attendant qu’il construise un vrai château, une villa italienne, et qu’il fonde une famille dont la prospérité ne s’est pas démentie depuis. Jamais l’esprit positif et pratique de l’Écossais n’a mieux tiré parti d’une affaire. Et tout cela ne portait que sur des vers en une langue qui n’était guère parlée que par des pêcheurs et des bergers ne sachant pas lire : encore n’était-il pas bien sûr qu’ils existassent. Le traducteur prétendait les avoir recueillis, les uns de la bouche de quelques vieillards, les autres dans des manuscrits très anciens, qu’il a montrés, dit-on, à un ou deux amis et à son libraire de Londres, qui d’ailleurs n’y entendait goutte. Un trait qui n’est pas le moins curieux de ces poésies, c’est qu’elles ne sont pas sans mérite, en sorte que le prétendu traducteur a du talent quand il travaille pour la gloire d’un autre, et qu’il en a manqué absolument quand il écrit en son propre nom.

Il fallait pourtant montrer au public quelque apparence de preuve qu’il n’était pas pris pour dupe. L’écrivain dépose ou feint de déposer chez son éditeur les manuscrits originaux qu’il a découverts. Nul ne s’avise, à ce qu’il paraît, de vérifier sa bonne foi, soit parce qu’on aime mieux batailler sur l’authenticité des poèmes sans y regarder de près, soit parce que les amis n’avaient pas besoin de ce témoignage, et que les ennemis, n’étant pas des highlands, eussent été fort embarrassés de lire ces textes indéchiffrables. Les manuscrits réels ou fabuleux disparurent ; il n’en est resté que la copie de la main de l’auteur, qui ne s’expliqua jamais sur ce point. Voilà l’histoire des poésies d’Ossian. Si elle pouvait fournir matière à un procès devant la justice, la sentence, on le voit, ne serait pas douteuse. Elle ne l’est pas non plus au tribunal de la critique ; on sait que des noms, des souvenirs, des images de l’Homère celtique se retrouvent dans certains débris de chants populaires : personne ne croit plus aujourd’hui que les poèmes qui lui sont attribués soient d’un autre que Macpherson. je me trompe, un homme d’esprit et de savoir, M. Archibald Clerk, y croit encore, puisqu’il publie le texte gaélique, la prose anglaise de Macpherson, et une interprétation littérale qu’il croit nécessaire à cause des infidélités fréquentes de ce dernier. N’est-il pas piquant de voir qu’il trouve des contre-sens dans un traducteur qui se traduisait lui-même ? Au reste il ne manque pas d’y puiser une preuve de la sincérité de son devancier. Son travail est précédé d’une longue et savante dissertation où il réunit tous les argumens qui peuvent être apportés en faveur de l’authenticité d’Ossian. On peut la recommander à ceux qui regrettent de ne pouvoir ajouter foi à ces poèmes singuliers : il en est peut-être encore ; Ossian avec ses tristesses, avec ses regrets d’un monde qui n’est plus, avec ses tableaux d’une nature sombre et désolée, plaît à quelques imaginations mélancoliques. En perdant Ossian, elles perdent une poésie maladive sans doute, mais assez conforme au temps où elle à paru, la poésie de la négation, du deuil, de ce qui n’est plus ou va cesser d’être, une poésie sans dieux, et hantée de fantômes à travers lesquels perce le regard. Après tout, il convenait à une telle œuvre d’avoir un tel auteur, qui n’existe pas lui-même, qui n’est qu’une ombre appelée Ossian, et à travers laquelle on aperçoit un homme très réel qui pour faire sa fortune, avait renoncé à la réputation littéraire.


LOUIS ETIENNE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.