Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1878

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Chronique n° 1111
31 juillet 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1878.

Maintenant que la guerre d’Orient est finie et que la paix générale est assurée, maintenant que M. de Bismarck, après avoir présidé son congrès à Berlin, a pu aller prendre ses eaux à Kissingen, et que lord Beaconsfield, après avoir eu ses succès de surprise, a savouré les ovations en rentrant à Londres, maintenant enfin que tout est réglé, que l’Europe compte un traité de plus et que l’empire turc a quelques provinces de moins, une phase nouvelle commence. Cette œuvre du congrès de Berlin, que tous les cabinets s’empressent de ratifier, elle date à peine d’hier, de quelques semaines ; il s’agit aujourd’hui de savoir comment elle sera exécutée, ce qu’elle va devenir, quelles conséquences elle aura pour l’Orient, quelle influence elle est destinée à exercer sur la politique et les relations des diverses puissances dans l’Occident.

C’est la paix reconquise et maintenue pour l’instant, oui sans doute, c’est du moins la fin d’un conflit qui a été sur le point de prendre une dangereuse extension. C’est à un certain point de vue, si on le veut bien, une victoire de l’esprit de transaction ; mais, si c’est d’un côté le dénoûment de la sanglante crise dont l’impatience de la Russie a donné le signal depuis dix-huit mois, cet ordre nouveau que le congrès de Berlin a eu la prétention de consacrer et d’organiser reste assurément la plus redoutable des énigmes. Cette paix ébauchée par le traité de San-Stefano, rectifiée et amendée par le traité du 13 juillet, complétée ou éclairée par les conventions particulières qui l’accompagnent, cette paix ouvre pour l’Europe de singulières perspectives ; elle aura probablement d’étranges épreuves à subir. Nous n’en sommes encore qu’à la transition, aux premières mesures d’exécution ou, si l’on veut, à la prise de possession des gages qu’on s’est assurés de toutes parts. L’Autriche va entrer en Bosnie avec une armée nombreuse, elle a déjà lancé son manifeste caractérisant l’occupation dont elle se charge. L’Angleterre n’a pas tant tardé à prendre son poste de Chypre, et elle se met en devoir d’exercer son protectorat sur les provinces asiatiques de la Turquie. La Russie va sans doute rappeler son armée des bords du Bosphore, et elle n’a plus qu’à s’établir dans ses conquêtes, à Kars et à Batoum comme dans la portion danubienne de la Bessarabie qu’elle a si âprement revendiquée. Les Serbes, les Monténégrins, ont leurs lots, les Grecs réclament à grands cris ce qu’on leur a promis. Des commissions internationales vont être chargées de suivre toutes ces affaires des délimitations nouvelles, des réformes à réaliser, de l’organisation des provinces remaniées ou séparées de l’empire. Bientôt l’œuvre apparaîtra tout entière. Qu’en sera-t-il définitivement de ces combinaisons, telles qu’elles se dessinent dans les protocoles du congrès ou dans les récens débats du parlement anglais ? C’est désormais le problème qui pèse sur l’Europe placée au seuil de cet ordre nouveau qu’elle n’a point appelé, en face de cette situation de l’Orient qui est elle-même l’abrogation ou la transformation complète d’un droit public dont les traités de 1856 étaient restés jusqu’ici la dernière expression à demi respectée.

De l’œuvre d’il y a vingt-cinq ans, il ne reste plus qu’une date rappelée pour la forme dans, les conventions de Berlin. C’est tout ce qui survit, le reste est effacé et va disparaître de plus en plus dans la voie nouvelle où l’on vient d’entrer. Il faut bien appeler les choses par leur nom. Quand on dit que ce qui s’est fait à Berlin est un premier partage de l’Orient, un premier partage risquant de conduire à d’autres partages, rouvrant fatalement une arène où toutes les politiques, tous les intérêts se retrouveront face à face un jour ou l’autre, quand on parle ainsi, on ne dit manifestement qu’une triste vérité. Lord Beaconsfield ne veut pas qu’on se serve de ce mot mal sonnant de partage ; il désavoue le mot et l’idée elle-même. Dès son arrivée à Londres, dans le premier discours qu’il a prononcé devant la chambre des lords pour rendre compte de sa mission à Berlin, il a mis toute son éloquence et son imagination à dégager l’Angleterre, le cabinet dont il est le chef de toute complicité dans une œuvre de dépossession. « Le gouvernement de sa majesté, s’est-il écrié, a toujours été contraire au principe du partage de l’empire ottoman… On nous a élevé sur une haute montagne d’où l’on nous a montré tous les royaumes de la terre, et puis l’on nous a dit : Tous ces royaumes sont à vous si vous voulez le partage ! Nous n’avons pas été de cet avis… » Si lord Beaconsfield a voulu dire que les conditions de Berlin, œuvre de diplomatie et de transaction, sont moins excessives que les conditions de San-Stefano tracées par l’épée victorieuse de la Russie, que l’Angleterre a utilement, efficacement employé son influence pour rendre à la Porte, avec quelques territoires, la possibilité d’une certaine indépendance, d’une certaine cohésion, si lord Beaconsfield a voulu dire cela, rien n’est certes plus vrai. Malheureusement toutes les illusions, tous les euphémismes sont inutiles dans les affaires sérieuses du monde, et la réalité des choses reste ce qu’elle est.

On peut déguiser jusqu’à un certain point, on ne peut pas effacer complètement le caractère d’une réunion diplomatique ou un empire est appelé à consentir à tout ce qu’on voudra lui imposer, où ses plénipotentiaires, au moindre murmure, à la moindre réserve, sont rudoyés par M. de Bismarck, et d’où au bout du compte la Sublime-Porte sort démembrée, surtout atteinte dans son autorité. L’empire ottoman, il est vrai, n’est plus traversé et pour ainsi dire disloqué par cette Bulgarie que la Russie avait imaginée, qui devait aller du Danube à la mer Egée. Le sultan n’est plus réduit au fameux couloir de communication entre les provinces qui lui étaient laissées. La Bulgarie nouvelle du congrès de Berlin, déjà assez étendue de l’est à l’ouest entre Varna et Widdin, s’arrête au nord des Balkans. Sur un point encore, toutefois, elle franchit les montagnes, elle dépasse Sofia, et lord Beaconsfield a besoin de tout son optimisme pour démontrer que la Bulgarie en allant au-delà de Sofia laisse toute sa force à la ligne de défense des Balkans, dernier rempart des Turcs. Le premier ministre d’Angleterre a vraiment besoin de toute son imagination pour prouver que les territoires enlevés à la Porte et transmis à la Serbie, au Monténégro, à la Bulgarie, à la Roumanie ; sont sans importance, que la ligne des Balkans, même ébréchée, suffira aux défenseurs de Plevna, que Batoum, où la Russie va entrer, est un port sans valeur, et que tout cela ne ressemble en rien à un partage. C’est le sort de la guerre, dira lestement lord Beaconsfield ; tous les états ont perdu des provinces, des territoires précieux, et ils n’ont pas péri, ils ne se sont pas considérés comme partagés ! Assurément il y a dans le monde des états, des nations qui ont subi les rigueurs de la fortune et qui, avec le ressort intime de leur puissance, avec les moyens de se relever, gardent leur foi dans l’avenir. L’Autriche, l’Angleterre aussi bien que la France ont perdu des provinces et n’ont pas péri pour une défaite. La Prusse, avant de devenir l’Allemagne, a eu de cruels momens où elle a paru près de disparaître, et elle a vécu assez pour retrouver des réparations dépassant ses espérances. L’empire ottoman, que le chef du cabinet anglais lui-même, ne met sûrement pas au rang des puissances faites pour les glorieuses revanches, l’empire ottoman ne perd pas seulement des provinces ; dans ce qui lui reste, il garde à peine une ombre d’indépendance, une apparence de souveraineté. Il est assailli, enveloppé de protectorats, de surveillances, de tutelles menaçantes, d’occupations qui peuvent se changer en annexions, et si, selon le mot de lord Beaconsfield, le sultan continue à « être une partie du système politique de l’Europe, » c’est à la condition d’être le souverain le plus subordonné, le plus livré aux prépotences rivales, aux influences contraires, le plus impuissant à se défendre par lui-même.

Allons au nœud de ces complications. A la lumière du traité de Berlin et des actes qui le complètent, qui en déterminent ou en limitent la portée, l’empire ottoman n’est plus rien évidemment, il ne s’agit plus de lui. Il n’y a que deux choses également significatives, également graves. D’un côté, la Turquie d’Europe, affaiblie d’autorité comme de territoire, est placée désormais entre l’Autriche, établie en Bosnie, maîtresse de fortes positions militaires, et la Russie, ayant ses postes avancés dans la Bulgarie nouvelle, campée sur les Balkans. D’un autre côté, la Turquie d’Asie, démantelée, elle aussi, par la perte de Kars, de Batoum, est placée à peu près exclusivement, par la convention du 4 juin, sous la protection de l’Angleterre, qui seule peut arrêter les progrès de la puissance russe. Sous des formes diverses, la lutte est partout, et c’est là justement ce que l’œuvre délibérée à Berlin a de périlleux et d’inquiétant ; c’est pour cela qu’elle ressemble si peu à une paix sérieuse, rassurante et durable. Elle pacifie pour l’instant, elle détourne un conflit qui a paru imminent, et elle prépare, elle organise en quelque sorte d’inévitables antagonismes. Elle ne satisfait sérieusement personne, et elle engage tout le monde dans une série de complications indéfinies.

A vrai dire, avec un peu de réflexion et de prévoyance la Russie pourrait être la première à reconnaître qu’elle paie un peu cher les avantages qu’elle a conquis dans sa dernière campagne. Si elle consentait à se recueillir un instant, si elle s’élevait au-dessus des mouvemens vulgaires d’une ambition comblée par le succès, elle s’apercevrait peut-être que, tout bien pesé, elle aurait mieux fait de se montrer moins impatiente, de ne pas en appeler si légèrement aux armes. Si elle avait prudemment reculé devant la crise qu’elle a fini par déchaîner, elle n’avait rien à perdre ; elle gagnait tout au contraire à temporiser dans des conditions européennes qui ne pouvaient que favoriser sa politique. Déjà en 1871 elle avait obtenu une première satisfaction au sujet de sa position dans la mer Noire, et il était dès lors manifeste que, par le cours forcé des choses, elle pouvait, elle devait reprendre bientôt son ancienne situation, son influence en Orient, sans offrir aux politiques rivales un prétexte trop plausible d’entrer en action. Elle a voulu aller plus vite et plus loin ; elle a tenu à effacer d’un seul coup cette date de 1856, qui n’avait rien de bien irritant, qui lui rappelait cependant une défaite. Elle a cru devoir cette revanche à son orgueil militaire, elle a réussi, elle s’est donné le plaisir de porter son drapeau sous les murs de Constantinople et d’imposer au sultan un traité dicté par la force victorieuse. Elle a montré sa puissance militaire, soit ; mais en même temps elle a ouvert en Europe la plus redoutable crise. La Russie a réveillé toutes les préoccupations et les inquiétudes, elle a mis contre elle tous ceux qui avaient le juste souci de la sécurité universelle, et aujourd’hui, après avoir été obligée d’abandonner un traité dans lequel elle avait voulu résumer ses victoires, elle est arrivée à ce double résultat : elle voit les Autrichiens en Bosnie, les Anglais à Chypre, dans la mer de Marmara et en Asie. Elle s’est créé à elle-même des obstacles ou des embarras avec lesquels elle devra compter ; elle a pu entendre cette parole par laquelle on a caractérisé fièrement là convention anglo-turque du 4 juin et qui allait à son adresse : Tu n’iras pas plus loin ! Lord Beaconsfield lui-même revenant de Berlin n’a pas craint de répéter l’autre jour en plein parlement ce catégorique et retentissant défi de l’Angleterre : « Jusque-là et pas plus loin ! »

Ce qui n’est point assurément un succès pour la Russie et ce qui peut, selon les circonstances, devenir un péril pour elle n’est pas d’ailleurs sans des inconvéniens de plus d’un genre pour les puissances mêmes qui se trouvent conduites par le sentiment de leur sécurité et de leurs intérêts à prendre un parti. L’Autriche, munie d’un mandat régulier du congrès, entre décidément en Bosnie pour occuper et « administrer » le pays. Elle désirait sans doute depuis longtemps cette occupation, qui flattait les idées de la cour et l’orgueil militaire à Vienne. Elle a mis toute sa diplomatie à préparer une entreprise où elle finit par s’engager avec l’appui et le consentement des autres puissances. C’était son rêve d’aller dans ces provinces avec une sorte de titre européen, c’était aussi son intérêt de ne pas laisser aux propagandes slaves le temps de pousser ces populations vers la Serbie ou le Monténégro, c’est-à-dire vers la Russie ; mais l’Autriche va se trouver, pour longtemps peut-être, dans une situation délicate ; elle s’engage par sa résolution dans un défilé d’où elle ne pourra sortir que difficilement. Sur ce terrain de l’Orient, elle a un rôle forcé, le seul que les Hongrois, quant à eux, admettent aujourd’hui. Elle ne peut plus prolonger la fiction de l’alliance des trois empereurs ; elle est obligée d’être dans ces provinces comme un adversaire de l’influence russe, au risque de réveiller à Saint-Pétersbourg des ombrages et des animosités qui éclatent déjà. Si elle a l’air de faire le jeu de la politique de Saint-Pétersbourg, elle trahit ses intérêts, elle se neutralise elle-même, elle travaille pour une autre prépondérance ; si elle tient tête à la Russie, elle a besoin de n’être pas menacée en Allemagne, d’avoir des alliances dans l’Occident. C’est ce qui fait de l’intervention autrichienne en Bosnie et en Herzégovine une opération des plus critiques, des plus périlleuses sous l’apparence d’un acte de nécessité et de sûreté.

Quant à l’Angleterre, elle a montré et elle montre encore une sorte d’entrain dans sa politique d’action, dans son système, de résistance à la Russie. Elle serait peut-être restée assez froide pour le traité de Berlin tout seul ; elle s’est sentie remuée par le coup de baguette magique de lord Beaconsfield, par l’éclat imprévu de la convention du 4 juin. Elle est pour le moment sous le charme, elle est flattée de la prise de possession de Chypre, du protectorat anglais étendu sur les provinces asiatiques de la Turquie, de tous ces actes de virilité nationale jetés comme un défi à la puissance russe. Il ne faut pas se le dissimuler cependant, ces hardiesses qui peuvent séduire l’orgueil d’un peuple engagent l’Angleterre dans une voie singulière, et lord Derby, qui a décidément plus de sagacité dans la critique que de netteté dans l’action, lord Derby montrait l’autre jour ce qu’il peut y avoir de redoutable, même de chimérique dans ces engagemens démesurés, dans ces protections indéfinies. Il a mis autant de finesse que de vigueur à dégager les conséquences, les responsabilités du rôle que la convention du 4 juin pourrait imposer à l’Angleterre. « Si vous protégez la Turquie contre une agression extérieure, disait-il, et si vous ne faites rien en ce qui concerne l’administration intérieure, sauf de donner des avis, vous vous rendez responsables du maintien d’un gouvernement qui probablement restera fort mauvais ; si, d’un autre côté, vous entreprenez la réforme de l’administration intérieure, vous ne pouvez pas le faire efficacement avec des pouvoirs divisés et sans autorité reconnue. Vous vous trouvez, par conséquent, si je puis employer cette expression, sur un plan incliné par lequel vous glisserez vers une annexion virtuelle… » Mais alors, en supposant même qu’aucune opposition ne s’élève parmi les gouvernemens de l’Europe, l’Angleterre, bien loin de trouver une force dans cette annexion, n’y trouvera-t-elle pas, au contraire, la plus grande des faiblesses ? Lord Derby montre le péril, l’entraînement possible. Tout cela n’est point sans gravité, et c’est encore la suite de la crise violente où le cabinet de Saint-Pétersbourg a jeté l’Europe, de sorte que l’œuvre de diplomatie qui vient couronner cette campagne, qui est obligée de tenir compte des faits accomplis, crée bien moins un ordre durable qu’une trêve confuse et précaire. Au lieu de résoudre ou de simplifier le problème, elle le complique en prolongeant l’incohérence. Elle laisse aujourd’hui tout simplement la Russie en possession d’une partie de ce qu’elle a conquis, mais placée en face d’hostilités à peine déguisées, l’Autriche campée en Bosnie, l’Angleterre engagée dans un protectorat mal défini, l’empire ottoman démembré et impuissant, l’Europe satisfaite de la paix du moment, mais sans illusions. C’est l’œuvre du congrès de Berlin !

On a beaucoup trop fait si l’on voulait maintenir encore l’autorité des principes supérieurs du droit public, on n’a pas assez fait pour une politique de partage. Il est arrivé ce qui devait naturellement arriver : les déceptions, les mécontentemens se sont produits un peu partout, excepté peut-être en France où l’instinct public n’avait rien demandé, rien espéré, et où il ne serait même pas disposé à se payer de vaines compensations aux dépens d’un empire en liquidation. L’Italie, quant à elle, n’a pas su déguiser ses mécomptes, ou, pour mieux dire, il y a au-delà des Alpes un parti qui a laissé naïvement percer son dépit, qui n’a pas su pardonner à M. le comte Corti de revenir de la distribution de Berlin bs mains vides. Qu’aurait donc pu rapporter le comte Corti pour faire plaisir aux révolutionnaires italiens, aux partisans de l’Italia irredenta ? il parait qu’à propos des affaires d’Orient il aurait dû revendiquer solennellement dans le congrès le Trentin et Trieste. Il ne l’a pas fait, il est revenu de Berlin sans avoir obtenu sur ce point la moindre satisfaction, sans avoir même essayé d’évoquer la question, et aussitôt une sorte d’agitation a éclaté plus ou moins spontanément à Rome, à Naples, à Bologne, à Milan, dans les principales villes italiennes. On est allé manifester autour de l’ambassade autrichienne à Rome, les meetings se sont multipliés, les discours se sont succédé. Le vieux Garibaldi lui-même, du fond de son île de Caprera, a envoyé des télégrammes pour engager les patriotes de Trieste à « gagner la montagne » et à prendre le mousquet. Tout cela n’est pas sans doute bien sérieux et n’a rien d’inquiétant ; c’est cependant assez curieux, et le ministère, quoique représentant la gauche au pouvoir, a dû naturellement se hâter de prendre des mesures pour contenir cette légère agitation dans des limites strictement légales. C’était son devoir de prendre dès le premier moment une attitude correcte ; c’était aussi un acte de prévoyance, ne fût-ce que pour décourager une émotion factice et pour s’épargner à lui-même d’avoir à calmer officiellement les susceptibilités qui auraient pu se produire à Vienne. Que les Italiens aient été un peu déçus par les résultats du congrès de Berlin, qu’ils ne voient pas sans quelque dépit l’Autriche étendre sa domination sur l’Adriatique, s’acheminer vers la mer Egée, tandis que l’Angleterre va dans l’île de Chypre, à l’extrémité orientale de la Méditerranée, on le comprend un peu ; mais là où ils se font une singulière illusion qui pourrait les exposer à un certain ridicule, c’est lorsqu’ils ont l’air de se figurer qu’il n’y a qu’à manifester contre l’Autrichien, à demander à l’Autriche Trente et Trieste. Les naïfs orateurs qui dans les assemblées populaires parlent d’armer la nation pour les provinces irredente oublient que le temps des vraies revendications nationales est passé, que la ville de Trieste, fût-elle perdue par l’Autriche, n’irait pas à l’Italie ; elle aurait ailleurs, à Berlin même, un héritier, un maître qui se hâterait de la réclamer comme ayant appartenu à la confédération germanique, comme la porte ouverte à l’Allemagne sur l’Adriatique, sur les mers du midi.

La campagne de l’Italia irredenta, si elle n’est déjà finie, est bien près d’expirer désavouée par le bon sens national. Elle a pourtant duré assez pour produire d’édifiantes rêvélations, pour mettre à nu ce que pensent certains hommes, certains partis italiens. M. Crispi, qui avait disparu depuis quelque temps de la scène, vient, à ce qu’il paraît, de faire sa rentrée en dictant à un journal, dont il est le propriétaire et l’inspirateur, une série de confidences sur le voyage assez bruyant que l’ancien président de la chambre a fait l’an dernier en Allemagne. M. Crispi, à ce qu’il assure, avait décidément une mission. Il allait traiter les plus hauts intérêts avec M. de Bismarck, qu’il a vu à Berlin et à Gastein ; il allait parler du rôle de l’Italie, de l’Orient, de l’occupation éventuelle de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche, de beaucoup d’autres choses encore sans doute, de la France peut-être. Il avait à nouer les plus vastes combinaisons avec le grand allié allemand, le tout-puissant chancelier, qui n’y allait pas de main légère, qui conseillait fort à M. Crispi et à ses amis d’être hardis, de ne pas craindre de relever la question italienne, de dire ce qu’ils voudraient sur les bords de l’Adriatique ou ailleurs.

Le récit est complet, et de ces petites indiscrétions que reste-t-il ? D’abord une chose qui n’était pas absolument un mystère : c’est qu’en 1870 M. de Bismarck s’était « mis en communication directe avec les hommes les plus autorisés de la gauche italienne, » qu’il leur avait conseillé de prendre Rome et Nice, que « la gauche, par l’intermédiaire de ses chefs, s’était engagée à empêcher l’alliance avec la France, » et que le plan n’avait manqué, au moins pour Nice, que par la résistance du roi, par la répugnance des modérés qui étaient au pouvoir. Eh bien ! on ne l’ignorait pas, M. Crispi ne révèle rien ; la France sait dans quels rangs elle a trouvé des sympathies, des amitiés attristées en Italie au moment du malheur, elle sait aussi quels sont les hommes, les partis italiens qui ont toujours mis dans leur politique l’alliance cordiale, sérieuse des deux pays. L’aveu des sentimens de la gauche peut être naïf, il ne relève pas ceux qui le font, ceux qui, après tout, n’auraient été dans leur propre pays que les auxiliaires d’un ministre étranger dans des circonstances difficiles ; mais ce n’est pas uniquement, à ce qu’il semble, pour échanger des souvenirs sur 1870 avec M. de Bismarck ou pour réchauffer ses sentimens envers la France que M. Crispi serait allé à Berlin l’an dernier. Il allait résoudre la question des « compensations » pour l’Italie. M. Crispi, encouragé par M. de Bismarck, allait vite : d’un seul coup l’Italie était reconnue la « protectrice naturelle de la Grèce ; » elle assumait « le patronage de la Roumanie ; » elle pouvait prendre l’Albanie si elle voulait, M. de Bismarck l’y poussait, et, comme M. Crispi ne mordait pas à l’Albanie, le chancelier, qui a la main large quand il s’agit d’offrir le bien d’autrui, pressait l’Italie de choisir ce qu’elle voulait sur l’Adriatique, de demander sans hésiter, — « lors même que ce ne serait pas l’Albanie. » Il y aurait eu dès ce moment « deux conventions d’une très grande importance entre l’Italie et l’Allemagne. » On aurait été déjà d’accord sur les points principaux, il n’y avait à régler que des détails accessoires. De tout cela qu’est-il resté ? Il ne reste rien, ni la protection de la Grèce, ni le patronage de la Roumanie, ni l’Albanie, ni « ce qui ne serait pas l’Albanie, » et c’est pourquoi M. Crispi a choisi le moment où le comte Corti revenait de Berlin sans rien rapporter pour laisser éclater ces indiscrétions frivoles sous les pas d’un ministère embarrassé de ses propres connivences dans toutes les agitations.

Non, assurément, le comte Corti n’a rien rapporté et ne pouvait rien rapporter de Berlin. Il n’est rien resté des prétendues combinaisons de M. Crispi, parce qu’il n’y a jamais rien eu, La gauche italienne, qui est une si vieille et si bonne alliée pour M. de Bismarck, n’a qu’à tenter l’expérience, elle n’a qu’à demander Trieste au chancelier ; elle sait bien elle-même quelle réponse elle recevrait, ce que vaudrait l’alliance allemande. Elle ne peut pas ignorer que le jour où la question s’élèverait, ce n’est pas avec l’Autriche qu’on aurait à se débattre, c’est l’Allemagne tout entière qu’on rencontrerait sur son chemin. Ce n’est donc qu’une agitation puérile ou dangereuse qu’on vient de soulever ou d’encourager en laissant croire à toute sorte de compensations possibles. Les hommes sérieux au-delà des Alpes ne méconnaissent pas sans doute l’importance qu’il y a pour l’Italie dans tout ce qui se passe sur l’Adriatique, sur la Méditerranée, en Orient, dans tous ces bouleversemens de territoires et de dominations. Ils suivent d’un œil attentif et vigilant des événemens faits pour affecter toutes les situations, et eux aussi, plus que tous les autres, ils ont le juste sentiment de l’influence légitime, utile que l’Italie pourrait exercer dans certaines circonstances, dans certaines conditions où l’Europe pourrait se trouver placée ; mais en même temps ils savent qu’il n’y a pas à montrer du dépit parce qu’on n’a rien reçu dans un congrès, que leur pays n’a aucun intérêt à se créer des questions inopportunes, à poursuivre de prétendues compensations qui ne seraient que des excentricités ou des chimères, à favoriser des agitations factices qui ressembleraient à des défis pour d’autres puissances. Les hommes réfléchis et patriotiquement prévoyans au-delà des Alpes sont surtout pénétrés de la nécessité pressante qu’il y a pour l’Italie à coordonner sa politique au début d’un nouveau règne, à équilibrer ses finances, à fortifier son crédit, à multiplier les travaux utiles. Il y a peu de jours encore, dans une discussion parlementaire des plus sérieuses à propos du budget et de la réduction de l’impôt sur la mouture, un des hommes les plus éminens, les plus expérimentés de l’Italie, M. Sella prononçait un discours plein de force, d’éloquence, de raison vigoureuse et de verve persuasive. Il cherchait à prémunir contre tous les entraînemens un parlement assez novice, mal défendu par son inexpérience, peut-être aussi assez faiblement dirigé par un ministère sans initiative ; il s’efforçait de démontrer le danger de ce système qui consiste toujours à dépenser sans compter, à prodiguer les ressources publiques et à supprimer ou à diminuer des impôts parce qu’ils sont gênans ou impopulaires. On va ainsi à d’inévitables désastres. M. Sella ne parlait pas en chef de parti disputant le pouvoir au ministère de M. Cairoli, il a commencé par désavouer toute intention d’hostilité ; il parlait en homme d’état exercé, en patriote avertissant le pays, le parlement, les partis abusés.

L’Italie n’a pas de politique plus simple, plus efficace que de suivre ces conseils, de S’occuper de ses affaires au lieu de se jeter dans des diversions décevantes où elle ne trouverait ni ses alliances naturelles, ni les complicités sur lesquelles elle compte peut-être trop, ni les sympathies que le monde libéral ne lui a pas ménagées dans les crises de sa transformation nationale.

Que d’autres poursuivent d’apparentes compensations ou se hâtent de saisir des gages au milieu de ces événement qui se déroulent sous nos yeux, pour lesquels le Congrès de Berlin n’est qu’une étape, on ne peut pas trop s’en étonner. C’est tout simple ; l’Angleterre et l’Autriche sont plus engagées que l’Italie ou que la France. Elles prennent position, elles acceptent la responsabilité d’une politique plus active qui avec ses avantages a certainement ses périls. L’essentiel est que dans leurs actes les puissances qui se croient obligées d’aller en avant, de faire plus que nous, ne nous atteignent pas, et après les déclarations aussi cordiales qu’empressées de lord Beaconsfield, de lord Salisbury, on ne peut mettre en doute, que l’Angleterre n’ait eu la constante préoccupation de ménager les intérêts, même les susceptibilités de la France. Est-on allé plus loin vis-à-vis de notre gouvernement ? La France aurait-elle reçu l’offre de ce qu’on appelle aujourd’hui une compensation ? L’aurait-on par hasard transportée, elle aussi, selon le mot de lord Beaconsfield, sur quelque haute montagne d’où on lui aurait montré les royaumes de ce monde ? Pour parler plus simplement, aurait-il été récemment question de Tunis ? Si l’offre a été faite sous une forme quelconque, plus ou moins précise, plus ou moins intime, elle a dû certainement être déclinée par M. Waddington à Berlin, comme à Paris par le gouvernement tout entier. Si enviable que puisse être Tunis, le crédit et l’influence de notre pays ne sont point à ce prix, et notre diplomatie n’a pas eu sans doute un grand effort à faire pour résistera la tentation. De toutes les puissances européennes, la France, sans offenser personne, est peut-être celle qui est allée à Berlin avec la plus complète indépendance d’esprit, avec ce que nous appellerons une sérieuse préméditation de désintéressement. Elle savait d’avance qu’elle était hors de cause, qu’elle n’avait rien à demander, et qu’elle ne pouvait rien accepter dans l’ordre des combinaisons qui pouvaient se présenter au congrès. Son rôle était de demeurer une médiatrice impartiale, de se retrancher le plus possible sur le terrain du droit public, en s’efforçant de sauver ce qui pouvait être sauvé des garanties européennes, en s’employant aussi de son mieux à introduire les principes libéraux dans l’organisation nouvelle de l’Orient. Ce rôle, elle avait à le remplir simplement, de façon à bien faire comprendre que c’était un acte réfléchi de volonté nationale, non une marque de faiblesse. L’acceptation d’une part quelconque, d’un lot dans les arrangemens orientaux eût dénaturé cette attitude. En demeurant ce qu’elle a voulu être, la France a évité de se séparer des autres puissances ou de s’engager. Elle reste libre, laissant aux événemens le soin de dégager les conséquences de combinaisons qu’elle se contente d’observer. Si elle n’est pas allée au-delà, c’est que pour le moment elle ne le devait pas et elle ne le pouvait pas.

Qui le croirait cependant ? Cette réserve, qui était pour notre diplomatie une convenance autant qu’une nécessité, est devenue aussitôt pour l’esprit de parti un texte d’accusations, dirigées contre la France d’aujourd’hui, contre la république. Si notre diplomatie n’a pas tout dirigé ; si elle n’a pas parlé plus haut, c’est la faute de la république ! M. Sella, qui l’autre jour à Rome parlait du patriotisme des partis français suspendant leurs querelles et s’inclinant tous également devant certains intérêts nationaux, M. Sella nous faisait honneur de ce qui est arrivé souvent dans les dernières années ; il ne savait pas qu’il y a aujourd’hui des partis qui ne respectent rien, qui mettent leur patriotisme à tout décrier et qui croient servir leur cause en montrant le pays abaissé, et humilié devant l’étranger. Et d’où viennent surtout ces étranges accusations ? C’est l’empire qui retrouve, la voix pour faire le procès de tout le monde ; mais en vérité, si la France est tenue aujourd’hui de mesurer son action, de garder une attitude non pas humiliée, mais prudemment réservée, si elle subit encore les conséquences d’incomparables désastres, si elle a tout à refaire, et sa position diplomatique et sa puissance militaire, quel, est donc le coupable ? Il n’y en a qu’un, puisque seul, il a eu tous les pouvoirs et il a disposé du pays pendant dix-huit ans ; c’est l’empire qui a tout fait, tout préparé, tout compromis :, jusqu’au jour où a éclaté la catastrophe qui demeure pour la France la révélation sinistre de ce qu’il y avait dans les promesses impériales !


CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES
La Comtesse de Rochefort et ses amis, par Louis de Loménie. Paris, 1878, 1 vol. in-8o, Calmann Lévy.


Au moment où M. de Loménie dépouillait nos archives pour faire un travail complet sur les Mirabeau, il rencontra des lettres de Mme de Rochefort, des pensées, des comédies de salon écrites par son frère, M. de Forcalquier, et, séduit par toute cette série de documens, il composa un livre dont les lecteurs de la Revue ont eu la primeur.

Bien qu’elle n’ait pas joué un rôle important dans la société du XVIIIe siècle, Mme de Rochefort eut cependant un talent singulier : celui de savoir plaire et réunir autour d’elle nombre de gens importans. Vivant au Luxembourg et n’ayant pas de maison à elle, comme on l’entendait alors, elle n’en donnait pas moins des soupers dont le président Hénault disait « qu’il n’y avait de différence entre sa cuisine et la Brinvilliers que l’intention. » Tout cela n’empêchait pas de se rendre chez Mme de Rochefort, où l’on trouvait le marquis de Mirabeau, Walpole, le président Hénault et M. de Nivernais, qui fut son second mari.

M. de Loménie nous promène lentement au milieu de toute cette société, cite portraits sur portraits, toutes les lettres inédites qu’il a trouvées, et termine par deux des comédies de M. de Forcalquier ; ce volume n’en a pas moins un grand charme, car il fait bien revivre tout ce monde occupé de préséances de cour et abandonnant les affaires du pays. Que l’on nous permette cependant de dire que M. de Loménie est un peu comme les gens dont il parle, il passe avec facilité d’un sujet à un autre, ouvre une parenthèse et se met à développer une idée qui lui est venue. Nous ne citerons, pour prouver cette tendance de son esprit, que le long parallèle qu’il a introduit dans son livre sur l’adultère au théâtre à propos de la Mère coupable. Nos dramaturges d’aujourd’hui sont mis longuement en cause ; M. de Forcalquier, que nous sachions, n’a pas eu une influence quelconque sur notre théâtre qui nécessitât une aussi longue digression. Walpole d’ailleurs a porté un jugement définitif sur le frère de Mme de Rochefort en le plaçant au sommet de la médiocrité, et si l’on écoutait Mme Geoffrin parlant de M. de Nivernais, on placerait ce dernier « en seconde ligne dans toutes les régions où s’est exercée son activité. » Ainsi, sauf Mme de Rochefort, les personnages dont parle M. de Loménie sont secondaires ; ce qui les rend intéressans, c’est le temps où ils ont vécu : n’est-il pas bon et curieux de savoir ce qu’ont pensé les spectateurs des grandes crises historiques ?

M. de Loménie était un chercheur de curiosités littéraires ; il eut la bonne fortune de rencontrer les papiers de Beaumarchais, et, si la mort ne fût venue l’interrompre, il nous eût donné une étude des plus complètes sur les Mirabeau.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.