Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1907

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Chronique n° 1807
31 juillet 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La démission du général Hagron, précédée de celle du général Metzinger et accompagnée de celle du général Michal, est un événement dont on ne saurait exagérer l’importance. Le général Hagron avait remplacé le général Brugère dans les fonctions, d’ailleurs assez mal déterminées, dont la langue courante a qualifié le titulaire de généralissime. Il devait commander, en cas de guerre, notre principal groupe d’armées et, en réalité, l’armée tout entière. Habituellement, le général investi d’un tel commandement est nommé aussi vice-président du Conseil supérieur de la Guerre. Nous ne savons pourquoi cette qualité n’avait peut-être pas encore été attribuée au général Hagron ; mais son autorité n’en était pas diminuée, et tout le monde voyait en lui l’homme chargé de la plus haute responsabilité militaire.

Le général Hagron paraissait à même d’en soutenir le poids. Il inspirait confiance ; on savait qu’il travaillait silencieusement, modestement, utilement, et qu’il n’avait aucune autre préoccupation que le bien de l’armée. Sa nomination avait été bien accueillie l’année dernière ; les partis les plus avancés n’y avaient fait aucune objection ; ils s’étaient inclinés devant la compétence reconnue du général, et devant son loyalisme républicain, dont personne n’avait jamais douté. Il semblait qu’on avait mis, comme disent les Anglais, the right man in the right place, l’homme qui convenait à la place qui lui convenait. Pour tous ces motifs, sa démission a produit une impression vive et profonde, d’autant plus qu’en l’annonçant les journaux en ont tout de suite indiqué la cause : le général désapprouvait le renvoi anticipé des classes de 1903 et de 1904, et la manière dont il est, en ce moment même, opéré. Cela a suffi pour que les journaux radicaux-socialistes lui jetassent la pierre. — Parlez-nous, ont-ils dit, du général de Lacroix qu’on lui a donné pour successeur : voilà un homme ! voilà un républicain ! L’armée n’a pu que gagner au change. Le premier était un esprit chagrin, timide, morose ; le second ne doute de rien. — Nous sommes convaincus que le général de Lacroix est fort loin d’approuver ces basses flagorneries. Il n’a mérité ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Il a, lui aussi, une haute valeur militaire, et nul n’est plus apte à réussir dans l’œuvre qu’il entreprend avec courage : avons-nous besoin d’ajouter que tous nos vœux l’y accompagnent ? La démission du général Hagron n’en reste pas moins un fait très grave, et ce serait tant pis pour nous si nous n’en comprenions pas l’enseignement.

On a présenté le général Hagron comme un adversaire de la loi de deux ans, ce qui est, croyons-nous, parfaitement faux : s’il en avait été ainsi, le général n’aurait pas accepté les fonctions de généralissime. Son tort, s’il en a eu un, son illusion que, pour notre compte, nous n’avons pas partagée, a été de croire que les dernières garanties qui ont été mises dans la loi, soit pour ménager la transition du régime ancien au régime nouveau, soit pour atténuer les conséquences de celui-ci, seraient respectées. Elles n’ont été mises dans la loi que pour la faire voter par ceux qu’inquiétait une réforme aussi dangereuse, mais qui n’en repoussaient pas absolument le principe. Dès le lendemain du vote, on a commencé de battre en brèche les dispositions qui devaient servir de sauvegarde à nos intérêts militaires, et on ne s’est plus soucié que de l’intérêt électoral. Il y a, en effet, opposition de nature entre les deux intérêts, et celui de l’armée ne pourrait prévaloir que grâce à l’action continuelle d’un gouvernement énergique, s’appuyant sur une majorité qui mettrait le patriotisme avant tout. Où est ce gouvernement ? Où est cette majorité ? Ce ne sont certainement pas ceux d’aujourd’hui. On n’a pas oublié la séance du Sénat où le général Langlois a montré, avec des argumens et des chiffres décisifs, le danger qu’il y avait à renvoyer, dès le 12 juillet, la classe de 1903. Sa parole nette et ferme a fait passer un frisson sur l’assemblée. Tout le monde a compris qu’il avait raison, qu’il disait la vérité, qu’il n’exagérait rien, et ce ne sont pas les pauvretés par lesquelles M. le ministre de la Guerre lui a répondu qui ont pu dissiper l’impression qu’il avait produite. Cependant, cette impression a été stérile ; il n’en est rien résulté du tout ; le vote ne s’en est nullement ressenti. Le renvoi anticipé de la classe de 1903 a été ordonné, en attendant celui de la classe de 1904 qui aura lieu dans trois mois, et pendant quelques semaines nous n’aurons qu’un squelette d’armée. Qu’arriverait-il si l’ennemi profitait d’un pareil moment pour se jeter sur nous ? Il ne le fera pas, soit ; nous voulons le croire ; nous le croyons. Mais le général chargé de la direction suprême de nos armées doit prévoir toutes les éventualités et y être prêt. Il s’exposerait à être flétri par l’histoire s’il ne le faisait pas. Et enfin, ce qui n’arrivera pas demain peut arriver après-demain, et arrivera sûrement un jour ou l’autre, celui où on s’y attendra le moins. L’armée est faite pour la guerre. Aussi longtemps que nous n’aurons pas la guerre, il importera peu que nous ayons une armée faible. Plus elle le sera, plus l’électeur sera satisfait, et il admirera comme les choses vont bien, comme elles vont de mieux en mieux, avec le minimum d’effort militaire possible. Le gouvernement sera populaire. On le bénira dans les villes et encore plus dans les champs. Mais si la guerre éclate, quel coup de foudre ! C’est ce qu’électeurs et élus s’obstinent à ne pas prévoir, en quoi ils ont tort. Mais ce qui est coupable de leur part serait criminel de la part d’un général en chef dont la quiétude endormirait le pays sur le danger qui le menace. Le général Hagron n’a pas éprouvé cette quiétude. Il s’est demandé avec angoisse ce qui arriverait si nous étions surpris en flagrant délit de désorganisation et d’émiettement, et la conséquence de ses réflexions a été sa demande de mise en disponibilité.

Heureusement le général de Lacroix était là, tout près, et il s’est montré plus optimiste. Mais le général Hagron, lui aussi, était optimiste il y a un an, et il ne l’est plus aujourd’hui : le général de Lacroix le sera-t-il encore dans un an ? Dans deux ans, la question ne se posera plus pour lui, car il sera atteint par la limite d’âge. On ne lui demande que deux ans de bonne volonté. Étant né, en effet, en 1844, il a aujourd’hui soixante-trois ans. Le général Hagron avait un an de moins que lui, et, comme il venait de terminer le temps d’apprentissage qui est indispensable aux mieux doués pour s’adapter à tous les détails de fonctions aussi compliquées, on pouvait espérer que l’armée bénéficierait pendant trois ans encore de l’expérience qu’il avait acquise. Quand le général de Lacroix aura terminé son année d’apprentissage, que lui restera-t-il d’activité ? Nous ne voulons pas insister sur ce côté de la question ; mais ne semble-t-il pas qu’on s’applique de plus en plus à diminuer la durée de service du généralissime, comme si on craignait de le voir encore une fois donner sa démission avant l’heure de la retraite, dans le cas où elle tarderait trop ? N’y a-t-il pas là un inconvénient ? Nous voudrions jouir du général de Lacroix pendant cinq ou six ans au moins, et certes ce n’est pas trop ; il vaudrait mieux que ce fût davantage : nous n’aurons pas une satisfaction qu’il est pourtant si raisonnable de désirer. On met l’instabilité à la tête de notre armée : c’est le contraire qui conviendrait.

M. Clemenceau, à l’inverse de la plupart de ses amis politiques, comprend théoriquement la nécessité d’avoir une armée ; par malheur il comprend beaucoup moins bien les conditions pratiques indispensables pour en avoir une. En pareille matière, la bonne intention ne sert de rien. Il faudrait d’abord un ministre de la Guerre qui aurait, non seulement l’habit, mais encore et surtout l’âme d’un soldat : on a eu le temps de s’apercevoir que ce n’était pas le cas de notre ministre actuel. Nous reconnaîtrons, si l’on veut, au général Picquart toutes les qualités civiles ; quant aux qualités militaires, il en est dépourvu. Nul ne s’est montré plus faible à l’égard du Parlement, et on affirme qu’il ne l’est pas moins dans tous les détails de son administration. Comment une Chambre à laquelle on n’oppose aucune résistance aurait-elle assez de maîtrise sur elle-même pour résister à des tendances qui, si elles ne sont pas légitimes, sont du moins naturelles de sa part ? Elle ne s’arrêterait que si elle voyait se dresser en face d’elle un ministre dont la haute compétence ne saurait être contestée, qui lui montrerait les conséquences fatales de ses votes, qui l’adjurerait de ne pas les émettre, qui parlerait assez haut pour être entendu par le pays lui-même, et enfin qui déposerait son portefeuille sur la tribune en déclarant qu’il ne le reprendrait qu’au cas où la majorité se rallierait autour de lui, confiante et résolue. Si le général Picquart avait tenu un pareil langage, il est à croire que ni lui, ni le général Hagron, n’aurait été obligé de donner sa démission. La Chambre aurait reculé devant une responsabilité écrasante ; notre armée ne serait pas dans l’état de délabrement provisoire où on la voit aujourd’hui. Oui, un homme aurait suffi pour faire tout cela, et le général Picquart aurait pu être eut homme : mais il ne l’est pas ; il est même aussi éloigné de l’être que possible. Comment profiterait-il de la leçon que lui donne le général Hagron, puisqu’il n’en comprend pas le caractère et qu’il fait dire par ses journaux que tout est pour le mieux ?

Il n’y a pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir. Les Chambres ne veulent pas voir. Le gouvernement ne veut pas voir. On dissimule la vérité au pays ; on l’endort dans une sécurité trompeuse. Le général Hagron, du moins, a fait son devoir : il nous a donné un avertissement nécessaire, mieux que par un discours, par un acte. Mais toutes les impressions passent si vite, et les choses les plus fortes frappent si légèrement, que cet acte sera bientôt oublié. Le Parlement, le gouvernement, le pays, l’armée resteront les mêmes : il leur faudra des secousses encore plus rudes pour les sortir de leur apathie.

Dans le Midi, la situation semble s’améliorer. Le mouvement de détente n’est pas encore assez accentué pour que nous puissions déjà l’enregistrer : cependant, un certain nombre de municipalités ont retiré leur démission, et d’autres, tout en maintenant la leur, ont perdu la belle confiance des premiers jours dans la valeur des moyens d’intimidation qu’elles avaient cru pouvoir employer. Les Chambres sont en vacances ; elles ne rentreront en session qu’au milieu d’octobre. Les trois départemens en révolte pourront-ils soutenir pendant trois mois encore l’attitude qu’ils ont prise ? Il semble bien que non. C’est à eux surtout, et beaucoup plus qu’au gouvernement, qu’ils ont fait du mal. Ne commencent-ils pas à se fatiguer de leur geste tendu, violent, et d’ailleurs inefficace ? Le comité d’Argeliers a donné des instructions nouvelles, qui ne sont plus tout à fait aussi intransigeantes que celles d’autrefois. Il recommande toujours, à la vérité, la grève des électeurs pour le renouvellement partiel des Conseils généraux et des Conseils d’arrondissement ; mais il admet une exception à la règle, pour le cas où des ennemis des revendications viticoles viendraient à poser leur candidature ; il faudrait alors voter en masse, et toute préoccupation politique mise à part, pour les représentans de ces revendications. En fait, des candidats se présentent, et des élections auront lieu dans plus d’un canton. La seconde partie des instructions d’Argeliers se rapporte à l’exercice des fonctions municipales, et établit entre elles une distinction qui n’a rien de pratique. Les fonctions vraiment et purement municipales rentreraient en exercice ; celles que les municipalités remplissent comme représentans du pouvoir central continueraient d’être frappées de paralysie. Malheureusement, le maître Jacques municipal ne saurait se dédoubler. Les démissions données sont pleines et entières ; elles ne peuvent pas être partielles, porter sur un point et non pas sur un autre, laisser subsister l’agent de la commune et supprimer celui de l’État. Il faut donc les retirer, ou se résigner à ce que les intérêts communaux périclitent avec les autres : être ou n’être pas, voilà la question. Les municipalités du Midi se sont mises dans une situation fausse ; il n’est que temps d’en sortir, et le plus tôt sera le mieux. Quant à l’ordre public, il est assuré par les troupes ; mais il vaudrait beaucoup mieux qu’il le fût par le retour des populations à des sentimens plus conformes au respect de la loi, et cela surtout vaudrait mieux pour elles. Au fond, tout le monde désire en finir ; il serait très fâcheux qu’on en fût détourné par de simples questions d’amour-propre. Une démarche qui a été faite par M. Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts, a donné à croire que le gouvernement était tout disposé à s’y prêter. Le Conseil général de l’Hérault ayant décidé d’envoyer trois délégués à M. Clemenceau pour lui indiquer à quelles conditions, suivant lui, la conciliation pourrait se faire ; son président, M. Laissac, a écrit à M. Dujardin-Beaumetz pour lui demander si le Conseil général de l’Aude ne voudrait pas s’associer à cette démarche, ou en faire une analogue. M. Dujardin-Beaumetz est président du Conseil général de l’Aude. Loin de décliner la suggestion, il a invité ses collègues à se réunir à Carcassonne, à titre officieux et privé, et leur a soumis la question. Il y a lieu de croire que, membre du gouvernement, il n’a pas agi sans s’être au préalable entendu avec son chef. Les conseillers généraux de l’Aude ont jugé inutile d’envoyer une délégation à M. Clemenceau : ils ont chargé M. Dujardin-Beaumetz d’être l’interprète de leurs vœux, qui tendent tout d’abord à l’élargissement des prisonniers. Le Conseil général de l’Hérault demandait, lui, si, dans le cas où les municipalités reprendraient leurs démissions, les prisonniers seraient libérés et les troupes retirées. Dans ces termes, la question était mal posée : il ne peut s’agir d’un contrat do ut des entre le gouvernement et les départemens du Midi ; mais si on est d’accord sur le fond, on trouvera la forme à y mettre, et il semble bien qu’on marche à un dénouement de ce genre. Le gouvernement a certainement hâte de l’atteindre. En somme, il a atteint son but, qui était de donner au Midi des preuves tangibles de l’intérêt que les pouvoirs publics prenaient à ses souffrances, sans toutefois capituler devant ses exigences, ce qui aurait été de sa part une abdication. Cette affaire a déjà trop duré. Nous n’espérons pas que le calme rentre dans les esprits du jour au lendemain, mais tout le monde doit travailler à l’y ramener, et, pour peu qu’on montre quelque doigté, les chances d’y réussir sont grandes. Si M. le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts s’était rendu à Carcassonne au commencement de juillet, des clameurs de colère se seraient élevées contre lui ; on lui aurait jeté des pierres ; on lui aurait fait pis peut-être. Il y est allé à la fin du mois et il a été reçu avec convenance, avec déférence même, ce qui prouve que tout vient à point à qui sait attendre ; mais après avoir suffisamment attendu, il faut, quand l’opportunité se présente, savoir la saisir et en profiter. Nous serons heureux si, dans quinze jours, nous pouvons constater un progrès sensible vers l’apaisement.

Depuis assez longtemps déjà, on annonçait un Syllabus qui devait venir de Rome, et prononcer la condamnation d’un certain nombre d’erreurs contemporaines. Le document est venu en effet, mais est-ce à proprement parler un Syllabus ? Non, c’est un décret de la Congrégation de l’Inquisition, ce qui n’est pas la même chose. Aussi, bien qu’il ait été accueilli avec toute l’attention qu’il méritait, il n’a pas produit, tant s’en faut, l’impression très vive que les souvenirs d’un autre et vrai Syllabus, et d’une autre époque, en avaient fait attendre. Nous voulons parler du Syllabus de 1864, où le pape Pie IX avait mis à la fois toutes ses idées religieuses et politiques, et avait condamné avec une sévérité toute doctrinale sans doute, mais tranchante, les principes sur lesquels reposent la plupart des sociétés contemporaines. Aussi la révolte avait-elle été véhémente. Elle l’avait été un peu partout, mais surtout en France, dans une grande partie de l’opinion. Le texte hardi du Syllabus y était pour quelque chose : les circonstances y étaient pour plus encore. On était alors au milieu des polémiques passionnées que déchaînait la question romaine après la guerre d’Italie. Le Syllabus du pape Pie IX jeta de l’huile sur le feu. Nous n’avons pas à nous prononcer sur les questions qu’il soulevait, ni sur les condamnations qu’il portait ; mais, au point de vue purement politique, il manquait d’opportunité ; il a été habilement, vigoureusement, perfidement exploité contre l’Église ; il n’a pas servi sa cause. Aujourd’hui, la situation générale n’est plus la même. Les questions se sont modifiées aussi : elles ont du moins changé de forme. Le pape Pie X, quoi qu’on en dise et bien qu’il ait pris son nom, ne ressemble que d’assez loin à Pie IX. Le pseudo-Syllabus de 1907 ne devait donc pas produire le même effet que celui de 1864. Les uns en espéraient, les autres en craignaient trop. C’est un document très grave, digne d’une étude approfondie que nous ne pouvons pas faire dans une fin de chronique ; mais il ne sort pas du domaine religieux ; les questions qu’il traite intéressent surtout les théologiens ; il ne contient pas un mot dont les gouvernemens, ni même les partis politiques puissent s’inquiéter ou s’offenser. Ce sont là des différences sensibles avec le Syllabus qui a retenti autrefois comme un défi et un cri de guerre lancé au monde moderne. Le nouveau ne suscitera ni les colères, ni les révoltes qu’a provoquées l’ancien. Il contristera un certain nombre d’esprits : il affligera un certain nombre de cœurs ; il imposera une sorte d’ultimatum intime à un certain nombre de consciences ; mais son effet n’ira pas plus loin ; et, en tout cas, nul ne pourra reprocher au Pape d’être sorti de son domaine propre, c’est-à-dire du domaine spirituel, pour envahir celui des peuples et des rois.

Le document a seulement pour objet de mettre les esprits en garde contre les travaux d’une école d’exégèse qui, s’appliquant plus étroitement qu’on ne l’avait encore fait jusqu’ici à l’étude et à l’interprétation des textes, en tire aussi des conclusions nouvelles. Qu’on puisse s’égarer dans cette étude, rien n’est moins douteux ; mais la question est de savoir si l’égarement avait été poussé au point où, un danger réel étant né pour elle, l’Église devait intervenir et arrêter dans leurs recherches des esprits qui ont au moins le mérite d’être sérieux, consciencieux, désintéressés. Cette question, ce n’est pas à nous à la trancher : nous constatons seulement que le Pape a cru devoir le faire et qu’il l’a fait dans un sens très restrictif. « Il est déplorable, lit-on dans le préambule du Décret, qu’il se trouve même des écrivains catholiques, en certain nombre, qui, outrepassant les limites marquées par les Pères et par l’Église elle-même, s’appliquent, sous prétexte de haute critique et à titre de raison historique, à chercher un prétendu progrès du dogme, qui n’est, en réalité, que sa déformation. » L’expression est dure : peut-être est-elle juste. Mais si les exégètes modernes, entraînés par l’espèce de fièvre qui s’attache à leurs études, ont renversé quelquefois sans les voir les bornes que le Décret cherche à rétablir, n’est-il pas à craindre qu’il ne rende à son tour ces bornes bien étroites, et qu’en y enfermant les investigations permises il ne tienne les esprits catholiques en dehors d’une science qu’il faut bien connaître, puisque, d’ailleurs, on ne peut pas la supprimer. Il y a en Allemagne, en France, en Italie, des savans et des écrivains catholiques qui ont effectivement entrepris de la connaître, de la pousser même vers de nouveaux progrès, pour la faire servir à une religion dont le fond reste immuable, comme il doit le rester, mais dont les traits essentiels peuvent être élargis et certains côtés être mieux éclairés. Qu’au cours de ces reconnaissances sur le terrain ennemi, quelques-uns de ces explorateurs aient été entraînés un peu loin, et que quelques autres se soient plus ou moins laissé conquérir par l’esprit avec lequel ils étaient aux prises, cela est possible. Des imprudences de langage ont été commises. Il faut souhaiter cependant que les études commencées ne soient pas interrompues, et que, pour échapper à un danger, l’Église ne tombe pas dans un autre, c’est-à-dire dans l’ignorance du mouvement scientifique qui emporte les intelligences et auquel, si elle veut vivre, elle ne doit pas rester étrangère. On l’attaque avec des armes nouvelles : n’est-il pas à craindre, si elle riposte seulement avec celles d’autrefois, qu’il n’y ait une disproportion redoutable entre les moyens d’agression et les moyens de défense et que, dans cette lutte inégale, l’Église ne perde encore de son influence sur les âmes ? Avant de lancer le Décret, le Pape s’est certainement demandé quelles en seraient toutes les conséquences, et il a dû prévoir qu’on l’accuserait d’enfermer l’Église dans le passé, alors que le monde marche vers l’avenir. Mais cela ne l’a pas arrêté. A-t-il eu tort ? a-t-il eu raison ? On ne le saura que plus tard. Toutefois, il est juste de reconnaître que, si le Décret est une œuvre doctrinale sévère, rigoureuse, intransigeante, il est, au point de vue des personnes, une œuvre circonspecte, nous allions dire charitable. Il dénonce des erreurs, il ne vise pas ceux qui les ont commises, bien qu’on puisse quelquefois les deviner. Il y a des noms dont on a beaucoup parlé depuis quelque temps et qui se présentent naturellement à la mémoire : mais mieux vaut imiter la discrétion du Décret et n’en prononcer aucun.

Parmi les propositions condamnées, quelques-unes sont si évidemment erronées aux yeux des catholiques qu’on se demande s’il était bien nécessaire de les mentionner : en revanche, il n’y avait aucun inconvénient à le faire, et si le Décret n’en contenait que de celles-là, sa banalité ne susciterait aucune objection. Voici quelques-unes de ces propositions : « Le magistère de l’Église ne peut déterminer par des définitions dogmatiques le sens propre des Saintes Écritures. — L’Église, quand elle proscrit les erreurs, ne peut exiger des fidèles l’assentiment intérieur aux jugemens portés par elle. — Ceux qui croient que Dieu est vraiment l’auteur de l’Écriture sainte montrent une trop grande simplicité ou ignorance. — Dans plusieurs de leurs récits, les évangélistes ont moins cherché à rapporter la vérité qu’à dire des choses qu’ils croyaient, quoique fausses, plus profitables aux lecteurs. — L’Église se montre incapable de défendre la morale évangélique, parce qu’elle se tient obstinément attachée à des doctrines immuables, incompatibles avec les progrès modernes. » Nous pourrions en citer vingt autres encore auxquelles l’Église catholique ne pourrait acquiescer sans abdiquer et se suicider. Elles se résument d’ailleurs dans cette dernière qui clôt le document et le résume : « Le catholicisme actuel ne peut s’adapter à la vraie science à moins de se transformer en un christianisme non dogmatique, c’est-à-dire en un protestantisme large et libéral. » Il va de soi que le catholicisme ne saurait permettre de dire que, pour vivre, il dût se changer en protestantisme. Sur tous ces points, le Décret a raison de protester ; mais sur d’autres, il aura quelque peine à obtenir le même acquiescement de la part de tous les catholiques. On éprouve, par exemple, quelque étonnement à lire, parmi les propositions condamnées, celle qui suit : « L’inspiration divine ne s’étend pas à toute l’Écriture sainte de manière à en garantir toutes et chacune des parties de toute erreur. » Beaucoup de catholiques ont cru jusqu’ici que l’inspiration divine avait eu pour objet de nous révéler quelques vérités auxquelles nous ne pouvions pas atteindre par le seul effort de notre esprit, mais nullement de nous enseigner l’histoire, la géographie, l’histoire naturelle, ni même la syntaxe. Ils ont cru que, sur tous ces points, les rédacteurs des Écritures avaient parlé avec la science, de même qu’avec la langue de leur temps, et qu’il n’y avait eu là rien d’immuable et d’inaltérable. Ils ont cru qu’à l’exemple du Christ lui-même qui, bien qu’il fût Dieu, était homme en même temps et participait à toutes les infirmités humaines, les Écritures, bien qu’elles continssent un dépôt sacré de vérités, n’en étaient pas moins sujettes, en ce qui concerne leur forme matérielle, aux conditions inhérentes à toutes les œuvres écrites, et qu’on pouvait dès lors y relever des erreurs qui n’intéressaient au surplus ni le dogme, ni la morale. Leur serait-il interdit de le croire encore ?

Que faut-il penser de la proposition suivante qui est condamnée : « La critique ne peut attribuer au Christ une science sans limite que par une hypothèse qui ne peut se justifier historiquement et qui répugne au sens moral, à savoir que le Christ, en tant qu’homme, a eu la science de Dieu et que, néanmoins, il n’a pas voulu communiquer à ses disciples et à la postérité cette science qu’il avait de tant de choses ? » On a raison de condamner cette proposition, car elle n’a pas le sens commun. Plaçons-nous dans l’hypothèse catholique. Si le Christ a eu une science sans limite, il est évident que ce n’est pas en tant qu’homme, mais en tant que Dieu ; mais qu’il l’ait eue à un titre ou à un autre, qu’importe ? On ne voit pas pourquoi il aurait fait part de cette science à ses disciples et à la postérité. Assurément, il n’était pas venu dans ce monde pour cela. Son but, encore une fois, n’avait pas été d’enseigner aux hommes l’astronomie, l’histoire naturelle, la physique, la chimie, enfin toutes les sciences qui relèvent de leur propre raison et qu’ils devaient découvrir peu à peu par un long effort. Cela ne valait pas la peine qu’il se fit homme et qu’il mourût sur la croix : aussi sa mission était-elle tout autre. Et pourquoi demander à l’ensemble des Écritures saintes ce qui n’est pas et ce que nous ne cherchons pas dans l’Évangile ? Pas plus que le Christ, Moïse et les prophètes ne nous ont rien appris sur les sciences humaines. Dès lors, il est difficile d’admettre que « l’inspiration divine s’étende à toute l’Écriture sainte, de manière à en garantir toutes et chacune des parties de toute erreur. » S’il en est ainsi, l’exégèse est, du commencement à la fin, une science fausse, ce que nous avons peine à croire, tandis que nous admettons parfaitement et que nous serons même, au besoin, les premiers à dire qu’on tire trop souvent de cette science des conclusions qu’elle ne renferme pas, et qui ne sont pas de son domaine.

Mais, nous le répétons, tout cela ne touche très vivement qu’un nombre de personnes assez limité : l’immense majorité des catholiques reste pour le moment en dehors de ces discussions et ne les connaît même pas. Elles n’en sont pas moins importantes, parce que les travaux des esprits les plus élevés, les plus éclairés, les plus distingués, exercent inévitablement de l’influence sur les autres : il y faut quelquefois longtemps, mais le phénomène de suggestion finit toujours par se produire, et c’est bien pour cela que l’autorité pontificale n’a pas cru pouvoir rester impassible et inerte en présence des recherches, parfois périlleuses, de l’exégèse moderne. Que produira son intervention ? Nous le verrons. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les questions traitées par le Décret s’agitent au-dessus du vulgaire, qui n’en perçoit qu’un retentissement lointain, et qui est exposé d’ailleurs à les mal comprendre lorsqu’il veut s’y essayer. De là vient le peu d’effet relatif qu’a produit ce document qui avait fait naître plus d’inquiétudes qu’il ne semble devoir en réaliser. Sa forme même en laisse le caractère impératif un peu indécis : on ne sait pas très bien qui est-ce qui parle. En tout cas, ce n’est pas le Pape directement et ex cathedra.

Le Décret de la Sainte et universelle Inquisition n’en porte pas moins la marque très nette du pontificat actuel. On a dit souvent que Pie X n’était pas un pape politique, mais un pape religieux. Le Décret, en effet, n’est inspiré par aucun souci politique : la religion seule y est en cause, et encore sur quelques points seulement, très particuliers, très controversés, qui Tétaient avant le Décret, et le seront peut-être encore après. Le document n’a pas été publié sans de longues réflexions et hésitations : les uns trouveront que son autorité en est augmentée, les autres qu’elle en est atténuée. Le mieux, sans doute, est de le prendre pour un avertissement, à certains égards salutaire, et d’y voir la condamnation, non pas d’une science, mais de ses égaremens possibles. Ne condamne-t-il pas la proposition que « l’Église se montre l’ennemie des progrès des sciences naturelles et théologiques ? » Rapprochement d’ailleurs imprévu entre des sciences toutes différentes ! Nous n’en retiendrons qu’une chose, à savoir que l’Église n’est pas l’ennemie du progrès des sciences théologiques, et l’exégèse en est une.

La place nous manque pour parler de la révolution qui vient de se produire en Corée : elle n’est d’ailleurs intéressante qu’au point de vue anecdotique. La manière dont l’empereur Yi-Hyeung a été amené à donner sa démission est un trait des mœurs politiques de l’Extrême-Orient. Le Japon était déjà, en réalité, le maître en Corée, et il aurait pu, semble-t-il, sans inconvénient, respecter un peu plus longtemps la fiction de souveraineté que l’Empereur représentait ; mais il ne l’a pas voulu, ou, du moins, il a voulu qu’un nouvel empereur représentât cette fiction d’une manière plus faible encore et plus avilie. Il lui a imposé un traité de protectorat qui ne lui laisse plus la moindre autorité.

Son grief contre Yi-Hyeung est que le malheureux avait cru adroit d’envoyer sournoisement une délégation à la Conférence de La Haye. On a vu dans cette démarche, et il y avait en effet une tentative d’indépendance : c’est ce que le Japon n’a pas pu supporter. En vain Yi-Hyeung a-t-il protesté qu’il n’était pour rien dans l’affaire : on ne l’a pas cru, et le fait était, avouons-le, peu croyable. Quoi qu’il en soit, les ministres coréens, qui sont tous dans la main du Japon, ont conseillé à l’Empereur d’abdiquer et, après avoir consulté les Anciens, il a dû s’y résoudre, non sans une protestation sourde qui correspond d’ailleurs au sentiment de ses sujets. Le marquis Ito, résident japonais, a feint d’assister impassible à cette comédie dont il tenait secrètement tous les fils. Il y a eu à Séoul des révoltes partielles, soit dans l’armée, soit dans la population. Il a fallu faire venir à la hâte des secours japonais. On en fera venir tant qu’il faudra, et force restera au Japon. Si les Coréens sont sujets à des explosions de colère soudaines et impuissantes, ils sont impropres à toute action politique soutenue : de là leur infortune. La marche de la politique japonaise à leur égard a été, au contraire, froidement calculée, logique, implacable. Le protectorat japonais sur la Corée n’est plus qu’une ombre vaine : la domination pure et simple est le fait réel. Mais ce fait n’existait-il pas déjà ? Il devient seulement plus apparent. L’imprudence de l’Empereur a servi de prétexte et l’événement inévitable s’est accompli.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.