Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1905

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Chronique n° 1759
31 juillet 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 juillet.

La session parlementaire s’est terminée par un coup de théâtre auquel personne ne paraissait s’attendre, mais qu’il était cependant assez facile de prévoir en y réfléchissant un peu. La facilité avec laquelle le projet de loi d’amnistie avait été voté par le Sénat avait fait illusion sur celle qu’il devait rencontrer à la Chambre. On avait cru, sans y regarder de plus près, que les choses se passeraient au Palais-Bourbon à peu près comme au Luxembourg, et que le désir de voir appliquer l’amnistie aux condamnés de la Haute-Cour ferait accepter par la droite et par le centre son extension aux délateurs. C’était méconnaître la différence de tempérament des deux assemblées. Au Sénat, la gauche républicaine s’était bornée à exprimer des réserves par la bouche de son président, M. Prévet. « Nous n’estimons pas, avait dit M. Prévet, que des hommes qui ont manqué gravement à l’honneur le retrouveront dans l’amnistie. » Toutefois les modérés du Sénat s’étaient bornés à cette protestation, et, au moment du scrutin, presque tous avaient voté le projet de loi : quelques-uns à peine s’étaient abstenus.

À la Chambre, les choses ne se sont pas passées aussi doucement. M. Lasies, le bouillant député du Gers, a escaladé la tribune et, dans un de ces discours dont l’éloquence imagée lui appartient en propre, il a annoncé qu’il allait dire son fait au général André. Il le lui a dit, en effet, non pas sans vérité, mais sans mesure, et avec une chaleur d’accent qui devait mettre le feu aux poudres. M. Lasies n’a pas pu terminer sa virulente philippique. Le tumulte n’a pas tardé à couvrir sa voix. La gauche ne se contenait plus. Au milieu de l’orage, deux faits se sont produits qui ont achevé la déroute du projet de loi. M. Brisson, — il a avoué depuis qu’il s’était un peu « emballé, » — a déclaré que puisqu’il en était ainsi, que les passions étaient restées si violentes et que « son ami » le général André en subissait les atteintes, il voterait lui-même contre l’amnistie. Il était entré en séance avec l’intention de voter pour, mais le discours de M. Lasies l’avait convaincu que l’heure de l’oubli n’était pas encore venue. M. Brisson était parfaitement libre de changer d’avis ; mais nous n’en dirons pas autant de M. le ministre de la Guerre. Il n’avait pas le droit de se laisser entraîner par une impression de séance jusqu’à s’écrier comme il l’a fait : « J’ai mis ma signature au projet de loi ; je la retire ! » C’était fausser compagnie à ses collègues du cabinet qui avaient signé le projet d’amnistie avec lui, et à M. le Président de la République, qui ne l’avait signé lui-même que parce que tous les ministres compétens l’avaient fait les premiers. Un pareil acte, tout nouveau dans nos annales parlementaires, est très incorrect à coup sûr : il témoigne de la part de M. Berteaux d’un regrettable manque de sang-froid. Il fut un temps où un ministre qui aurait commis une pareille incartade se serait regardé comme démissionnaire ; mais, aujourd’hui, chacun « s’emballe, » à droite, à gauche, suivant le hasard du moment, sans que cela tire à conséquence. Est-ce ainsi qu’on fait ou qu’on refait un gouvernement ? M. Berteaux est sorti tragiquement de la salle des séances avec son portefeuille sous le bras. On a cru qu’il partait pour ne plus revenir, comme on l’avait déjà vu faire à d’autres ministres de la Guerre. Mais il allait simplement prendre l’air. Ces incidens avaient secoué la Chambre au point qu’elle avait besoin d’un peu de repos pour reprendre ses esprits, s’il se pouvait. Au surplus, M. le président du Conseil était absent : il était allé au Sénat assister au vote des quatre contributions directes. Sa présence à la Chambre était devenue nécessaire. La séance a été suspendue.

Mais l’agitation ne s’est pas calmée ; elle s’est seulement déplacée ; elle s’est répandue de la salle des séances dans les couloirs avec un surcroît d’animation, et, quand M. Rouvier est enfin arrivé au Palais-Bourbon, il n’a pas tardé à s’apercevoir que le succès de l’amnistie était compromis. Des députés du centre annonçaient très haut qu’ils ne voteraient pas une mesure qui s’étendait aux délateurs. La droite elle aussi était divisée et, parmi ses membres, les uns étaient disposés à voter l’amnistie et les autres à la repousser, suivant qu’ils tenaient plus à la rentrée en France de M. Paul Déroulède qu’à la flétrissure à maintenir contre les délateurs, ou inversement. Le désordre était partout M. Rouvier a fait alors ce qu’il devait faire : il est monté à la tribune pour lire le décret de clôture de la session. L’amnistie est restée en suspens, puisque, votée par une Chambre, elle ne l’a pas été encore par l’autre. Le sera-t-elle jamais définitivement ? Il serait téméraire de vouloir en préjuger. En attendant, M. Rouvier a présenté à la signature de M. le Président de la République des décrets portant la grâce de tous les condamnés. La grâce n’est pas la même chose que l’amnistie : néanmoins les deux mesures, quelque différentes qu’elles soient, rouvraient aux exilés la porte de la patrie, et il faut bien avouer que ce qui excitait en faveur de M. Déroulède, par exemple, une sympathie générale était la pensée que, depuis plus de cinq ans déjà, il expiait sur la terre étrangère une faute dont nous ne méconnaissons pas la gravité, mais qui ne méritait certainement pas une punition aussi longue ni aussi dure. Sa rentrée en France aurait soulagé la conscience publique. Mais, dira-t-on, pourquoi n’y rentre-t-il pas, puisqu’il peut le faire, et le faire dignement ? Il n’a pas sollicité la grâce qui lui a été accordée : que n’en profite-t-il ? À dire vrai, nous ne savons pas quel scrupule l’en empêche ; mais ce scrupule est certainement honorable, et nous faisons une grande différence entre M. Buffet et M. de Lur-Saluces, qui sont revenus en injuriant M. le Président de la République, et M. Déroulède, qui est resté au-delà de la frontière en gardant pour lui le secret de ses angoisses. Il y a dans son abstention et dans son silence plus de dignité et de bon goût que dans les manifestations bruyantes des autres graciés. Et cela augmente les regrets qu’excite le triste avortement de l’amnistie. C’est la pierre du tombeau qui se soulève sur le malheureux pour lui donner l’illusion de la vie et de la lumière, et qui, en retombant, le replonge dans la nuit.

Mais à qui la faute, sinon au gouvernement ? Autant nous approuvons M. Rouvier d’avoir fait au dernier moment ce qu’il devait faire, lorsqu’il a vu que l’amnistie était en danger, autant nous désapprouvons le sentiment qui lui a fait confondre pêle-mêle dans une même mesure les condamnés de la Haute-Cour, les grévistes de Limoges, et les délateurs. Si c’est l’apaisement qu’il voulait, il a pu voir qu’il n’avait pas pris le meilleur moyen de l’obtenir. Il y avait dans le projet de loi un article sans précédens : c’est celui qui étendait l’amnistie aux faits qui avaient entraîné non seulement des « sanctions pénales, » mais encore des « sanctions disciplinaires. » Des sanctions pénales, passe encore ! L’amnistie, en proclamant l’abolition du fait qui y a donné lieu, doit les faire disparaître, et c’est bien ainsi qu’on l’a toujours entendu. Mais les sanctions disciplinaires ont un autre caractère, et il n’était encore venu à la pensée de personne qu’une amnistie pût les atteindre. Que le Conseil de l’ordre des avocats, par exemple, raie un de ses membres sur le tableau, c’est là un fait d’un ordre intime et, en quelque sorte, familial, sur lequel les pouvoirs publics n’ont aucune prise. S’il en était autrement, pourquoi ne déciderait-on pas aussi qu’un membre d’un cercle, qui en aurait été exclu, aurait le droit de s’y faire réintégrer en vertu d’une amnistie ? Mais où l’abus dépasse toute mesure et devient vraiment monstrueux, c’est lorsqu’il s’applique à la Légion d’honneur. Il n’y a pas de compromis avec l’honneur : nous sommes là dans le domaine de l’absolu. On est un homme d’honneur ou on ne l’est pas, et, lorsqu’on a cessé de l’être, M. Prévet a eu raison de dire au Sénat qu’il n’y a pas d’amnistie au monde qui puisse rendre à un homme le bien qu’il a perdu. C’est pourtant ce que l’amnistie présentée par le gouvernement a eu la prétention de faire, et au profit de qui ? De deux ou trois personnes en tout. Nous ne connaissons, pour notre compte, qu’un avocat qui a été exclu d’un barreau de province ; et quant à l’Ordre national de la Légion d’honneur, nous ne connaissons aussi qu’un de ses membres qui ait été rayé de ses listes. On aurait, certes, pu en rayer un bien plus grand nombre sans que la conscience publique le trouvât excessif. Ainsi, c’est pour deux ou trois personnes qu’on a introduit dans le projet de loi cette disposition nouvelle anormale, inadmissible, qui, confondant les sanctions disciplinaires avec les sanctions pénales, porte une atteinte profonde au caractère même de l’amnistie. L’amnistie, dans le passé, n’a jamais eu pour conséquence de réintroduire de force chez moi des gens que j’ai mis à la porte et dont je ne veux plus. Le projet de loi a dépassé toute mesure en allant jusque-là, et si les deux Chambres s’étaient contentées d’y biffer résolument le mot de « sanctions disciplinaires, » au risque de voir le projet échouer ensuite devant la coalition de tous les mécontens, elles auraient mérité une pleine approbation. Mais M. Lasies a fait son discours, et, dans l’affolement général qui en est résulté, le projet de loi a sombré au milieu des passions déchaînées.

On ne nous ôtera pas de l’esprit que, si le gouvernement avait été livré à ses seules inspirations, il n’aurait pas commis une aussi lourde faute. Lorsque M. Rouvier a pris le pouvoir, il a parlé des délateurs avec une juste sévérité, et il a même pris quelques mesures, bien rares, pour donner une sanction à ses paroles. Il a déclaré alors qu’il n’irait pas plus au-delà, mais on a compris qu’il ne reviendrait pas en deçà de ces mesures. C’est pourtant ce qu’il a voulu faire, et tout porte à croire qu’on l’y a obligé. L’amnistie, au lieu d’être accordée largement, généreusement, sans conditions, aux condamnés de la Haute-Cour, est devenue auprès de leurs amis l’objet, sinon d’un marchandage formel, au moins d’un calcul, et on a promis à la droite qu’on lui rendrait les exilés à la condition qu’elle appliquerait elle-même une indulgence plénière aux faits de délation. La chose était dure à accepter, mais les exilés étaient si dignes d’intérêt ! Que voulait-on par là ? Faire réintégrer sur le tableau des avocats ou sur la liste des légionnaires les deux ou trois personnes auxquelles nous avons fait allusion ? Non ; on voulait plus encore. On voulait que le gouvernement se sentit autorisé à remettre en activité de service tel général qui avait été frappé de disgrâce. On voulait qu’il fût désormais impossible d’invoquer contre tels ou tels les faits qui, aux yeux de la grande majorité des Français, les rendent indignes de remplir des fonctions ou de porter des insignes auxquels s’attachent la considération et la confiance. Voilà pourquoi on a mêlé dans une promiscuité révoltante les condamnés de la Haute-Cour, qui ont failli sans doute mais qui ont expié, et auxquels tout le monde continue de tendre la main, et ceux qui ont introduit, encouragé ou pratiqué la délation dans la famille militaire ! Il fallait faire au moins deux amnisties différentes, comme on l’a fait pour les condamnés politiques et pour les faillis. Mais on a tout confondu, et on a offert en bloc, toujours en bloc ! au Parlement un projet de loi à la fois attirant et repoussant, dont certaines parties devaient plaire aux uns et certaines aux autres, mais qui, ne satisfaisant personne, devait inévitablement provoquer des tempêtes dans une Chambre véhémente et passionnée, comme celle qui siège au Palais-Bourbon. Aux objections timides qui lui ont été présentées au Sénat et à celles qui, en dehors même du discours de M. Lasies, commençaient à se produire à la Chambre avec plus de vivacité, le gouvernement n’a répondu qu’une chose, à savoir qu’il « plaignait » ceux qui, après les événemens de ces dernières semaines, ne sentaient pas la nécessité de reconstituer l’unité morale de la France par une réconciliation générale. On peut sans doute tirer de ce thème des effets éloquens, et M. le président du Conseil n’y a pas manqué ; mais ce ne sont là que des phrases un peu vaines, qui pourraient devenir dangereuses si on en abusait trop souvent, et, en vérité, l’évocation de l’étranger n’était pas à sa place.

En tout cela, nous ne plainons que M. Déroulède. Il a été la victime de petits calculs et de petites manœuvres. Mais fallait-il tout sacrifier à la considération qu’il mérite ? Nous ne plaignons pas les autres condamnés qui, graciés au lieu d’être amnistiés, sont rentrés en France en faisant du tapage. Nous ne plaignons pas les avocats ou le membre de la Légion d’honneur qui ne seront pas rétablis sur le tableau de l’ordre. Nous ne plaignons pas l’officier général qui a été justement frappé, mais que le gouvernement peut d’ailleurs remettre en activité en dehors de toute amnistie, s’il en a le courage. Toute cette affaire a été mal imaginée, mal introduite, mal conduite. On y a par trop lourdement senti la main d’une association puissante qui s’est emparée de celle du gouvernement et qui l’a dirigée. C’est parce qu’il y avait de l’irritation dans l’air que la parole de M. Lasies, agressive sans doute, mais pas beaucoup plus qu’à l’ordinaire, a déchaîné l’orage. La Chambre s’est séparée sous le coup de ces émotions violentes : espérons qu’elle trouvera dans la paix de la province un peu de repos, de calme et de véritable apaisement.

Nous n’avons pu parler, il y a quinze jours, que d’une manière très brève des notes qui venaient d’être échangées entre le gouvernement allemand et le gouvernement français : elles ne nous ont été connues qu’au dernier moment. Depuis, elles ont été l’objet, dans tous les journaux, de commentaires si nombreux qu’il est devenu difficile d’en rien dire de nouveau. Peut-être, cependant, n’est-il pas inutile d’appeler l’attention sur deux des dispositions qu’elles contiennent, et qui sont de nature à produire dans l’avenir des conséquences encore mal déterminées, mais graves. Il aurait été certainement préférable que ces deux dispositions ne fussent pas contenues dans ces notes. Si M. Rouvier les y a admises, c’est sans doute qu’il n’a pu faire autrement. Aussi n’y a-t-il dans notre pensée aucune intention de critique ; mais enfin il faut bien constater les faits tels qu’ils sont et en apprécier le caractère. Le seul reproche que nous ayons à faire à notre gouvernement est de s’être mis, par la brutalité avec laquelle M. Delcassé a été renversé, un peu trop à la discrétion de l’Allemagne, qui a compris alors qu’elle pouvait beaucoup exiger de nous : et, en effet, elle a exigé beaucoup.

La première des dispositions qui éveille nos appréhensions a frappé ici immédiatement tous les esprits prévoyans : c’est celle qui décide que les réformes de police et les réformes financières à introduire dans l’empire chérifien seront réglées, « pour une courte durée, » au moyen d’un accord international. Pourquoi ne le seront-elles que pour une courte durée ? On comprend qu’elles ne le soient pas d’une manière définitive, et en quelque sorte no varietur. Il est naturel que les puissances qui auront pourvu aux besoins immédiats de l’administration marocaine se réservent de surveiller les effets des mesures qu’elles auront prises, soit pour les maintenir, si les effets sont bons, soit pour les modifier, si les effets sont mauvais ou insuffisans. L’œuvre à entreprendre est trop difficile et trop complexe pour qu’on n’y admette pas des retouches probablement nécessaires ; mais est-ce bien là ce que signifient les expressions dont les notes se sont servies ? Il semble bien qu’elles aient une portée plus étroite. Au bout de peu de temps, on prévoit d’avance que tout sera à recommencer, à moins qu’on ne veuille dire qu’à ce moment, le maghzen se sera tellement pénétré des méthodes européennes qu’il pourra continuer de les pratiquer à lui seul, sans aucun appui du dehors : les puissances auraient alors fini leur tâche et elles n’auraient plus qu’à se retirer. Cette seconde interprétation est celle qu’ont donnée le plus généralement les journaux allemands, non pas toutefois d’une manière aussi précise que nous le faisons nous-mêmes, mais en termes vagues, hésitans et quelque peu équivoques. En somme, on ne distingue pas très bien la pensée allemande sous les voiles dont elle se couvre, et on est amené à craindre qu’elle ne procède du désir secret de maintenir l’agitation dans les esprits en même temps que l’incertitude dans les institutions, et de conserver le moyen de recommencer, quand on le jugera à propos, une campagne analogue à celle qui vient de réussir si bien. Si c’est le but poursuivi, il n’y a rien là qui puisse nous rassurer. On s’expliquerait à la rigueur les préoccupations de l’Allemagne dans le cas où une seule puissance se serait ou aurait été chargée de faire accepter par le Sultan un programme de réformes, et de l’aider à l’accomplir. Mais ce système, qui avait été d’abord le nôtre, ayant été écarté et celui d’une conférence internationale lui ayant été substitué, on s’explique moins bien la portée des mots de « courte durée » appliqués à la première expérience des réformes. Sous prétexte de rendre le plus tôt possible au maghzen la plénitude de son indépendance, on le tient en effet sous la menace d’une intervention des puissances quasi continuelle, d’une intervention à intermittences répétées et très rapprochées les unes des autres et comment ne pas se demander si cette conception est bien conforme à celle que le gouvernement allemand avait paru d’abord vouloir nous faire accepter ! Cette conception initiale n’était autre que la remise entre les mains collectives de toutes les puissances du règlement de la question marocaine ; mais, précisément parce qu’un concert aussi complet devait avoir une autorité sans égale, il aurait été logique de ne pas assigner d’avance à son œuvre une durée de quelques années, peut-être même de quelques mois. Il aurait été logique aussi, puisqu’on avait recours à une conférence internationale, de lui laisser le soin de prendre, à cet égard, les résolutions qui lui sembleraient les meilleures : et, au surplus, nous ne voyons pas très bien comment on pourrait l’en dépouiller par avance. On nous a dit à Berlin, et même avec quelque brusquerie, que les arrangemens que nous avions conclus avec l’Angleterre, ou l’Espagne, ou l’Italie, ne liaient que ces puissances et nous, ce qui était d’ailleurs parfaitement vrai. Aujourd’hui, la situation est complètement retournée, et c’est la conférence, lorsqu’elle se réunira, qui aura le droit de dire que les arrangemens conclus entre l’Allemagne et la France ne lient que la France et l’Allemagne : les autres restent libres de les ignorer ou de s’en affranchir.

Ici se présente notre seconde observation. Pourquoi, puisque toutes les puissances sont mises sur le pied de la plus parfaite égalité en ce qui touche le Maroc, pourquoi deux d’entre elles, la France et l’Allemagne s’arrogent-elles le mandat, que personne ne leur a confié, de préparer à elles seules le programme de la conférence ? N’y a-t-il pas là quelque empiétement ? On dira peut-être que la France représente naturellement les puissances avec lesquelles elle a traité, et que l’Allemagne représente les autres ; mais, si cela est vrai de la première, en est-il de même de la seconde ? L’Allemagne ne s’est entendue, que nous sachions, avec personne, et c’est de sa propre autorité qu’elle a pris le rôle prépondérant qu’on la voit jouer aujourd’hui. Au reste, nous ne donnons à notre observation que l’importance qu’elle mérite, et, puisque les autres puissances laissent faire, c’est qu’elles consentent. Elles ont même été plus loin : la plupart d’entre elles ont suivi l’exemple de l’Angleterre, qui s’est déclarée prête à se rendre à la conférence, à la condition toutefois que le programme lui en serait communiqué d’avance, et, assurément, il n’y a pas là une prétention exagérée. Il est même probable que, si elle ne s’était pas liée avec nous par des engagemens qui l’amènent à conformer sa politique à la nôtre, l’Angleterre ne se montrerait pas si coulante. Elle ferait remarquer, et personne ne pourrait le contester, qu’elle a au Maroc une politique ancienne et très active, justifiée par des intérêts infiniment supérieurs à ceux de l’Allemagne : d’où elle conclurait sans doute qu’elle a aussi un droit supérieur à s’occuper du programme de la conférence. L’habileté de l’Allemagne a été d’exercer sur nous une pression qui se transmet par notre intermédiaire sur les puissances déjà d’accord avec nous, et c’est par ce moyen qu’elle cherche à s’introduire politiquement au Maroc. Sans les circonstances dont elle use d’une main si ferme, elle n’aurait pu, avec les seuls moyens dont elle dispose, rien faire de très efficace au Maroc, et le jour où, lassés nous-mêmes de lui servir d’introducteurs dans l’empire chérifien, nous déclarerions hautement nous désintéresser d’une entreprise où toutes nos espérances ont été déçues, sa propre force serait réduite à peu de chose : et c’est peut-être ce dont nous ne nous sommes pas suffisamment rendu compte au premier moment. L’Allemagne ne peut agir au Maroc que contre nous, ou avec nous. Quoi qu’il en soit, au lieu de nous retirer purement et simplement de l’affaire, nous y sommes restés engagés avec elle dans un compagnonnage étroit, et même dans des conditions qui ressemblent à la première esquisse d’un condominium. Cela peut nous conduire beaucoup plus loin que nous n’avons l’intention d’aller, et jusqu’à un point où, si nous voulons reculer, il ne sera peut-être plus temps de le faire. De là les appréhensions qu’il nous est impossible de ne pas concevoir. Nous avons voulu aller seuls au Maroc, avec l’assentiment d’un certain nombre de puissances, parmi lesquelles nous avons eu tort d’oublier l’Allemagne ; mais n’est-ce pas passer d’un extrême à l’autre que de ne voir qu’elle aujourd’hui, et de combiner notre jeu avec elle comme si le reste du monde n’existait pas, ou devait s’incliner devant nos communes décisions ? Il y a eu là un défaut de mesure. Que nous soyons allés à la conférence, soit. Il y avait des inconvéniens à le faire, mais il y avait peut-être impossibilité à s’en abstenir. L’Allemagne s’était lancée trop à fond dans cette voie pour pouvoir s’arrêter, et, si nous lui avions opposé un refus de l’y suivre, qui aurait été accompagné de celui de plusieurs autres puissances, elle aurait difficilement digéré un pareil échec. Nous l’avons déjà dit, pour que cette affaire ne laissât pas entre les deux pays des traces funestes, il fallait qu’il n’y eût ni vainqueur, ni vaincu, et que, de part et d’autre, la dignité fût sauve. Mais l’acceptation de la conférence suffisait à ce résultat, celle-ci étant essentiellement chose internationale, il semblait logique d’étendre ce caractère à sa préparation elle-même. Le but aurait été atteint pareillement, et les moyens employés auraient été à la fois plus corrects et moins compromettans.

En tout cela, nous n’avons eu qu’à nous louer de l’Angleterre. Son attitude à notre égard a été d’une loyauté parfaite. On a pu craindre au début qu’elle ne prît le parti, ou de nous abandonner à notre propre fortune, puisque les conditions dans lesquelles nous nous étions réciproquement engagés étaient sensiblement modifiées, ou de nous pousser à une politique intransigeante où nos intérêts vitaux auraient été exposés à des risques beaucoup plus sérieux que les siens. Mais elle n’a fait ni l’un ni l’autre. Elle a continué, comme elle l’avait promis, de mettre sa politique en harmonie avec la nôtre, sans jamais la gêner, sans même la juger, et il a été impossible aux yeux les plus prévenus de trouver dans son attitude, dans sa conduite, dans son langage, rien qui fût de nature à encourager chez nous des résolutions imprudentes. C’est une justice à lui rendre, et nous la lui rendons d’autant plus volontiers, qu’au milieu de tant de ruines accumulées en quelques semaines, il est consolant et rassurant pour nous d’avoir conservé les amitiés que nous avions contractées. L’entente cordiale entre l’Angleterre et nous subsiste sans altération ; elle est trop conforme aux intérêts des deux pays pour que les derniers événemens aient pu lui porter atteinte ; tout au contraire, ils l’ont mise à l’épreuve, et elle en est sortie intacte. À ce point de vue, les manifestations de Brest et de Paris entre marins anglais et français méritent d’être signalées avec sympathie. Nul ne peut en prendre ombrage, car l’entente anglo-française ne vise ni ne menace personne, et elle est une garantie pour le maintien ou pour le rétablissement de la paix du monde : car nous commençons à espérer que la guerre prendra bientôt fin en Extrême-Orient et que la Russie pourra enfin se consacrer tout entière à la grande œuvre de sa régénération et de sa réorganisation intérieures.

Cette espérance, que nous ressentons pour la première fois d’une manière sérieuse, vient de la résolution prise par l’empereur Nicolas de répondre à la noble initiative du président Roosevelt, et d’envoyer à Washington des plénipotentiaires bien choisis en vue de la fixation des conditions de la paix. Tous ceux auxquels l’Empereur a successivement songé pour leur confier cette mission patriotique méritaient également sa confiance. Nul assurément n’était plus capable de la mener à bien que M. Nélidoff qui représente si dignement son souverain auprès de nous ; et, à son défaut, M. Mouravieff, qui le représente à Rome, aurait rempli ses instructions avec beaucoup d’intelligence et de tact. Mais des motifs de santé les ayant amenés à prier l’Empereur de ne pas leur imposer une tâche qu’ils sentaient trop lourde pour leurs forces matérielles, celui-ci s’est souvenu qu’il avait sous la main un homme du plus rare mérite dont les hautes facultés sont depuis quelque temps inemployées, ce qui n’a été certainement un bien ni pour la Russie, ni pour son souverain. M. Witte a toujours été partisan de la paix. Il l’a voulue avec intelligence, c’est-à-dire qu’il en a voulu les moyens, et, si ses conseils avaient été écoutés, une guerre néfaste aurait été peut-être épargnée à son pays. On le sait à Tokio aussi bien qu’à Saint-Pétersbourg ; aussi le choix de M. Witte y a-t-il été accueilli avec une satisfaction d’où il est permis de conclure qu’à Tokio comme à Saint-Pétersbourg, on désire la paix. Le second plénipotentiaire russe a été aussi bien choisi que le premier : c’est M. de Rosen, qui était ministre à Tokio avant la guerre et qui était persona gratissima auprès du gouvernement japonais. Nous ne savons pas, personne, hélas ! ne peut savoir, si la bonne volonté des hommes, quelque grande et sincère qu’elle soit, suffira pour dissiper toutes les difficultés des choses elles-mêmes ; mais on peut être sûr que, dans toute la mesure où les intérêts essentiels et la dignité de leur pays le leur permettront, MM. Witte et de Rosen se montreront concilians. Ils ont reçu d’ailleurs des instructions auxquelles ils devront se conformer, et, lorsqu’ils l’auront fait, encore faudra-t-il que l’arrangement dont ils auront posé les bases soit agréé par l’Empereur. C’est ce qu’a dit M. Witte dans des conversations qu’il a eues avec des journalistes, et on s’en est ému plus que de raison dans certains milieux japonais. On y a fait remarquer que des plénipotentiaires devaient être munis de pouvoirs limités sans doute, mais qui, dans ces limites, leur permissent de conclure définitivement et non pas ad referendum. Mais c’est jouer sur les mots. Il n’y a pas de pays au monde où un traité, lorsque les termes en ont été établis par des plénipotentiaires, n’ait encore besoin de la sanction suprême ! Tout ce que peuvent demander les Japonais, c’est que les envoyés russes soient des plénipotentiaires sérieux et non pas de simples courriers de cabinet, et les hautes personnalités de M. Witte et de M. de Rosen leur donnent à cet égard toute garantie.

M. Witte, avant de s’embarquer à Cherbourg pour l’Amérique, a traversé la France et s’est arrêté à Paris, où il a vu M. le Président de la République et M. Rouvier. Rien n’a transpiré des entretiens qu’ils ont eus les uns avec les autres, mais on a raison de voir dans les démarches de M. Witte la preuve que l’alliance franco-russe n’a rien perdu de sa force. Nous pouvons, aujourd’hui plus que jamais, rendre à notre allié des services politiques et financiers dont il apprécie certainement l’importance, et qu’il ne trouverait pas ailleurs avec le même degré d’efficacité. Mais, au même moment où M. Witte arrivait à Paris, une nouvelle singulière, imprévue, qui tenait un peu du roman, se répandait dans le monde : l’empereur Nicolas allait rendre visite à l’empereur Guillaume, qui faisait une croisière dans les mers du Nord et se rapprochait des côtes russes pour faciliter l’entrevue. L’affaire a été combinée entre les deux empereurs dans un si grand secret que M. Witte lui-même n’en a rien su et s’en est montré le premier surpris à son arrivée à Paris. Elle a été démentie jusqu’à la dernière minute et même après. Que se sont dit les deux souverains ? C’est un mystère encore plus profond que le premier, et nous ne chercherons pas à le percer. Mais il est à nos yeux hors de doute, en dépit des assurances et des protestations contraires de la presse allemande, que l’initiative de ce coup de théâtre est venue de l’empereur Guillaume. Pourquoi serait-elle venue de l’empereur Nicolas ? Il n’avait rien à y gagner et il pouvait même craindre, en s’y prêtant, de jeter sur sa politique extérieure un peu de l’équivoque qui caractérise déjà sa politique intérieure. L’entrevue de Bjœrko et le voyage de M. Witte à Paris ont effectivement une apparence contradictoire. Enfin, toute cette mise en scène porte la marque personnelle de l’empereur Guillaume. Il a désiré, suggéré, proposé la rencontre, et dès lors nous pensons avec la Novoïé Vrémia qu’il aurait fallu des motifs extraordinairement graves pour la décliner. Qui ne se rend compte des difficultés redoutables avec lesquelles la Russie est aux prises, et de l’obligation pour elle de tout ménager ? Aucune bonne volonté n’est négligeable pour elle dans la situation où elle se trouve, non seulement au dehors, mais au dedans. On ne saurait oublier que l’Allemagne est sur la frontière russe et qu’elle peut influer par là d’une manière très sensible sur certains mouvemens qui s’y produisent.

C’est pour ces motifs, et pour quelques autres encore, sans doute, que l’empereur Nicolas est allé à Bjœrko. L’histoire seule pourra peut-être un jour dissiper les obscurités qui enveloppent l’événement : pour aujourd’hui, les hypothèses qu’on pourrait faire ne reposeraient sur rien ; il est donc plus convenable de s’abstenir d’en former. Tous ces mouvemens ont vraisemblablement un objet unique, le rétablissement de la paix, et la paix en Extrême-Orient serait un si grand bien pour tout le monde que l’attente où nous en sommes n’est pas sans angoisse. Ce n’est pas seulement à son pays que M. Witte est appelé à rendre un immense service.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.

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